L’État et la crise de la politique

Séance du lundi 17 janvier 2000

par M. Philippe Bénéton

 

 

En Occident, la tendance est, semble-t-il, celle-ci : l’État change de statut. Il occupait une position suréminente, il se subordonne à la  » société civile  » ou à ceux qui parlent en son nom, il s’accommode de l’emprise croissante de logiques instrumentales : les découvertes techniques, le processus du marché tracent la route. Quel est notre avenir ? Il apparaît qu’il ne dépend plus guère de choix collectifs incarnés et portés par l’État. La politique est découronnée.

En un sens, cette vision des choses est une illusion. L’extension des droits (des individus et des groupes), les progrès de la technique, le développement du marché dépendent aujourd’hui comme hier de conditions politiques : la paix internationale et la paix civile, la liberté d’expression, des droits de propriété, la liberté des échanges etc. La politique conserve son statut à part : elle conditionne les activités des hommes. Que par malheur et par extraordinaire, une guerre civile éclate dans un pays d’Occident ou une dictature s’installe et la dimension architectonique de la politique éclatera à nouveau à tous les regards. Si aujourd’hui le rôle clef de la politique est peu visible, l’une des raisons en est le succès même de la politique. Ce succès est à porter au crédit de la politique moderne (version libérale) : les hommes s’accordent sur la manière de se gouverner et les nations sur la manière de coexister et de coopérer. Le régime démo-libéral est devenu un régime incontesté et les démocraties libérales ne se font pas la guerre. Le progrès est indéniable.

En un autre sens cependant, les propositions de départ disent vrai. Le succès de la politique moderne va de pair avec une crise de la politique et par voie de conséquence de l’État. Cette crise se manifeste ainsi : la politique se vide de substance, elle se réduit à des procédures, par là elle se dérègle ou se prête à des dérèglements.

 

Sur l’ambivalence de l’égalité moderne

 

On s’accorde généralement sur ce qui est au coeur de l’esprit moderne : l’idée d’égalité couplée avec celle d’émancipation. Les hommes sont égaux ou appelés à l’être, ils sont également émancipés ou destinés à l’être. L’égalité moderne est une conquête qui donne aux hommes leur vrai statut : ils deviennent majeurs. Seulement à partir de là, les difficultés commencent : il y a bien des manières de comprendre cette égalité et cette émancipation. Comment les Modernes les entendent-ils ? Les hommes sont égaux, ils sont également libres, au nom de quoi, jusqu’à quel point ? Ou autrement dit : ces idées modernes sont-elles un développement ou un redressement de la pensée d’avant ou marquent-elles une rupture radicale ? Ces questions sont disputées, elles divisent de grands esprits parfois à l’intérieur d’eux-mêmes. Tocqueville dit deux choses qui s’accordent mal :

  1. L’avènement de l’égalité moderne n’est pas un épisode de l’histoire humaine mais quelque chose d’immense et de prodigieux. Le vieux monde prend fin, un monde neuf se dessine, l’homme change d’horizon.

  2. Ce changement est l’aboutissement d’un long processus qui travaille les sociétés occidentales depuis la naissance du christianisme. L’égalité n’a cessé de progresser à travers les siècles, sa marche est irrésistible et même providentielle.

Si les secondes propositions sont justes, les premières doivent être revues et corrigées : il y a de l’ancien dans le nouveau. Tocqueville bute en particulier sur le rôle historique du christianisme. Pour quelles raisons ? La pierre d’achoppement se situe, semble-t-il, ici : à ses yeux, le monde nouveau est d’un seul tenant parce que les mêmes principes y sont à l’oeuvre partout. Mais avec le recul que nous avons, le monde moderne nous apparaît plus composite qu’il ne le dit. Derrière l’apparente unité des principes générateurs, il y a des interprétations très différentes. Par là on peut expliquer que le monde moderne est à la fois l’héritier et l’adversaire du monde classique-chrétien.

La proposition reste vraie, semble-t-il, si l’on s’en tient à la seule modernité libérale. En d’autres termes, la modernité libérale est ambivalente. Le vocabulaire est trompeur. Il y a égalité et égalité, émancipation et émancipation, et par voie de conséquence démocratie libérale et démocratie libérale, droits de l’homme et droits de l’homme… Une ligne de partage invisible sépare les différentes versions des mêmes principes. Soit l’idée moderne d’égalité. Elle est tendue entre deux conceptions. La première relève d’une interprétation substantielle. Les hommes sont égaux, ils ont vocation à être également libres parce qu’ils partagent une même humanité, parce que cette humanité commune leur confère une dignité qui interdit de forcer les consciences. La qualité d’homme donne des droits. L’idée n’est guère explicitée mais le fonds de l’affaire est un mystère : cette dignité attachée à l’être humain même quand il n’a pas encore ou n’a plus sa raison, cette dignité qui est nôtre et ne dépend pas de nous. Ici le legs de l’ancien – l’idée chrétienne de personne – se mêle au nouveau – la rupture avec un ordre politico-religieux qui avait partie liée avec le christianisme.

D’un autre côté, l’esprit moderne est animé par un mouvement d’émancipation qui pointe vers une conception différente de l’égalité. Les hommes sont égaux non pas parce qu’ils partagent quelque chose de substantiel qui les fait hommes mais au contraire par défaut de substance. Le propre de l’homme est son indétermination et donc sa liberté pure : rien n’est donné, chaque individu est son propre souverain, chacun est la mesure de son bien. La nature s’efface au bénéfice de la volonté. L’égalité substantielle dit que les hommes sont semblables par delà leurs différences, cette égalité dit que les hommes sont semblables parce qu’il n’y a pas de différences significatives. En ce sens elle est une égalité par défaut. Le nouveau ici tend à gommer l’ancien. Nul héritage mais des fondations nouvelles.

Si l’on passe de la distinction entre les deux directions de pensée au cheminement précis des idées, les choses deviennent compliquées ou confuses. Qu’il suffise ici de repérer un moment de basculement. Ce sont les années 1960. Notre monde entre alors dans une nouvelle période qu’on peut appeler celle de la modernité tardive où l’égalité substantielle agit toujours mais où l’égalité par défaut donne de plus en plus le ton. La conception du régime politique suit et avec elle, celle de la communauté politique.

 

Sur la mutation de la démocratie libérale

 

Les deux versions de l’égalité commandent deux versions de la démocratie libérale, la version substantielle et la version procédurale. La ligne de pente est tracée par l’égalité par défaut : nos démocraties libérales deviennent de plus en plus procédurales.

Quelle est cette version procédurale ? Le monde de l’égalité par défaut, celui des hommes émancipés, ne connaît que des fins particulières : chacun est juge de son bien et personne ne s’égare. Il s’ensuit que la politique n’a plus rien à voir avec les  » horizons de signification  » (Charles Taylor). Le régime démo-libéral se réduit à des règles formelles qui doivent permettre aux hommes de poursuivre pacifiquement leurs objectifs propres. Autrement dit la raison humaine est impuissante à fonder un quelconque accord substantiel entre les hommes, elle n’a d’autre objet que la recherche d’un accord formel entre des acteurs qui n’ont rien en commun. Les hommes en désaccord doivent s’accorder sur des règles du jeu qui leur permettent de vivre dans le désaccord. La raison politique est purement procédurale.

La démocratie libérale dans cette optique n’est rien d’autre qu’un cadre juridique formel, elle se définit et se définit seulement par deux règles du jeu fondamentales. La première est la règle démocratique qui s’applique dans la sphère publique ou politique. Cette règle institutionnalise les désaccords et met en place une procédure d’arbitrage : le suffrage universel et la loi de la majorité. D’un point de vue formel, cette procédure se suffit à elle-même. Le citoyen n’est pas investi d’une dignité propre, il détient son bulletin de vote pour les raisons mêmes qui justifient l’autonomie de l’individu, des raisons essentiellement négatives. Les qualités des acteurs importent peu, le système pourvoit à tout. La démocratie est une mécanique qui est en ordre de marche dès lors que chacun en respecte des procédures.

La seconde règle est la règle libérale (version formelle) qui vise à neutraliser les désaccords, les différences d’opinion quant à la manière de vivre. Elle s’énonce comme suit : ces questions échappent totalement à la sphère politique, elles ne relèvent que des choix souverains des individus. L’État se veut neutre, agnostique face aux différentes  » valeurs  » et aux différents  » styles de vie « , et une frontière étanche sépare le public et le privé. La politique est laïque dans un sens radical, son indifférentisme s’étend aux moeurs. De ce point de vue, l’économie de marché a de grandes vertus, elle se passe de tout accord autre que sur les règles du jeu, elle organise la coopération sans nul besoin d’un consensus. La relation entre producteurs et consommateurs, commerçants et acheteurs est une relation impersonnelle, indifférente aux convictions et à la manière de vivre du partenaire. Le bon fonctionnement du marché n’exige aucun accord substantiel, un accord formel suffit.

La version substantielle de la démocratie libérale ne récuse pas ces règles du jeu – le régime a par nature une dimension procédurale -, mais elle les interprète différemment. Le point essentiel est celui-ci : les règles du jeu ne suffisent pas à faire du régime démo-libéral un bon régime. Nul système n’est providentiel, les procédures n’engagent pas les choix, beaucoup dépend des conduites des acteurs. Considérons à nouveau le citoyen. Les droits politiques traduisent la reconnaissance de sa qualité de créature raisonnable, capable de choix et du souci de l’intérêt commun. Il en résulte que le vote doit avoir la solennité qui convient à l’exercice d’une magistrature et qu’il doit être préparé, agencé de manière à faire prévaloir autant que possible la raison sur les passions et le bien commun sur les intérêts particuliers. La volonté du peuple ne se confond pas avec le caprice d’un moment, ni la démocratie libérale avec de simples procédures.

De ce point de vue, la politique procédurale fondée sur l’égalité par défaut, si elle a la force des idées simples, a pour vice majeur d’effacer nombre de distinctions essentielles (ou substantielles) : entre un peuple corrompu et un peuple sain, un démagogue et un homme d’État, les passions et la raison, les procédures et les formes, le bien commun et la sommation d’intérêts particuliers. Ce faisant, elle dévalue les fins de la politique. Ce faisant elle s’attaque également à la communauté politique elle-même en tant que communauté historique concrète.

 

Sur l’érosion de la communauté politique

 

Sous l’empire de l’égalité par défaut, les liens entre les hommes deviennent formels ou abstraits. La cité se réduit à un agrégat d’individus que ne s’accordent que sur le respect du règlement. Qu’est-ce qu’être français ? C’est respecter la démocratie et les droits de l’homme. Qu’est-ce qu’être européen ? C’est respecter la démocratie et les droits de l’homme. Il n’y a plus de différence entre être français ou être américain. Il n’y a d’autres limites à l’extension de l’Europe que le respect des règles du jeu. L’universel de la citoyenneté dévalue les attachements particuliers forgés par l’histoire. Les thèses multiculturalistes disent : le vivre-ensemble n’implique aucune solidarité élective, aucune affinité particulière, les différences ne font aucune différence. Ou plus précisément : les différences sont un bien parce qu’elles érodent le particularisme de l’identité nationale. La politique doit suivre, c’est-à-dire plier. Soit la question de l’immigration en France : elle n’est plus guère posée comme un problème politique français qui doit être traité en termes politiques (c’est-à-dire dans une perspective englobante en arbitrant entre les raisons dans le sens de l’intérêt public) mais bien davantage comme un problème exclusivement moral où les droits individuels gomment le reste et en particulier le souci des liens d’attachement. Toutes ces idées pointent vers l’idéal de l’homme cosmopolite ou du citoyen du monde. La relation humaine universelle efface les relations particulières.

La perspective substantielle dit autre chose : la condition humaine est tendue entre l’universel et le particulier. L’unité du genre humain ne saurait effacer le caractère historique concret de l’existence humaine et ses conséquences : l’attachement au nous, au chez soi. Après la chute de l’Autriche, Stefan Zweig fut contraint à l’exil et condamné au statut d’apatride. Voici son témoignage :  » Il ne m’a servi à rien d’avoir exercé près d’un demi-siècle mon coeur à battre comme celui d’un  » citoyen du monde « . Non, le jour où mon passeport m’a été retiré, j’ai découvert à cinquante-huit ans, qu’en perdant sa patrie on perd plus qu’un coin de terre délimité par des frontières  » . Les progrès de la conscience de l’universel sont sans doute un progrès mais pourvu qu’ils ne jouent pas contre les affections naturelles qui commencent par le plus proche, pourvu aussi que l’homme n’y perde pas toute consistance – qu’y a-t-il d’aimable dans une humanité réduite à une liberté indéterminée ?

Le souci du bon fonctionnement de la démocratie plaide dans le même sens. Le régime requiert des liens communautaires qui, jusqu’à nouvel ordre, sont toujours des liens particuliers. Pourquoi cette exigence ? La société politique démocratique est un lieu où la minorité doit tenir pour légitimes les décisions prises par les représentants de ses adversaires, elle est aussi le lieu par excellence où s’exerce la solidarité et donc où s’opèrent des transferts de ressources. Ce prix à payer est supportable et supporté dans les régimes occidentaux pour deux raisons :

  • parce que nos démocraties sont libérales (et la règle libérale limite la portée et le coût de la règle démocratique) ;

  • grâce aux liens communautaires forgés par le sentiment d’appartenance commune.

Il en résulte que le régime ne peut guère se passer d’une substance extérieure à lui-même : une mémoire partagée, des références identiques, la conscience d’un destin commun. En ce sens, vouloir éliminer la nation et, comme le propose J. Habermas, forger une Europe postnationale sur la base d’un  » patriotisme constitutionnel  » (autrement dit procédural), c’est préconiser une citoyenneté faible, une société politique sans consistance, c’est aussi prendre le risque de saper certains des fondements de la démocratie libérale.4- Sur la corruption de la démocratie libérale (esquisse)

La version procédurale de notre régime se prête à des détournements, elle est sans véritable défense contre sa propre corruption. Les raisons principales sont, semble-t-il, celles-ci : l’égalité par défaut tend à affranchir les élites d’une responsabilité morale (les inégalités deviennent fonctionnelles), elle tend aussi à gommer le souci des formes, par là elle laisse le champ libre à une  » démocratie d’opinion  » où l’opinion n’est démocratique qu’en apparence. La démocratie substantielle s’efforce de rationaliser le choix démocratique en vue de le hausser, la démocratie procédurale récuse cette rationalisation et ouvre un large champ d’action aux procédés déloyaux. En dehors des formes démocratiques, la voice est généralement l’arme des forts.

Que se passe-t-il aujourd’hui ? S’il est vrai, comme le dit Tocqueville, que l’opinion est reine dans les sociétés démocratiques, cette opinion régnante ou dominante, cette opinion socialement convenable ne se confond pas avec l’opinion commune. Elle se présente comme telle mais dans une large mesure (certes difficile à mesurer), elle est façonnée par des minorités grâce en particulier au relais bienveillant ou complaisant des média. Les hommes d’avant-garde donnent le ton. Les opinions sont égales mais les opinions modernes sont plus égales que les autres. Et tout moderne trouve un plus moderne qui de déborde.

En fin de compte, c’est l’égalité par défaut qui apparaît incompatible avec une démocratie loyale. La raison est celle-ci : personne n’y croit sinon en surface, personne n’y croit par une adhésion pleine et entière. Qui pense sérieusement, profondément, que toutes les opinions se valent, que tous les choix se valent, que toutes les  » cultures  » se valent ? Le relativisme est intenable jusqu’au bout. Notre temps se contredit quand il proclame le relativisme des  » valeurs  » en vertu du dogmatisme des droits. De la même manière l’égalité par défaut se contredit elle-même : elle se fonde sur une liberté indéterminée qu’elle borne aussitôt par le respect de celle d’autrui. Si la volonté est reine, l’égalité est sans appui. Que peut fonder la seule volonté humaine sinon la loi du plus fort ? La réhabilitation de la politique passe par la redécouverte des évidences premières, ces  » muettes certitudes de l’existence  » dont parlait Chesterton.