La formation du bon juge

Séance du lundi 26 juin 2006

par M. Michel Dobkine,
Directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature

 

 

Monsieur le Président André Damien,
Monsieur le Bâtonnier,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Chancelier Honoraire,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,

Monsieur le président André Damien, j’ai beaucoup de plaisir à intervenir devant vous, car j’ai eu en son temps le privilège de passer mon diplôme d’avocat devant vous, puis de vous retrouver quelques années plus tard au Conseil d’Etat, alors que j’étais commissaire du gouvernement et vous mon rapporteur.

Ce sont de bons souvenirs.

* * *

« La formation du bon juge aujourd’hui ».

Comme vous le savez, la formation des juges en France est dispensée par l’Ecole Nationale de la Magistrature qui existe depuis 1958 à la suite d’une réforme voulue par le Général de Gaulle et Michel Debré. C’est une ordonnance du 22 décembre 1958 qui a créé un Centre National d’Etudes Judiciaires, transformé en ENM en 1970. L’Ecole se trouvait initialement à Paris puis elle a migré à Bordeaux à la suite d‘une décision de monsieur Pierre Sudreau.

La formation des juges avant qu’elle ne soit confiée à cette école était unanimement critiquée à cause de son manque de professionnalisme, son caractère dynastique. On passait en effet un concours après avoir fait des stages…

Michel Debré souhaitait pour le pays une magistrature professionnalisée, digne d’un état moderne. En 1958, on raisonnait ainsi : la justice, la formation des juges se devait d’être arrimée à l’Etat régalien. D’ailleurs, on a hésité à créer un département judiciaire à l’Ecole Nationale d’Administration.

La formation des juges, la justice….tout cela traduit une certaine conception de l’Etat et du rapport que cet Etat- là entretient avec la justice, des missions qu’il lui assigne.

Aux Etats-Unis, la justice a été pensée d’une manière radicalement différente. Autres missions… autres juges. On ne peut pas isoler la formation des juges de l’analyse des rapports entre Etat et justice, mais c’est une toute autre question.

Aux yeux de Michel Debré, le recrutement des magistrats postulait le concours ; l’acquisition de la compétence de juger postulait une école. Nous vivons toujours selon ce schéma de recrutement. On devient juge après avoir passé un concours. Il existe, il est vrai, d’autres voies d’accès à la magistrature sur titre, mais le recrutement qui exemplifie le modèle français c’est celui du concours dit étudiant.

C’est aussi sur ce mode de recrutement que se concentrent les critiques. Le concours ne arantirait rien. Mieux vaudrait, dit-on, devenir juge après, par exemple, avoir été avocat ou avoir exercé une autre activité. Les juges seraient trop jeunes par l’effet même du concours.

Le fait que l’enseignement à l’école est dispensé par des magistrats enseignants permanents est aussi souvent critiqué. Manque d’ouverture dit-on, culture de l’entre soi, propices à toutes les clôtures, à tous les corporatismes…

Tout n’est pas à rejeter dans ce concert de critiques, mais les choses sont tout de même plus complexes qu’il n’y paraît. Je voudrais saisir cette occasion pour introduire un peu de complexité dans cette matière et me tenir à distance des lieux communs et des simplifications hâtives.

Mes observations porteront :

  • sur l’âge des juges,

  • sur l’expérience,

  • sur la collégialité,

  • sur l’ouverture des juges.

Je vous livrerai ensuite quelques réflexions sur le contexte dans lequel s’inscrit nécessairement l’action du juge qu’on n’aurait garde d’oublier.

Ce dernier point, c’est- à- dire le contexte- au sens large de ce mot -est à mes yeux capital.

A propos de ce contexte, il m’est souvent arrivé de regarder des peintures représentant le chancelier d’Aguesseau. Et chaque fois, je m’interroge sur le temps mental qui s’est écoulé entre lui et nous. En dépit de l’anachronisme, j’aimerais engager un dialogue avec lui, comme si d’Aguesseau pouvait être saisi comme cela, par nous, modernes, hors de son temps, pour le faire vivre à partir des questions d’aujourd’hui.

Mais je crois que se laisser aller à cela participe d’un délicieux anachronisme, mais aussi de l’idée d’un juge essentialisé, une forme abstraite, en suspension.

Or je pense que le juge est de son temps. C’est cela le contexte que j’évoquais à l’instant et qui fait qu’on ne peut pas dialoguer avec d’Aguesseau. J’y reviendrai.

 

Le bon juge est-il un juge jeune ou un juge qui a de l’âge ?

 

A ce sujet, je voudrais partir d’une expérience collective, récente, vécue par des milliers de français. Je fais allusion à l’audition de mon collègue Fabrice Burgaud.

Donc, je pars de quelque chose d’empirique.

Ce qui a retenu mon attention, ça n’est pas lui et ce qu’il a dit, c’est la réception sociale de son discours, de son image, ou pour être plus précis de ce dont il a été peut-être le support à son corps défendant. Je pense qu’à cette occasion, s’est pour une part exprimée une sorte d’inconscient collectif, ou en tout cas une idée assez précise que certains se font de ce que doit être un juge. En creux, en négatif… Mais quelque chose porteur de significations, de sens et qu’on aurait tort de disqualifier en opinion, en méconnaissance, en émotionnel comme je l’ai entendu ici ou là.

Il y a là quelque chose de rationnel à saisir.

On peut dire globalement que les spectateurs ont été surpris par la jeunesse du juge. Cette jeunesse, dans toutes ses manifestations physiques, intellectuelles, a suscité beaucoup de réactions, réactions devant un juge-fils heurtant de plein fouet sans doute la représentation collective sociale d’un juge-père.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette représentation n’a que peu à voir avec la réalité présente de la magistrature. Ma promotion 2006, c’est 78,80% de jeunes femmes dont la moyenne d’âge se situe aux environs de 25 ans. 224 jeunes femmes sur un total de 287 auditeurs de justice.

Et il est vrai que l’on peut être juge très jeune en France, et ce d’autant, que de manière assez paradoxale un candidat qui présente le concours étudiant ne doit pas être âgé de plus de 27 ans au moment où il concourt. De manière assez symbolique, aucun texte ne fixe d’âge minimal pour être juge. Je parle bien sûr du concours étudiant qui pourvoit tout de même 77 % de mes promotions.

C’est l’illustration sans doute qu’aux âmes bien nées, la valeur n’attend pas le nombre des années. Après tout, d’Aguesseau avait été reçu dans la charge d’avocat général à 22 ans et dans celle de procureur général à 33 ans. Montesquieu était entré au parlement de Bordeaux à 24 ans. Mais en citant là ces exemples, on glisse insensiblement dans les délices de l’anachronisme…

L’âge auquel on recrute les juges en France n’est pas propre à l’institution judiciaire, dans la mesure où tous les concours de la fonction publique recrutent de cette manière-là. Il reste que la fonction de juger est singulière et que l’âge des juges a toujours fait débat.

Mais il a fait débat dans les deux sens… Trop jeune mais parfois aussi trop âgé…

Il a toujours été considéré que la prudence et la sagesse sont l’apanage de l’âge mûr. François 1er avait ainsi ordonné que les présidents de parlement eussent au moins 30 ans, les conseillers au moins 26 ans. En réalité, ces règles n’étaient semble-t-il à peu près jamais respectées. Ainsi, on trouvait des conseillers de 19 ans au parlement de Bordeaux. Dans les « Caractères », La Bruyère a moqué ces adolescents qui, à peine sortis des bancs de l’école, passent de la férule à la pourpre. On disait de ces juges qu’ils n’avaient ni barbe ni raison…

Mais le grand âge faisait aussi débat, car on pouvait mourir tard dans la magistrature. Pendant longtemps, il n’y eut pas de limite d’âge, de sorte que certaines cours avaient leur lot d’infirmes, d’aveugles…des cours des miracles judiciaires. Séguier meurt en fonctions à 80 ans. Henrion de Pansey est nommé premier président de la Cour de cassation à 86 ans ; Boyer, président de chambre, termine quasiment aveugle à 89 ans. La chronique rapporte que le juge d’instruction de Tarascon, Burle, âgé de 83 ans en 1848 ne peut plus effectuer de transport de justice car il ne peut plus marcher. Il lui est ainsi impossible de procéder à un transport de justice lors des troubles survenus en Arles en 1848…Tout cela est fâcheux. On dit que les arrêts rendus en matière pénale sont durs à raison de l’insensibilité des vieillards. Ca n’est que le 1er mars 1852 qu’une limite d’âge est fixée dans la magistrature…

Mais où situer l’âge de raison judiciaire, plus généralement l’âge de raison… ?

Je relisais récemment, à l’occasion du centenaire de la naissance de Freud, quelques- unes de ses trouvailles savoureuses sur ce temps qui, pour certains, ne passe pas, sur la permanence de l’enfant chez l’adulte…sur les intemporalités de l’inconscient… On peut aussi rire de toutes ces trouvailles…

 

Ma seconde série d’observations portera sur l’expérience

 

On a souvent pensé que l’expérience acquise notamment dans d’autres domaines de la vie, qu’il s’agisse du domaine social, associatif, administratif judiciaire suffisait pour faire un bon juge.

Les anglo-saxons pensent comme cela. C’est un peu ce qui a présidé à la réforme relative à la justice de proximité, une justice citoyenne empreinte d’un solide bon sens. Il y a là je pense une idée un peu bucolique, un peu rurale, un peu champêtre du juge, une certaine idée de l’acte de juger que je qualifierai de romantique.

Mais, au moins dans les pays latins, on considère que l’expérience ne fait pas à elle seule le bon juge, ne serait-ce que parce que juger est un métier qui a ses techniques, ses finesses, ses difficultés. Il ne s’agit plus seulement de bornage ou de difficultés de voisinage, mais d’application d’une règle de droit complexe à des litiges de plus en plus complexes.

C’est au demeurant ce qu’a jugé le Conseil constitutionnel, gardien du temple, dans une décision n° 2003-466 DC du 20 février 2003 rendue à l’occasion de l’examen de la loi organique relative aux juges de proximité, dans un considérant qui a le mérite de la clarté :

« Considérant que si les connaissances juridiques constituent une condition nécessaire à l’exercice de fonctions judiciaires, ni les diplômes juridiques obtenus par les candidats (…), ni leur exercice professionnel antérieur ne suffisent à présumer, dans tous les cas, qu‘ils détiennent ou sont aptes à acquérir les qualités indispensables au règlement des contentieux relevant des juridictions de proximité ».

Le Conseil a évoqué à plusieurs reprises dans ses décisions « l’aptitude à juger ». Cette mystérieuse et énigmatique aptitude… Il a aussi jugé que les fonctions de magistrat de l’ordre judiciaire doivent en principe être exercées par des personnes qui entendent consacrer leur vie professionnelle à la carrière judiciaire.

Somme toute, pour nous français, il y a un habitus propre au juge, un habitus du juge ou du magistrat, c’est-à-dire une manière d’être, un savoir, une connaissance, une technique mais pas au sens moderne du mot, mais plutôt au sens de savoir acquis pour pouvoir juger.

Il y a même — regardez un juge vous le constaterez — une hexis corporelle propre au juge, pour user d’une expression favorite de Pierre Bourdieu. On peut être brillant notaire, brillant avocat et piètre juge, l’inverse étant aussi vrai.

A propos du recrutement de personnes qui s’essaient à devenir magistrat, je signe tous les jours des bilans de stage probatoire très désagréables sur la tenue de l’audience, sur le manque de rigueur, sur la technique de rédaction du jugement civil…pourtant ces personnes excellent dans leur métier.

Mais je reviens à la jeunesse des juges.

L’inexpérience, l’intempérance, la raideur peuvent aussi se révéler — pas toujours — l’apanage de la jeunesse et de ceux qui ont réussi à un concours, ce sésame social, cet acte de magie qui sépare ceux qui l’ont eu de ceux qui ne l’on pas eu.

Cet acte qui officialise et vous fait croire que vous êtes le meilleur…

 

Aussi ma troisième série d’observations portera-elle sur la pondération et l’humanisme du juge

 

Mieux vaut ne pas s’en remettre exclusivement à la subjectivité d’un tel ou d’un tel.
Une bonne justice, c’est une justice pondérée. Je ne suis pas sûr que l’on se pondère bien tout seul.… Il nous faut donc en quelque sorte trouver un ou des facteurs de pondération.

Au nombre de ces facteurs, il y a la pluralité. Je voudrais en dire quelques mots.

Comme je vous l’ai indiqué, un juge sort de l’Ecole nationale de la magistrature en moyenne à environ 26 ans. Il est alors juge de plein exercice. Lui fait nécessairement défaut l’expérience et parfois la pondération. J’en ai 287 comme cela au titre de la promotion 2006. Il leur reste à acquérir cette fameuse pondération et le souci de l’autre. C’est le premier devoir de l’Ecole que de leur faire prendre conscience de ceci : la réussite au concours ne postule pas que l’on est apte à juger. Le concours n’est pas non plus nécessairement la meilleure voie pour être modeste, humain, à l’écoute.

On m’a demandé si l’humanisme, l’humilité, le doute, l’écart avec soi-même… s’enseignaient. Je ne suis pas sûr que l’on lutte contre le narcissisme par un enseignement académique qui aurait pour objet d’en dévoiler les limites et les impasses.

Evoquer ce thème dans le cadre notamment d’une direction d’études confiée à un psychologue ne peut pas faire de mal. C’est ce que j’ai décidé de mettre en œuvre à l’ENM : des directions d’études en matière de psychologie pour en enseigner les principes.

Mais un enseignement de psychologie, ça ne déconstruit parfois rien du tout… parce que ça résiste. On a toujours affaire à l’insociable sociabilité des personnes et je crois qu’en matière judiciaire comme ailleurs, c’est une forme d’insociabilité qui menace, d’où l’obligation dans laquelle on se trouve de recourir à des biais qui contrarient ces tendances-là.

C’est dans cet esprit, je crois pouvoir le dire, que le premier président de la Cour de cassation — monsieur Guy Canivet — a formulé certaines propositions s’agissant de la formation des juges. Ces propositions, j’en partage l’esprit, les modalités pouvant toujours être discutées.

Il a notamment exprimé le souhait qu’à la sortie de l’Ecole, les jeunes magistrats soient affectés dans les cours d’appel au contact de collègues aguerris au sein de collégialités. C’est une proposition originale, novatrice. Je le cite :

« Ils y apprendraient la pratique de la décision collégiale, il n’y aurait pas de meilleure formation et les magistrats des Cours d’appel bénéficieraient sans aucun doute de l’apport dynamique de ces jeunes collègues, de leur fraîcheur d’esprit et de leur science récente. Dans une collégialité, les rapports intergénérationnels sont indispensables »

Il a préconisé pour les mêmes raisons la collégialité pour les juges d’instruction. Il est vrai qu’un bon juge est un juge qui ne décide pas seul. La pluralité est un facteur de pondération, une école de vertu et d’humanisme. On pourrait de manière objective déterminer le nombre de magistrats nécessaires pour rendre une délibération. Dans son ouvrage intitulé « Essais sur l’idée du parfait magistrat », La Roche Flavin indiquait que

« c’est une notion commune à tous les hommes que plusieurs yeux voient mieux qu’un, qu’une affaire examinée par un grand nombre de personnes éclairées l’est toujours beaucoup mieux que par un nombre plus petit ».

Pour qu’un arrêt fût rendu au parlement de Paris, il fallait que dix opinans fussent présents.

On sait qu’aujourd’hui de nombreux juges opinent seuls et cela me paraît fâcheux. Il n’est qu’à lire l’article 398 du code de procédure pénale aux termes duquel « le tribunal correctionnel est composé d’un président et de deux juges », mais qui ajoute immédiatement que, pour certains délits dont la liste est interminable, il est composé d’un seul de ces magistrats exerçant les pouvoirs conférés au président.

 

Ma quatrième et dernière série d’observations portera sur l’esprit d’ouverture, l’ouverture au monde

 

Le narcissisme des petites différences a cours partout. La sortie de soi ne se produit pas souvent et la magistrature n’échappe pas à la règle.

Je dirais qu’il s’agit là comme ailleurs de penser contre soi-même. Cela me paraît essentiel mais pas nécessairement à portée de main. Il y a des juges qui ne sont que des juges et qui ne pensent pas contre eux mêmes. Il faut les y aider.

En tant que directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature, j’ai décidé d’accueillir à l’école des élèves avocats qui suivront toute la scolarité d’un juge. Je voudrais que ces élèves assistent in vivo à cette incubation au terme de laquelle un juge naît, se développe puis croît. J’espère pour notre part que nous serons confrontés à d’autres attentes, à d’autres questionnements sur nos pratiques, notre habitus professionnel.

De la même façon je souhaite diversifier le corps enseignant de cette école. J’ai entrepris à cet égard des démarches vers l’université, le barreau, mais aussi vers un juge américain de common law. Sans oublier les magistrats de juridiction comme ceux, par exemple, des Cours d’appel et de la Cour de cassation qui n’enseignent pas chez nous et auxquels je confierai volontiers quelques directions d’études. A terme, il faudra qu’il y ait au sein de l’Ecole un corps de professeurs associés, aux côtés bien sûr d’un corps de permanent qui demeure indispensable et qui doit rester majoritaire parce qu’il assure la nécessaire cohérence, la nécessaire homogénéité des enseignements.

Il conviendrait aussi j’en suis convaincu que les magistrats soient au cours de leur carrière astreints à une obligation de mobilité, deux fois trois ans par exemple, qui les obligeraient à quitter le corps judiciaire pour occuper un autre emploi comme cela se pratique à l’Ecole Nationale d’Administration.

 

Je voudrais à présent évoquer en quelques mots notre contexte de travail à nous magistrats

 

L’Etat a certes le devoir de garantir aux citoyens que les juges sont bien formés mais la formation ça n’est pas le tout de la justice. Il y a aussi le cadre de l’exercice, le temps et son air, la production normative etc…en bref de nombreux facteurs qui peuvent oblitérer la meilleure des formations.

Je n’ai choisi d’évoquer devant vous que deux de ces facteurs. Le facteur que, faute de mieux, j’appellerai moral et intellectuel et le facteur normatif au sens large.

 

Ma première observation sera relative au contexte moral et intellectuel et concernera l’autorité de la justice, l’autorité attachée à la chose judiciaire du point de vue non des juges mais de ceux qui sont jugés

 

A propos de l’au-delà dans l’art, Nietzsche remarquait qu’ « un art, comme la divine comédie, les tableaux de Raphaël, les fresques de Michel-Ange, les cathédrales gothiques, ne peut plus refleurir car il suppose non seulement une signification cosmique mais encore une signification métaphysique des objets d’art ».

Il notait que les artistes rapportaient leur représentation à une explication céleste et il concluait : « Il se fera une émouvante légende de ce qu’il ait pu exister un tel art, une telle foi d’artistes » (pages 192-193, Humain trop humain, Denoêl Gonthier-1978).

Comme en matière d’art, il n’y a plus d’au-delà de la justice, mais il en a existé un….

Je crois que juger aujourd’hui, cela n’est plus du tout la même chose que juger au temps jadis,parce que les représentations de la justice ont muté. Aujourd’hui, par-delà le cas particulier de celui que l’on juge, on juge un fragment de conscience moderne, cette conscience difficile, libre, qu’aucune transcendance n’habite plus désormais et qui ne regarde plus son juge avec la même foi.

La représentation du juge s’est modifiée du tout au tout et je fais l’hypothèse que tel n’était pas le cas de ces temps qu’évoque Nietzsche.

Mais ces temps… qu’étaient-ils ? Peut-on même en avoir idée ? et par contraste, quel est notre temps ?

Je voudrais vous citer un seul exemple de ces temps judiciaires d’avant. Le chancelier d’Aguesseau dans une de ses Mercuriales de 1699 à propos du délibéré judiciaire écrivait ceci… 1699… la date a son importance. On est encore loin de la Révolution et de l’émergence de l’opinion publique dont les historiens situent l’apparition au début du 18 ème siècle. Je vous livre cet extrait :

« La raison avait divisé les suffrages, l’autorité les réunit et la vérité adopte éternellement ce que la justice a une fois décidé ».

On aurait tort de ne voir dans cette manière d’écrire qu’une forme pompeuse et désuète. Il est question d’autorité, de vérité, d’éternité… On peut être pompeux avec d’autres mots. Ce qui s’exprime ici, ça n’est pas de la mauvaise littérature, c’est aussi et avant tout l’expression d’une conscience d’un autre temps qu’on a peine à saisir.

Si l’on veut retrouver la teneur positive de l’expression de cette conscience judiciaire, il nous faut mettre hors jeu le sens qui est celui dans lequel tout le monde aujourd’hui perçoit ces mots et qui ne peuvent être dits en ces termes qu’à raison de leur recevabilité.

Il s’agit du temps de la société des ordres et des états. C’est un temps où le plan humain est encore identifié au plan divin de la nature. C’est un temps où Dieu a mis entre les mains des hommes des rapports stables de valeur. C’est un temps où l’ordonnancement des choses demeure à l’image de l’ordonnancement divin avec un petit nombre de paradigmes. C’est un temps où l’opinion publique n’est pas encore formée.

Ce temps là n’est plus où l’autorité, ce supplément si singulier, « réunit les suffrages » et où « la vérité adopte éternellement ce que la justice a une fois décidé ». Ce temps n’est plus et la justice œuvre désormais au sein d’un espace public structuré et apparu il n’y a pas si longtemps.

Qu’est-ce que cet espace public ? C’est un espace de discussion et d’échanges au sein duquel la justice a perdu son autorité, autorité désormais soumise à la question, même après que la chose a été jugée.

La justice a ainsi perdu le monopole de l’évaluation de ses productions. Elle doit rendre des comptes à une communauté critique, acerbe, libre, flottante, déliée de tout. Le web ou la télévision comme avatars modernes des cahiers de doléances… c’est quand même un peu cela ce que nous avons vécu lors du procès d’Outreau.

Le juge juge désormais dans ce contexte de réceptivité outrée, volage, où règne l’égalité dans l’échange des jugements, dans l’exercice de la critique, dans la confrontation des opinions un espace un peu sauvage… Le juge est jugé par le tribunal de l’opinion. On peut avoir ainsi été bien formé et se retrouver mauvais juge. Seul le tribunal de l’opinion octroie les bons et mauvais points, procède au départage selon ses propres critères… Validation ou invalidation de l’objet judiciaire…

 

Ma deuxième observation portera sur le contexte normatif

 

Il est devenu complexe, instable. C’est un contexte où la norme applicable est plus que jamais sujette à interprétation. A de multiples reprises, le Conseil constitutionnel a dû rappeler que l’intelligibilité de la loi et son accessibilité constituent un objectif de valeur constitutionnelle. Dans une décision du 12 janvier 2002, à propos de la loi de modernisation sociale, les requérants invoquaient — je cite — un grief tiré d’un défaut de clarté et d’intelligibilité de certains de ses articles. Des lois complexes qui entraînent une valse hésitation des interprétations.

Je voudrais à cet égard me risquer à évoquer les relations que le droit, à grand peine, entretient avec l’art contemporain. Lors d’une vente aux enchères publiques, une personne s’était portée acquéreur d’un tableau d’un artiste contemporain, du moins le pensait-elle. Au dos de l’œuvre, figurait un texte de cet artiste, signé et daté sous le titre brevet, indiquant : « Ne prenez pas mes tableaux pièges pour des œuvres d’art, c’est une information, une provocation, une indication pour l’œil de regarder les choses qu’il n’ a pas l’habitude de regarder, fabriqué sous licence pour Guy X en foi de quoi j’authentifie ». L’acquéreur, trois années plus tard, s’avisait que le tableau n’était pas de la main de l’auteur, mais que, sur la proposition faite par celui-ci aux visiteurs d’une exposition d’exécuter un tableau-piège, il avait été réalisé par un enfant de onze ans à qui l’artiste avait délivré un brevet de garantie destiné à être collé au dos du tableau.

La justice a oscillé entre plusieurs interprétations :

  1. L’exécution personnelle d’une œuvre est-elle la condition nécessaire et suffisante de la reconnaissance de la qualité d’auteur ? Première interprétation.

  2. Mais l’artiste en cause appartient à l’école des nouveaux réalistes qui considère que le plus important n’est pas que l’œuvre soit réalisée de la main de l’auteur, mais plutôt qu’elle utilise des objets de la vie quotidienne pour donner sa vision de la réalité. Deuxième interprétation.

  3. Ne peut-on pas considérer que l’indication qu’une œuvre porte la signature d’un artiste entraîne la garantie que l’artiste mentionné en est effectivement l’auteur ? Troisième interprétation.

Mais si cette dernière interprétation doit prévaloir, des commentateurs très avisés n’ont pas manqué de faire remarquer qu’elle mettrait à mal la qualification d’œuvre d’art des ready-made, ces objets utilitaires placés dans certaines conditions muséales et signées de la main de l’artiste …

On pense bien sûr à l’œuvre d’art « Fountain » de Duchamp, « ready-made constitué d’une pissotière… ». Cet urinoir signé R Mutt 1917, qualifié d’œuvre d’art par la seule grâce de la signature de Duchamp.

On peut désormais gloser à l’infini sur ce qu’est ou n’est pas un auteur, sur la main et l’esprit, sur l’œuvre écrite par autrui, sur la négritude littéraire, sur l’idée artistique fournie à un tiers en vue de sa réalisation.

Conflit interminable des interprétations résultant d’un monde sans critères esthétiques auquel la justice oppose son univers terminé…

Dès lors juger devient difficile, hasardeux…

* * *

Pour conclure mon propos, je voudrais insister sur le fait qu’une magistrature moderne, c’est bien sûr une magistrature bien formée, ouverte sur le monde.

C’est aussi une magistrature qui exerce son art dans un contexte et un cadre.

Je terminerai là-dessus, quelques mots sur le cadre…

En peinture, la perspective a été une formidable invention sur laquelle on discute encore. Daniel Arasse expliquait que la première opération du peintre avant le point de fuite, c’est le cadrage, c’est-à-dire le fait de poser le cadre à l’intérieur duquel on pourra contempler une histoire.

C’est le cadre qui détermine toute la perspective.

Pour vous dire le fond de ma pensée, je pense que nous n’avons toujours pas modifié le cadre à l’intérieur duquel s’exerce la justice.

On change souvent les proportions à l’intérieur du même cadre.

On a toujours 35 cours d’appel et 180 tribunaux. En Méditerranée, il y a une cour d’appel tous les 40 kilomètres.

On a dit aux français que leur justice marchait sur la tête. C’est un peu vrai, mais pour qu’elle marche mieux, encore faudrait-il notamment qu’on change de cadre.

Peut-être la justice trouvera-t-elle un jour son Alberti qui lui tracera un nouveau cadre à l’intérieur duquel pourra alors s’écrire une autre histoire judiciaire.

Je vous remercie.

Texte des débats ayant suivi la communication