Jean Massot :
Le chef de l’État et les opérations extérieures

Le chef de l’État et les opérations extérieures

Jean Massot[1]

 

J’appartiens à une génération, peut-être la dernière du genre, qui a mobilisé la même année jusqu’à plus de 400 000 jeunes Français sur un théâtre d’opérations que l’on n’appelait pas « extérieures », puisqu’il s’agissait des départements français d’Algérie, mais un théâtre qui n’allait pas tarder à s’éteindre en même temps qu’il devenait effectivement extérieur par sa séparation avec la France. L’importance de ces effectifs, majoritairement composés d’appelés du contingent qui servaient, ce fut mon cas, jusqu’à vingt-huit mois, est sans doute une des explications de l’intérêt porté à ce conflit par nos concitoyens de l’époque. Ces « anciens d’Algérie » constituent aujourd’hui encore la majorité des « anciens combattants » dont le nombre décroît à partir d’un million. Mais les jeunes générations s’y intéressent peu, si j’en crois une jeune personne qui, apprenant que j’avais cette qualité, me demanda au titre de quel conflit mondial ce pouvait être. A fortiori aujourd’hui, les quelque 5 000 à 20 000 soldats de métier engagés pratiquement sans interruption depuis la fin de la guerre d’Algérie sur de nombreux théâtres d’opérations africains, proche-orientaux, voire européens, retiennent-ils fort peu l’attention, même si la « guerre du Golfe » en 1991 a pu reposer un instant la question de la participation du « contingent » pour permettre de dépasser les 19 000 hommes de l’engagement français, avant d’ouvrir rapidement la voie à la « suspension » du service national en 1996-1997.

Pourtant, je voudrais montrer, à travers le rôle du chef de l’État, chef des armées, auquel je m’intéresse depuis longtemps, que ces opérations extérieures, les OPEX comme on dit, constituent un élément méconnu de l’action extérieure de la France qui mériterait sans doute qu’on y prête un peu plus d’intérêt, en dehors même des crises violentes telles que l’attentat du Drakkar à Beyrouth, les massacres de Srebrenica en Bosnie ou encore ceux du Rwanda, voire les attentats terroristes sur le territoire national.

Je me propose de le faire en analysant successivement l’histoire de ces opérations, le rôle central qu’y tient le chef de l’État et finalement leur impact sur la place de la France à l’international.

 

Histoire : du « pré carré » africain aux opérations multilatérales proche-orientales ou européennes

 

Le pré carré africain

Dès l’indépendance des États de l’éphémère Communauté en 1960, la France a passé avec eux des accords de coopération dans le domaine de la défense. Pour assurer le maintien d’une zone d’influence française en Afrique, le chef de l’État de l’époque, le général de Gaulle, a pris soin de créer auprès de lui un « secrétariat général pour les affaires africaines et malgaches », rapidement confié à Jacques Foccart, l’homme qui allait incarner ce que les mauvais esprits appelleraient la « Françafrique », mélange, à leurs yeux, de politique et d’affairisme.

En vertu de clauses publiques ou secrètes de ces accords de coopération, la France recevait la mission d’apporter son soutien, y compris militaire, aux gouvernements en place. Elle le fit d’abord de manière occulte, dès 1960, au profit du président Ahidjo au Cameroun, puis, en vertu d’une décision expresse du chef de l’État, pour le Gabon en 1964, afin de remettre en place le président M’Ba renversé la veille par un putsch militaire. L’armée française y eut ses premières victimes depuis l’Algérie. La suite qu’il serait trop long de relater a vu alterner, à travers les aléas de la vie politique africaine, des opérations de soutien aux gouvernements légaux ou de laisser-faire lors des nombreux putschs contre des dirigeants jugés un peu encombrants, tels l’abbé Fulbert Youlou au Congo en août 1963, voire au moins une opération prêtant directement la main au renversement du pouvoir en place, celui de l’ « Empereur Bokassa » à la tête de la République Centrafricaine en 1979.

Plus spectaculaires et plus médiatisées ont été les opérations menées pour protéger nos concitoyens, voire plus largement des étrangers au pays en cause, menacés par des rébellions auxquelles le pouvoir en place n’était pas en mesure de faire face. La plus connue de ces opérations est celle menée sur ordre très direct du président Giscard d’Estaing à Kolwezi au Zaïre en mai 1978, avec l’accord du président Mobutu, d’ailleurs en acheminant nos troupes sur des avions civils prêtés par l’OTAN et sans attendre une intervention belge trop lente à se mettre en place. Le 2e Régiment étranger de parachutistes y perdit cinq hommes.

Ces opérations ont progressivement pris une tournure plus internationale quand il s’est agi, dans le cadre plus classique de traités d’alliance, d’aider des pays africains à faire face à des agressions de pays voisins. Le cas le plus typique est ici celui du Tchad, menacé régulièrement par des incursions venues de Libye. Même si la présence de forces armées françaises a commencé dès la présidence gaullienne, l’intervention la plus spectaculaire fut, ici encore, celle menée sur l’initiative du président Giscard d’Estaing en avril 1978. Provisoirement couronnée de succès avec l’intervention des avions Jaguar qui arrêtèrent l’avancée des rebelles soutenus par la Libye, elle ne mit pourtant pas un terme à l’instabilité chronique du Tchad, ni à la présence continue de forces françaises qui se perpétue jusqu’à aujourd’hui face au terrorisme islamiste. Les incursions venues de Libye n’ont pas cessé pour autant, entraînant le 6 février 2019 une nouvelle riposte décisive des avions français, cette fois Mirages 2000. Mais l’intérêt de ce cas tchadien est qu’il s’était rapidement « multilatéralisé » avec l’intervention d’une force européenne, l’EUFOR, sous mandat de l’ONU, pour faire face, cette fois, à des incursions venues du Soudan.

Beaucoup plus contestée a été l’intervention française au Rwanda sous l’égide de l’ONU, alors que le génocide des Tutsis par les Hutus, alliés de la France, avait déjà exercé ses ravages. Mais il faut bien reconnaître que les autres pays ne se pressaient pas beaucoup plus pour intervenir et que l’opération Turquoise, pour tardive qu’elle ait été, notamment du fait que la France était en cohabitation et que certains des acteurs du jeu politique ne souhaitaient agir que sous mandat de l’ONU, a quand même sauvé des vies, même si ce fut aussi des vies de membres de l’administration hutue complice du génocide. Les controverses sur le rôle de la France au Rwanda n’ont pas fini de rebondir.

Aujourd’hui, la présence française en Afrique a pris résolument une forme multilatérale dans le cadre de la lutte contre le terrorisme islamique et contre les trafics en tout genre via le Sahara, la Libye ou l’Algérie (trafics de drogues africaines ou sud-américaines, action de passeurs mafieux de ressortissants sub-sahariens). L’opération Barkhane qui déploie 4 500 militaires français sur cinq pays du Sahel, Mauritanie, Mali, Burkina Fasso, Niger et Tchad, se mène en coopération avec les armées de ces pays regroupés depuis 2014 dans le G5 Sahel, ainsi qu’avec la Mission des Nations unies au Mali, la MINUSMA. Dans de nombreux autres pays africains, Côte d’Ivoire, République démocratique du Congo, Centrafrique, des forces françaises ont participé ou participent encore à des missions de maintien de la paix sous l’égide de l’ONU dans lesquelles elles constituent souvent l’élément majoritaire. Le secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix est d’ailleurs toujours un diplomate français depuis plus de vingt ans. Dans d’autres cas, notamment pour des opérations maritimes de lutte contre la piraterie maritime à la corne orientale de l’Afrique, ou pour la formation des armées locales, les forces françaises interviennent sous mandat de l’Union européenne.

 

Les opérations multilatérales extra-africaines

Les choses ont commencé, ici aussi, au printemps 1978 au lendemain de l’invasion du Liban par l’armée israélienne, avec la décision du président Giscard d’Estaing de faire participer des forces françaises à la force d’interposition ayant fait l’objet d’une décision du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce contingent français au sein de la FINUL sera malheureusement victime, comme le contingent américain, des attentats du 23 octobre 1983 qui feront 58 morts français dans l’immeuble Drakkar et 241 morts américains sur un autre site de la capitale libanaise. Aujourd’hui, la participation française à la FINUL subsiste au Sud-Liban à hauteur de 700 hommes, soit une des plus importantes.

Toujours au Proche-Orient, l’invasion du Koweït par les troupes irakiennes de Saddam Hussein en août 1990 a été l’occasion pour le président Mitterrand d’engager vigoureusement la France au sein de l’opération « Tempête du désert » placée sous le Chapitre VII de la Charte des Nations unies et menée en priorité par l’armée américaine. Même si la participation française de 19 000 hommes est restée très minoritaire dans une coalition comptant plus de 600 000 hommes et inférieure de plus de moitié à celle des Britanniques, ce fut probablement la dernière suffisamment nombreuse pour que se pose la question de la participation de soldats du contingent présents dans de nombreuses unités appelées à intervenir dans la force Daguet. Elle fut résolue par un artifice consistant à faire signer des engagements de courte durée aux appelés dont la présence était jugée indispensable, notamment dans la marine. Terminée avec l’armistice du 28 février 1991 et l’évacuation du Koweït, elle aura pour la France sa contre-épreuve avec le refus de Jacques Chirac de participer à la deuxième guerre du Golfe en 2003 et à ses conséquences catastrophiques au-delà de la capture, puis de la condamnation à mort de Saddam Hussein. En revanche, la France participe, depuis septembre 2014, à hauteur de plus d’un millier d’hommes à l’opération de soutien multinational à l’armée irakienne dans sa lutte contre l’État islamique. Sous le nom américain d’ « Inherent Resolve », elle regroupe les forces de 79 États. La participation française a pris le nom de « Chammal ». Depuis 2015, ces forcesinterviennent aussi dans le même cadre en Syrie, non contre le régime, mais bien ici aussi dans la lutte contre l’État islamique. L’annonce surprise du retrait américain par un tweet du président Trump le 19 décembre 2018 aurait pu remettre cette participation française en cause. Treize mois plus tard, il n’en est plus question.

Peu après la fin de la guerre du Golfe, l’éclatement de la Yougoslavie avec la proclamation des indépendances de la Slovénie et de la Croatie le 25 juin 1991, suivie de l’attaque de la Croatie par l’armée fédérale, aux effectifs largement épurés de leurs éléments non serbes, a conduit à la mise en place d’une FORPRONU décidée par le Conseil de sécurité, en février 1992 seulement. Les opérations se sont alors concentrées sur la Bosnie, en particulier avec le siège de Sarajevo, au point d’entraîner une intervention plus vigoureuse de l’OTAN après un bombardement particulièrement meurtrier d’un marché de cette ville en février 1994. Ce sont d’ailleurs les bombardements de l’OTAN, parallèlement à l’action diplomatique du « groupe de contact » États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France et Allemagne, qui finiront par amener la fin de cette première étape du conflit à la fin de 1995 avec les accords de Dayton, non sans que les forces bosno-serbes de Mladic aient pu perpétrer le massacre de Srebrenica en juillet 1995. Les troupes françaises, dont les effectifs sont montés jusqu’à 7 000 hommes, ont été les forces étrangères les plus nombreuses et celles des intervenants extérieurs qui ont subi les plus lourdes pertes, avec 114 tués en y incluant le nouveau théâtre d’opérations du Kosovo à partir de 1999 à la suite d’une nouvelle agression serbe. Cette participation de la France à la force d’interposition KFOR s’est élevée là encore à hauteur de plusieurs milliers d’hommes, puis à l’administration de ce territoire sous la tutelle des Nations unies à travers la MINUK, dont le premier chef a été Bernard Kouchner.

Il faut aussi signaler l’intervention de l’OTAN en Afghanistan en riposte aux attentats du 11 septembre 2001. La France y a participé à hauteur de plus de 4 000 hommes et c’est un théâtre d’opérations où, comme au Liban ou au Sahel, elle a eu de fortes pertes en une fois, avec l’embuscade d’Uzbeen le 18 août 2008. Les dernières forces combattantes françaises ont quitté l’Afghanistan en 2014 après avoir eu 89 tués.

Pour terminer ce rapide historique, il faudrait citer l’intervention française en Libye rapidement placée sous la double égide de l’ONU et de l’OTAN et qui a conduit à la mort de Kadhafi en octobre 2011. Il ne s’agissait, cette fois, que d’interventions aériennes et aéronavales sans troupes régulières au sol.

Ce fut également le cas récemment de l’intervention aérienne menée le 14 avril 2018 en liaison avec les forces américaines et britanniques contre des installations des forces du régime syrien, en représailles à une attaque chimique contre les populations civiles. Il s’agissait là d’une intervention à laquelle François Hollande avait dû renoncer en 2013 dans les mêmes circonstances d’attaque chimique contre les populations civiles, la France n’étant alors pas suivie par le président Obama, s’abritant derrière le prétexte d’un démantèlement des armes chimiques patronné par la Russie dont la nouvelle attaque de 2018 allait montrer la vanité.

 

Le rôle prééminent du chef de l’État

 

Les textes constitutionnels et leur première interprétation

La Constitution du 4 octobre 1958, adoptée au milieu de la guerre d’Algérie, est ambiguë en matière de défense.

D’une part, selon l’article 5, le Président de la République « est le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et du respect des traités » et aux termes de l’article 15, il est « le chef des armées » et « préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale ».

D’autre part, en vertu de l’article 20, le Gouvernement « dispose de l’administration et de la force armée » et l’article 21 précise que le Premier ministre « est responsable de la défense nationale ».

L’article 34, quant à lui, réserve à la loi votée par le Parlement la fixation des règles concernant « les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens », et selon l’article 35, « la déclaration de guerre est autorisée par le Parlement ».

Enfin, l’article 11 relatif au référendum, qui revient aujourd’hui d’actualité, ne permet au chef de l’État d’y recourir que pour l’organisation des pouvoirs publics ou des réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale, ce qui ne paraît inclure ni la politique étrangère, ni la politique de défense.

Les malentendus ayant entouré le retour au pouvoir du général de Gaulle ont très vite conduit à sortir de l’ambiguïté des textes et, sur le fondement un peu forcé de l’article 5, à faire basculer le partage des pouvoirs en faveur du chef de l’État. Chacun sentait que ce dernier était le seul à pouvoir mettre fin au conflit algérien, même si c’était avec l’espoir d’une issue différente selon les camps, ce qui conduisit à des crises où il était le seul à pouvoir imposer son autorité à la rébellion d’une partie de l’armée et de la population « pied-noir » qui l’avaient amené au pouvoir. Le Premier ministre, très attaché à « la solution la plus française », n’a pu que s’incliner devant la volonté présidentielle de tourner la page en acceptant l’indépendance et partir après le referendum qui l’avait entérinée. Le Parlement, pourtant fort partagé, était trop content de n’être pas directement mêlé à cette solution douloureuse.

Mais, si de Gaulle a voulu sortir du bourbier algérien, c’était pour construire une défense moderne et indépendante reposant sur la dissuasion. Il n’a pu le faire sans que le Parlement vote les crédits nécessaires. Michel Debré, pour cela, a dû utiliser à trois reprises, fin 1960, l’article 49, alinéa 3 de la Constitution qui permet de faire adopter un texte sans vote positif, dès lors que l’opposition ne parvient pas à réunir une majorité sur une motion de censure. Le Gouvernement, et un peu ironiquement le Parlement, ont retrouvé là leur utilité en matière de défense.

Ce rôle du Parlement a été consolidé par la seule modification qu’ont connue ces textes avec la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : désormais, du fait que l’engagement des forces armées ne se traduit plus par une déclaration de guerre à un État étranger – et c’est pratiquement toujours le cas pour les OPEX, qui concernent généralement des conflits intra-étatiques, encore que la question ait pu se poser au moment de la guerre du Golfe –, l’article 35 a été complété pour obliger le Gouvernement à informer le Parlement dans les trois jours de « sa » décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger et à demander au même Parlement l’autorisation de poursuivre cette intervention au-delà de quatre mois.

 

La mise en pratique en ce qui concerne les OPEX

Le rôle prééminent du chef de l’État ressort déjà du rappel historique que nous avons fait. On peut en donner quelques illustrations dans la pratique. La place occupée par Jacques Foccart auprès du général de Gaulle, qui n’avait rien à prouver en matière de compétence militaire, puis de Georges Pompidou, continuateur de la pensée gaullienne, l’insistance mise par Valéry Giscard d’Estaing dans ses Mémoires à souligner le caractère « jupitérien » des décisions qu’il a été appelé à prendre seul pour envoyer des troupes françaises en Afrique ou au Liban, les démonstrations de François Mitterrand se rendant à Beyrouth après l’attentat du Drakkar, puis faisant une apparition improvisée aussi courageuse qu’inutile au siège de Sarajevo, les ordres donnés par un Jacques Chirac en colère lors de prises d’otages humiliantes de troupes françaises en Bosnie, la satisfaction peu charitable de Nicolas Sarkozy lors de la chute de Kadhafi, tout cela annonce les déclarations de François Hollande selon lequel la libération du Mali par les troupes françaises face aux attaques islamistes a été « le plus beau jour de sa carrière politique » et, peut-être aussi, ses révélations imprudentes à des journalistes sur son autorisation à des opérations de « neutralisation » (pour ne pas dire homicides) de terroristes identifiés. Le président Macron, dans un style plus réservé, ne s’est pas moins conduit en chef de guerre lors du franchissement de la « ligne rouge » de l’usage des armes chimiques en Syrie au printemps 2018.

Cela ne doit pas dissimuler le fait que ces décisions du chef des armées sont la plupart du temps préparées, exécutées et suivies par une chaîne d’organismes placés sous son autorité.

Le paradoxe pour un juriste est que ce n’est guère au sein du code de la défense que l’on trouve le détail de cette organisation. Le seul texte qui mentionne les opérations extérieures est l’article R*1122-1 qui dispose, dans sa rédaction datant de 2009, que « le conseil de défense et de sécurité nationale définit les orientations en matière de…conduite des opérations extérieures ». Mais si la suite du texte nous donne la composition de ce conseil sous la présidence du président de la République (Premier ministre, ministres de la Défense, de l’Intérieur, de l’ Économie, du Budget et curieusement, seulement en fin de liste, ministre des Affaires étrangères) et s’il précise que le secrétariat est assuré par le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, il est muet sur des détails essentiels de son fonctionnement. En premier lieu, la tradition française donne peu de fondement juridique textuel aux entourages des responsables politiques depuis le chef de l’État jusqu’au plus modeste membre du gouvernement, entourages discrétionnairement nommés par l’autorité qui les appelle auprès d’elle par un arrêté qui est la seule preuve de leur existence. On ne trouve par exemple dans le code nulle mention d’un rouage essentiel, à savoir le chef d’état-major particulier du président de la République, toujours présent à ses réunions et qui constitue l’interface avec le SGDSN, service du Premier ministre, pour la préparation du dossier du chef de l’État et celle du relevé de décision, en liaison d’ailleursavec la tout aussi officieuse cellule diplomatique de l’Elysée, car le CEMP est associé de très près à la conduite de la diplomatie française. En deuxième lieu, du fait que ce n’est pas à un texte normatif de détailler le fonctionnement concret de l’institution, c’est la seule volonté présidentielle qui détermine la cadence des réunions. Alors que la pratique avait longtemps été celle de conseils de défense mensuels, voire bi ou trimestriels, les conflits du Proche-Orient et des Balkans ont conduit à tenir beaucoup plus fréquemment des conseils pléniers ou restreints juste après le Conseil des ministres du mercredi, puis, avec une inversion chronologique pour des raisons pratiques, à 9 heures, donc juste avant le Conseil des ministres. Enfin, la montée des périls terroristes a conduit, à partir de l’attentat de Nice, le 14 juillet 2016, le président Hollande à tenir des conseils de défense systématiquement hebdomadaires et son successeur Emmanuel Macron à maintenir ce rythme ainsi que la tenue du CDSN avant le Conseil des ministres. En troisième lieu, si le Code de la défense consacre plusieurs articles réglementaires au ministre de la Défense et au chef d’état-major des armées, on n’y trouve que peu de mentions de leur rôle essentiel dans la conduite des opérations extérieures, et, par exemple, ces textes ne précisent pas qu’en réalité, le CEMA est, comme le CEMP, toujours présent aux réunions des conseils de défense, ni que le premier s’appuie, pour l’exécution des opérations, sur l’organisme créé au moment de la guerre du Golfe et placé, depuis 2015, dans les nouveaux locaux de la place Balard, le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO).

Peu importent ces imprécisions juridiques : les observateurs s’accordent à souligner l’efficacité de cette organisation telle qu’elle fonctionne dans la pratique. Quatre éléments auraient pu la remettre en question.

Ce furent tout d’abord, en 1986-1988, 1993-1995 et 1997-2002, les situations de cohabitation. La question était alors de savoir si le Premier ministre, « responsable de la défense nationale », allait reprendre le pas sur le chef de l’État. Pour la raison essentielle que les Premiers ministres de cohabitation étaient, à plus ou moins brève échéance, candidats à la fonction présidentielle, il n’en a finalement rien été, d’autant que les buts poursuivis par la France dans ces opérations ne faisaient pas l’objet de désaccords sérieux entre les deux têtes de l’Exécutif, à la différence de ce qui s’est produit en 1993 pour l’arrêt des essais nucléaires dans le Pacifique. Certes, on a pu assister à des compétitions un peu risibles entre les deux plus hautes autorités de l’État pour être le premier à annoncer la décision de la France de participer ou non à telle ou telle opération, par exemple en avril 1986, quand François Mitterrand et Jacques Chirac ont chacun voulu être le premier à annoncer que la France refusait le survol de son territoire aux avions américains allant se livrer à une opération de représailles pour des attentats contre les forces américaines attribués à la Libye en bombardant la résidence de Kadhafi. Après le 11 septembre 2001, la même compétition entre, cette fois Jacques Chirac, président, et Lionel Jospin, Premier ministre, marquera l’entrée de la France dans la coalition intervenant en Afghanistan. Certes aussi, ces situations de cohabitation ont pu retarder la décision dans des circonstances tragiques, comme dans le cas du Rwanda en 1994 ou la même année en ex-Yougoslavie. Certes enfin, le circuit de décision a pu être compliqué par la volonté des Premiers ministres de faire précéder les Conseils de défense par des réunions à Matignon. Mais, dans tous ces cas, c’est bien la position du chef des armées qui a finalement prévalu. Le seul exemple contraire est intervenu au cours de la troisième cohabitation quand, à Noël 1999, profitant de l’absence momentanée du président Chirac, parti en vacances au Maroc, le gouvernement Jospin a décidé, contre le souhait du chef de l’État, de ne pas intervenir lors du coup d’État en Côte d’Ivoire entraînant la chute du président Konan Bédié. L’adoption du quinquennat en 2000 met pour l’instant la France à l’abri de ce genre de concurrence qui a parfois troublé ses alliés, en particulier dans le cas de l’ex-Yougoslavie.

Le deuxième élément qui est venu compliquer un peu le jeu est l’intervention obligatoire du Parlement décidée par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. D’application immédiate, elle a été mise en œuvre pour la première fois dès le mois d’août de cette année 2008, après la tragique embuscade d’Uzbeen. Je rappelle néanmoins que l’intervention du Parlement n’est pas un préalable pour le déclenchement de l’intervention : les assemblées doivent seulement être informées dans les trois jours et le débat qui peut s’engager n’est pas suivi d’un vote. Ce n’est que si l’opération se poursuit au-delà de quatre mois que le Parlement doit être appelé à donner son accord par un vote, l’Assemblée nationale décidant en dernier ressort. La très grande majorité des OPEX se prolongeant effectivement au-delà de quatre mois, elles ont, pratiquement toutes, fait l’objet de telles autorisations. Les frappes ponctuelles contre les forces syriennes de Bachar el-Assad le 14 avril 2018, en représailles à l’usage d’armes chimiques, comme celles du 6 février 2019 au Tchad, ont fait l’objet d’une simple déclaration non suivie d’autorisation de prolongation, puisqu’il n’y en a pas eu. Un premier paradoxe est que, selon la lettre de l’article 35, c’est « le gouvernement » qui doit informer le Parlement de « sa » décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger, alors qu’il s’agit, le plus souvent, d’une décision prise au-dessus de lui. Le second paradoxe du texte est que l’autorisation d’aller au-delà de quatre mois n’a pas à être renouvelée, même quand l’opération se poursuit plusieurs années et sous une forme élargie. Par exemple, l’opération Barkhane au Sahel se poursuit sur le fondement de l’autorisation donnée il y a plus de six ans pour la prolongation de l’intervention française au Mali sous le nom de Serval. Lors des premières discussions à l’été 2018 de la révision constitutionnelle alors proposée par le gouvernement, l’opposition a déposé de très nombreux amendements pour rendre obligatoires des autorisations de prolongation, par exemple tous les six mois. Aucun n’avait été accepté en première lecture.

Le troisième élément qui pose question est celui du financement de ces opérations dont le coût dépasse généralement les prévisions. En octobre 2016, un important rapport de la Cour des Comptes est venu souligner que le surcoût était de 1,1 milliard d’euros chaque année au cours des trois derniers exercices. La loi de programmation militaire pour les années 2019 à 2025 adoptée le 13 juillet 2018 ne porte, quant à elle, qu’à 1 100 millions d’euros la prévision annuelle au titre des OPEX, mais seulement à partir de l’année 2020. Elle dispose que les surcoûts devront faire l’objet d’un financement interministériel, la participation de la « mission Défense » à ce financement ne pouvant excéder la proportion qu’elle représente dans le budget de l’État. Il s’agit là d’une vieille revendication de tous les ministres de la Défense et de leurs CEMA, au point de conduire à des crises comme celle qui, en juillet 2017, a abouti au départ du CEMA, le général de Villiers, à la suite de l’algarade publique dont il avait fait l’objet de la part du nouveau chef des armées du fait d’un article qu’il avait publié dans Le Figaro et de déclarations devant la commission de la défense de l’Assemblée nationale déplorant avec véhémence cette insuffisance de crédits. Les dernières discussions budgétaires ont montré que la question n’était toujours pas résolue.

Dernier point enfin, à la différence de ce qui se produit dans d’autres pays, notamment d’Europe du Nord, où la question peut remonter jusqu’aux plus hautes instances juridictionnelles, les décisions prises en matière d’OPEX sont en France à l’abri de tout recours contentieux : le Conseil d’État a eu l’occasion de leur appliquer sa théorie des actes de gouvernement insusceptibles de recours, à propos de la décision présidentielle du 24 mars 1999 de faire intervenir la France au Kosovo (CE 5 juillet 2000, Mégret et autres, Rec.291). Il a adopté la même solution pour la décision présidentielle, atténuant le refus antérieur de la France de participer à la deuxième guerre du Golfe dans les conditions conflictuelles que l’on sait, décision de laisser les avions américains et britanniques accomplissant des missions en Irak survoler le territoire français (CE 30 décembre 2003, Comité contre la guerre en Irak, Rec.707). Seule la justice pénale spécialisée dans les affaires militaires peut avoir à connaître de certaines « bavures », comme celle de l’exécution sommaire d’un « coupeur de route » en Côte d’Ivoire en 2005 qui finit par donner lieu en 2012 à des condamnations à des peines de prison avec sursis.

On peut donc conclure que notre système de participation de forces françaises à des opérations extérieures a fait preuve, à ce jour, d’une réelle efficacité. Reste à s’interroger sur l’impact de ces opérations sur la position internationale de la France.

 

L’impact des « OPEX » sur la position internationale de la France

 

On peut l’analyser de trois points de vue : des critiques contradictoires, des effets incontestables, des limites incontournables.

Des critiques contradictoires

Dès lors que sont en cause des opérations dans lesquelles des militaires français risquent leur vie, à la place ou aux côtés de militaires des pays dont pourraient venir les critiques, celles-ci portent rarement sur la conduite des opérations et, dans ce domaine, elles émanent plus d’organisations de défense des droits de l’homme que de gouvernements étrangers, sauf évidemment aujourd’hui au Proche-Orient de la part de la Russie et de ses alliés. La France n’est ici pas non plus à l’abri de contestations des inévitables dommages collatéraux touchant les populations civiles, comme toute autre puissance militaire engagée, même si nos forces aériennes pratiquent des bombardements sans doute plus ciblés que ceux d’autres forces aériennes, américaines ou surtout russes. Mais, de manière symétrique, elle n’échappe guère plus à la critique d’un engagement trop tardif ou insuffisant que toute puissance engagée, au nom du « devoir de protéger » institué par les Nations unies depuis 2005, dans des opérations multilatérales trop lentes pour empêcher des massacres. Elle s’est efforcée d’y répondre, sur le plan interne, par des missions d’information parlementaires, comme celle menée sous la présidence de Paul Quilès pour le Rwanda en 1998 ou sous la présidence de François Loncle pour Srebrenica en 2001. Quand finalement, elle retire ses troupes, elle se voit reprocher, là encore de manière un peu contradictoire, de le faire trop prématurément ou sans avoir suffisamment protégé ceux qui se sont engagés à ses côtés, comme, par exemple aujourd’hui pour ses interprète afghans ou pour les forces kurdes en Syrie.

Quant au degré d’engagement des forces françaises en comparaison de celles de nos alliés, il a fallu attendre Barack Obama, puis sous une forme plus brutale Donald Trump, pour que le niveau des dépenses militaires de notre pays soit critiqué par son principal allié comme insuffisant. Mais en regard de celui des autres pays de l’OTAN ou de l’Union européenne, la critique n’a guère de portée, la France étant, avec le Royaume-Uni, le seul grand pays européen à approcher des 2 % de son P.I.B. en dépenses militaires, objectif qui devrait être atteint à la fin de l’application de la loi de programmation militaire 2019-2025. Quant à la participation sur le terrain à des opérations sous l’égide de l’OTAN, de l’ONU ou de l’Union européenne, la place des forces françaises est plus qu’honorable, non seulement quantitativement, mais aussi qualitativement : il est reconnu qu’avec les troupes britanniques, les troupes françaises sont les seules troupes européennes véritablement opérationnelles. Leur efficacité a été particulièrement appréciée y compris par l’opinion publique américaine au moment de l’intervention éclair au Mali. Ce n’est pas un hasard si le secrétaire général adjoint des Nations unies pour les opérations de maintien de la paix est constamment un diplomate français.

 

Des effets incontestables sinon incontestés

Les OPEX ont été incontestablement l’occasion de redonner à l’armée française, on vient de le dire, une réputation internationale que ni la Seconde Guerre mondiale, ni les conflits de la décolonisation, Indochine ou Algérie, ne lui avaient permis de retrouver après le désastre de 1940, malgré les succès des armées de la France libre et les sacrifices des armées engagées sur les théâtres coloniaux. Il ne faut pas oublier que c’est au prix de pertes en vies humaines, plus de 700 morts depuis le début des OPEX, sans compter les très nombreux blessés. Mais cela ne diminue pas non plus la popularité de l’armée sur le plan national, qui reste selon les enquêtes du CEVIPOF, le centre de recherches politiques de Sciences Po, une des rares organisations ayant une cote autour de 75 % d’opinions favorables, notamment depuis son engagement dans la lutte contre le terrorisme sur le sol métropolitain avec l’opération Sentinelle qui a fait faire un bond à sa popularité. Les risques encourus ne mettent pas de frein pour l’instant aux nombreuses candidatures au métier militaire.

Paradoxalement, l’utilisation de cet instrument éminemment régalien a fait évoluer la position de la France vers un engagement multilatéral qui n’aurait pas été imaginable sous les présidences de de Gaulle ou Pompidou. Cela n’a pas toujours été sans réticences ni allers et retours. La crise de 2003 au sujet de l’Irak a été un exemple de retour bienvenu à une affirmation de l’indépendance nationale. Inversement, les réticences initiales de la diplomatie française qui aurait préféré que l’action de nos forces en OPEX fût placée sous le drapeau des Nations unies n’ont pas mis obstacle à l’engagement au sein de l’OTAN en Bosnie, au Kosovo et en Libye et finalement au retour dans le commandement intégré de l’organisation atlantique décidé par Nicolas Sarkozy en 2008 après une première tentative avortée de Jacques Chirac en 1997. Finalement, il n’y a plus guère d’OPEX qui ne soit sous un mandat de l’ONU, de l’OTAN ou de l’Union européenne. Et l’on reparle de Défense européenne.

Enfin, retombée non négligeable de cet engagement des forces et du matériel français sur le terrain, la France tient une place importante sur le marché de la vente de ce matériel dont l’efficacité est prouvée in concreto, ce qui est loin d’être négligeable pour l’équilibre fragile deson marché de l’emploi et de sa balance des paiements et qui d’ailleurs contribue à son tour au perfectionnement de ces armes. Certes, le principe posé par l’article 6 paragraphe 3 du traité des Nations unies sur le commerce des armes, entré en vigueur en 2014 et auquel la France est partie, est qu’il ne peut y avoir de vente si l’on a connaissance que ces armes pourraient servir, notamment, à des attaques contre des civils. Mais on sait que, malgré les strictes procédures de contrôle des ventes d’armement, le respect de cette règle reste souvent contesté, notamment dans le cas des ventes à destination d’États du Proche-Orient, au demeurant les plus gros clients de la France. On peut préférer la vente de sous-marins à l’Australie annoncée au début de 2019.

 

Des limites incontournables

Le plus grave problème que posent les OPEX est celui de l’« après ». On a vu que beaucoup se prolongeaient très au-delà de la limite de quatre mois qui déclenche l’intervention du Parlement. On aimerait qu’un débat puisse un jour avoir lieu sur l’intérêt pour la France d’une présence militaire au Liban dans le cadre onusien ou au Tchad où elle se prolonge depuis quarante ans. On pourrait, de même, s’intéresser un jour au rapport qui peut exister entre les succès remportés sur des terrains lointains contre les organisations terroristes, Al Qaïda, Talibans, État islamique, et la montée des attentats sur le sol national. Enfin, tout aussi gravement, lorsque, finalement, les troupes françaises peuvent être retirées comme en Afghanistan, on pourrait se demander si la situation du pays est véritablement stabilisée ou au moins améliorée par rapport à la situation antérieure. La même remarque est valable pour la Libye ou l’Irak et risque de l’être pour la Syrie. La solution militaire ne peut être efficace que si la diplomatie prend le relais comme en ex-Yougoslavie.

Or, on pardonnera à l’ancien président de la section des finances du Conseil d’État de poser, en terminant, la question : les ressources budgétaires de la France lui permettent-elles, pour tenir dignement son rang de puissance membre permanent du Conseil de sécurité, ce qui est incontestablement un des axes de sa politique de défense, de mener toutes ces opérations en même temps, rôle de premier plan dans les opérations des Nations unies, de l’OTAN ou de l’Union européenne, la sécurité intérieure passant par la lutte contre le terrorisme à l’intérieur comme à l’extérieur, dissuasion jugée indispensable à l’indépendance nationale ? Le moins que l’on puisse dire est que l’opinion publique ne paraît pas s’en préoccuper, ni dans les temps ordinaires, par exemple à l’occasion d’une nouvelle loi de programmation, ni lors des échéances électorales, voire du grand débat national lancé par le gouvernement face à la crise des « Gilets jaunes ». Je ne peux que remercier l’Académie des sciences morales et politiques de m’avoir donné l’occasion de poser ces questions.

 

[1] Jean Massot est conseiller d’État où il a présidé la section des Finances de 1996 à 2001. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les pouvoirs du Président de la République, notamment Le Chef de l’État, chef des armées, Paris, 2011.

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