La France et l’Europe

Séance du lundi 19 juin 2000

par M. Stanley Hoffmann

 

 

La France a, depuis le plan Schuman d’il y a cinquante ans, joué un rôle décisif dans le processus d’unification européenne. C’est elle qui proposa le  » pool charbon-acier « , prit l’initiative de ce qui devait devenir la Communauté européenne de Défense, proposa Euratom, créa, avec l’Allemagne, le système monétaire européen, puis le marché unique, puis l’Union monétaire et la monnaie unique, enfin, avec Londres, prit l’initiative d’une diplomatie et d’une défense communes. C’est elle aussi qui rejeta la CED et provoqua, en 1965, la crise qui opposa le Général de Gaulle aux partenaires de la France. Mais si le trajet ne fut pas de tout repos, la trajectoire n’en resta pas moins ascendante : ainsi, c’est à de Gaulle qu’on doit l’extension du marché commun de l’industrie à l’agriculture.
Je vais essayer de dresser un bilan de ce que l’Europe a apporté à la France, et des problèmes qu’elle pose à la France. Dans le domaine économique, il est certain que l’intégration européenne, l’ouverture des frontières entre les pays membres, la libre circulation des biens, des services, des capitaux, et celle des personnes qui reste encore faible, l’aiguillon que la politique agricole commune a été pour la révolution agricole de la France, tout cela a contribué à désenclaver et à dynamiser l’économie française. Ce n’est pas un hasard si deux modernisateurs par ailleurs discordants, de Gaulle et Jean Monnet, ont été champions à la fois du Plan à l’intérieur, et de l’ouverture des frontières. Les aides structurelles de Bruxelles ont contribué à l’essor de régions à la traîne. Dans le domaine des institutions, l’entreprise européenne a subtilement affecté les rapports entre les pouvoirs en France. Elle a renforcé l’exécutif, seul capable de prendre les initiatives nécessaires, de défendre les points de vue et les intérêts français dans les négociations communautaires, et de mettre en oeuvre les accords conclus et les directives de la Commission. Mais en même temps l’Europe a renforcé des contrepoids : les tribunaux, dont l’influence a augmenté avec leur acceptation de la suprématie du droit européen, et les régions.
C’est sur le plan psychologique et diplomatique que l’Europe a sans doute été le plus bénéfique. Comme j’ai essayé de le montrer ailleurs la France a, pendant plus d’un siècle, été en proie à deux obsessions liées : celle de l’hégémonie allemande, et celle du déclin. Après l’effroyable hémorragie de 14-18, c’est l’angoisse d’un déclin irrémédiable en cas de nouvelle guerre qui a nourri le défaitisme et les pacifismes des années 30, c’est-à-dire une certaine résignation à la suprématie de Hitler. La Résistance (dans laquelle je ne sépare pas de Gaulle et la France libre des résistants de l’intérieur) a été le grand sursaut national contre la décadence et contre la résignation face à l’Allemagne. La politique d’intégration européenne a permis à la France de surmonter le dilemme  » résignation-opposition  » dans lequel sa politique envers l’Allemagne avait été enfermée, et de pratiquer à l’égard de sa voisine une stratégie si intelligente et avantageuse de coopération volontaire, dans un cadre qui servait à la fois à la réhabilitation de l’Allemagne et à l’encadrement de celle-ci, qu’il n’y eut guère de difficultés à l’étendre à l’Allemagne réunifiée d’après 1989. La réponse aux incertitudes et aux coûts des deux termes du vieux dilemme, c’est le couple franco-allemand, qui survit aux changements de dirigeants et de problèmes, parce qu’il est le produit d’une association étroite d’intérêts et d’idéaux.
Quand à la hantise du déclin, de Gaulle, plus bergsonien que barrésien, comprit dès 1944 que la France avait intérêt à faire naître un groupement d’États européens pour défendre des positions menacées par la montée des deux superpuissances, et pour servir ainsi de complément à la modernisation intérieure. Après 1950, et quelles que fussent les divergences sur l’organisation de l’Europe, les élites françaises, largement sceptiques ou appréhensives au départ, se convertirent peu à peu à l’idée que l’Europe seule pouvait fournir le cadre dans lequel la France avait encore une bonne chance de peser, de faire prévaloir ses préférences, et pour tout dire de compter. L’influence de la France dans cette Europe, et la puissance de celle-ci en tant qu’acteur sur la scène mondiale, offraient plus d’avantages que l’action de la seule France sur cette scène.
Est-ce à dire qu’il n’y a que du positif dans cette aventure ? Evidemment non. Je voudrais commencer par examiner les arguments d’opposants et de critiques que j’estime erronés ou excessifs. Il y a l’idée selon laquelle l’Union européenne risque de devenir une  » Europe allemande « , et que la politique française destinée à maintenir sa voisine dans la cage dorée de l’Europe va finir par emprisonner la France dans une cellule où l’Allemagne fera la loi. Cela me paraît faux, dans la mesure où le rêve de l’hégémonie a été chassé dans l’esprit des Allemands par le cauchemar du sanglant crépuscule des Dieux de 1945, et remplacé par les solides réalités d’une Allemagne européanisée, dont les objectifs qui lui sont le plus chers, comme la stabilité de la monnaie et des prix, sont largement perçus par ses partenaires comme étant dans l’intérêt général.
La peur du déclin, elle, reparaît chez ceux qui accusent l’Europe de priver la France et de son identité et de sa souveraineté. Mais l’identité de la France, et d’ailleurs de bien d’autres pays, à la fois survit à des changements souvent colossaux – l’industrialisation, l’impérialisme et sa liquidation, la révolution technologique actuelle, le passage d’une société aristocratique à la démocratie scrutée par Tocqueville – et se nourrit de ces changements. L’identité est, en fait, à la fois une essence et un processus constant d’adaptation, c’est le fruit d’une histoire, d’une culture, et d’une volonté de ne pas renoncer. Certes, à l’heure actuelle – ce pourrait être le sujet d’une autre communication – la culture française semble menacée, moins par l’Europe que par l’américanisation de la culture de masse, des pratiques quotidiennes, et du langage des échanges et communications. Dans ce domaine aussi, c’est sans doute à l’échelle européenne que la résistance peut le mieux s’organiser.
De plus, ceux qui se lamentent de la perte d’identité d’une France diluée dans l’Europe tendent parfois à assimiler l’identité nationale et l’État jacobin. Que l’État ait fait la France est certain, et qu’il garde un rôle essentiel dans l’organisation d’une société française dont les capacités d’auto-gestion restent faibles est tout aussi certain. Mais le nouvel essor des villes de province et des régions, le foisonnement des associations volontaires et des initiatives privées sont des signes de souplesse et des gages de rajeunissement de l’identité française. En France aujourd’hui, pour bien des raisons, le blocage n’est plus dans la société (que l’État guide) mais dans l’État (qu’une partie de la société colonise et paralyse). C’est pourquoi la coexistence des excellents services publics fournis par l’État, et de services issus des décisions de la Commission de Bruxelles visant à promouvoir la concurrence, peut être fort bénéfique.
Ce sont aussi les Jacobins, ou les Républicains (mais faut-il leur laisser le monopole de ce noble terme ?) qui se plaignent des pertes de souveraineté que l’Europe inflige à la France. Il est exact que ces pertes sont considérables. Mais il faut distinguer. Les unes résultent d’un transfert de l’État au marché, et elles se manifestent autant à l’échelle mondiale, du fait de la mondialisation de l’économie capitaliste que Marx avait déjà décrite, que du fait de la construction européenne. Un regain de souveraineté économique aux dépens de la mondialisation ne se justifierait que si cette dernière connaissait une dépression comparable à celle de 1929, et si les organismes internationaux chargés de la stabilité des monnaies et de la croissance des économies se révélaient alors impuissants. Les autres pertes de souveraineté proviennent de transferts de pouvoirs étatiques aux institutions européennes, et du calcul déjà signalé, à savoir qu’en certains domaines, ou bien l’action commune servira l’intérêt de la France bien mieux qu’une action purement nationale (comme pour la politique agricole commune), ou bien les contraintes communes imposeront à la nation un comportement bénéfique difficile à obtenir en l’absence de ces contraintes (voir la politique monétaire commune). Ces pertes du deuxième type constituent des choix, comportent des risques délibérément acceptés, et sont donc à la fois des limitations et des expressions de la souveraineté nationale. Enfin, l’État garde des pouvoirs essentiels, en matière de protection sociale, de lutte contre les inégalités, de formation des travailleurs, de redistribution des revenus et des richesses, de culture et d’enseignement. Il est le médiateur entre le citoyen et l’Europe, entre le citoyen et le monde.
Est-ce à dire que la France n’a rien à craindre de l’Europe ? Ce qu’elle peut redouter, c’est de voir son idéal d’influence collective sombrer dans toute une série d’incertitudes. La première réside dans l’organisation de la prise de décision de l’Union européenne. Non seulement les membres de celle-ci doivent apprendre et mettre en oeuvre une nouvelle donne – pour simplifier, le remplacement du modèle classique du décideur qui commande, par le modèle de la négociation permanente et du compromis – mais la complexité des mécanismes institutionnels de l’UE est telle que le jeu est interminable et les résultats souvent minimes, soit parce que la médecine est trop diluée pour guérir le malade, soit parce qu’elle n’arrive pas jusqu’à lui. A l’heure actuelle, il y a deux quasi-ministres des affaires extérieures, trois  » piliers « , une dizaine de modes d’action du Parlement européen, une grille obscure qui détermine suivant quelle formule vote le Conseil, une foule de conseils divers et de comités, etc… Donc, le processus de prise de décision rend fort peu réaliste le projet d’une Europe efficace, capable d’agir  » comme un Grand  » sur la scène du monde.
Une deuxième incertitude provient de la séparation largement arbitraire des compétences entre les États et l’entité européenne (que l’on peut envisager comme un État naissant, plus que confédéral, moins que fédéral, disposant d’attributions nombreuses, de pouvoirs variables suivant les piliers et les matières, et de finances propres minimes). La monnaie et les taux d’intérêt sont entre les mains de la Banque centrale, mais la politique fiscale et la politique de l’emploi restent à l’échelon national ; l’attribution de la nationalité aussi, mais on va vers une politique commune de l’immigration. La politique agricole commune fixe les prix et les termes des échanges, mais chaque État reste maître des orientations et des subsides. On est donc très loin d’une subsidiarité rationnelle, ce qui enfonce un autre clou dans le tombeau de l’efficacité collective.
Une troisième incertitude plane sur l’avenir des deux grands bonds en avant décidés dans les dernières années du XXème siècle. L’Union monétaire reste une gigantesque ébauche ; son succès dépendra non seulement de l’économie mondiale, mais aussi du rapport et de l’équilibre qui s’établiront entre la Banque centrale indépendante, et les pouvoirs politiques ; or, la non-création d’une sorte de gouvernement économique des participants à l’euro signifie que ces pouvoirs seront exercés largement par les États, sauf s’ils sont d’un commun accord transférés au Conseil de l’UE. Quant à la politique étrangère et de défense commune, c’est une entreprise à la fois nécessaire pour donner à l’Europe un poids adéquat dans le jeu international, et difficile dans la mesure où, à bien des moments, les États membres habitués à agir en tant que puissances : France, Angleterre, Allemagne, ou bien accrochés à des intérêts peu partagés, comme la Grèce, auront à choisir entre l’action traditionnelle, c’est-à-dire unilatérale, pas toujours efficace, et une inaction commune ou une action commune minimale et anodine.
Ce qui aggrave ce dernier dilemme est une quatrième incertitude : sur les finalités de l’entreprise. D’une part, ce que j’ai appelé l’Europe puissance complète, et non simple puissance  » civile  » laissant la diplomatie aux États et la défense à l’OTAN, est avant tout l’ambition des puissances majeures de l’Europe. Les autres se satisfont fort bien d’une Europe de l’économie. D’autre part, parmi ceux qui souhaitent l’Europe puissance complète, l’État français reste, avec une belle continuité, décidé à faire de l’Europe une entité autonome capable d’agir, en cas de besoin, sans la gouvernante américaine, et de servir de contrepoids (bienveillant certes, mais bien distinct) à  » l’hyperpuissance  » d’outre-Atlantique, laquelle continue de se plaindre d’alliés qui n’en font pas assez pour la soulager, tout en les soupçonnant d’en être incapables, et tout en redoutant que s’ils en étaient capables, ils s’émanciperaient. L’Angleterre et l’Allemagne veulent ménager l’aigle américain et le coq gaulois, les autres membres se sentent plus proches de celui-là que de celui-ci. A ces deux égards, l’ambitieux programme d’élargissement risque d’aboutir à une Europe profondément hétérogène, car la plupart des  » nouveaux  » ne se soucient guère d’une diplomatie et d’une défense communes, et en matière d’action militaire préfèrent Washington et sa vaste puissance à l’Union européenne et son vague potentiel (le fait que trois États d’Europe centrale ont été captés par l’OTAN alors que l’UE les laissait attendre devant sa porte n’arrange pas les choses, du point de vue du dessein français).
Enfin, reste l’incertitude qui existe depuis les années 50: sur la nature institutionnelle de l’UE. Deux problèmes étroitement liés se posent ainsi. L’un est celui de la démocratie dans l’Union, l’autre est celui de la nature de celle-ci. Plus on la souhaite démocratique – avec sa citoyenneté, peut-être des référendums, un Parlement capable d’agir en tant que représentant de l’Europe et non de nations qui élisent leurs représentants européens dans un cadre et sur des programmes purement nationaux, un  » espace public européen  » (pour parler comme Habermas) à base de débats, de partis, d’entreprises et d’associations communs – plus on approche de ce fédéralisme que les Anglais réprouvent et, que les Français n’aiment guère (à la fois parce qu’ils n’ont jamais aimé le fédéralisme, et parce qu’ils savent que le fédéralisme évolue vers la centralisation des pouvoirs). Mais si l’on rejette le fédéralisme ou si l’on renonce à donner un contenu à la notion sibylline, chère à Jacques Delors, d’une  » fédération d’États-nations  » – formule qui suggère, au minimum, un dualisme des allégeances, et pas seulement des droits et obligations des individus – comment réformer le système institutionnel actuel, trop éloigné des peuples, trop compliqué sauf pour les juristes, où la comitologie règne et la démocratie et la transparence s’étiolent ? Voilà ce qui est en jeu dans la querelle entre ceux qui souhaitent que l’Europe continue à progresser par la réforme de ses traités de base et l’addition éventuelle de nouveaux traités, et ceux qui estiment qu’elle a désormais besoin de ce que le groupe de travail présidé par M. Jean-Louis Quermonne appelle un Pacte constitutionnel refondateur.
La France est engagée dans un engrenage qui me semble irréversible – et qui, si par malheur il se cassait, laisserait la France seule, avec son bel idéal monarcho-jacobin et des voisins qu’il a fallu des siècles pour transformer de rivaux ou d’ennemis en partenaires, grâce à la dynamique de la construction européenne. Il reste un choix à faire, et c’est le plus difficile : entre la Fédération européenne, qui suppose non pas une nation européenne, inexistante, mais la coexistence des nations avec un peuple de citoyens à la fois nationaux et européens, et la formule qui n’a pas de nom parce qu’elle est nouvelle et sui generis, de l’association des nations, de la fusion de certains de leurs pouvoirs, et de la coopération permanente et obligatoire pour l’exercice de pouvoirs communs mais non fusionnés. La première formule me semble improbable, ne serait-ce que parce que l’Europe à 27 et 28 ne lui est guère propice. Un transfert de pouvoirs aux institutions centrales de l’État fédéral serait mal vu par des États qui, à l’Est et au centre de l’Europe, viennent à peine de recouvrer leur indépendance, par la moitié de la France et l’Angleterre à peu près tout entière, et sans doute, malgré M. Joschka Fischer, par l’Allemagne réunifiée. La seconde formule a l’avantage de permettre (qu’on l’avoue ou non) diverses vitesses pour diverses composantes, mais le revers de la médaille est que cette flexibilité peut mener à la cacophonie, et que la préférence pour l’association ou la jonction des pouvoirs d’États, plutôt que pour le transfert de ces pouvoirs à des organes fédéraux devant leur légitimité au peuple européen et non pas seulement aux États, risque de diluer l’efficacité de l’Union dans le monde, et sa légitimité auprès des citoyens