Grand prix de l’Académie 2004

attribué à Geneviève de Galard de Heaulme pour son courage et son dévouement

 

En 1953, Geneviève intègre le corps des convoyeuses de l’air. Basée à Hanoï au Tonkin, elle reçoit mission de se poser à Diên Biên Phu cernée par le Vietminh, afin d’évacuer les blessés vers l’arrière. Son avion ne repartira jamais.

A 29 ans, Genviève se retrouve prisonnière, la seule Française à partager le sort des 15 000 soldats pris dans la nasse de cette sinistre cuvette. Affectée à l’antenne médicale centrale, la petite infirmière a en charge les blessés graves à leur sortie de la salle de réanimation. Certains forcent son admiration comme un jeune légionnaire triple amputé qui trouve encore le moyen de plaisanter. Pour eux tous, Geneviève est « un peu la mère, un peu la soeur, un peu l’amie », sa seule présence rend moins inhumain cet enfer de feu, de boue et de sang. Elle a suscité l’admiration de tous « par son courage tranquille et par son dévouement souriant », précise la citation accompagnant la Légion d’Honneur et la Croix de guerre qui lui furent remises, fin avril 1954, par le général de Castries qui commandait le camp retranché.

Après la chute du camp, le 7 mai 1954, elle restera près de trois semaines à soigner ses chers blessés, démunie de tout, de pansements, de médicaments, avant d’être libérée. A sa descente d’avion à Hanoï, les flashs crépitent. Geneviève de Galard, promue star d’une guerre mal-aimée, jouit toujours en France d’une incroyable popularité.

 

Cérémonie de remise du Grand Prix de l’Académie 2000
à Mme Geneviève de Galard de Heaulme
lors de la séance solennelle de rentrée de l’Académie des sciences morales et politiques
(le 15 novembre 2004 sous la Coupole de l’Institut de France)
Allocution de Monsieur Henri Amouroux

Madame,

Les morts de Diên Biên Phu n’ont aujourd’hui, pour sépulture, que nos cœurs et nos mémoires.

Béatrice, Gabrielle, les Dominique et les Eliane, ces points d’appui, objets de farouches combats, et cette antenne chirurgicale souterraine où, durant 6 semaines, vous avez vécu au milieu des blessés, tout a disparu.

Sur les débris de la bataille a surgi une ville de béton qui, tout en glorifiant les vainqueurs, a pour vocation de faire oublier le passé.

Or, c’est ce passé, Madame, que notre compagnie, au cinquantième anniversaire de Diên Biên Phu, entend évoquer. Vous remettant son Grand Prix, elle rend aussi hommage — et vous ne voudriez pas qu’il en fût autrement – à toutes les convoyeuses de l’air, vos camarades devant le danger, vos camarades dans le dévouement et sacrifice.

Et comment notre hommage ne s’étendrait-il pas aux morts dans les combats comme à ceux de nos soldats qui succombèrent dans les camps du viet minh ?

On a souvent parlé de Diên Biên Phu comme d’un autre Verdun. Mais Verdun résistait grâce à la Voie sacrée, résistait grâce à l’incessant passage, sur une route à tous les instants faite et refaite, de camions amenant aux tranchées la relève ramenant à l’arrière les blessés de la terrible bataille.

A Diên Biên Phu, le ciel était la voie sacrée, les Dakotas jouaient le rôle des camions de Verdun.

Mais lorsque la piste, très vite après l’assaut du 13 mars, fut interdite de jour par une artillerie jusqu’alors remarquablement camouflée, lorsque l’on dût se résoudre à d’acrobatiques posés de nuit à la lumière de trois loupiotes, grandit l’inquiétude d’une garnison tributaire des seuls parachutages, l’angoisse de blessés.

Comme dans la nuit du 26 au 27 mars, pris sous le feu de l’artillerie, l’appareil dans lequel vous vous trouviez avait du décoller sans avoir chargé les blessés, vous avez demandé, Madame, jugeant votre mission inaccomplie, à repartir sur l’un des Dakotas sanitaires prévus pour la nuit suivante.

Le 28 mars à 5 h 45, un appareil du groupe Béarn se trouvait au dessus du camp. Après deux essais infructueux, il réussissait à se poser mais, les dix-neuf blessés déjà à bord, l’équipage découvrit que, le réservoir d’huile crevé, la pression à zéro, le décollage était impossible.

Au quatrième obus, il était 10 h 30 le 28 mars, l’appareil disparut dans les flammes.

Le piège venait de se refermer. Plus aucun avion n’atterrirait. Plus aucun avion ne décollerait. Et votre destin, Madame, venait de basculer.

Vous entriez tout simplement dans l’Histoire.

A l’exception des obus qui enflammèrent le Dakota et de quelques tirs de mortiers, dans le lointain, la journée fut assez calme.

La guerre n’est pas la guerre tous les jours. Elle connaît des haltes, des trêves, elle accorde des grâces à ceux qui vont mourir.

Le 28 mars fut si paisible, que, c’est vous qui l’écrivez, vous « en profitez pour aller voir quelques amis ». Des amis auxquels vous apportez les nouvelles de Hanoï, mais aussi les nouvelles d’une France qui commençait à peine à s’émouvoir car, longtemps, elle était restée indifférente et, dans l’une de ses composantes, hostile à un conflit qui se déroulait à 12 000 kilomètres de ses frontières et dans lequel le contingent n’était pas engagé. Conflit qui, sans doute, eut pu être évité si le général Leclerc, Jean Sainteny, Pierre Messmer, avaient été mieux écoutés.

Votre « visite aux amis », Madame, n’allait pas durer longtemps. La guerre reprit vite ses droits. Le 30 mars, l’artillerie viet se déchaîna, en effet, sur les Dominique et les Eliane sur lesquelles Marocains et Algériens, débordés, furent secourus par les paras de Bigeard avant que les artilleurs, tous africains, du lieutenant BRUNBROUCK ne cassent, en débouchant à zéro, une offensive qui, ce jour-là, pouvait tout emporter.

Algériens, Marocains, Vietnamiens, Africains, oui, il fallait rappeler qu’à Diên Biên Phu combattirent et moururent des soldats qui venaient de toutes les terres de l’Empire français, même s’il est vrai que parachutistes et légionnaires allaient supporter le plus dur de la bataille, être à la pointe de toutes les contre offensives, avant d’être les hommes des derniers carrés.

Quel a été vôtre rôle, Madame, du 28 mars au 7 mai, dans l’antenne chirurgicale du docteur GRAUWIN ?

Aider, soigner, certes, mais dans l’enfer de Diên Biên Phu, s’il était indispensable de soigner les plaies, il était essentiel d’accompagner les âmes. Ce rôle, seule une femme pouvait le tenir.

Accompagner le lieutenant ROBERT CHEVALIER dont une balle a sectionné la moelle épinière et qui vous demande, alors que la paralysie gagne tout son corps :
– Geneviève, promettez-moi que je ne vais pas mourir. Et qui mourra.

Accompagner le lieutenant RONDEAU, du 5ème bataillon de parachutistes vietnamiens, affreusement blessé à l’abdomen, délirant, vêtu de son seul pansement, mais retrouvant assez de lucidité pour, le 1er mai, vous offrir un brin de muguet confectionné avec un fil de fer, du coton hydrophile et un peu de ce papier vert qui entourait les paquets de pansements.

Accompagner c’est, un jour d’avril, où l’artillerie viet est presque silencieuse, échapper, avec le jeune légionnaire HAAS, à l’oppressante moiteur de l’antenne, et l’entendre promettre :
– Geneviève, quand tout cela sera fini, je vous emmènerai danser.
Danser ? le caporal HAAS a perdu une jambe, deux bras et sur votre épaule, vous sentez le poids du moignon qui lui permet de garder l’équilibre.

Accompagner c’était rassembler les alliances des morts dans l’espoir de les donner un jour aux veuves, c’était réciter en chrétienne, parfois avant l’aumônier, des prières qui pouvaient être les dernières.

Accompagner c’était être cette ombre douce qui passe, et que mon ami et notre confrère Pierre SCHOENDOERFFER, qui vécut la bataille et la captivité, montre un instant, dans son émouvant film sur Diên Biên Phu.

Accompagner, c’était donner votre sourire, la surprise de vos yeux bleus, rappeler à cet univers d’hommes l’univers des mères, des fiancées, des épouses.

Accompagner ce fut – après la chute du camp — rester prisonnière dix sept jours durant, avec les blessés les plus sérieusement atteints, ceux que les vainqueurs n’avaient pas condamnés à gagner à pied ou dans des camions mouroirs le camp de TUN GIAO et d’autres camps de concentration communistes.

Accompagner, après votre libération, ce fut répondre aux lettres des familles ; visiter, à l’hôpital Percy, les victimes d’un drame, Diên Biên Phu qui, pour les Français, appartenait déjà au passé, mais se poursuivait dans leur chair.

Vous les aviez accompagnés. Ils vous accompagnaient, Madame, en juillet et août 1954, tout au long du triomphal voyage qui vous fîtes, aux Etats Unis, à l’invitation du Président Eisenhower.

Les ovations de centaines de milliers de Newyorkais au passage de votre voiture remontant Broadway ; la pluie de confetti et la Marseillaise jouée à Washington avant que le président Eisenhower ne vous décore de la médaille de la Liberté, la plus haute décoration américaine, tout cela, oui, tout cela, et l’hommage de dix villes américaines visitées, était pour vous, émue, bouleversée, pour vous qui n’avez jamais désiré le statut… ni la statue d’héroïne, mais était aussi, et dans votre cœur, vous le vouliez ainsi, pour les combattant de la longue bataille perdue…

Lorsque le silence se fit, que les survivants disparurent et que les souvenirs s’estompèrent, vous avez su, vivant avec noblesse les jours ordinaires, rester pour tous, Madame, la Geneviève de Diên Biên Phu.

C’est cette Geneviève, porteuse des échos d’une bataille proche que les élus du Congrès avaient, se levant tous, malgré le règlement, applaudi longuement en août 1954.

Cinquante ans plus tard, c’est cette Geneviève, porteuse de mémoire, vers laquelle vont aller des applaudissements au moins aussi fervents que ceux des sénateurs américains…

Les règles de notre Compagnie ne vous permettent pas, Madame, de prendre ici la parole.

Mais pourquoi les mots ? Ce soir, Madame, c’est toute votre vie qui parle pour vous… pour eux…