Séance solennelle du lundi 18 novembre 2013
par M. Bertrand Collomb,
Président de l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Monsieur le député,
Monsieur le président de chambre du Conseil d’État,
Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d’honneur,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Madame et Messieurs les secrétaires perpétuels,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Au cours de l’année 2013, l’Académie des sciences morales et politiques a consacré l’essentiel de ses travaux à une réflexion de fond sur le thème de la France dans le monde. Je vous présenterai dans quelques instants une série d’observations inspirées par ces rencontres que nous avons eues, chaque lundi, depuis janvier dernier, et qui se poursuivront jusqu’à fin décembre, avec des universitaires, des politiques, des chefs d’entreprise.
Mais mon premier devoir, au nom de tous les membres de notre Académie, est de rendre hommage à quatre personnalités qui nous ont quittés cette année.
Le 3 mars dernier, l’Académie perdait son doyen d’élection, avec le décès d’Alain Plantey, qui siégeait parmi nous depuis décembre 1983 dans la section de Législation, droit public et jurisprudence. Résistant, haut-fonctionnaire, docteur en droit, conseiller du Général De Gaulle à l’Élysée, ambassadeur, Alain Plantey fut un grand serviteur de l’État. Passionné par l’Afrique, il fut l’un des premiers, peu après les indépendances, à conceptualiser la politique française de coopération, et il ne manquait jamais, dans les jurys des prix de notre Académie, de promouvoir les travaux de jeunes juristes africains. Notre confrère était aussi l’auteur d’importants travaux sur la diplomatie, qui font encore autorité.
Les ouvrages de Raymond Boudon font eux aussi, et feront encore longtemps autorité. Notre confrère est décédé le 10 avril à l’âge de 80 ans. Savant et penseur de renommée mondiale, il souhaitait rester fidèle à « la sociologie comme science ». Bien que membre de notre Académie depuis 1990 et professeur à la Sorbonne, Raymond Boudon n’a pas toujours eu, en France, la place qu’il méritait dans le débat intellectuel, alors même que le reste du monde le reconnaissait comme un maître. Notre Académie organise le lundi 2 décembre prochain un colloque autour de certains aspects de son œuvre.
La section de morale et de sociologie s’est trouvée à nouveau en deuil le 24 mai dernier en apprenant la disparition de Michel Crozier, le grand sociologue du travail et des organisations. Il n’est pas nécessaire de souligner l’importance de son œuvre, elle aussi reconnue bien au-delà de nos frontières. Je ne mentionnerai qu’un seul épisode de sa vie professionnelle. En 1968, il se vit offrir un poste de professeur à Harvard, sa réputation étant déjà considérable aux États-Unis. Après réflexion il déclina l’offre. En quittant la France, il pensait devoir renoncer à contribuer de l’intérieur au changement de la société française : « Je n’ai jamais renoncé à l’action, a-t-il écrit dans ses mémoires, je voulais contribuer à ce que la société française s’ouvre, s’adapte, se régénère. »
L’Académie a perdu un autre universitaire exemplaire avec le décès de Jean-Charles Asselain, correspondant de la section d’Économie politique, statistique et finances, grand spécialiste d’histoire économique.
Et ce n’est pas un hasard si les quatre hommes dont j’ai tenu à saluer la mémoire ont illustré, chacun à sa manière et dans son domaine, la présence de la France dans le monde, par la diplomatie, par la coopération et par le rayonnement intellectuel.
* * *
« La France dans le monde »…
« Je n’eus jamais le ridicule d’espérer remplir un si grand titre. Il n’est ici qu’une référence à un problème qui préoccupe aujourd’hui tous les Français. Si je me suis résigné à le prendre, c’est que je n’ai rien trouvé de mieux que ces mots opposés et associés tout ensemble pour exprimer certaine angoisse qui, j’en suis sûr, leur serre le cœur. Nous sommes ainsi faits que l’opinion du monde nous importe plus qu’à aucun autre peuple sans doute. C’est aussi bien humilité que vanité et, plutôt qu’ambition de paraître, passion de servir. »
Ces quelques phrases ne sont pas de moi : je les emprunte à Jean Guéhenno. Ce sont les premières lignes d’un essai qu’il publia en 1946 sous ce titre, précisément : La France dans le monde. Et reconnaissez-le avec moi : il n’y a pas grand chose à y changer. S’il m’est possible d’introduire ce thème, aujourd’hui en 2013, avec les mêmes termes qu’en 1946, il faut sans doute d’emblée en tirer un premier enseignement sur les rapports des Français avec le monde : celui de la permanence d’un questionnement, d’une angoisse même, mais aussi d’une ambition et, pour les plus généreux de nos compatriotes, d’une « passion de servir ». À la différence de Jean Guéhenno, je n’ai pas à faire le tableau de la situation au sortir d’une guerre mondiale, mais tout de même dans le contexte d’une crise mondiale unique par son ampleur et dont l’issue est encore incertaine.
La France n’est plus ce qu’elle était au siècle des Lumières, lorsque les idées de notre pays étaient une partie essentielle de la conscience du monde.
Et la France ne ressemble même plus tout à fait à celle qui, après la Seconde guerre mondiale, s’est réconciliée avec l’Allemagne et, grâce à cette alliance historique, a ouvert pour l’Europe la voie de l’unité.
Mais il faut refuser les regrets et les clichés comme celui que moquait Jean-François Revel : « Depuis le temps que la France “rayonne”, disait-il, je me demande comment le monde entier n’est pas mort d’insolation. »
* * *
Comment la France réagit-elle dans un monde en plein bouleversement ? Est-elle encore capable de jouer un rôle mondial ? Que doit-elle faire pour y parvenir ? Telles sont les questions que j’ai voulu poser à notre Académie et à ses invités. Le thème est à l’évidence trop vaste pour que nous ayons pu, en une trentaine de séances, en aborder tous les aspects. Mais il est suffisamment large pour accueillir des réflexions diverses.
Il convenait d’abord de se demander si le concept d’État est pertinent dans un monde où les groupements régionaux, comme l’Europe, les ensembles culturels, les organisations internationales, sont devenus si importants. Beaucoup, comme moi, sont un peu malheureux qu’il faille encore, pour définir les relations entre les États, se référer aux traités de Westphalie de 1648, alors que le monde s’est globalisé, et que ses problèmes les plus difficiles – le terrorisme, le changement climatique, les migrations – sont globaux. Ne pourrait-on organiser une gouvernance plus satisfaisante et plus efficace du monde ? Dans la communication inaugurale de notre cycle 2013, Thierry de Montbrial nous a rappelé que, si l’on peut certes rêver à une autre organisation du monde, l’État-nation reste encore la pierre angulaire de la vie mondiale. Certes, la globalisation permet une densité d’échanges extraordinaire, mais elle accentue aussi, elle exacerbe parfois, les identités culturelles nationales ou religieuses. Et lorsque, dans un État, il n’existe pas suffisamment d’identité nationale pour assurer la cohérence du pays, alors surviennent de grandes difficultés qui sont à l’origine de la plupart des conflits actuels.
Nous sommes donc, et nous restons dans un monde hétérogène.
Dans ce contexte, la France est-elle encore une grande puissance ? Il revenait à Jean-David Levitte d’évaluer la position de notre pays dans les hiérarchies du monde. Fondée sur une longue expérience de la diplomatie française et mondiale, sa réponse est résolument optimiste. Oui, nous a-t-il dit, dans ce monde à la fois globalisé et sans leadership, la France peut jouer dans les affaires du monde un rôle sans commune mesure avec les 4% que représente sa population. Mais bien sûr à condition d’en avoir la volonté. La France est la cinquième puissance économique ; elle forme encore avec l’Allemagne le moteur de l’Europe ; elle a développé un authentique réseau de solidarité avec les pays de l’Afrique et de la Méditerranée. Elle peut donc encore écrire l’histoire, car elle reste un pays d’influence non seulement régionale mais globale.
Mais la puissance dépend des ressources : ressources militaires, ressources économiques, mais aussi ressources culturelles. Nous n’avons pu aborder, pendant cette année, la question militaire, qui suscite actuellement beaucoup d’inquiétudes. Nous avons surtout étudié les ressources économiques de notre pays, ainsi que la façon dont la culture française, non seulement est présente dans le monde, mais conditionne notre réaction vis-à-vis du monde.
* * *
Pour évaluer les ressources et la puissance de la France, un préalable s’impose. On ne peut parler de la France dans le monde sans parler de l’Europe, de la position de la France en Europe, et de celle de l’Europe dans le monde.
Jean-Louis Bourlanges, ancien député au Parlement européen, nous a montré comment les pères de l’Europe, Jean Monnet et Robert Schuman avaient poursuivi des visions différentes : l’Europe de Jean Monnet se voulait universaliste, définie par son attachement aux valeurs universelles et aux droits de l’homme ; celle de Schuman tendait à reconstituer l’Empire carolingien, une entité à la fois chrétienne et laïque, spécifique et forte. Ces visions différentes ont pu coexister et ont permis une construction historiquement remarquable. Mais, depuis la chute du communisme, l’Europe universaliste se dilue dans le monde, tandis que les pays d’Europe réagissent différemment aux nouvelles exigences de compétitivité économique : réaction keynésienne trop souvent en France, réaction ricardienne en Allemagne.
La question européenne a été évoquée bien sûr par les responsables économiques que nous avons entendus. Tous les chefs d’entreprise nous ont dit que la Commission européenne et ses services devraient évoluer et prendre ses distances avec une conception trop dogmatique du marché unique, qui privilégie systématiquement la concurrence et le consommateur par rapport à la solidité industrielle et au producteur – c’était en particulier l’idée de Jean-Louis Beffa. Retrouver, en somme, l’idée de Schuman, d’une Europe qui veut être forte parce qu’elle est plongée dans le monde, mais sans nécessairement s’y diluer. Et sans retomber dans le protectionnisme, qui, dans la compétition, selon une expression citée par Philippe d’Iribarne, « ne protégera pas les perdants, et ne fera que paralyser les gagnants ».
Le domaine de l’énergie, à l’origine de la construction européenne, est une illustration tragique des incohérences européennes, mais aussi françaises. Colette Lewiner nous a montré combien ce secteur, dans lequel notre pays a une forte position historique et des acteurs industriels performants, est menacé par l’absence d’une politique européenne. Alors que les États-Unis retrouvent avec le gaz de schiste une compétitivité inattendue, la Commission est obsédée par la perfection concurrentielle et l’exemplarité climatique. Tandis qu’en France les a priori idéologiques pèsent plus lourd que la rationalité économique.
Madame Dora Bakoyannis, ancienne ministre des Affaires étrangères de Grèce et membre associé étranger de notre Académie, nous a adressé un appel passionné à retrouver la flamme européenne. Elle a soutenu la nécessité de réformes draconiennes en Grèce, que ses compatriotes ont accepté, bon gré mal gré, afin de rester dans l’Europe et de conserver l’euro. Il faut donc que cette Europe continue à se construire, sur la base franco-allemande qui assure un certain équilibre des points de vue entre le Nord et le Sud : compléter l’unification monétaire ; accroître la coordination économique, budgétaire et politique ; aménager des systèmes de solidarité conditionnelle.
Mais Dora Bakoyannis, dont le mari a été assassiné par des terroristes en 1989, a surtout appelé notre attention sur le danger extrémiste, de droite ou de gauche. La montée d’une extrême-droite xénophobe et anti-européenne, en Grèce comme dans plusieurs pays européens – on l’a vu récemment – est très inquiétante. À tel point qu’il n’est plus impossible que les élections européennes, toujours favorables aux contestataires, ne donnent en 2014 une majorité aux mouvements anti-européens.
Il est sûr que la construction de l’euro, décidée dans une période de consensus européen, a été mise en œuvre à un moment de désunion et de scepticisme. Après la crise, peut-être verra-t-on ressurgir un besoin d’Europe. Mais les institutions actuelles ont du mal à répondre à ce besoin. En particulier la Commission, affaiblie par le principe d’un commissaire par pays.
Vous avouerai-je que sur le volet européen de nos travaux je suis resté sur ma faim ? Non que les communicants nous aient apporté des éclairages insuffisants, bien au contraire. Mais si chacun peut avoir son idée de l’avenir de l’Europe – fédéraliste ou non, intégrée à 28, ou avec un « noyau dur » plus restreint –, personne n’est finalement capable d’imaginer comment des intérêts nationaux aussi divers, dans un système de décision aussi compliqué, pourraient aboutir dans un horizon prévisible à des évolutions significatives.
Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Malgré la désaffection dont souffre actuellement l’idée européenne, la crise a conduit, au moins dans la zone euro, à des processus de coordination budgétaire et financière qui auront, je crois, des effets considérables à terme.
Mais l’Europe a besoin d’une nouvelle inspiration politique, et la France devrait y contribuer. Notre confrère Jean-Claude Casanova doit revenir sur ce sujet dans quelques semaines.
* * *
Abordant les ressources culturelles qui participent de plus en plus à la position internationale d’un pays et contribuent à lui donner ce soft power dont on parle tant, nous n’avons pas traité le sujet considérable de l’action culturelle de la France dans le monde, que notre Secrétaire perpétuel Xavier Darcos, président de l’Institut français, connait bien, et sur lequel il avait présenté une communication en 2012.
Notre compagnie n’est évidemment pas indifférente à la présence culturelle de la France dans le monde, et je voudrais saluer particulièrement notre confrère Jean Cluzel, qui fête aujourd’hui même ses 90 ans. Il a été à l’origine, il y a dix ans, de la création de Canal Académie, qui propose des milliers d’émissions à télécharger et dont la moitié des auditeurs sont à l’étranger.
Cette année, nous nous sommes intéressés à deux fondements traditionnels de la présence française dans le monde : la francophonie et le catholicisme, avant d’examiner deux secteurs d’activités culturels très différents : le cinéma et la gastronomie.
La France de jadis, même à ses heures les plus anticléricales, comptait sur les congrégations catholiques pour diffuser sa langue et sa culture à travers le monde. Nous avons demandé au cardinal Barbarin si la France était encore la « fille ainée de l’Église ». Citant Jean-Paul II et notre confrère le pape émérite Benoît XVI, il nous a confirmé que notre pays jouait toujours un rôle important dans l’Église universelle. Nous ne sommes plus en 1900 ou une religieuse catholique sur deux dans le monde était française – et encore une sur huit en 1980. Mais il demeure dans notre pays un élan missionnaire. Malgré l’apparente déchristianisation, un grand nombre d’initiatives témoignent de la vivacité de troupes moins nombreuses, mais plus dynamiques. Et on a vu récemment que la vision catholique de notre pays pouvait mobiliser des foules importantes.
Dans les ressources culturelles qui participent à l’influence de notre pays, la langue française est évidemment décisive. Amin Maalouf, notre confrère de l’Académie française viendra clôturer notre programme 2013 en nous disant ce que représente pour lui le français, langue de culture. D’ores et déjà, Jean-François Sirinelli nous a montré combien des publications limitées au français ont pénalisé l’école historique française dans les trente dernières années. À un moment où la possibilité pour nos universités de donner certains cours en anglais a créé une polémique inutile, un plan de soutien à la traduction en anglais des ouvrages français de sciences sociales serait sans doute aussi nécessaire que le soutien au cinéma français !
C’est à Jean-Jacques Annaud, notre confrère de l’Académie des beaux-arts, que nous avons demandé un état des lieux du cinéma français dans le monde. Alors que 95% des recettes mondiales des salles vont aux films américains, la France produit chaque année 270 films, deux fois plus que les États-Unis. C’est dire que notre spécialité est de faire des films que personne ne voit, à part un ou deux succès internationaux dans les bonnes années. Mais le prestige du cinéma français est intact, et les Chinois ont demandé à Jean-Jacques Annaud de tourner en Chine, en langue chinoise, avec des acteurs chinois, un film sur les problèmes d’environnement en Chine.
Le succès de cette politique de soutien au cinéma, au titre d’une stratégie d’influence culturelle, est donc indéniable, mais plusieurs de nos confrères se sont demandé si un résultat comparable ne pourrait être obtenu à moindre coût pour l’État, et sans toujours privilégier les films sans public.
Nous avons aussi invité Alain Ducasse à nous parler de la haute cuisine française et de sa position dans le monde. Si le prestige de cette cuisine est ancien, son succès actuel est dû à la fois à son souci d’excellence et à sa capacité à utiliser toutes sortes de techniques – de cuisson, de sauce – y compris empruntées à d’autres cuisines, comme la japonaise ou la chinoise. Et surtout, nous a dit Alain Ducasse, à la diversité des approches entre les grands chefs français, qui favorise l’innovation. Alors que l’intérêt pour la haute cuisine se développe partout, se former en France est un atout majeur pour les jeunes cuisiniers du monde entier, et la cuisine française reste inégalée.
* * *
Les échanges sur la présence de la France, tant sur le plan politique que culturel, ont évidemment souligné l’importance des ressources économiques, c’est-à-dire de la vigueur économique de notre pays.
Les statistiques font toujours de la France le 5e PIB, le 6e PIB par habitant parmi les grands pays, le 6e pays exportateur.
Mais sa puissance économique est menacée, nous le savons bien, et l’évolution depuis dix ans est préoccupante. D’abord son poids relatif va forcément diminuer, à mesure que des pays émergents beaucoup plus peuplés rejoignent les pays industriels. Surtout, la compétitivité française s’est considérablement érodée, notamment par rapport à l’Allemagne et aux pays de l’Europe du Nord, provoquant un déficit important de notre balance commerciale, une croissance faible et un chômage élevé.
À l’initiative de notre confrère Yvon Gattaz, président de la section d’Économie, notre Académie avait organisé en septembre 2012, juste avant la parution du rapport Gallois, un entretien sur la compétitivité de l’industrie française, auquel avaient participé Louis Gallois lui-même, Jean-Louis Beffa, Anne Lauvergeon, Christian Saint-Étienne et le ministre Arnaud Montebourg. Le diagnostic avait été unanime, et c’était finalement celui du rapport Gallois : une montée sensible, entre 2000 et 2010, de nos coûts salariaux unitaires (charges comprises), alors que les coûts allemands restaient inchangés ; une asphyxie de nos entreprises, dont les marges sont de dix points inférieures à celles de leurs concurrents européens ; et dans un cercle vicieux, un déficit de recherche, d’innovation et de dynamisme sur les marchés.
Les chefs d’entreprise que nous avons entendus cette année ont tous, malheureusement, confirmé ce diagnostic. Mais l’un des paradoxes de la situation française est qu’en dépit de cette situation générale peu enviable, beaucoup de nos entreprises ont pu, au cours des trente dernières années, bénéficier de la mondialisation pour acquérir des places de leaders mondiaux dans leur secteur. Et la France compte davantage de ces entreprises leaders que l’Allemagne ou le Royaume-Uni.
Il nous a paru intéressant d’entendre un certain nombre de ces patrons d’entreprises. Maurice Lévy est venu nous parler de l’aventure de Publicis, Jean-François Dehecq de celle de Sanofi, Christophe de Margerie de Total, le seul « major » pétrolier non anglo-saxon, Michel Pébereau de la position mondiale des banques françaises, Patrick Thomas de celle d’Hermès dans l’industrie du luxe, Henri de Castries de l’incroyable expansion d’Axa, Pierre Gattaz de Radiall, leader mondial de la nouvelle génération ; Geoffroy Roux de Bézieux nous a parlé de son expérience d’entrepreneur, et Bruno Lafont nous présentera, en décembre, la nouvelle étape de Lafarge.
Ces communications ont reflété une grande richesse de parcours et d’histoires. Elles ont aussi dégagé un certain nombre de conclusions communes, que je vais m’efforcer de résumer ici.
Alors que ces entreprises ont pu devenir mondiales grâce à leur succès en France, la part de la France dans leurs chiffres d’affaires, et surtout dans leurs bénéfices, est devenue très minoritaire depuis vingt ans. Ce serait donc une complète erreur de perspective de voir leur réussite comme la négation de cet état inquiétant de l’industrie française que nous venons d’évoquer.
Malgré ce décalage entre leur position mondiale et leur situation française, ces entreprises restent très attachées à leur patrie d’origine, avec des centres de recherche, des états-majors qui donnent à notre pays et à nos compatriotes des possibilités inégalées. Cotées à la bourse de Paris, elles sont considérées par les marchés comme des valeurs françaises, quelle que soit la répartition mondiale de leurs activités. Elles souffrent donc, comme les autres, du jugement actuellement très sévère porté à l’étranger sur la France. Leur gouvernance, leur fonctionnement même, la façon dont elles peuvent intéresser financièrement leurs collaborateurs internationaux, dépendent aussi de la législation française. À coté de la compétitivité du « site France » (pour traduire le fameux « Standort Deutschland »), il faut aussi défendre la compétitivité du « siège France », parfois mise en cause pour des raisons de pure politique intérieure, indifférentes aux répercussions sur nos activités internationales.
Quand nous avons demandé à ces chefs d’entreprise quelles avaient été les clefs de la réussite de leur entreprise, les réponses ont été étonnamment parallèles.
D’abord une vision et une ambition simple, claire et partagée, dans une entreprise unie par des valeurs et une culture forte. Ces valeurs sont exprimées de façon différente selon les entreprises, mais elles rejoignent les thèmes énoncés par Jean-François Dehecq : performance, courage, audace raisonnée, innovation et créativité, respect des autres et solidarité. Patrick Thomas, avant de nous parler du luxe dans le monde, nous a surtout décrit Hermès comme une entreprise humaniste, unie par des valeurs, dont l’obsession de la qualité et le respect des collaborateurs et du client.
Ensuite, tous reconnaissent qu’il faut prêter la plus grande attention aux diversités culturelles du monde. Dans la publicité, activité inventée et dominée par les Américains, Publicis a été obligé pour réussir de contourner l’hostilité affichée des Français pour la « réclame » et a développé un style décalé, convenant bien à notre pays. Mais lorsque l’entreprise a voulu transposer le modèle français dans ses acquisitions internationales, l’échec a été complet. Elle en a tiré les conclusions avec son slogan : « Vive la différence ! ».
Conserver partout les valeurs de l’entreprise, faire partager son projet par tous, mais aussi tenir compte de la diversité des cultures : tel est bien le défi de l’entreprise internationale qui réussit. À cet égard, être français est plutôt un avantage, notre culture accueillant la diversité plus facilement que les cultures américaine ou allemande, par exemple.
Enfin, contrairement à une idée trop répandue, les réussites françaises ne se produisent pas seulement dans des industries anciennes. Certes, Air Liquide, Saint-Gobain ou Lafarge renvoient à des inventions des siècles précédents et ont une longue histoire de succès d’abord national puis international. Mais Sanofi est née en 1973, pour atteindre quarante ans plus tard le 6e rang mondial. Et, dans un secteur certes ancien, mais très renouvelé, l’ancienne Mutuelle de Rouen est devenue en une trentaine d’années, grâce à la vision de Claude Bébéar, le leader mondial de l’assurance.
La plupart de ces réussites sont dues à des initiatives privées, mais l’État a été tout de même à l’origine de certaines d’entre elles. Total a pu devenir le « major » français grâce au soutien d’abord, puis à l’effacement intelligent de l’État. Et Sanofi a été créée à l’initiative d’un grand serviteur de l’État, Pierre Guillaumat, souhaitant qu’une activité industrielle innovante prenne le relais d’un gaz de Lacq dont il savait déjà que les années seraient comptées.
Nous avons demandé en outre aux chefs d’entreprises s’ils avaient souffert de cette « exception française » qui semble rendre plus difficile l’adaptation de notre pays aux réalités mondiales. Sur ce point aussi leurs témoignages concordent. Dans leurs entreprises, les collaborateurs français ont des niveaux de compétence, d’adaptabilité et d’engagement au moins égaux et souvent supérieurs à ceux observés dans d’autre pays. Et quand il s’agit de traverser une période difficile ou de donner un coup de collier, ils sont prêts à le faire, pourvu que leur soit tenu un langage de vérité.
Sans méconnaître l’extrême difficulté de l’action politique, plusieurs de nos communicants ont regretté de ne pas entendre davantage ce langage de vérité au niveau national, où se situent les blocages qui paralysent notre compétitivité économique.
* * *
Tous les sondages le montrent : c’est en France que le niveau d’acceptation de l’économie libérale de marché est le plus bas et que la peur devant la mondialisation est la plus forte. Cette situation est-elle due aux circonstances, ou faut-il en chercher les causes profondes dans l’identité culturelle française ?
Jean-Pierre Dupuy, dans sa communication, a fait remonter l’incompatibilité d’humeur entre la France et le marché à Jean-Jacques Rousseau. Que le marché ait sa dynamique propre et ne soit pas déterminé par la volonté des citoyens est insupportable à ceux qui veulent construire la cité démocratique idéale.
Plusieurs de nos confrères ont remarqué que Rousseau ne représentait pas toute la pensée française : de Benjamin Constant à Raymond Aron, la France a eu d’excellents représentants de la pensée libérale. Mais il faut bien reconnaître que l’idée de la souveraineté du marché n’est guère acceptée dans notre pays actuellement. À vrai dire, après les excès auxquels ont conduit les théories de l’école de Chicago sur la perfection des marchés financiers, on peut se poser de sérieuses questions. Faut-il vraiment faire confiance à l’auto-transcendance du marché ou, au contraire, le considérer seulement comme un instrument de gestion économique, de loin le plus efficace, mais aussi capable, si on ne le contrôle pas, des plus grandes dérives ?
Philippe d’Iribarne, qui a étudié dans les grandes entreprises internationales le comportement des collaborateurs de différents pays, voit l’originalité française dans notre conception de la liberté. Ce n’est ni « le droit de faire ce que je veux avec ce que je possède » – selon l’approche anglo-saxonne –, ni le droit de participer aux décisions collectives – selon une logique allemande et kantienne –, mais c’est plutôt la possibilité de jouer son rôle dans la société sans devoir s’humilier dans la subordination. Le Français remplit sa fonction, non par obligation contractuelle vis-à-vis de son employeur, ni par souci de l’harmonie collective, mais par désir d’accomplir librement ce qu’il estime être l’honneur de son métier.
Les enquêtes internationales sur l’attitude des Français vis-à-vis du travail, que Dominique Méda nous a présentées, sont assez cohérentes avec cette analyse. Elles montrent que les Français, contrairement à ce qu’on imagine souvent, attachent plus d’importance au travail que les autres Européens. Mais comme ils ont une demande plus forte de se réaliser dans le travail, ils sont parmi les plus critiques sur la façon dont ce travail est organisé et sur ce qu’il leur apporte, et finalement les plus désireux de diminuer la part du travail dans leur vie.
Je ne crois pas qu’il y ait là contradiction avec ce que nous ont dit les chefs d’entreprise sur la capacité de mobilisation de leurs collaborateurs français. Car, si l’on suit l’analyse des sociologues, il s’agit bien d’entraîner avec soi des hommes et des femmes particulièrement désireux de conserver leur liberté et leur fierté.
Bien des entreprises parviennent à créer ce sentiment d’une œuvre commune : c’est l’une des clefs de leur succès. Mais d’autres entreprises, qui n’ont pas su, ou pu, anticiper les évolutions, n’y parviennent pas. Et c’est malheureusement encore moins le cas pour notre pays dans son ensemble.
En témoignent les difficultés que nous avons à réformer nos systèmes publics. Françoise Gri nous a fait part de son expérience d’un marché du travail dont les rigidités et les blocages sont bien connus.
Privilégiant à l’excès ceux qui ont un emploi permanent au détriment de tous les autres, le marché du travail décourage la jeunesse et contribue fortement à ce sentiment collectif que l’avenir sera moins bien que le passé. D’autres pays ont su éviter le niveau de chômage qui est le nôtre depuis quarante ans, dans des conditions économiques et sociales pourtant comparables. Mais les a priori idéologiques ou le désir de conserver des systèmes faussement protecteurs semblent encore plus forts que l’évidence des meilleures pratiques. Et je suis persuadé que la peur du changement qui tétanise notre société est largement due à la persistance d’un chômage élevé, que l’on observe depuis quarante ans et qui est précisément le résultat paradoxal des volontés de protection et de « traitement social » du chômage.
Jean de Kervasdoué nous a parlé du système français de santé, dont la qualité est indiscutable, et qui assure à chacun d’entre nous un accès aux soins extrêmement libéral. Mais ce système est parmi les plus coûteux du monde, et consomme près de 12% de notre PIB. Et le vrai scandale est que nous finançons ces dépenses de santé par la dette, en en renvoyant consciemment la charge, par le mécanisme de la CADES, aux générations futures !
Les comparaisons internationales, en matière de santé, ne fournissent pas de solution simple : le système largement privé des États-Unis coûte encore plus cher, pour une efficacité très faible et une couverture limitée ; le système complètement étatisé du Royaume-Uni est nettement plus économe, mais au prix d’un rationnement qui nous semble, à nous Français, inacceptable. Il y aurait cependant beaucoup à apprendre d’autres exemples où une meilleure gestion du système assure un meilleur couple qualité-prix. Là encore, les a priori et le débat sur les principes s’opposent à l’adoption des meilleures pratiques.
* * *
Chers confrères,
Mesdames, messieurs,
Au terme de cette année de travail, pourra-t-on conclure en reprenant ces mots de Tocqueville – qui présida notre Académie : « La France constitue la nation la plus brillante et la plus dangereuse en Europe et la mieux qualifiée pour devenir un objet d’admiration, de haine, de pitié ou de terreur, mais jamais d’indifférence. »
Il faut admettre que le recul relatif de la France parmi les puissances mondiales lui épargne désormais la haine et la terreur, et qu’au sein de l’Union européenne ses partenaires lui reprochent rarement d’être « dangereuse ». Si de telles aspérités se sont émoussées, les mérites énoncés par Tocqueville n’ont pas perdu toute leur saillie, loin s’en faut, et ils nous préservent heureusement de toute « indifférence ».
Oui, la France peut continuer à jouer un rôle dans le monde. Non en s’appuyant sur la seule grandeur de son passé, ni en faisant fi des critiques extérieures ou en cultivant de façon narcissique l’exception française. Mais en tirant parti des évolutions du monde pour mieux se renouveler.
Il lui faut retrouver sa compétitivité économique, aujourd’hui en grave danger, et rétablir un consensus social minimum. Il lui faut regarder hors de ses frontières, pour s’inspirer des meilleures pratiques et des exemples de réussite. Dans cet effort, le rôle des leaders politiques est évidemment essentiel pour donner aux Français une vision de leur avenir, une vision réaliste et ambitieuse. Mais c’est l’ensemble des institutions de notre pays, entreprises, syndicats, médias, cercles de réflexion, qui doit y participer. Et bien sûr notre Académie dont la mission reste d’éclairer l’avenir, en expliquant le passé et en étudiant le présent, et de participer ainsi aux grandes réflexions de notre temps.