L’idée de théologie « scientifique »

Séance du lundi 3 novembre 2014

par M. Philippe Cappelle-Dumont,
Membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

 

 

L’intitulé de cette communication semblerait encourir une disqualification comparable à  celle que Heidegger avait réservée, non sans puissance métaphorique, à l’idée de « philosophie chrétienne » : hölzernes Eisen  (du fer en bois) [1] » – et devoir avouer son inanité devant l’argument d’incompatibilité entre deux mondes de discours. En matière théologique, on s’attendrait volontiers à ce que les qualificatifs résonnent d’emblée de façon mystique, dogmatique ou liturgique. Mais que la théologie ait, depuis les temps immémoriaux, assumé vigoureusement voire fièrement, le vocabulaire de « science », loin de secréter une antinomie, la question tout à la fois préjudicielle et périlleuse qu’elle lègue cependant encore concerne le champ sémantique affecté à un vocabulaire historiquement  soumis à une flexibilité rare.

 

Problématique

 

A titre introductif, on pourrait fonder l’idée apparemment sauvage de théologie scientifique en suivant analogiquement la façon dont, relisant Fichte et Hegel,  Heidegger caractérisait la  « philosophie scientifique » :  « Dans l’intention d’une philosophie ‘scientifique’ vit encore un  élan de la philosophie elle-même, celui de parvenir à  sauver ce dont il s’agit à proprement parler avec elle, de le sauver face au n’importe quoi où sombre de plus en plus arbitrairement la façon de penser des visions du monde, qui consiste à défendre son opinion la plus étriquée qu’on cherche à imposer par tous les moyens [2] ». La vertu que Heidegger estimait ainsi pouvoir  reconnaître à la « philosophie scientifique » doit pouvoir concerner ce qui est appelé ici « théologie scientifique » : non pas imposer une vision du monde (Weltanschauung) ou soumettre le monde empirique  à une sphère de croyances intemporelles, mais « sauver ce dont il s’agit à proprement parler ». Cette trajectoire éloigne de la partition jouée par une certaine canonicité scientifique : à la science revient la certitude, au titre de l’épreuve par les faits ; aux autres disciplines, telles la philosophie et la théologie revient la seule opinion  ou la position vaguement subjective. Cette trajectoire que nous voulons emprunter récuse en amont et binôme faible de l’école néo-kantienne : « royaume des faits/royaume des significations ».

On  se souviendra, en prolongeant, de la critique que Hegel, dans la célèbre Préface  à la Phénoménologie de l’esprit, adressait aux sciences mathématiques et aux sciences historiques : manquer le « temps » ! …  et l’on comprendra que soutenir l’idée d’une « philosophie scientifique » à laquelle la philosophie ne se réduit pas et, partant, d’une « théologie scientifique » à laquelle la théologie ne se réduit pas, implique aussitôt un moment crucial à l’égard des sciences elles-mêmes.

L’idée de « théologie scientifique »  a été ainsi récemment réactivée et explicitement revendiquée comme telle [3] par le physicien et théologien anglican Alister McGrath l’inscrivant dans un projet de recherche  inspiré par les travaux antérieurs du théologien protestant écossais Thomas Forsyth Torrance [4]. Son fort plaidoyer en faveur d’un dialogue entre science et théologie,  s’autorise du refus d’abandonner la nature  à la culture et à la science : pas plus qu’elle n’est une simple production culturelle, la « nature » ne saurait se soumettre aux seuls canons de la science moderne. Davantage : puisque la nature est toujours déjà prise dans un cadre interprétatif, alors s’installe la pertinence d’une articulation théologique de l’idée de nature avec celle de création. Un premier problème se pose ici de savoir ce qui distingue le concept théologico-chrétien de création de celui qui se trouve revendiqué dans d’autres religions. Pour McGrath, deux critères s’imposent à  cet égard : celui de la référence christologique qui indique le principe et le but de la création, et celui de l’ex nihilo [5]. Ce qui importe à  ses yeux, c’est que l’idée de création implique d’emblée un certain ordre à partir de quoi tout effort d’intelligibilité du monde est rendu possible. C’est ici la vieille idée de « théologie naturelle » qui resurgit, i.e. le discours qui affiche l’honorable prétention de lire dans la nature créée quelque marque permettant d’apporter quelque élément de connaissance sur  son Créateur.

Mais l’idée de théologie naturelle qui s’est répandue en Europe au XVIIIe siècle a pu  assumer deux conséquences contradictoires, certes non pas sans lien : l’une visant à étayer les affirmations de la foi chrétienne, l’autre tendent à la fondre dans l’idée de « religion naturelle », provoquant à peine deux siècle plus tard les refus célèbres d’un Karl Barth. Si McGrath prend malgré tout parti en faveur de  la théologie naturelle, c’est parce qu’il pose en même temps un contre-feu à l’avantage de la théologie protestante particulièrement constante dans l’affirmation d’une corruption totale de l’homme et du monde après le péché. McGrath intègre en effet la théologie naturelle dans la théologie de la Révélation par le moyen terme de l’idée de création, catégorie relevant d’une herméneutique déjà  théologique.

Nonobstant ses audaces et le courage spéculatif qu’il  atteste, ce dispositif laisse insatisfait puisqu’il laisse en suspens un second problème, tout à fait majeur,  qui est celui de la capacité rationnelle du sujet humain à se prononcer sur la nature à partir ce qu’elle donne elle-même. On se demande alors si l’absence de la philosophie  dans la réflexion de cet auteur ne finit pas par écraser la double exigence d’autonomie des investigations scientifiques et de leur confrontation avec le questionner radical qui en constitue depuis le grec, la tradition. On rappellera à ce stade que dans la Summa Theologiae, Thomas d’Aquin articulait la théologie philosophique – ce dont la raison fonde et dessine la trajectoire de pertinence  – et la théologie de la Révélation (doctrina sacra) de telle sorte que ce qui est dit « en raison » de la première se trouve accompli, jamais amalgamé, dans la seconde qui, elle, reçoit dans « la foi » ses propres principes de la science divine (scientia Dei et beatorum). Et  c’est assurément une constante cette fois de la théologie catholique que de laisser la raison humaine (sans le secours de la Révélation) à  ses capacités natives en vue d’un discours fondé, quoiqu’insuffisant, sur le monde. Il est à cet égard remarquable que, relisant la tripartition de la théologie chez le stoïcien Varron, saint Augustin ait justement caractérisé la théologie non pas comme un discours des poètes fabulateurs, non plus comme un discours politique de la cité mais comme « théologie physique ». Que la théologie puisse se prévaloir de quelque scientificité, cela passe en effet par la mise à l’épreuve de sa prétention à tenir un  discours sensé sur le « monde ».

Ce point de départ permettra aussi bien de congédier nettement l’idée de théologie comme « science positive » i.e. une théologie rivée au seul Positum scripturaire ; cette dernière notion ainsi comprise, largement exploitée par Husserl, renvoyait toute science expérimentale à sa « naïveté » première. Or, si la théologie n’est pas une science positive ou naïve, c’est parce que loin de se limiter au seul commentaire de sa positivité, elle puise les ressorts de son élaboration dans l’être-au-monde duquel elle participe. Dit autrement, elle n’est point une « science ontique » opposée à la philosophie comme « science ontologique » ; elle peut – ou  devrait – exhiber ses titres qui font d’elle aussi bien un discours  sur le monde.

 

« Theologia » comme « scientia »

 

La problématique étant ainsi posée, la théologie, telle que nous en resaisissons le concept, n’’est plus simplement déclinée selon sa seule étymologie grecque et l’usage qu’en fit son inventeur, Platon dans la République (379c) sous la forme « theologias »,  i.e. produire un discours sur le dieu à distance des mythes reçus, – mais selon le tournant décisif que lui imprima Abélard, i.e. comme un discours systématique, critique et rationnel de la foi inspiré par la foi. La question se pose donc maintenant de savoir comment le discours systématique de la foi peut être qualifié de scientifique et ainsi revendiquer de soi et à partir de ce qui le constitue i .e. la foi, les qualités qui font « science ».

Cette question fut posée dès les premiers âges de la théologie et traitée à l’âge d’or de la scolastique médiévale. Pierre Lombard dans ses Sentences répondit que la foi, en raison de ses différentes formes de propositions (prédications, Ecritures saintes) est objet de science, i.e. les vérités crues peuvent et doivent faire l’objet d’un savoir [6]. Et, dès avant Albert le Grand, se distinguaient deux méthodes de théologie : l’une qui se définit comme la parole de Dieu consignée dans les Ecritures, et l’autre, nouvelle, qui obéit au principe Credibile ut intelligibile ; Pour Thomas d’Aquin et ses pairs, la théologie devait  argumenter ainsi de deux manières :d’une part  ad defensionem et d’autre part en vue de l’élaboration du discours de la foi elle-même ; de ce second point de vue qui voulait honorer la « ratio scientiae », il  s’agissait, comme l’a commenté autrefois le Père Marie-Dominique Chenu, d’intégrer :1/ la démarche d’acquisition, de conquête, qui qualifie la science, à la démarche de la foi qui, elle, est reçue ; 2/ la demande  de savoir universel à la doctrine sacrée qui, elle, traite du particulier historique :  3/ la démarche de raisonnement qui, allant du plus connu au moins connu, maîtrise  ainsi son objet, à une démarche dont la caractéristique première est l’inévidence et le régime d’obéissance.

Ici intervenait la théorie de la subalternation ou, plus exactement de la « quasi-subalternation »,  Thomas d’Aquin dans la Summa theologiae (Prima pars, Q. 1, art. 2) donnant le Respondeo suivant :

« A coup sûr la doctrine sacrée est une science. Mais parmi les sciences, il en est de deux espèces. Certaines s’appuient sur des principes connus par la lumière naturelle de l’intelligence, telles l’arithmétique et la géométrie, etc. D’autres procèdent de principes qui sont connus à la lumière d’une science supérieure : comme la perspective à partir de principes reconnus en géométrie et la musique à partir de principes connus par l’arithmétique. Et c’est de cette façon que la doctrine sacrée est une science. Elle procède en effet de principes connus à la lumière d’une science de Dieu et des bienheureux. Et comme la musique fait confiance aux principes qui lui sont livrés par l’arithmétique, ainsi la doctrine sacrée accorde foi aux principes révélés par Dieu ».

De la « doctrine sacrée » à la « science de Dieu », il n’y a pas subalternation d’objet mais seulement de principes. En conséquence, la théologie, n’aura pas le caractère d’autonomie des sciences profanes subalternées. D’où l’expression thomasienne de « quasi-subalternation [7] ».

Cette théorie de la quasi-subalternation, on le voit, relevait d’un tour de force puisque saint Thomas y soutenait que  la scientificité de la théologie requiert le principe de la foi…  ce qui faisait dire au Père Chenu : « Cela même par quoi la théologie est science est ce par quoi elle est mystique [8] ». Mais il est non moins remarquable qu’ait été posée par Thomas  une continuité entre la Scientia dei et beatorum et la doctrina sacra.

C’est cette continuité qui sera mise en question voire mise en péril dès le début le 16è siècle. Un signe éclatant en est donné avec Descartes qui dès la première partie du Discours de la méthode écrit :

« Je révérais notre théologie et prétendais, autant qu’aucune autre, à gagner le ciel mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux plus doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme [9] ».

Pour Descartes en effet, point de cogitatio fidei : recevant les vérités révélées, on devrait être « plus qu’homme » pour être en mesure de les examiner. On peut comprendre cette incompétence humaine sur le fond de la distinction scotiste, relayée par Ockham, entre Potentia Dei absoluta et Potentia Dei Ordinata ; on aperçoit alors toute la trajectoire et sa fortune moderne qui placera la théologie et la raison philosophique en position d’étrangeté relative.

 

Entre rivalité et indifférence

 

La relation entre théologie et sciences a pu ainsi donner lieu dès avant la période moderne à un jeu alternatif entre rivalité et indifférence Que la théologie ait pu  se prétendre aux temps moyenâgeux « reine des sciences », et science par excellence en vertu d’une reprise de l’ordre aristotélicien des savoirs – lequel culminait dans la théologie philosophique -, cette prétention s’est déplacée dans une rivalité parfois mimétique vers les sciences physico-mathématiques mais aussi vers les sciences historiques naissantes. Il faudrait alors relever, chose impossible ici, les différents types de médiations historiques par lesquelles l’équation médiévale entre la théologie et la science  s’est progressivement effacée, tels le passage à  une théologie  décléricalisée, ou bien encore le fossé croissant entre sagesse et savoir, ou encore not the least, la perte, dès Luther et avec Descartes, de la représentation analogique des rapports Dieu/Monde. L’un des marqueurs les plus puissants en sera la tentative d’élaborer ce qui fut appelé dans un sens précis la « théologie physique » et dont l’intention, qui s’atteste à partir du XVIIe siècle, consistera à soutenir le discours théologique par des données scientifiques. S’il ne recoupe guère celui, scolastique, de la « théologie de naturelle », il  en garde cependant l’ambition de solliciter la raison à même ses seules ressources. De Leibniz  à Boyle et à Bentley, il s’est agi, en effet, de produire une théologie capable de mettre en évidence la sagesse du Dieu révélée par la preuve des merveilles de la nature. C’est que la Providence doit être lisible dans les phénomènes, notamment les corps organisés tels que, tout spécialement, l’organe de la « vue »  en lequel  se reflète la gloire du Créateur et par lequel s’offre le spectacle de la Création. Pour le dire conformément à un usage métaphorique  alors naissant, le livre de la nature ne pouvait que plaider en faveur du livre de la révélation : de l’un à l’autre, il convenait de lire, de comprendre et d’interpréter. Une telle ambition voulait certes se nourrir des progrès de la physique expérimentale mais aussi des tout premiers développements de la science démographique porteuse d’une vision téléologique de la nature [10].

Le monde théologique protestant, face à cette même ambition, ne sera pas en reste ; il lui  apportera maints titres de noblesse avec le thème central de la « physica christiana ». Comenius, interlocuteur momentané de Descartes, faisait, à l’instar des « chrisianissimi philosophi », du texte des Ecritures saintes une clef permettant de  connaître le monde physique. Qu’est-ce alors que la physique du « Physicus Christianus »  si ce n’est une réponse systématique et convenante à la demande de finalité de la connaissance et de l’explication causale ?

Mais les critiques successives de Rousseau [11] et de Kant [12] visant l’équivalence entre une conception téléologique et une visée théologique [13] ont brisé tout espoir de fonder une théologie physique. Le véritable tournant kantien, qui ouvre un champ a priori  indépendant de toute empirie, ne pouvait que barrer la route empruntée vaillamment par Newton (dont 70% de l’œuvre, on peut le rappeler, est de théologie), menant de la physique à la théologie. Désormais, ce  ne sera plus la cosmologie qui orientera vers la découverte de la transcendance, mais le principe anthropocentrique  accordé au primat de la liberté raisonnable. La question de savoir si s’enracine là même la pratique de distance que des scientifiques revendiqueront eux-mêmes entre le possible et le souhaitable de la recherche scientifique, sera, quoique qu’importante et à maints égard décisive, laissée ici en suspens. Nous ferons seulement observer qu’avec le baron d’Holbach et son » Système de la nature », le coup de grâce sera donné : en ne voyant dans la théologie qu’une procédure métaphysique, qu’elle soit de facture mythologique [14] ou spéculative, celui-ci en détachait tous les ressorts de la chair du monde : «  La théologie rejette l’expérience et le témoignage des sens, elle méprise la raison, prétend la subjuguer et la soumettre à l’imagination [15] ».

Toutefois, si l’horizon mystique qui était celui des fondateurs de la science moderne aux XVIe et XVIIe siècles, et leur attachement à  décrypter dans le livre de la nature, le sceau de Dieu, étaient brisés, la situation alors créée ne détruisait pas, parfois même, renforçait les sphères d’intérêt théologique pour la science. Outre les tentatives institutionnelles de réintégrer la science dans le cadre des affirmations orthodoxes  et de prévenir par la censure, ses choix blasphématoires, la théologie, mobilisait ses ressources pour honorer la détermination scolastique des praeambula fidei,  allant jusqu’à une attitude défensive.

Plusieurs modèles de rapports théologie/science vont en réalité s’installer avec plus ou moins de fortune entre les XIXe et XXe siècles, cherchant à intégrer la nouvelle conception du monde en comme « histoire ». Si l’idée d’une histoire universelle et d’un progrès historique n’émane guère de la science mais trouve ses racines et nombre de ses développements dans le christianisme principalement [16], la théologie, reprenant ce qui lui appartient, ne pouvait plus se penser à la remorque ni des découvertes scientifiques ou des épistémologies qui en revendiquaient l’intelligence. Ainsi l’exploitation du  thème de l’ « évolution » par  la zoologie au XIXe siècle constituera un paradigme permettant de rendre compte de la diversité des pratiques scientifiques : le monde se déchiffre en science désormais non plus comme un livre mais comme un récit exigeant des grammaires qui expliquent le passage du simple aux systèmes complexes. La théologie a pu alors, à  ses risques et périls, s’allier à la science par la médiation du  concept d’ « histoire » pour tenter de former un récit compatible avec l’une et avec l’autre. Il est possible de relire à cette aune la tentative magistrale, inspirée notamment par Whitehead, d’un Teilhard de Chardin, mais en mettant  aussitôt le doigt sur le point de distorsion vite relevé qui concerne l’idée de « péché originel ».  On peut affirmer en effet que la résistance de l’orthodoxie religieuse à  cet égard aura été analogue à celle que les théologiens avaient pu exercer face aux théories déterministes de la mécanique, étant soucieux, en l’un et l’autre cas, de préserver à la liberté humaine tout l’espace qu’elle requérait à leurs yeux. Certes, un théologien comme Karl Rahner aura fait résonner une musique originale dans la même période, en s’ouvrant à la problématique de l’évolution, au titre d’une écoute théologique des lois de la nature.

Mais tout ce que Kierkegaard a pu  défendre de la différence chrétienne, son attachement  passionné à la liberté humaine y  compris celle de la foi – et tout ce que le théologien Hans sur von Balthasar a indiqué des réductions cosmologique et anthropologique demeurent parmi les plus grandes figures de style ayant préservé à la théologie sa source propre d’inspiration et d’élaboration : la gloire de Dieu. C’est dans cette même veine qu’un théologien catholique comme Louis Bouyer a pu faire valoir la puissance rituelle et liturgique dans la prise en compte du devenir monde (« cosmos ») [17]. L’originalité de sa thèse qui ne méconnait ni n’écarte la critique rationnelle grecque du mythe,  tient en ce que le monde doit sa consistance à l’activité divine à la manière dont la liturgie transforme, subvertit sans cesse les réalités déjà  là. La vérité du monde est alors indissociable de la vérité agissante de Dieu au jour le jour dans sa création.

La question se pose de savoir comment qualifier la création divine continuée et la créativité humaine dans ses différentes polarités disciplinaires, scientifiques, éthiques, philosophiques [18].

 

Conversation et vérité

 

Si la Tradition théologique possède, depuis la christianisation par saint Justin du  thème grec : Spermatikos logos et ainsi depuis la conjonction des schèmes incarnatoire et eschatologique, les déterminations les plus fondamentales de l’intérêt pour la science et les sciences ; elle en partage sous un mode qui lui est propre, la demande de vérité.

Or, le problème de la vérité s’est posé principalement, depuis la seconde moitié du 19è siècle, selon les canons de la culture scientifique. On accède à la notion de vérité scientifique par vérification incessante des hypothèses et mises à l’épreuve des théories. Mais cette pratique de la vérification exige aussitôt une épistémologie des modèles critériologiques que la communauté scientifique établit et exploite. Le concept-pivot du débat ici est le « doute » ; mais la question des frontières entre le doute méthodologique et le doute existentiel  s’y trouve sans cesse reposée.

L’homme de « science » est (devenu) un hésitant. Cette hésitation « scientifique » porte aussi bien sur le rôle que la notion de vérité peut jouer dans la pratique scientifique que sur la question de savoir si la science, dans son ordre propre peut en venir à déclarer quelque chose comme vrai. Contrairement aux prétentions héritées d’un scientisme abusif – résiduellement contemporain ! -, l’homme de science se révèle désormais scrupuleux, modeste et humble ; sa vertu d’humilité apparaît coextensive à l’impossible accès à la « Vérité » dont semble frappé son exercice. Les sciences et non pas seulement les scientifiques, semblent avoir de bonnes raisons de se placer à l’écart de tout fixation de la vérité lorsque, précisément, le principe qui les met en œuvre ne connaît de langue maternelle que celle de l’ « hypothèse » ; mais la disposition d’humilité devant la question de la vérité ne se réduit pas au jeu de l’hypothèse. Peu avant sa mort en 1996, Alistair Cameron Crombie (Oxford U.) a relevé dans un ouvrage important [19], les « styles de la pensée scientifique » qui ont prévalu au long de l’histoire de la pensée européenne et qui sont à ses yeux au nombre de six : la postulation mathématique, l’exploration expérimentale, la modélisation mathématique, la classification taxinomique, l’analyse statistique et la dérivation historico-génétique. Sur la base de tels travaux de facture exclusivement historique, Ian Hacking (Toronto U. et Collège de France/Paris), a cherché à faire valoir des types de critères déterminant les conditions de vérité propres aux domaines auxquels ils s’appliquent : puisque « chaque style de raisonnement introduit une nouvelle classe d’objets » et des « talents humains » propres : en mathématiques, la déduction méthodique en constitue l’expression supérieure. Dans les sciences de laboratoire, le talent réside dans  l’utilisation et la construction des instruments [20] ; dans les sciences classificatoires, ce talent tient à la capacité de construire des schémas taxinomiques. Cette approche constructiviste s’articule pour Hacking à l’exigence d’une prise en compte des systèmes évolutifs de l’espèce humaine ; elle aboutit à la mise en question de la vérité dans les sciences ou plus exactement à leur objectivité dès lors que leurs objets sont aperçus comme étant produits par des « styles » de raisonnement.

Cette approche correspond en réalité à une stratégie visant à fuir tout « en soi » de la vérité dont une inspiration surhumaine viendrait révéler le trait, – ce au bénéfice d’une historicisation quasi génétique de ses modes d’apparition ; une telle stratégie s’achève dans la thèse selon laquelle « la réalité a plus à  voir avec ce que nous faisons dans le monde qu’avec ce que nous pensons à son égard [21] ». En ce cas,  la position réaliste consistant à tenir pour vraies les théories scientifiques, se trouve supplantée par celle selon laquelle la fausseté des lois est une équation fondamentale de la recherche scientifique de la vérité. Il n’y a alors rien d’étonnant dans les conclusions de Hacking pour qui  « l’idéal de la science » n’est point l’unité mais la pluralité absolue.

Nous n’avons certes pas à  discuter ici des enjeux épistémologiques des sciences mais à  relever la part d’irréductible que comportent les histoires de chacun des ordres de rationalités dans l’accès à la question de la vérité.  Si la question de la vérité en philosophie se dit par radicalité d’un questionnement universalisable ainsi que par l’humilité de l’écoute de ce qui est là, on peut parler non moins d’une « vérité esthétique, » en distinguant l’acte qu’elle exprime, celui d’une reconfiguration symbolique – picturale, musicale, architecturale… – du monde. Si ces trois ordres de vérité croisent voire se saisissent (sans en mesurer toujours la portée) des structures théologiques (Création Eschatologie …), la question à poser ne concerne pas seulement la caractérisation de l’ordre propre de la « vérité théologique », mais aussi celle de l’articulation de ces vérités, au bénéfice de l’élucidation même de la vérité. [Cette articulation n’est pensable que sur fond d’une alliance première qui n’est pas sans rapport avec la constitution du monde [22]. Or cette alliance en pour la théologie est d’abord un événement : « Je suis la vérité » (Jean, 14,6). C’est précisément parce que la vérité théologique est – si je puis dire – « essentiellement » historiale et événementielle (i.e. le Dieu qui sauve) qu’elle se rend prête à  accueillir l’itinéraire propre des autres ordres de raisons. Il y ainsi dans ce trait ce que Thomas Forsyth Torrance appelait la disposition dialogale de la théologie et que nous pourrions plus radicalement encore appeler le principe kénotique de la théologie.

Le débat pourrait être ici instruit par le conflit historique et paradigmatique qui a généré, à la fin du 19e siècle, la crise moderniste dont nous ne sommes sans doute pas encore sortis, crise qui peut se résumer en la mise en scène d’une alternative finalement artificielle entre la raison historico-crique et l’affirmation dogmatique entre – pour reprendre le divorce bultmannien entre le « Jésus de l’histoire » et le « Christ de la foi ». La rédaction des célèbres « histoires de Jésus » au XIXe siècle qui se voulaient plus scientifiques que les christologies classiques, se sont révélées in  fine lourdes de présupposés philosophiques et non moins romantiques. Au total, si l’on voit mieux comment les sciences historiques ont dû repenser leurs prétentions épistémologiques, on peut relever non moins comment la raison dogmatique a dû intégrer les exigences de la condition historiale du discours et même tirer bénéfice de l’exégèse historico-critique tant blâmée dans certains milieux à côté des autres méthodes et approches telles que les a reormulée en 1993 le document précieux de la Commission biblique pontificale intitulé : « L’interprétation de la Bible dans l’Eglise ».

 

Conclusion

 

Nous avons contesté et congédié chemin faisant, outre l’idée de théologie comme « science positive », deux types de théologies scientifiques : l’une qui se fonde sur la possibilité d’une herméneutique de la nature en termes de création, l’autre qui s’appuie ou cherche à s’appuyer sur des convergences thématiques ou schématiques  (croyance, progrès etc), en réalité fragiles, avec les discours de science. Il nous faut donc entendre autrement une telle expression pour autant qu’elle désigne un incessant programme de travail : en premier lieu,  il  s’agit d’une théologie instruite par la philosophie sur les ordres de raisons et les différents jeux de catégories qui les accompagnent, et ainsi préservée des raccourcis naïfs allant de la « science à  la théologie » e aux Ecritures sacrées ; en second lieu, une théologie capable, en vertu  de sa disposition mystique, de recueillir positivement  l’itinéraire et les errances de la quête scientifique en ses principes propres de vérification : dans les sciences de la nature par le rassemblement des observations factuelles macro- ou microscopiques ; et dans les sciences humaines, par le rassemblement des résultats en matière d histoire de rédaction des textes de critique textuelle,  de clôture canonique   ; en troisième lieu, une théologie tenue de faire valoir ses titres propres dans l’intelligence de ses objets et des choses du monde, là où, précisément et gravement, il  en va de ce qui la constitue : la foi, l’espérance et la charité [23].

 

En manière d’ouverture, deux thèses conjointes.

  1. Chaque ordre de vérité – théologique, scientifique, philosophique, esthétique – trouve dans les trois autres un motif qui concerne son propre accès à la vérité. On ne saurait donc valider l’idée selon laquelle la théologie pourrait ou même  voudrait disposer de normes hors-monde permettant de disqualifier les chemins d’accès mondains à l’intelligibilité du monde (nature, humain, divin). Et inversement ! C’est que la croyance, la vérification méthodologique, l’universel du questionnement, la configuration symbolique du monde déterminent des processus d’affirmations et d’interrogations qui retentissent, mutatis mutandis, auprès de chacun d’eux

  2. Seconde thèse ici esquissée : que la personne divine incarnée i.e. temporelle soit « Vérité » cela constitue aussi un paradigme pour la notion de vérité elle-même. Révélant, en la réalisant, l’alliance divino-humaine, le Médiateur donne un prix nouveau aux médiations et aux structures différenciées par quoi opère la quête humaine de la vérité (Fides et ratio). Alors la question se retourne cette fois entièrement : loin de subir les affirmations de vérités (scientifique, philosophique) la théologie les sollicite  jusqu’en leur point (auto)critique, i.e. jusqu’en leur point de silence. On  pourrait ici dans une formule concise tenir que la théologie négative (qui assume la distance de l’affirmation)  dialogue avec la science négative (qui assume l’affirmation théorique) en passant par la médiation philosophique qui assume nativement l’écoute et l’interrogation.

 


[1] M. HEIDEGGER, Einführung in die Metaphysik, GA 40, 1983, p. 9. Dans un autre texte, il écrit non moins métaphoriquement : « …une ‘philosophie chrétienne’ dépasse en absurdité la quadrature du cercle » Nietzsche II, Neske, 1961, p.132 ; trad.fr. Nietzsche II, Gallimard, 1971, p.108

[2] Ibid. Apports à la philosophie. De l’avenance, traduction française : Fr. Fédier, Gallimard, 2013, p.56

[3] Alister McGRATH, A Scientific theology, Vol. Nature, Wm. B. Eerdmans Publishing Company, 2001

[4] Thomas F.orsyth TORRANCE, Theological Science, Oxford University Press, 1969 ; traduction française : J.-Y. Lacoste, Science théologique, Presses universitaires de France, 1990

[5] Ce dernier critère, contrairement à  ce que soutient McGrath, n’est pas exclusif du christianisme : cf. le judaïsme tardif et l’Islam qui se l’est approprié.

[6] « Les réalités qui sont cures avant d’être comprises ne sont pas entièrement ignorées puis que la foi  vient de l’ouïe ; elles sont cependant en partie ignorées parce qu’elles ne sont pas connues. Est donc cru ce qui st ignoré mais non entièrement,  et c’est de la même manière qu’est aimé ce qui est ignoré ». Pierre LOMBARD, Sentences, t.III, d.24, chapitre III, Grottaferrata, 1981, p.150

[7] « La science théologique est quasi-subalternée (quasi-subalternata) à la science divine, de laquelle elle reçoit ses principes. Sentences, Prologue a. 3, sol. 2.

[8] Marie-Dominique CHENU, La théologie comme science au XIIIe siècle, Vrin p.74.

[9] René DESCARTES, Discours de la méthode, Introduction et notes par Etienne Gilson, Vrin, 1970, p.53-54.

[10] Voir John LENG, Natural Obligations to believe the Principles of Religion and Divine Revelation (1719) in A  Defense of Natural and Revealed religion : Being and Abridgement of the Sermons Preached at the Lecture Founded by Robert Boyle, ed. G. Brunet, Pristol, Thoemmes Press, t. III 2000.

[11] Voir Jean-Jacques ROUSSEAU, Profession de foi du vicaire savoyard rééd. Flammarion, 2010.

[12] Rallié dans sa période précritique aux thèses favorables à la théologie physique défendues par le président de l’Académie de Berlin, Kant s’en écartera nettement dans la Critique de la Faculté de juger  (1790) : « Je dis que la théologie physique, aussi loin qu’elle être poussée, ne peut cependant rien nous révéler au sujet d’un but final (Entweck) de la création ; e effet, elle ne s’élève même pas à la question qui le concerne »., trad. fr. A. Philonenko, Vrin, 1989, §85, p. 246.

[13] « La téléologie physique nous pousse certes à rechercher une théologie, mais elle ne peut en reproduire aucune », ibid. p. 249.

[14] Paul-Henri d’Holbach, Système de la nature, ou des lois du monde physique et du monde moral, reprint : Genève, Slatkine, 1973 en un volume),  II, chap. II)

[15] Ibidem, Œuvres philosophiques, éditions Alive, 1998, t. II, p. 114.

[16] Sur les déterminations théologiques scolastiques médiévales de la science moderne, voir Amos FUNKENSTEIN, Theology and the scientific imagination  from de the late middle Ages to the XVIIth Century, Princeton, University Press, 1986 ; trad. française Jean-pierre Rothschild, Théologie et imagination scientifique, Presses universitaires de France, 1995.

[17] Louis BOUYER, Cosmos. Le monde et la Gloire de Dieu, Cerf, 1982.

[18] Dans sa thèse déjà ancienne (La création. Essai sur la liberté et la nécessité, l’histoire et la loi, l’homme et le mal, et Dieu, Genève, Labor et fides, 1980), Pierre Gisel situait cette créativité dans l’activité de relecture de la tradition, avouant ainsi une dette à l’égard de Paul Ricoeur.

[19] Alistair Cameron CROMBIE, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition: The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts. London: Gerald Duckworth & Company. 1995.

[20] Ian Hacking Concevoir et expérimenter, Paris, Christian Bourgois, 1989

[21] Ian Hacking, Representing and intervening. Introductory Topics in the Philosophy of Science, Cambridge, Cambridge University press, 1983, p. 17

[22] Voir Ilya PRIGOGINE et Isabelle STENGERS, La nouvelle alliance, Gallimard, 1978

[23] Ce fut la tentative magistrale et admirable de l’exégète allemand de la seconde moitié su XXe siècle, Rudolf Schnackenburg, auteur de « La personne de Jésus dans le miroir des Quatre Evangiles » que de rééquilibrer l’accès à la personne historique de Jésus par des considérants proprement théologiques, i.e. ayant directemetn rappprt avec les affirmations sur la communion du Fils avec le Père.

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