Séance du lundi 2 novembre 2015
par M. Ramine Kamrane
Début
Il serait long et inutile de dresser la liste des problèmes posés par la réactivation politique de l’islam, aussi bien dans les pays à majorité musulmane que dans les autres, où des Musulmans constituent une minorité plus ou moins substantielle. Ils nous sont familiers à tous et s’étendent du plus haut niveau de la politique internationale, jusqu’au quotidien le plus banal de la vie.
Les réactions contre cette situation se classent en deux groupes : diplomatiques et militaires au niveau international ; sociale et policière au niveau national. Là, il n’y a pas de différence à faire entre les pays à majorité musulmane et les autres. L’islam a joué un rôle actif dans la gestion de la vie commune et politique des sociétés musulmanes. Ce rôle allant de la participation au dialogue politique, à la prétention à gouverner. Rôle qui a été toujours relayé par le clergé musulman.
Origines
L’origine première, ou du moins lointaine du problème est recherchée dans la communauté musulmane première, du temps de Prophète qui y avait joué en même temps le rôle du guerrier, du juge et du prêtre. Le Coran et surtout la Sunna venant exprimer et stabiliser l’image de la communauté musulmane première.
Mais au-delà de cette référence de base, l’origine historique immédiate du problème semble claire : l’activation politique de l’islam ou, vu que cette religion a souvent été politiquement active, sa réactivation, surtout depuis la révolution iranienne. Cet événement a constitué un tournant fondamental dans cette affaire. Fondamental, parce qu’ainsi l’utopie islamiste, la création d’une entité politique islamique et dirigée par des religieux en plus, s’est réalisée. Il ne faudrait pas manquer de souligner que l’importance de cette révolution pour les islamistes, peut facilement se comparer à la révolution d’octobre pour les partisans du communisme.
Le problème
Mais quelle est la nature du problème ?
Quoique l’expression « théologico-politique » soit à la mode depuis plusieurs années, le problème de l’islamisme, tout en étant reconnu comme un complexe qui réunit ces deux aspects, est surtout classé comme religieux. On l’aborde sous l’angle de la religion musulmane. Il faudrait d’abord reconnaître que l’aspect religieux de l’affaire domine les esprits. Comment ne pas le prendre comme important et même le plus important, quand l’idiome dominant d’un mouvement est l’idiome religieux, les rituels religieux sont régulièrement au centre de ses actions, bref toutes sortes de références religieuses sont régulièrement exprimés par lui et qu’en fin de compte les religieux s’y trouvent particulièrement en vue et qu’ils peuvent même se trouver à sa tête.
A cela s’ajoute un choix épistémologique, somme toute plus courant qu’on ne le croit. Choix selon lequel la religion jouerait un rôle déterminant dans l’évolution des sociétés humaines, parfois celui de la dernière instance même. Naturellement son importance dans l’explication serait tout aussi grande.
En fin de compte, il y a le fait qu’en Occident où, quoi que l’on dise, sont produites bon nombre d’analyses concernant ce phénomène, l’aspect politique de l’affaire, celui qui concerne le régime politique et les rapports entre le religieux et le politique sont réglés ou essentiellement réglés depuis longtemps. Ce qui pose problème est une religion particulière et les gens qui posent problème se définissent avant tout par leur religion.
La solution proposée
La formulation de la solution dépend tout naturellement de la définition du problème. À ce niveau, on n’aborde presque pas le problème du régime politique ; c’est l’islam, l’aspect religieux du problème qui est abordé.
D’un point de vue général, deux solutions paraissent disponibles à ce niveau. La première est celle de la séparation et la seconde celle d’une adaptation de la religion à ce qu’on appelle la modernité et sur laquelle nous allons revenir. La première n’a pas de raison d’être en Occident parce que, comme nous l’avons dit, elle est acquise. Reste la seconde qui attire toutes les attentions. D’ailleurs, une fois le problème défini comme religieux, sa solution ne peut être autre que religieuse.
Comme la réactivation de l’islam consiste en une revendication de l’application de la Loi religieuse, avec différentes étendues. Les problèmes générés par l’islamisme provenant de cette attitude, le changement de la Loi est le but poursuivi. Ainsi, l’aspect juridique du problème est mis en avant et concurremment les dimensions théologique et ecclésiologique sont mises de côté.
On parle souvent d’une mise à jour de l’islam. C’est la vision en termes de progrès qui est ainsi mise en avant. On ferait ainsi parcourir à l’islam, si possible sur un court laps de temps, le chemin qu’il aurait dû parcourir de lui-même lors des siècles précédents. Bien que l’idée du progrès ne soit plus ce qu’elle était, elle se montre par intermittence dans le discours sur la réforme de l’islam.
Le mot clé de ce changement est la modernisation. Celui-ci étant pris dans le sens d’une acception première et restrictive : celle des Lumières et des droits de l’homme. Ce qui, malheureusement, a le désavantage de ne pas laisser la voie libre aux autres variantes de la modernité, celles qui n’ont rien de démocratique et libérale. Ainsi l’idée même que l’islamisme soit un phénomène moderne et non traditionnel est entièrement escamotée. La tradition étant déjà réduite à l’image de la société islamique première, la voie de changement qui s’étend devant les musulmans serait celle d’une modernité démocratique.
Naturellement, dans ce discours, même si cela n’est pas exprimé ouvertement et ce pour des raisons évidentes, le critère de la remise en forme et de l’approbation de la nouvelle version de la Loi religieuse, n’aurait en soi rien d’islamique et de traditionnel. Ce point, il faudrait le reconnaître, est régulièrement souligné par les adversaires de la réforme.
Ce qu’on cherche à faire est une nouvelle interprétation des sources premières. Cette conception de la réforme réduit son objet à un texte. Opération typique de travail intellectuel. Le problème est réduit à un problème avant tout textuel et ensuite il est soumis à un traitement discursif.
Ce discours modernisateur est bâti autour de deux axes : la rationalisation et la démocratisation. La rationalité du nouveau discours est censée en garantir la valeur et la portée. D’un autre côté, une attitude non pas proprement anticléricale, mais du moins a-cléricale est en général adoptée par les promoteurs de la réforme de la loi musulmane. Une situation où les fidèles décideraient eux-mêmes de la vérité religieuse et de la course que doit prendre l’évolution de leur religion.
Cela est souvent réuni sous la dénomination d’une sorte de “protestantisme”. Dénomination trouvant sa racine dans la pensée qui considère ce mouvement comme condition, initiateur ou promoteur de la modernité. Idée qui trouve son origine chez les philosophes allemands et les sociologues qui ont pris leur suite : rapport direct avec Dieu et élimination des intermédiaires. Le clergé qui monopolise de fait l’interprétation des sources religieuses et qui serait le grand obstacle sur le chemin de nos réformateurs, se trouverait ainsi écarté d’emblée, du moins sur le papier.
Nous avons constaté et constatons tous l’expansion constante du nombre des articles, émissions, publications sur ce sujet (islam moderne, islam des Lumières, islam tolérant etc.) Le nombre des candidats pour guider la réforme est à son tour loin d’être négligeable.
Pourquoi elle ne marche pas
De ces propositions de réforme qui fleurissent partout et qui ne manquent parfois ni de finesse, ni de justesse, aucune n’a abouti et ne donne même l’impression de pouvoir aboutir. On a d’un côté les discours réformistes, de l’autre le quotidien des musulmans pratiquants qui ou bien suivent les préceptes traditionnels en suivant les religieux traditionnels qui n’ont rien de progressistes, mais rien d’extravagant non plus; ou bien c’est le discours dynamique et vigoureux de l’islamisme militant sous ses diverses formes qui les séduit. Ces discours pouvant aller des prêches extrémistes jusqu’à l’application de la loi islamique par des groupuscules actifs ou même à travers l’appareil d’État, là où des islamistes ont réussi à s’emparer de cet appareil.
Cet échec ne provient pas des défauts de ces discours réformistes, mais du fait qu’ils ne s’intéressent en général qu’à proposer une nouvelle interprétation des sources sacrées.
Ces propositions se complètent par la dénonciation de l’autorité dans le domaine du religieux. Sans égard pour le fait que l’éclatement de l’autorité a constitué la caractéristique dominante de l’islam au cours des derniers siècles. Dénoncer l’autorité n’apporte rien de radicalement nouveau dans ce paysage et ne saurait constituer le remède au blocage qu’on croit déceler dans l’évolution de l’islam et qu’on compte ainsi éliminer.
La racine du problème de l’autorité en islam, autrement dit de la formulation dogmatique de l’autorité qui a débouché sur ce qu’on considère comme un blocage, se trouve dans la controverse sur le statut du Coran qui eut lieu au IXe siècle sous al Ma’moun et ses descendants (de 827 à 848, fin de la querelle).
L’autorité islamique était conçue à cette époque, comme c’est aussi aujourd’hui souvent le cas, comme une autorité totale où les composantes religieuse, juridique et politique n’étaient guère distinguées. Ce à la suite de l’exemple du Prophète.
Le Calife qui souhaitait rétablir son autorité qu’il considérait comme affaiblie, voulait exercer l’autorité suprême et sans partage pour dire la Loi. Pour ce, il lui fallait définir le statut du livre sacré de manière à ce que la définition de la Loi, essentiellement consignée dans ce livre, soit accessible à la créature mortelle qu’il était. Il souhaitait que le Coran soit définitivement déclaré comme “créé”. Ses adversaires qui voulaient à tout prix lui refuser cette autorité suprême insistaient sur le caractère non-créé du Coran.
L’enjeu suprême était au fond l’infaillibilité que le Calife voulait s’approprier et que ses adversaires lui refusaient. La querelle, qui a été d’une grande intensité, a enfin débouché sur l’échec total de la tentative califale. Étant donné que le seul modèle disponible d’infaillibilité était le charisme lignager représenté par l’Imam chiite et qu’aucun, ni le Calife, ni ses adversaires, ne souhaitait lui céder cette éminence, une autre solution a été trouvée.
Le caractère incréé du Coran exprimait au fond cette qualité. L’infaillibilité vivante n’étant de fait à la portée de personne, ceux qui souhaitaient empêcher son appropriation, l’ont investi dans le livre. La solution n’est pas une exclusivité islamique, on l’observe souvent auprès des groupes religieux qui ne peuvent réussir à gérer l’autorité religieuse ou qui la rejettent pour différentes raisons. La dictée divine n’est pas une spécialité islamique. De fait, en ce qui concerne l’islam, la sunna du Prophète, dont la mise en forme remonte justement à cette époque et qui est le complément du choix dogmatique concernant le Coran, est venu compléter le tableau et jouer le rôle du contexte et de cadre d’interprétation au Coran.
Le blocage que nous observons aujourd’hui trouve sa racine dans cette querelle. Tant que le problème de l’infaillibilité n’est pas réglé, l’autorité religieuse ne saurait opérer de manière pleinement opérationnelle. Qui plus est, la partition de l’autorité totale héritée des temps prophétiques, paraît très difficilement réalisable. Inutile d’ajouter que sans une telle partition, le type d’exercice de cette autorité, qu’il soit monarchique, oligarchique ou démocratique, ne saurait changer la situation et conforter une interprétation moderniste de l’islam. La limitation de l’autorité étant absente du schéma.
Le chiites qui suivaient l’autorité de l’Imam, contrairement aux sunnites qui sont censés ne pas dépasser le cadre de la sunna, étaient mieux lotis au départ, mais en ce qui concerne leur majorité, ils s’y sont retrouvés avec la disparition du XIIe Imam. Quoique pour des raisons ultérieures et la formation d’un clergé qui n’a jamais pu s’unifier organisationnellement mais qui a exercé l’autorité de manière éclatée, ils ont gardé ouverte la porte de l’innovation. Situation qui a totalement changé avec la prise de pouvoir de Khomeiny.
En somme, en combattant l’autorité et en s’attachant à une vision de la gestion du sacré qui serait du genre éclaté ou même si je puis dire, autogestionnaire, on ne fait qu’aller dans le sens de l’évolution qui s’est enclenchée avec la crise à laquelle je viens de faire allusion. Il n’y a rien de nouveau en la matière. Penser un moment que la production d’une interprétation nouvelle et en particulier le rejet de l’autorité pourrait déboucher sur une modernisation de l’islam, est un leurre.
Quelle pourrait être la solution ?
Arrivé à la fin de l’exposé, je dois reconnaître que le tableau dressé ne paraît guère optimiste en ce qui concerne l’islam et la résolution des tensions qui traversent le monde musulman et le monde tout court. Je ne compte nullement promouvoir un optimisme sans fondement, mais je ne pense que tout soit noir dans ce tableau.
Le point principal que je voulais établir est que contrairement à ce qui paraît être le dénominateur commun des discours sur la réforme de l’islam, l’autorité doit être établie et concentrée. Combattre l’autorité peut être à la mode mais ne mène nulle part.
Les nouvelles interprétations proposées du message islamique, loin d’être inutiles, ouvrent la voie, participent à la nouvelle interprétation qui doit se mettre un jour en place grâce à l’autorité religieuse concentrée et maîtrisée. Elles préparent par ailleurs l’esprit des musulmans.
Évidemment, l’autorité centralisée qui pourra émerger un jour et qui s’est déjà mise en place en place en Iran par le relais de l’appropriation de l’appareil d’État et nullement en vue d’une modernisation de la religion, pourrait ne pas aller dans le sens que tel ou tel souhaiterait.
Le gain principal de la formation d’une autorité digne de ce nom est structurel et non ponctuel. L’unité ecclésiale et la clarification de l’orthodoxie, de cet “islam véritable” dont tout un chacun se réclame sans qu’on puisse départager les prétendants, en seraient les principaux fruits.
Le mélange du politique et du religieux dans l’islam originaire est un fait, mais il ne suffit pas à expliquer pourquoi ce thème a perduré pendant des siècles et posé des problèmes dans les deux domaines, surtout dans les sociétés musulmanes, mais aussi ailleurs, dans toute société où une minorité substantielle de musulmans vit.
Cette perpétuation a des raisons qui vont bien au-delà de l’exemple du Prophète. Au fond, la conduite de celui-ci peut tout autant être considérée comme un modèle à imiter qu’une exception réservée à un personnage exceptionnel.
La difficulté provient de la prise de forme d’une autorité qui a manqué son principe de raffermissement. Ceci a ouvert la voie à une double pression pour le maintien du mélange où les deux côtés pensaient trouver leur compte.
D’un côté l’absence d’une telle autorité unique a permis au pouvoir politique d’entrer en jeu, de profiter de l’aide idéologique apportée par la religion en échange de son intervention dans le sens de l’unification de l’autorité, ou d’un autre côté, d’empêcher cette unification qui serait un contre-pouvoir de taille, limitant sa liberté d’action.
Les religieux ont eu à leur tour tendance à solliciter l’intervention du politique ou à exploiter les créneaux politiques pour établir, tant que faire se peut, et soutenir l’autorité religieuse.
En fin de compte, on peut retourner à notre point de départ. Le problème de l’islam est loin d’être tout simplement théologique et encore moins une difficulté d’interprétation. Il est pleinement théologico-politique. Le regard ne saurait se porter uniquement sur une de ses composantes. La réforme de cette religion ne saurait survenir sans un accompagnement subséquent par le pouvoir politique. Non pas dans le sens d’une exploitation immédiate, mais dans celui d’un profit fondamental et à long terme qui proviendrait d’une unité indépendante de l’autorité religieuse.
Une séparation qui viserait à garantir l’indépendance de l’autorité religieuse et qui ne pourrait être initiée que par un pouvoir politique désintéressé de l’exploitation de la religion à des fins politiques, semble la bonne solution. La séparation est la voie qui rend possible une réforme digne de ce nom. La réforme sans séparation pourrait attirer des amateurs, mais elle ne mènerait nulle part. Les religieux peuvent abhorrer l’idée de la laïcité, mais leur salut y réside, qu’ils en soient conscients ou pas.