La morale politique de Germaine de Staël

Séance publique annuelle du lundi 14 novembre 2016

par M. Xavier Darcos, secrétaire perpétuel de l’Académie

 

Depuis quelques années, en guise de discours de rentrée, j’ai choisi de procéder à des adoptions posthumes, en évoquant des personnalités qui auraient mérité de siéger au sein de notre académie, tant leur œuvre et leur esprit s’accorderaient avec les centres d’intérêt et avec la raison d’être de notre confrérie. Nous avons donc croisé dans cette fictive cohorte des auteurs aussi différents que Tacite, Fénelon ou Péguy. Mais aucune femme encore, alors que l’Académie des sciences morales et politiques fut la première, en 1971, à recevoir une académicienne comme membre de l’Institut, par l’élection de Suzanne Bastid. Je vous invite donc à adouber aujourd’hui Germaine Necker, née il y a tout juste 250 ans, une femme placée entre deux grands siècles, formée par les raisonneurs de XVIIIe siècle et source d’inspiration de la vague romantique, et qui fut sous le nom de Madame de Staël la femme la plus connue de son temps.

Académicienne, celle qui a réuni autour d’elle pendant trente ans le salon le plus brillant d’Europe aurait mérité de l’être, au sein de la « classe des sciences morales et politiques » fondée avec l’Institut en 1795, et supprimée en 1803 pour cause de pensée politique incorrecte, au moment précis où Mme de Staël était elle-même exilée sur ordre du Premier Consul. Académicienne, elle le fut pourtant, mais à Rome, où l’Accademia dell’Arcadia la reçut le 14 février 1805. La Ville éternelle, alors privée de son pape convoqué le 2 décembre à Notre-Dame pour y voir Napoléon se couronner lui-même, honora sur son Capitole la protestante chassée de Paris par le nouveau César.

Madame de Staël a laissé un récit amusé de la séance mémorable qui fit d’elle une « dame pastourelle » de l’Académie d’Arcadie. Venue à Rome pour y écrire son roman italien, Corinne, elle est invitée par le custode général (l’équivalent du secrétaire perpétuel) à siéger parmi les Arcadiens. Devant une foule de curieux, elle subit d’abord la lecture d’un discours sur l’alliance de la poésie et de la peinture, puis d’un sonnet en latin, puis, raconte-t-elle, « dix jeunes gens tous déclamant avec une fureur croissante font tomber sur [elle] une pluie ardente de sonnets ». Enfin elle doit entendre un morceau de son ouvrage De la littérature qu’un honorable arcadien avait eu la singulière idée de traduire en vers italiens. En réponse, elle se contente de réciter sa traduction française d’un poème alors célèbre en Italie, ce qui lui vaut un tonnerre d’applaudissements. Tout se termine par une soirée chez elle en présence du cardinal Consalvi, secrétaire d’État et maître de Rome en l’absence de Sa Sainteté. Plaisante vision que ce grand monde romain, poudré et pourpré, faisant fête à la Genevoise calviniste qui venait de réaliser, mieux que personne, la vocation donnée trois siècles plus tôt par Erasme à la ville de Rome : « Aliis alia patria est, Roma communis omnium literatorum et patria est, et altrix et evectrix » (D’autres peuvent avoir d’autres patries, pour tous les lettrés Rome est la patrie commune, nourrice et inspiratrice).

Ce que la Rome pontificale pouvait se permettre, la France post-révolutionnaire se l’interdisait. Madame de Staël ne fut donc admise à l’Institut de France qu’à titre posthume, lorsqu’en 1850, l’Académie française la choisit pour sujet de son concours d’éloquence – la seconde femme après la marquise de Sévigné à bénéficier, de cette façon, d’un éloge académique. « L’ennui même de Madame de Staël respire l’enthousiasme ; son génie c’est l’espérance », déclara dans sa péroraison le lauréat du concours, Henri Baudrillart, économiste libéral amoureux des belles-lettres, élu peu après à l’Académie des sciences morales et politiques, et père du futur cardinal Baudrillart. Mais la gloire est fragile, et cette même année 1850 eut lieu à l’Académie française une scène assez curieuse, que Victor Hugo rapporte dans Choses vues. La séance portait sur la définition du verbe accroître. Un académicien propose un exemple tiré de Madame de Staël : « La misère accroît l’ignorance et l’ignorance la misère. » Trois objections surgissent immédiatement, raconte Hugo : « 1° antithèse ; 2° écrivain contemporain ; 3° chose dangereuse à dire. L’Académie a rejeté l’exemple. »

Le rayonnement intellectuel de Germaine de Staël allait bientôt entrer dans une longue éclipse. Après la guerre de 1870 et avec la « crise allemande de la pensée française » qui s’en suivit, bien des auteurs français n’ont plus parlé d’elle qu’avec une sorte de gêne. Rejet de tout ce qui s’apparentait au romantisme ? Antipathie pour celle qui se dressa contre Napoléon, le « professeur d’énergie » ? Misogynie plus ou moins consciente ? Quoi qu’il en soit, pour les nationalistes, l’auteur de De l’Allemagne ne méritait que trop de s’être prénommée Germaine, et pour les marxistes, elle restait une baronne, fille d’un banquier richissime.

Aujourd’hui encore, Mme de Staël ne reçoit, dans les livres de littérature, qu’une place exiguë. On salue qu’elle ait popularisé en France les auteurs allemands, jusqu’alors méconnus de ce côté du Rhin, ouvrant ainsi la voie au romantisme français. Plus récemment, on l’a récupérée parmi les pionnières du féminisme. De fait, ses romans Delphine ou Corinne représentent des femmes victimes des contraintes sociales et qui tentent de s’en libérer. Ajoutons ses Réflexions sur le procès de la Reine, plaidoyer en faveur de Marie-Antoinette vue comme une victime de la brutalité politique masculine, truchement pour s’adresser à toutes les femmes soumises et pour dénoncer les misères de la condition féminine.

La postérité de Mme de Staël n’en demeure pas moins ardue : les royalistes l’ont jugée trop libérale, les libéraux trop républicaine, les républicains trop féministe, les féministes trop royaliste ; elle était trop allemande aux yeux des Français, trop française aux yeux des Allemands ; trop classique pour les romantiques et trop romantique pour les classiques ; quant aux bonapartistes, ils la trouvaient à la fois trop aristocratique, trop cosmopolite, trop indépendante, trop libre en un mot ; mais tout le monde s’est toujours accordé sur un point, c’est qu’elle était vraiment trop bavarde.

Ses contemporains brocardaient sans indulgence cette raisonneuse originale et soûlante, ornée de turbans bizarres et de chapeaux à fleurs, « une machine à parler », disait même une de ses rivales. Lorsqu’elle rendit visite à Schiller, le poète allemand s’inquiéta : « Si seulement elle comprend l’allemand, écrivit-il, nous prendrons le dessus ; mais s’il faut exposer notre religion intime en phrases françaises et lutter avec la volubilité française, ce sera vraiment trop rude. » Plus positif, Sismondi regrettera la voix de Mme de Staël quand elle se sera tue à jamais, et dira joliment : « La vie est pour moi comme un bal dont la musique a cessé. »

Elle ne passait pas non plus pour un modèle de beauté féminine. Talleyrand, après la publication de Delphine eut ce mot cruel : « On dit que Mme de Staël nous a représentés tous deux dans son roman, elle et moi, tous deux déguisés en femmes ».

Mais ces cancaneries ne pèsent guère. Mme de Staël a joué à la fois un rôle de passeur et un rôle de fondatrice, que je voudrais ici rappeler. Lassés des modèles étatistes ou collectivistes, les penseurs d’aujourd’hui revisitent le courant originel de la politique moderne que fut le libéralisme européen. Pour comprendre comment ce courant est devenu, il y a 200 ans, l’un des pivots de la modernité, celui à partir duquel se définissent tous les grands projets de société, il faut revenir aux écrits de Mme de Staël et de ses épigones, tel Benjamin Constant et les membres du groupe dit « de Coppet », du nom de sa propriété où elle animait – disons-le – une sorte d’académie.

Fille du banquier Jacques Necker (plus tard contrôleur général des finances du roi Louis XVI), Germaine était « issue de souche réformatrice par son père », selon l’habile syllepse de Sainte-Beuve. Par son éducation, elle appartient à l’Ancien Régime et à la grande histoire des salons du siècle des Lumières. Necker aimait dîner avec les philosophes, et sa femme recevait dans son salon tout ce qui gouvernait l’esprit français du temps : Buffon, Marmontel, Grimm, Gibbon, Raynal, La Harpe et bien d’autres. Il faut imaginer la jeune fille, assise sur un tabouret aux pieds de sa mère, écoutant les conversations en silence. « Elle se tut en ces années pour le reste de sa vie », écrit l’un de ses biographes. Le prestige de son père lui ouvre les portes de ce que l’Europe compte à la fois d’aristocrates et d’intellectuels éclairés. Mariée l’année de ses vingt ans à l’ambassadeur de Suède à Paris, le baron de Staël-Holstein, de dix-sept ans son aîné, elle aura désormais son propre salon, rue du Bac. Disciple de Montesquieu, lectrice passionnée de Rousseau, marquée par les idées généreuses des Lumières, la jeune ambassadrice devient, dans ces années fébriles où se préparent la Révolution, la muse des réformateurs de l’Etat. « La voici reine à Paris de la France qui vient, comme Marie-Antoinette est reine à Versailles de la France qui s’en va », écrit l’historien Albert Sorel, qui fut de notre Académie. Elle assiste à l’ouverture des États généraux et entend inspirer, depuis son salon, le parti des constitutionnels, ceux qui veulent « placer à la tête de la constitution un roi qui lui devrait le trône, au lieu d’un roi qui se croirait dépouillé par elle ». Mais les désillusions ne tardent pas. Quelle place la Révolution laissera-t-elle aux salons politiques, lorsque l’esprit de faction aura ruiné l’esprit de politesse ? Et surtout, quelle place restera-t-il aux Cicérons et aux Pompées que Mme de Staël admire tant, lorsque la France se livrera aux Syllas et aux Césars qu’elle exècre plus que tout ?

Vite dépassée et bousculée de tous côtés, la salonnière soit s’exiler, en 1793, en Angleterre. De retour quatre ans plus tard dans le Paris du Directoire, elle défend le principe d’une république libérale, modérée et pacifique : « Je n’aurais sûrement pas conseillé d’établir une république en France, avouera-t-elle ; mais une fois qu’elle existait, je n’étais pas d’avis qu’on dût la renverser. » Elle regarde l’ascension de Bonaparte avec un mélange de scepticisme et d’espérance. En janvier 1798, Talleyrand lui ménage une entrevue.

« — Général, quelle est pour vous la première des femmes ?
— Celle qui fait le plus d’enfants, Madame ».

D’emblée, ils se détestent. D’un côté, l’esprit libre et hardi d’une Française déjà fascinée par l’imagination rêveuse et anglo-saxonne ; de l’autre un génie méridional tout positif, tout d’action, volontiers malotru. Mme de Staël éprouve en sa présence, dira-t-elle, « une difficulté de respirer », gênée par son « ironie profonde, comme une épée froide et tranchante qui glaçait en blessant ».

Elle perd ses dernières illusions après le coup d’État de Brumaire. Lui reprocher son mépris des femmes ne suffit plus, elle lui reprochera désormais son mépris des hommes. C’est en pensant à lui qu’elle se flattera plus tard d’avoir inventé le mot « vulgarité », inconnu des dictionnaires avant elle.

Son salon étant devenu un repaire d’opposants libéraux, Madame de Staël est chassée de Paris dont elle ne doit plus s’approcher de moins de « quarante lieues ». Réfugiée à Coppet, elle essaie de trouver une consolation dans sa relation erratique avec Benjamin Constant, liaison ponctuée de ruptures et de scènes. Surtout, comme Voltaire à Ferney, elle refuse l’ombre et le silence et entend rendre son exil éblouissant et sonore. Si l’on en croit le Mémorial de Sainte-Hélène, Napoléon exilé à son tour ne lui avait toujours pas pardonné : « Sa demeure à Coppet était devenue un véritable arsenal contre moi ; on venait s’y faire armer chevalier. Elle s’occupait à me susciter des ennemis, et me combattait elle-même. »

Elle se lance alors dans la rédaction de romans où la fiction se mêle aux plaidoyers. Le premier, Delphine, a tout pour déplaire à Napoléon. Dédiée insolemment à « la France silencieuse », il relate la descente aux enfers d’une jeune femme intelligente, droite et bonne, qui perd toutes ses illusions sur les autres et qui voit gâcher par la méchanceté universelle l’amour qu’elle porte à un homme enfermé lui-même dans les préjugés de sa caste. Mais ce roman est prétexte à réveiller des questions politiques et sociales issues de la Révolution : l’émigration, le libéralisme politique, l’anglomanie, la supériorité du protestantisme sur le catholicisme, le droit au divorce. Le succès européen du roman s’explique en partie par les critiques virulentes qu’il suscita aux Tuileries. Longtemps Mme de Staël croira que sa célébrité lui vaudrait une sorte d’amnistie. Elle mettra des années à comprendre son erreur. Dans le récit de son exil, elle racontera éloquemment cette joute politico-littéraire, lutte inégale et disproportionnée. Il faut dire qu’elle ne mâchait pas ses mots, ressassant son anathème favori : « Un seul homme de moins et le monde serait en repos. » Irascible et cynique, l’Empereur, qui ne raisonnait qu’en termes de pouvoir s’impatientait : « Mais enfin, qu’est-ce qu’elle veut ? »

Question pathétique. Deux siècles plus tard, que pouvons-nous y répondre ? « Il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense », avait répliqué Mme de Staël. Mais ce n’est qu’une partie du problème, car les idées ne sont pas seules en cause.

Ce que veut Mme de Staël, c’est d’abord incarner la résistance au pouvoir absolu. Pour elle, la condition de son travail d’écrivain est la liberté. Or les grands auteurs du moment sont entrés dans le temps du silence. Benjamin Constant ne publie plus rien. Chateaubriand est prudent lui aussi, et ne deviendra un opposant affiché qu’après l’assassinat du duc d’Enghien. Les autres ne font des livres que pour servir leurs ambitions : « Le parti dominant en France, c’est celui qui demande des places, accuse Mme de Staël. Se publie-t-il un livre sur la politique, avez-vous de la peine à le comprendre, vous paraît-il ambigu, contradictoire, confus ; traduisez-le par ces paroles : je veux être ministre ; et toutes ces obscurités vous seront expliquées. »

Ce que veut Mme de Staël, c’est penser la place de la littérature dans la société et dans les mœurs post-révolutionnaires. Et cette partie de son œuvre justifierait à elle seule sa réception virtuelle et posthume au sein de notre compagnie. Le titre de son premier grand livre, De la littérature dans ses rapports avec les institutions sociales, paru en 1800, suffirait comme accréditation. Dans le sillage de Montesquieu, Mme de Staël examine les rapports entre la littérature, la morale et les institutions. Il faut entendre littérature au sens le plus large du mot, ce que nous appelons sciences humaines. Le programme romantique est déjà là, en germe : retrouver la vigueur des peuples du passé ; valoriser les littératures du Nord, plus modernes, qui remplaceront les sources antiques ; réhabiliter le Moyen Age chrétien ; accompagner le progrès de la philosophie et de l’histoire dans le cadre d’institutions libres et égalitaires ; affirmer, comme Voltaire, la relativité du goût ; vouloir conjuguer le littéraire et le politique ; d’où l’importance du théâtre pour éduquer le peuple, et de l’éloquence politique. Programme immense, visionnaire. Et programme européen.

« Mais enfin, qu’est-ce qu’elle veut ? » criait Napoléon, disions-nous. En fait, il l’avait bien compris et c’est ce qui le faisait enrager. Mme de Staël ne voulait pas seulement être une femme indépendante et influente : elle voulait penser en Européenne, mais une Europe aux antipodes de celle de l’Empereur.

Pour elle, le renouveau des lettres se fera par l’échange des valeurs culturelles et artistiques. Lever son regard au-delà de limites étroites des habitudes nationales ; s’obliger à une connaissance plus panoramique et diverse ; franchir les frontières. Elle sent la nécessité de révéler aux Français l’âme étrangère. Elle encourage les traductions, qui favorisent la circulation des œuvres et des idées novatrices. C’est le libéralisme politique appliqué à l’espace littéraire et au champ artistique. En art comme dans le domaine social, la concurrence est facteur de dynamisme, d’amélioration, de réforme et de progrès. Principe d’émulation et de commerce intellectuel, l’ouverture au monde concourt à la perfectibilité des lettres et de l’esprit humain, en s’enrichissant de l’altérité.

Son cosmopolitisme lui-même est une novation. Les philosophes du XVIIIe admiraient l’étranger sans rien en connaître. Voltaire louait Frédéric, mais ne nous disait rien des peuples d’outre-Rhin. Diderot s’enthousiasmait pour la Grande Catherine, mais ignorait tout de l’esprit slave et de la condition des peuples de Russie. Mme de Staël est la première à tenter d’esquisser une synthèse de la psychologie européenne.

Chassée de France sans recours possible depuis 1803, elle se décide à voyager en Europe. D’abord l’Italie. Son deuxième roman, Corinne, est l’histoire d’une femme de génie victime d’une société répressive. C’est Mme de Staël elle-même, bien sûr, mais c’est surtout l’incarnation de l’Italie. Poétesse et artiste, Corinne guide Oswald, un lord écossais dont elle s’est éprise, à travers les splendeurs de l’Ausonie. Rome y tient une place centrale, comme le lieu d’où sont sorties les grandes civilisations romaine et chrétienne, l’Antiquité et la Renaissance. Le roman se déroule dans les paysages et les villes d’Italie, selon les sentiments des héros : naissance de l’amour à Rome, épanouissement en Campanie sous la menace du volcan, mélancolie à Venise, mort de l’héroïne abandonnée dans la rude Florence. Très ambitieux, le livre répond à toutes sortes de questions, non seulement à celles que posent la philosophie, la religion, la politique ou l’histoire, mais aussi les beaux-arts, les belles-lettres, toute la beauté du monde. Dans Corinne plus encore que dans Delphine, elle s’en prend à la sclérose de l’orthodoxie littéraire et au précepte classique de l’imitation, pour revendiquer une esthétique du divers et de la spontanéité, esthétique qu’elle relie à une défense globale de la liberté, héritée des Lumières.

Après l’Italie, l’Allemagne. Escortée par l’ombrageux Benjamin Constant, elle est reçue dans les cours princières comme un chef d’État. Ses rencontres avec Schiller, Goethe et tout ce que l’Allemagne compte alors d’artistes lui révèlent un monde inconnu en France et qu’elle entend dévoiler. Achevé en 1810, De l’Allemagne prétend tout apprendre aux Français : l’aspect pittoresque du pays, son histoire, ses habitants, sa littérature et sa pensée. Elle y reprend ses idées essentielles avec plus de force encore : le dépassement du formalisme néo-classique, l’ouverture vers les autres peuples et leurs richesses, la recherche de thèmes nouveaux dans l’histoire des nations, leurs légendes, leurs mythologies, l’aventure vers les mondes inconnus du rêve et de l’imaginaire. Enfin, elle découvre la philosophie de Kant, qui lui paraît capable de nourrir la pensée française.

La philosophie de Mme de Staël est elle-même composite. Assurément, dit-elle, certaines vérités dépassent les limites de l’entendement humain. L’intelligence permet à l’homme d’appréhender et de comprendre les phénomènes naturels au sein desquels il vit, de discerner entre les faits et les choses des liens de causalité, et de progresser, au gré de conjectures et de réfutations, d’essais et d’erreurs. Mais une autre composante de notre entendement relève à proprement parler de la spiritualité. Il est des idées qui ne sont pas vérifiables expérimentalement, mais pourtant bien ancrées dans notre conscience : le sentiment du bien et du mal, de la morale, de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu. Dans cette conscience instinctive du sublime et du bien, qui était aussi celle du Vicaire Savoyard de Rousseau, Mme de Staël devine le ferment d’une esthétique nouvelle, ce que l’on nommera le Romantisme, terme d’autant plus commode qu’il est mal défini.

Comme Corinne, De l’Allemagne contenait une critique implicite de la politique napoléonienne. L’Empereur vit le danger, interdit le livre et fit détruire tous les exemplaires déjà imprimés. L’œuvre ne put paraître qu’en 1813, à Londres. S’il faut en croire Goethe lui-même, l’ouvrage atteint son but : « Il fut comme un bélier puissant qui ouvrit une large brèche dans la muraille de Chine des vieux préjugés élevée entre nous et la France. » Et du côté français, l’essai propagera non seulement les lettres germaniques, mais plus largement le goût des lettres étrangères.

En attendant, Mme de Staël est de retour au château de Coppet, où elle est assignée à résidence, elle attire vers elle les beaux esprits et continue à lancer des fusées incendiaires contre Napoléon, qui fulmine, la pourchasse et la fait espionner sans trêve. Dans sa retraite-prison elle-même, elle sent sa vie menacée. Voulant rallier l’Angleterre, elle est contrainte de passer par l’Autriche et la Russie. Son immense voyage ressemble à une marche vers les terres de la liberté recouvrée. Quand la Grande Armée entre dans l’empire des tsars, Mme de Staël amplifie cette image avec celle du peuple slave soulevé contre l’envahisseur profanateur. Elle idéalise ce pays si éloigné de ses connaissances et de sa culture, qui s’offre à elle comme l’annonce d’une Asie fabuleuse. Après la chute de Napoléon, son récit deviendra un signe de ralliement, une prophétie historique, qui émerveillera Pouchkine.

Après une visite à Bernadotte, une vieille connaissance, devenu prince héritier du trône de Suède et qu’elle verrait bien succéder à Napoléon, elle parvient en Angleterre. Elle y rencontre Louis XVIII, en qui elle aimerait (sans trop d’illusion) voir un souverain capable de réaliser la monarchie constitutionnelle. Enfin, c’est le retour en France au printemps 1814.
Réinstallée à Paris, elle reçoit rois, ministres et généraux. Dans une Europe qui n’a connu, en fait de femmes influentes, que quelques souveraines et favorites (à l’image de la marquise de Pompadour), elle est au pinacle. Elle partage son temps entre Paris et Coppet.

Dans cette sorte d’académie informelle, qui n’est plus un salon de l’ancien temps mais n’est pas encore un think tank, l’entourage de Mme de Staël prolonge ses idées, dans les champs du politique, de la sociologie, de l’histoire, de la morale. Des ouvrages importants y sont conçus. Citons les Principes de politique de Benjamin Constant ; De la richesse commerciale et les Nouveaux principes d’économie politique de Jean de Sismondi ; les Pensées sur divers objets de bien public de Charles-Victor de Bonstetten, un sociologue et anthropologue animé de préoccupations sociales, et tant d’autres. Cette aventure intellectuelle, que Stendhal appellera plus tard « les États généraux de l’opinion européenne », forme une nébuleuse en constante évolution. On y croise Charles de Villers (le premier traducteur de Kant), Humboldt, Schlegel, Byron, Chateaubriand, Camille Jordan, les Barante père et fils, le duc Victor de Broglie, le jeune historien François Guizot, sans oublier Juliette Récamier, qui disposait au château de Coppet de ses propres appartements, encore visibles aujourd’hui. Ces intellectuels voyagent à travers l’Europe, entretiennent des correspondances, donnent des traductions, fréquentent les bibliothèques étrangères, pour enrichir et étayer les idées formulées par Germaine de Staël et son officine avisée. « Il se dépense à Coppet plus d’esprit en un jour que dans maints pays en un an », écrira Bonstetten.

Le 14 juillet 1817, la mort vient surprendre Mme de Staël alors à l’apogée de son influence. Elle n’aura donc pas vécu assez pour voir ses fidèles amis recréer l’Académie des sciences morales et politiques en 1832, dans l’esprit qu’elle avait insufflé. En effet, elle concevait les sciences morales et politiques comme sciences de la réforme et non de la seule conservation, observatoire de l’intérêt général, boussole des pouvoirs publics. C’est ainsi qu’elle les pratiquait dans ce que je suis tenté d’appeler le « forum des sciences morales et politiques » qu’elle animait au sein de la République des Lettres, en attendant le rétablissement de l’Académie.

Quelques mois après sa mort, paraissent coup sur coup Dix années d’exil, longs mémoires qui tiennent lieu de testament, et les célèbres Considérations sur la Révolution française. Ces deux ouvrages posthumes et complémentaires nous livrent les réflexions de Mme de Staël et du groupe libéral qui l’entourait.

Dix années d’exil sert de guide dans son itinéraire politique et intellectuel : un enthousiasme confus pour la Révolution, suivi du désenchantement provoqué par la Terreur, les vicissitudes du Directoire, la tyrannie napoléonienne, la fragilité d’une royauté restaurée qui semble n’avoir rien appris. Le livre, sans trop d’illusions ni de précisions, se conclut par des propositions inspirées du système politique anglais.

Les Considérations, immense et durable succès, s’apparentent quant à elles à la narration autobiographique et à la dissertation historique. L’ouvrage s’ouvre sur une apologie de Necker qui, selon sa fille, aurait évité à la France les horreurs et les errements de la Révolution, s’il avait été entendu. Puis elle analyse le grand cycle révolutionnaire, depuis les prémisses de la Révolution jusqu’à la Restauration, en se plaçant du point de vue du parti libéral. L’histoire de France de Jacques Necker à Germaine de Staël, en somme… Mais l’ouvrage va bien au-delà, puisqu’il est l’une des pierres angulaires de la pensée libérale.

Si Mme de Staël salue tous les aspects positifs de 1789 (l’abolition des privilèges, l’égalité devant la loi, l’élaboration d’une constitution), elle n’entend pas accuser les Lumières du dérapage de 1793. C’est au contraire l’absence de Lumières qui provoque les catastrophes : « On croit toujours que ce sont les lumières qui font le mal, et l’on veut le réparer en faisant rétrograder la raison. Le mal des lumières ne peut se corriger qu’en acquérant plus de lumières encore », assure-t-elle, avant d’ajouter : « Les nations sans lumières ne savent pas être libres, mais changent très souvent de maîtres ».

Les Lumières avaient promis une liberté que la Révolution n’a pas pu ou pas su réaliser : il faut pourtant établir solidement cette liberté, afin qu’elle ne puisse plus jamais être ni galvaudée ni supprimée. À cette fin, Mme de Staël cherche des penseurs politiques vertueux, capable d’engendrer un nouveau système social. En vain : « C’est une grande erreur que l’on commet en France, de se persuader que les hommes immoraux ont de grandes ressources dans l’esprit. » Elle cherche aussi dans les générations nouvelles, des hommes capables de concevoir le ciment moral nécessaire à la construction politique libérale. Et elle trouve surtout, parmi les jeunes gens, des dandys spéculateurs et ambitieux, émules de Talleyrand élevés à la politique par Fouché : « Ils sont intelligents, dit-elle, hardis, décidés, habiles chiens de chasse, ardents oiseaux de proie. » Balzac écrira leur histoire. Il n’est pas sûr qu’elle soit tout à fait terminée.

Si la pensée de Mme de Staël a gardé une réelle valeur pour aujourd’hui, c’est parce qu’elle érige la doctrine libérale sur une idée simple : l’individu a des droits imprescriptibles, que l’autorité ne saurait lui disputer sans devenir aussitôt arbitraire. Chacun doit pouvoir exprimer librement ses opinions, pratiquer la religion de son choix, disposer de sa personne et de ses biens, exercer la profession qui lui convient, s’associer avec qui bon lui semble, etc. Ces libertés civiles, essentielles et fondamentales, occupent une telle place dans le champ des activités sociales que la marge de manœuvre des pouvoirs publics s’en trouve restreinte au strict minimum. En un mot, je cite : « Que l’État se contente d’être juste. Nous nous chargeons d’être heureux »

Bien sûr, il faut saisir cette exigence théorique du moindre État dans le contexte des années 1780-1820. En transférant la souveraineté du monarque à la nation, la Révolution a considérablement accru la puissance publique, qui se targue d’une légitimité fondée sur la volonté générale. Or le pouvoir supposé démocratique a rapidement employé sa force contre la liberté dont il se réclamait. En abolissant l’ancienne monarchie, la Révolution n’a-t-elle pas ouvert une boîte de Pandore ? Mme de Staël désigne donc trois ennemis : la monarchie sans constitution, le jacobinisme sans encadrement et le bonapartisme sans contre-pouvoir. Rien ne lui paraît plus redoutable qu’un César installé sur le trône de Louis XIV.

Mais cette doctrine n’est pas seulement une lecture historique de la Révolution et de l’Empire : elle a une valeur permanente. Comme Benjamin Constant, Mme de Staël finira par penser que tout pouvoir est abusif par nature : dès que l’on confie une parcelle d’autorité à quelque instance que ce soit (monarque, assemblée, peuple, peu importe le régime), si l’on n’a pas prévu les digues suffisamment hautes et fortes pour empêcher tout débordement, cette instance aura toujours tendance à étendre sa puissance au détriment des droits individuels. La défense de la liberté repose donc sur la méfiance nécessaire que l’on doit éprouver envers tout dépositaire du pouvoir (de l’humble fonctionnaire au chef de l’État), même et surtout s’il est bardé de bonnes intentions. Quand la puissance de l’État s’accroît, il faut renforcer le frein qui l’empêchera d’en abuser.
En tout cela, l’œuvre de Mme de Staël reste une source d’inspiration de ceux qu’on nommerait aujourd’hui, si l’on peut oser un tel anachronisme, les républicains modérés. « Modérés » en ce qu’ils refusent le mensonge démagogique au profit de la dignité morale, du droit et de la liberté. Une modération très relative… et en même temps très absolue.

« J’ai défendu quarante ans le même principe, liberté en tout, en religion, en philosophie, en littérature, en industrie, en politique », proclamait Benjamin Constant. Le Groupe de Coppet tout entier, autour de Mme de Staël, pouvait se réclamer d’une telle devise, celle qu’il respecta dans ses réflexions en tous domaines : littérature, philosophie, histoire, économie.

De telles idées sont honorées volontiers dans notre Académie des sciences morales et politiques. Stendhal avait bien raison de voir, en 1817, dans le cercle de Mme de Staël à Coppet, un « phénomène qui s’élève jusqu’à l’importance politique » et qui pourrait faire pâlir « toutes les Académies d’Europe ». « Les auteurs écriraient pour être estimés dans le salon de Coppet. Voltaire n’a jamais eu rien de pareil. Il y avait sur les bords du lac six cents personnes des plus distinguées de l’Europe : l’esprit, les richesses, les plus grands titres, tout cela venait chercher le plaisir dans le salon de la femme illustre que la France pleure. Lorsqu’on ne peut éteindre une lumière, on s’en laisse éclairer. »

Si j’ai souhaité qu’un rayon de cette lumière, évoquée par Stendhal, puisse tomber aujourd’hui sous cette Coupole, c’est parce que Germaine de Staël aurait aimé les cercles qui se réunissent ici, à l’Institut de France. Elle invitait, en toute circonstance, à persévérer dans la voie qu’elle s’était tracée : encourager la discussion et l’émulation, favoriser l’esprit d’examen, laisser les intelligences parfaitement libres de s’exprimer. Elle montra une confiance totale dans ce commerce des idées, où la vérité finira toujours par triompher des erreurs, comme une clarté dissipant les ombres.

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