Séance ordinaire du 25 juin 2018
par Gilles Kepel, professeur à l’Institut d’études politiques
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Gilles Kepel,
journaliste
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Monsieur,
Vous êtes celui qui, le tout premier, avez relevé une redoutable concordance de temps entre le premier appel mondial au djihadisme et la naissance des réseaux sociaux, Facebook, en 2004, Youtube, en 2005, Twitter en 2006. Le terrorisme islamiste existait avant les réseaux sociaux, mais ce que vous allez alors montrer, c’est la formidable diffusion que lui fournissent ces réseaux. On ne peut plus parler de propagande islamiste sans faire appel à votre expertise, unique dans l’univers de la recherche française à ce sujet. Comment le négliger quand il est question d’opinion publique ?
C’est pourquoi je vous suis très reconnaissant d’avoir accepté notre invitation.
Cher monsieur, on pourrait résumer votre carrière de chercheur en un mot : quarante années de Passion arabe, pour reprendre le titre d’un de vos ouvrages récents : « quatre décennies de pérégrinations qui furent ma passion d’arabisant », depuis votre découverte de l’Orient, de la Turquie à l’Égypte en passant par la Syrie et le Liban – un an après la guerre de Kippour, l’été 1974.
Diplômé de Sciences Po, vous prenez en 1980 la direction du Caire pour rédiger une thèse de sciences politiques sur les mouvements islamiques contemporains, et notamment des Frères musulmans, dont la puissance va apparaître trente ans plus tard, lors des émeutes tunisiennes, libyennes, égyptiennes, syriennes du printemps 2011.
En 1983, vous êtes recruté comme chercheur par le CNRS, jusqu’en 2001, quand vous devenez professeur des universités à l’Institut d’études politiques, fonctions que vous exercez toujours. Membre senior de l’Institut universitaire de France de 2010 à 2015, vous assumez depuis 2016 la direction de la nouvelle chaire Moyen Orient-Méditerranée de l’université de recherches Paris Sciences et Lettres.
Ce laboratoire d’excellence, abrité par l’École normale supérieure, répond à une demande de formation de spécialistes du monde arabo-musulman, dans une perspective interdisciplinaire. Votre rayonnement vous a également valu d’être appelé à donner des cours à l’étranger, dans le monde arabe comme à Columbia ou à la London School of Economics.
Vous vous êtes consacré à l’étude de l’islam politique, à travers de nombreux ouvrages. Depuis La Revanche de Dieu (1991), Guerre au cœur de l’islam (2004), jusqu’à votre Passion arabe (2013)… Cette étude, vous l’avez doublée par un travail de sociologie de l’islam français, les Banlieues de l’islam, que vous abordez dès 1987 ! Un sujet que vous n’avez cessé de fouiller, je cite Banlieue de la République , Quatre-vingt-treize, puis Passion française. Les voix des cités, portrait collectif des quatre cents candidats aux élections législatives de 2012 issus de l’immigration.
Vos dernières publications, Terreur dans l’hexagone. Genèse du djihad français et La Fracture, conjuguent ces deux dimensions, française et internationale ; vous replacez ainsi dans leur perspective véritable, leurs profils, leurs racines, les attentats qui ont ensanglanté notre territoire, en montrant qu’il s’agit désormais d’un djihadisme de troisième génération, le djihad des pauvres… Or ce djihadisme-là se transmet par des pairs : les grands frères des cités, ou ceux des prisons, qui vont transformer un petit délinquant en terroriste…
Cette radicalisation d’une partie de la jeunesse française, d’origine immigrée ou convertie à l’islam, se nourrit de causes sociales ou politiques mais toujours portées par un discours d’inspiration salafiste à visée mondiale. Vous vous alarmez du risque de fracture que cela fait courir à la société française, écartelée entre des polarités de plus en plus fortes, et de la réalité d’un islamo-gauchisme – qui vous vaut bien des campagnes de dénigrement. Vos prises de position vous ont même valu une condamnation à mort de l’organisation de l’Etat islamique, Daech…
Pour souligner l’importance capitale de votre sujet, je ne citerai qu’une étude européenne, réalisée par l’institut Kantar pour le compte du projet Practicies (« Partenariat contre la radicalisation violente dans les villes »), qui vient d’être rendue publique. Elle s’intitule « Les jeunes et la radicalisation ». Elle nous apprend que plus de la moitié des 14-24 ans a déjà vu ou entendu des discours prônant le djihad, alors que beaucoup d’entre eux n’ont plus confiance dans nos médias. C’est dire si le sujet mérite un traitement d’urgence !
Vous avez la parole.
Communication de M. Gilles Kepel,
professeur à l’Institut d’études politiques
L’opinion publique européenne est prise en étau par une double inquiétude. Un grand nombre de nos concitoyens sont aujourd’hui gagnés par une angoisse identitaire devant l’arrivée apparemment incontrôlable d’immigrés en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique, poussés vers nos rivages par la misère, les guerres ou le désir de changer de vie. Par ailleurs, ils sont hantés par l’existence d’une sorte d’entité supranationale, l’Union européenne, à laquelle beaucoup ont du mal à s’identifier car ils n’en perçoivent pas les instruments démocratiques. Entre cette enclume et ce marteau, d’une certaine manière, il y a de place pour ce qu’on appelle aujourd’hui, peut-être par facilité, les populismes. L’arrivée au pouvoir en Italie d’une coalition antieuropéenne regroupant la Lega et les Cinque Stelle en est certainement une expression, infra-politique en sa genèse, peut-être politique aujourd’hui et métapolitique demain. Elle fait en tout cas peser des questionnements majeurs sur le devenir de l’Union.
À ce contexte s’ajoute la défiance envers les médias institutionnels et la prévalence que la jeunesse accorde à l’information im-médiate, au sens propre, celle qui passe par les réseaux sociaux et donne, sinon l’illusion de la vérité, du moins le confort de la ressemblance puisque l’essentiel de ce qui parvient par les réseaux sociaux est « liké », et donc porté par la sanction de la vérité qui est celle des « friends » de Facebook et des autres réseaux, et non d’une instance d’arbitrage intellectuel. Ce fait constitue un immense défi, non seulement pour vos académies mais aussi pour l’université dont le magistère est aujourd’hui battu en brèche aussi bien à la base que parmi les élites.
Cette situation inquiétante nécessite un sursaut citoyen ; or celui-ci est précisément interrogé et mis en cause par l’émergence de ces nouveaux médias sociaux qui se réfèrent à d’autres types de solidarités et de construction identitaire que ce que la construction des nations ou celle de l’Europe se sont efforcées de mettre en œuvre.
Le djihadisme contemporain, dont il sera ici question, peut être décomposé en trois phases successives très précisément corrélées à un mode d’expression et à un vecteur de transmission évoluant au gré du développement des technologies. Ces phases s’inscrivent dans un curieux courant hégélien, avec un moment d’affirmation, un autre de négation et un dernier de dépassement.
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La première phase, de 1979 à 1990 environ, privilégie le djihad contre l’ennemi proche, tout en s’inscrivant déjà à l’intérieur d’un système planétaire. 1979 est une année charnière : elle commence en février par le départ de l’ayatollah Khomeiny de Neauphle-le-Château et son arrivée à Téhéran à bord d’un avion d’Air France, se prolonge en mars par la signature de l’accord de paix israélo-égyptien sous les auspices du président Carter, continue en novembre d’une part avec la prise d’otages des diplomates américains à Téhéran et d’autre part avec la prise d’assaut de la grande mosquée de La Mecque par des extrémistes wahhabites (on sait qu’elle sera reprise par les unités d’élite du GIGN, qui se sont converties à l’islam en paroles pour pouvoir pénétrer sur les lieux saints). Elle s’achève, in fine, par l’invasion soviétique de l’Afghanistan en décembre, qui fournit aux États-Unis l’occasion d’infliger un Vietnam à leur adversaire (ce dernier point a depuis été théorisé par Zbigniew Brzeziński). De fait, dix ans plus tard, le départ de l’Armée rouge de Kaboul le 15 février 1989 ouvre la voie à la chute du mur de Berlin, le 9 novembre de la même année, en faisant la démonstration que l’URSS n’est plus qu’un tigre de papier.
Lorsque je demandais à mes étudiants à Sciences-Po ce qui s’était passé le 15 février 1989, la plupart ne le savaient pas, mais ils ignoraient tout autant ce qui s’était produit la veille. Or, c’est le 14 février 1989 que l’ayatollah Khomeiny lança sa fatwa contre Salman Rushdie. Par cet acte, restreint au monde des médias, l’ayatollah tirait le tapis sous les pieds de la coalition saoudo-américaine qui, en se servant du djihad, avait fait mordre la poussière à l’URSS. Sans doute vous en souvenez-vous : à l’époque, personne ne parlait du retrait soviétique d’Afghanistan, alors que celui-ci était la clé du changement du monde et de la fin de la guerre froide, mais seulement de la condamnation de Salman Rushdie.
Nous sommes alors dans un monde où la traduction des faits à travers l’information, et donc à travers l’opinion publique, joue un rôle fondamental. Le 14 février 1989 a tout du scandale, au sens grec du terme, celui du pavé sur lequel on trébuche, puisqu’un ayatollah prononce une fatwa, une condamnation à mort, à l’encontre d’un sujet de Sa Très Gracieuse Majesté, au motif qu’il aurait blasphémé dans un ouvrage de fiction (l’ayatollah, visiblement, ignorait ce qu’était le pacte fictionnel). Mais le but que visait en réalité Khomeiny était de reprendre le contrôle de l’opinion musulmane comme le défenseur par excellence des musulmans opprimés à travers le monde, au moment même où ses rivaux saoudiens et le Grand Satan américain venaient de bouter hors d’Afghanistan, terre d’islam, l’athée soviétique qui l’avait envahi. La manipulation de l’opinion publique, par une économie de moyens extraordinaire, permet à l’Iran, dès cette première phase du djihad, de voler la vedette aux États-Unis. Ce succès n’aura qu’un temps, jusqu’aux événements de l’automne en Europe de l’Est, mais il joue un rôle significatif dans l’instauration d’un « espace de sens » islamique à l’intérieur des relations internationales. On peut en faire remonter l’origine à 1973, lorsqu’il s’est immiscé dans l’opposition entre le bloc de l’Ouest et le bloc de l’Est à l’occasion de la guerre du Kippour, qui fut aussi la guerre du Ramadan. Du fait de cette coïncidence, les docteurs de la loi avaient dû proclamer le djihad, pour que les troupes fussent autorisées à rompre le jeûne avant la nuit. C’est pourquoi la guerre de 1973 fut perçue dans le monde musulman comme un djihad, au point d’en devenir véritablement un. Cette lecture a en particulier été favorisée par les pétromonarchies de la péninsule arabique afin de se prévaloir des fruits de la victoire de 1973, remportée non pas tant par la force militaire des Arabes mais par la combinaison du pétrole et du religieux. Si la contre-offensive victorieuse d’Israël s’est arrêtée sur la route du Caire, au kilomètre 101, alors même que plus rien ne se dressait devant elle, c’est bien grâce à l’embargo proclamé par les pays arabes producteurs de pétrole à l’encontre des pays qui soutenaient Israël, entraînant l’explosion des prix du pétrole, au-delà de ce que l’économie mondiale pouvait supporter. Ainsi s’est mis en place un « espace de sens » islamique, qu’on pourrait caractériser comme « l’ère du baril et du Coran », qui a transformé radicalement les équilibres. Toutefois cet espace est conflictuel en lui-même, parcouru de tensions entre les puissances sunnites d’un côté et les puissances chiites sous gouvernement révolutionnaire de l’autre, qui aspirent à imposer leur hégémonie. En 1979, les États-Unis ont pris parti pour l’Arabie saoudite. Interviewé en 1998 par Le Nouvel Observateur pour son ouvrage Le Grand Échiquier, Z. Brzeziński expliquait que le soutien apporté en Afghanistan aux moudjahidines avait été bénéfique, en ce qu’il avait permis de tenir l’URSS en échec, et il niait l’existence de l’islam politique comme un fantasme. Le monde américain a réellement cru qu’il pourrait utiliser cet « espace de sens » islamique à son profit. De fait, en 1989, cette stratégie semble validée. Mais c’était sans compter sur la fatwa contre Rushdie, qui galvanise une opinion musulmane prise en otage en se servant de ses émotions.
Cette première phase du djihad se déroule dans un monde encore assez largement dominé par l’écrit. Khomeiny fait exception par son usage visionnaire des médias audiovisuels et la paucité de son expression, ensuite reprise et amplifiée par la machine médiatique mondiale audiovisuelle et écrite. Mais lorsque le grand idéologue du djihad en Afghanistan, le Frère musulman palestinien Abdallah Azzam, fait paraître, probablement vers 1985, son grand manifeste, c’est dans une revue, El Djihad, et à travers un petit texte imprimé en Arabie saoudite sous le titre Rejoins la caravane (sous-entendu : « la caravane du djihad »), du reste très difficile à trouver. Moi-même, je ne l’ai lu qu’en 1998 à Kaboul, dans la bibliothèque de l’ex-Continental. Il en allait de même pour tous les documents produits par la mouvance. Quand j’étais en Égypte au début des années 1980, c’était déjà la croix et la bannière, si j’ose dire, pour obtenir les tracts des mouvements djihadistes. Aujourd’hui, en un clic, on obtient toute la littérature de Daech.
Cet univers de l’écrit est tributaire de la lenteur des déplacements des individus sur la planète. Il faut attendre le retour des djihadistes égyptiens et algériens dans leur pays après 1989 pour que débutent les djihads armés en Égypte et en Algérie – avec les répercussions que l’on sait en France en 1995 et 1996. De même exportent-ils le djihad jusqu’en Bosnie. Dans ce monde du temps lent, l’opinion publique est captée principalement par les Iraniens, qui ont réussi à priver les islamistes sunnites de leur victoire en Afghanistan.
En 1997, ces derniers sont tenus en échec partout. L’armée algérienne, l’armée égyptienne l’emportent sur le terrain ; il en va de même en Bosnie dès 1995. Mais cela tient peut-être aussi à leur incapacité à traduire les djihads locaux en images à destination de l’opinion musulmane mondiale Quand on y réfléchit maintenant, on n’a aucune image du djihad en Algérie, alors que Daech nous a imposé les siennes tous les jours. On est encore dans une sorte de phase préalable, pendant laquelle le djihadisme utilise les médias avec maladresse. L’image est encore considérée comme haram, autrement dit illicite.
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Les choses changent avec la phase « Al-Qaida » du djihadisme, dont on peut assigner l’origine à 1998 et qui cesse d’être dominante en 2005, même si elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui. Le mode de communication évolue. Le texte fondateur de cette deuxième phase est Cavaliers sous la bannière du Prophète, dû à la plume du médecin égyptien Ayman al-Zawahiri et publié en ligne. On en ignore la date exacte : sans doute vers 1998-1999. Le plus grand nombre n’en prendra connaissance qu’en 2001, lorsqu’il est publié par un journal arabe de Londres. Le Web, dont les débuts remontent à peu près à 1996, n’a alors que deux ans, de même qu’Al Jazeera. Ils sont, l’un comme l’autre, les conditions de possibilité de la deuxième phase du djihad.
Qu’affirme en effet al-Zawahiri ? Qu’il est vain de s’en prendre aux despotes locaux apostats, laquais de l’impiété mondiale, car les masses musulmanes ne suivront pas l’avant-garde, mais qu’il faut les réveiller, et pour cela faire un grand coup et frapper l’ennemi lointain. Ce sera le 11 septembre, précédé dès le 7 août 1998 par les attaques contre les ambassades américaines de Tanzanie et du Kenya, puis l’attaque du destroyer américaine Cole à Aden le 12 octobre 2000.
Le 11 septembre, c’est le 11-9, l’inverse du 9-11. La chute du Mur de Berlin marque la fin de la guerre froide et du XXe siècle ; le 11 septembre, au début du troisième millénaire chrétien, doit aussi marquer celui du millénium islamiste, dans l’esprit de ses concepteurs. Cette numérologie n’est pas anodine. Les djihadistes en tirent argument pour affirmer que leur agir s’inscrit dans une vision eschatologique qui ne peut qu’être dictée par le Créateur. Les exemples abondent. Le double attentat en Tanzanie et au Kenya le 7 août 1998 coïncide ainsi avec le huitième anniversaire de l’appel du roi Fahd aux troupes américaines pour intervenir en Arabie saoudite face aux troupes irakiennes. Par là, Ben Laden exprime sans équivoque sa rupture avec le salafisme quiétiste et proclame le divorce entre djihadisme islamiste et djihadisme saoudien. De même l’attentat d’Atocha le 11 mars 2004 à Madrid offre un parallélisme frappant avec les quatre avions du 11 septembre (quatre trains sont touchés) ; il prend également place 911 jours après le 11 septembre. Tout est construit pour envoyer des signes métapsychologiques ou métapsychiques au segment de l’opinion qui peut y voir la réalisation du miracle.
De manière plus évidente, le 11 septembre est un produit construit délibérément pour la télévision, ce qui est tout à fait nouveau. Al-Zawahiri, dans son manifeste, inscrit le djihad contemporain dans la continuité des premiers temps du Prophète. Les cavaliers en question, ce sont les kamikazes, et la chute de l’Empire soviétique est vue par Ben Laden comme la réplique de la chute de l’Empire sassanide en 636 à la bataille de Qâdisya. C’est pourquoi Al-Qaida se retourne par la suite contre les États-Unis, de même que les armées du Prophète s’étaient retournées contre l’Empire byzantin après avoir défait les Perses : attaquer New York, c’est comme attaquer Byzance. C’est pourquoi l’expression officielle des djihadistes, en arabe, pour désigner le 11 septembre, est « les deux razzias bénies » (sous-entendu : sur New York et sur Washington), l’idée même que le phénomène soit dédoublé participant du « miracle ». La finalité est de favoriser le recrutement par l’évidence miraculeuse. Ce n’est du reste pas nouveau : dans les années 1990, lors des grandes réunions que le Front islamique du salut organisait dans les stades en Algérie, le nom d’Allah apparaissait dans le ciel. Il s’agissait de lasers, mais l’effet sur le public était garanti.
Nous sommes face à une construction de l’opinion qui utilise des registres très anciens mais qui sait les mettre à jour. Al-Zawahiri explique que le djihad dans sa première phase a perdu la guerre médiatique, mais qu’il va la gagner et c’est le 11 septembre qui joue ce rôle. Sa mise en scène hollywoodienne mêle le registre de la fiction (les « tours infernales ») avec la réalité, ce qui capte l’opinion à une époque où elle est encore principalement déterminée par ce qu’elle voit à la télévision. La stratégie est favorisée par la prolifération des réseaux satellitaires, au premier rang desquels le chaîne qatarie Al Jazeera, que l’émirat avait conçue afin d’affirmer son emprise sur « l’espace de sens » sunnite et contester la primauté de l’Arabie saoudite. Al Jazeera a un positionnement complexe. Légèrement déviante, elle capte par ce moyen les mécontents, sans pour autant se risquer à critiquer le pouvoir qatatri. On a vu depuis comment, lors des printemps arabes, elle a fait des Frères musulmans les intellectuels organiques des révolutions. Elle est, au début des années 2000, le vecteur princeps de l’expression du djihadisme. Si les actions violentes sont aussi spectaculaires, c’est qu’à l’époque les djihadistes ne sont pas en possession des moyens de diffusion de l’information. Il faut qu’ils créent un spectacle dont la dimension scandaleuse fera que les médias ne pourront pas faire autrement que de le diffuser. On se souvient que pendant un mois, les images des avions percutant les tours ont saturé les écrans. Mais cette captation de l’opinion publique n’a pas suffi à assurer la mobilisation des masses populaires. Elle a donné lieu à un clivage, installé le djihadisme comme une force décisive à l’intérieur du jeu international (la Russie n’avait pas encore relevé la tête) et exposé au grand jour la faiblesse américaine, puisque les États-Unis, malgré tous leurs missiles, ne sont pas parvenus à entraver l’action d’Al-Qaida. Dès 1998, le bombardement d’une usine de produits chimiques à Khartoum et d’un camp d’entraînement de moudjahidines en Afghanistan est resté sans effet. Même si les djihadistes de deuxième génération ne parviennent pas véritablement à s’emparer des esprits dans les masses musulmanes, la première partie du message a au moins été bien reçue : l’Occident, affaibli, n’a plus les moyens d’éradiquer l’islamisme, comme l’illustre l’intervention américaine en Irak, bien qu’elle est ait été conçue comme une contre-propagande hollywoodienne. La mise à bas de la statue de Saddam Hussein place du Paradis à Bagdad en 2003 est la réponse à la chute des tours jumelles et on pense aux États-Unis que Bagdad sera comme Varsovie ou Prague. Or, c’est un échec cuisant, y compris de ce point de vue médiatique, puisque la chute de Bagdad se produit un 9 avril, date anniversaire, pour les chiites irakiens, de l’assassinat par Saddam Hussein de l’imam Mohammed Bakr al-Sadr. Et voilà les Américains relégués au rang d’instruments inconscients de la volonté divine ! George W. Bush a beau affirmer « Mission accomplished » depuis le pont du porte-avion Abraham Lincoln pour rassurer l’opinion occidentale, l’effet est nul dans les populations ciblées par la propagande d’Al-Qaida.
Pourtant, le djihadisme de deuxième génération échoue comme le premier. Les chiites irakiens ont finalement eu raison de l’insurrection djihadiste sunnite, à tel point que le pays offre aujourd’hui l’image d’un étrange condominium américano-iranien.
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Or, voici que le 14 février 2005, Youtube reçoit sa licence dans un tribunal californien, et cela change radicalement la donne, car désormais il n’y aura plus besoin de la télévision, plus besoin de spectacles construits par le haut pour mobiliser les masses. C’est à partir de la base, « bottom up », que se fait la diffusion des images et de la propagande.
Au même moment, en janvier 2005, et en ligne exclusivement, est diffusé le manifeste du djihadisme de troisième génération, produit par le Syrien Abbou Moussab al-Souri, ancien responsable des relations publiques de Ben Laden. Il explique que celui-ci, avec son système pyramidal, s’était trompé, que le 11 septembre était de l’hybris, que les kamikazes était absolument déconnectés de la base et que l’important est de créer un djihadisme de proximité. Le cœur de ce livre de 2000 pages est la formule « Nizam, la tanzim », autrement dit : « Un système et non une organisation ». Par système, il faut entendre un système réticulaire et non pyramidal. On pourrait du reste se demander, puisque al-Souri a été formé dans des écoles d’ingénieurs françaises, dans quelle mesure il n’a pas été influencé par la théorie du « rhizome révolutionnaire » de Gilles Deleuze.
C’est là que les réseaux sociaux entrent en action. Il n’est plus nécessaire de recourir à la télévision : on produit l’acte terroriste, on le filme et on le diffuse sur les réseaux sociaux. L’acte inaugural de ce phénomène, en 2004, est l’égorgement par Abou Moussab al-Zarqaoui de l’entrepreneur américain Nicholas Berg dans une combinaison orange qui est celle des détenus de Guantanamo, ce qui est une nouvelle manière de déconstruire la puissance américaine. Cette mise en scène a été ensuite abondamment reprise par Daech, jusqu’en France lors de l’assassinat du policier Jean-Baptiste Salvaing et de son épouse à Magnanville le 13 juin 2016. Leur meurtrier, Larossi Aballa, alors même qu’il se sait encerclé par la police, se filme sur Facebook Live. Il appelle d’autres croyants à le rejoindre dans son martyre et à tuer tous les journalistes (en commençant par Gilles Kepel !). Il n’y a plus besoin ni de la télévision ni de la presse, à la remorque. Nous avons définitivement changé de dimension.
Est-ce pour autant que les réseaux sociaux sont l’alpha et l’oméga du djihad ? Ce n’est pas si clair que cela. Certes, nous avons vécu, entre le massacre de « Charlie Hebdo » en janvier 2015 et l’attentat avorté devant Notre-Dame de Paris en septembre 2016, une période difficile. Mais la destruction du « califat » de Daech à l’été et à l’automne 2017 a eu pour effet d’annihiler le fonctionnement de cette machine djihadiste de troisième génération. Par ailleurs, le monde des réseaux sociaux s’est retourné contre les djihadistes. Les grandes machineries d’intelligence artificielle, essentiellement aux États-Unis, comme Palantir, ont permis de casser la plupart des codes. On est aujourd’hui capable d’identifier les émetteurs, les destinataires, ce qui rend plus difficile l’utilisation des réseaux sociaux. Les algorithmes, dans le monde des réseaux sociaux, se révèlent toujours plus puissants que les individus, aussi nombreux que soient ces derniers. Aussi le djihadisme marque-t-il actuellement le pas dans sa capacité à frapper l’opinion par ses actes criminels. Il demeure actif, mais j’ai le sentiment que l’enthousiasme n’y est plus. L’échec de l’État islamique, dans une optique providentialiste, est interprété comme une punition divine. Le djihadisme est à la recherche d’un nouveau modèle.
J’en veux pour preuve la diffusion du testament de Rachid Kassim, qui avait relayé une fatwa contre moi et par la suite m’a à deux reprises condamné à mort. Né à Roanne d’une famille originaire d’Oran, cet ancien chanteur de rap et éducateur social a été éliminé en 2017 par un drone américain. Dans ce document, d’ailleurs rendu public avant sa mort, il affirme la faillite de l’État islamique et invite ses « frères » à se demander pourquoi Dieu les a punis. On a là l’achèvement étonnant de ce type de phénomène qui paraissait encore, voilà quelques années, surpuissant. Depuis la fin de 2017, même si le phénomène persiste, il n’a plus la même force. Aujourd’hui, la grande question est de savoir si nous allons savoir construire sur l’échec de notre ennemi, ou si au contraire nous allons nous endormir sur nos lauriers.
La connaissance et le savoir nous permettent de venir à bout de telles menaces. « La chouette de Minerve se lève au crépuscule » : c’est le rôle de l’université d’arriver à mettre de tels phénomènes en perspective afin d’en tirer des leçons pour aujourd’hui, et celui des décideurs politiques d’agir en conséquence.