Des Lumières à l’opinion publique : politique extérieure et société, XVIIIe-XXe siècles

Séance ordinaire du 29 janvier 2018

par Georges-Henri Soutou

 


Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Communication de M. Georges-Henri Soutou,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques


 

 

Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Cher ami, cher vice-président !

Tout vous passionne ! Quand vous n’êtes pas avec nous, vous êtes à l’Ecole de guerre, quand vous n’êtes plus à la Sorbonne, vous animez un séminaire dans une université allemande… Vous enseignez aussi bien en anglais qu’en allemand, et vos racines familiales y ajoutent l’espagnol et l’italien… La liste de vos publications, de vos journées d’études, colloques et séminaires, le nombre des revues dont vous êtes membre du conseil de rédaction et des commissions scientifiques dont vous faites partie pourraient donner le vertige ! Sans compter vos travaux académiques, et notamment l’organisation de divers entretiens du lundi – « Les puissances mondiales sont-elles condamnées au déclin ? », ou, en novembre dernier, « Le retour du nucléaire militaire », avec Jean Baechler –, et je ne puis oublier votre direction de la Fondation Thiers-Centre de recherches humanistes, de 2010 à 2016. ..

Mais si tout vous passionne, vous avez vos sujets de prédilection, en particulier les relations internationales contemporaines – au point d’avoir constitué avec d’autres de vos collègues universitaires une association des « internationalistes », ce qui venant de vous ne manque pas de piquant… Au centre de tout cela,  l’histoire de l’Allemagne et celle du conflit Est-Ouest.

L’Allemagne était l’un des sujets de votre thèse, publiée en 1989 sous le titre L’or et le sang, Les buts de guerre économiques des grandes puissances. Elle a fait date dans l’historiographie de la Première Guerre mondiale, en restituant à ce conflit sa dimension économique. Une Grande Guerre que vous n’avez pas quittée puisque vos derniers ouvrages, présentés ici même, s’intitulent La grande illusion, Quand la France perdait la paix 1914-1920, où vous offrez un point de vue tout à fait inédit, et notamment sur l’histoire des tentatives de paix. Enfin, vous venez de signer la préface d’une réédition d’écrits d’Alfred Fabre-Luce, publiés sous le titre Comment naquit la guerre de 14, dans lesquels le jeune polémiste se dressait contre le récit officiel de l’entrée en guerre qui dédouanait la France de toute responsabilité dans son déclenchement.

Vos travaux se sont élargis aux questions stratégiques (vous présidez d’ailleurs l’Institut de stratégie comparée),  ce qui nous vaut deux grandes synthèses, l’une sur la Guerre froide, La Guerre de Cinquante Ans, de 1943 à 1990. Ici, votre père diplomate, Jean-Marie Soutou, a joué son rôle par la somme d’études et d’analyses qu’il a laissées en étant en poste à Belgrade en 1948, à Moscou en 1956, puis comme secrétaire général du Quai d’Orsay. L’autre synthèse a porté sur L’Europe de 1815 à nos jours, où vous mettez en évidence la formation, dès le XIXe siècle, d’un « système européen » de relations internationales.  Et si vous faites ainsi référence, c’est par la rigueur et la précision de vos propos, mais aussi par une remarquable absence de parti pris, qui vous fait sortir des sentiers battus.

Voilà qui nous conduit au sujet de cette séance, sur les rapports entre politique extérieure et opinion publique du XVIIIe au XXe siècle. Une opinion publique apparemment assez éloignée de vos recherches. Pour l’anecdote, vous avez fait votre DES en histoire médiévale, sur la « cour des Aides sous Louis IX », parce que, dites-vous, « en histoire contemporaine, on ne donnait alors, y compris Jean-Baptiste Duroselle, que des études de presse [1] ». Or, c’est sur les archives que vous souhaitiez travailler, ce que vous n’avez jamais cessé de faire depuis. Vos travaux sont nourris par vos dépouillements de tant de dépôts d’archives diplomatiques. Et le milieu feutré des diplomates s’accommode mal des discussions en place publique. Pourtant, comment s’abstraire du rôle de la mobilisation morale des hommes durant tous ces conflits ? Comment ne pas traiter du « prisme déformant de l’idéologie » durant  nos guerres chaudes et froides ?

Le 20 octobre 2014, à la place que vous occupez aujourd’hui, vous nous faisiez profiter de vos réflexions sur le débat entre l’« histoire vue d’en haut » et « l’histoire vue d’en bas ». Vous vous posiez la question de savoir si l’histoire politico-stratégique était démodée. Les décisions viennent certes d’en haut, mais l’exécution se fait « en bas » ; où peut-on classer le règne des émotions, le pouvoir de la mémoire, l’influence du politique sur la psychologie des peuples ?

L’histoire des relations internationales n’est-elle pas liée à celle de l’opinion publique ? Des dames de la Halle forgeant l’expression « bête comme la paix » au lendemain du traité d’Aix-la-Chapelle de 1748 jusqu’au « french bashing » pratiqué à haute dose par les Américains après le refus de Jacques Chirac d’engager la France contre Saddam Hussein en 2003 – épisode vécu en direct par notre confrère Jean-David Levitte –, les mouvements de l’opinion publique sont inséparables des événements de la vie internationale. A propos de la Guerre froide, vous avez écrit que son enjeu véritable n’était pas de détruire l’adversaire, mais de l’amener à se transformer de l’intérieur, en agissant sur son opinion publique. Y compris par la « désinformation »…
Eh bien, cher ami, en vous disant toute ma gratitude, je vous cède la parole.

 

 

Communication de M. Georges-Henri Soutou,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Le sujet présente différentes difficultés. Tout d’abord, l’« Opinion publique » est une abstraction. Il vaudrait mieux parler de courants ou de mouvements d’opinion, qui sont en outre souvent antagonistes, rarement unanimes.

Deuxième difficulté : comment mesurer le poids d’une opinion? On recourt souvent à la Presse, même s’il est clair qu’elle ne reflète pas toujours, loin de là, la place respective des différents courants dans l’opinion. Les sondages les plus soigneusement établis ne sont jamais qu’une photographie instantanée. Et leur interprétation n’est pas toujours évidente. Les manifestations, même spectaculaires, ne représentent pas forcément l’Opinion publique dominante. Les élections sont encore, dans les pays démocratiques, le moins mauvais moyen d’observer l’état de l’Opinion, au moins dans ses orientations générales. Etant entendu que la mesure de l’Opinion est encore plus difficile, quand il s’agit de la politique extérieure, sujet lointain et complexe pour la grande majorité des électeurs.

D’autre part, la question est encore plus difficile quand on prend en compte l’ensemble de la Société, et pas uniquement les élites dirigeantes.

Quant à la politique extérieure, c’est aussi un ensemble complexe, qui va bien au-delà de la diplomatie, et recouvre bien des aspects, comme l’économie, la culture, les mouvements de population, qui peuvent exciter l’opinion beaucoup plus qu’un traité ou accord diplomatique, et provoquer des réactions qui obèrent la liberté d’action des gouvernements.

On observe une évolution dans le temps. Cela fera l’objet de la première partie de cette communication :

  1. XVIIIe siècle et Lumières.

  2. Révolution et Empire : naissance de l’opinion publique.

  3. 1815-1848 : mise en place d’une typologie du sujet.

  4. Deuxième moitié du XIXe siècle: suffrage universel, école et service militaire obligatoires, presse à bon marché établissent définitivement la problématique du sujet.

  5. Première Guerre mondiale et XXe siècle : les enjeux concernent désormais tout le monde, la démocratie s’insinue désormais dans la politique extérieure, la propagande se perfectionne, les sondages apparaissent, les élections comportent de plus en plus souvent des enjeux internationaux.

  6. Actuellement : avec Internet et la mondialisation, la question franchit encore une nouvelle étape, mais on n’ira pas jusque-là, sauf quelques remarques en conclusion, après avoir essayé de clarifier, à la lumière de l’Histoire, la question posée.

Dans une seconde partie, on traitera quelques grands thèmes transversaux.

  • Les grandes périodes.

  • Les Lumières

Notre sujet commence au XVIII° ; au XVIe siècle la conscience de soi nationale et les préjugés nationaux apparaissent clairement en Europe, mais on ne conçoit pas encore une politique extérieure au sens moderne du terme : ce sont les rapports féodaux et les oppositions ou guerres de religion qui dominent l’espace européen. Il faudra attendre le Système de Westphalie pour qu’apparaisse une véritable politique extérieure. Mais l’opinion n’y prend pas tout de suite sa place.

Les Lumières en revanche voient la naissance du phénomène qui nous occupe. Mais il s’agit de l’opinion d’une élite, « les hommes éclairés », comme disait Talleyrand, qui s’est beaucoup préoccupé de la question. Et la politique extérieure commence à devenir un enjeu : le traité d’Aix-la-Chapelle en 1748, qui mit un terme à la guerre de Succession d’Autriche (1741-1748), fut très critiqué. Le roi de Prusse Frédéric II, alors que son allié français avait remporté d’importantes victoires, apparaissait comme le seul gagnant de la guerre. D’où des expressions comme : « bête comme la paix », « travailler pour le roi de Prusse »…  C’est la première révolte d’une « opinion », certes circonscrite, à propos de la politique extérieure.

Révolution et Empire, évidemment différent.

« Opinion publique », l’expression est utilisée par les Révolutionnaires dans un sens moderne. Elle était certes apparue dans le Dictionnaire de l’Académie en 1777, mais à l’article  « réputation » ;  elle signifiait alors renom, estime. Désormais elle désigne la « volonté générale » des Patriotes, dans le sens rousseauiste du terme. Il s’agit d’une « volonté » suscitée, triée et épurée par les clubs révolutionnaires: on a affaire à une dynamique de groupe complexe, dialectique, pas à une simple propagande. Retenons que les opinions se développent certes à travers des dynamiques et des mécanismes qui à la fois les utilisent et les informent. Mais l’analyse de Pierre Bourdieu, selon laquelle l’opinion n’existe pas en tant que telle mais n’est qu’une création, me paraît trop courte [2].

La guerre, le programme d’expansion idéologique (« guerre aux Rois », les Républiques sœurs) n’est pas seulement une reprise de la géopolitique de l’Ancien Régime (je me sépare sur ce point d’Albert Sorel), elle est sui generis : la politique extérieure est en fait indissociable de la politique intérieure, d’autant plus que la guerre doit solidariser la « Patrie en danger », elle est aussi instrumentalisée par la politique révolutionnaire.

Le Premier Empire fait un grand effort pour former l’Opinion, y compris pour la politique extérieure, vers toutes les classes de la société, Jean Tulard en parlera.

Cependant la France n’est pas la seule : c’est plus subtil et décentralisé en Grande-Bretagne, mais la guerre politique et de propagande que mène Londres pendant les French Wars de la période révolutionnaire est aussi très intéressante, dans cet affrontement gigantesque. Les caricatures antinapoléoniennes de James Gillray, par exemple, font le tour de l’Europe.

 

1815-1848 : période très intéressante en profondeur

 

La période 1815-1848 est passionnante. Trois tendances se dégagent, quasi structurelles, et au fond durables:

La « Politique de Cabinet » : le maître incontesté en sera Talleyrand, du Congrès de Vienne à son ambassade à Londres sous Louis-Philippe (1830-1834). C’est une diplomatie secrète, qui essaie de s’abstraire de l’opinion dans la gestion quotidienne des affaires, mais qui tient compte des grands courants de l’époque. C’est un équilibre délicat mais que Talleyrand maîtrise à merveille. Il sera d’ailleurs en même temps un grand défenseur de la liberté de la Presse, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.

Mais il s’agit toujours de l’opinion des « hommes éclairés » : les électeurs du suffrage censitaire  abonnés aux journaux, fort chers, ou qui les lisent dans certains cafés…

Ensuite ce que j’appellerai une protodémocratie d’opinion en matière de politique extérieure: c’est la geste populaire de l’épopée impériale propagée par les vétérans de la Grande Armée (Balzac, Le Médecin de campagne) et par les chansons patriotiques, anti-Sainte Alliance, de Béranger.

Des thèmes de relations internationales apparaissent : contre les traités de Vienne, pour la Pologne lors du soulèvement de 1830. Cela marquera très nettement l’opinion, au moins à Paris et dans les grandes villes, en 1848…

Le cas anglais : incontestablement on assiste à un début d’Opinion dans le sens actuel du terme grâce au Parlement et à la Presse mais aussi grâce à une société aristocratique entretenant des liens européens. Avec Palmerston, chef du Foreign Office ou Premier ministre avec de brèves interruptions durant les années 1830-1865, la Grande-Bretagne devint un véritable laboratoire d’innovation politique et économique, et inventa une politique internationale d’un type nouveau, expliquée à l’opinion publique, par exemple par la publication, révolutionnaire pour l’époque, de Blue Books, recueils de documents diplomatiques sur les affaires en cours. La société anglaise s’implique, par exemple dans le soutien à la lutte contre la traite et l’esclavage, l’une des grandes causes internationales de l’époque.

 

Seconde moitié du XIXe siècle : l’arrivée du suffrage universel, de l’École obligatoire, du service militaire et de la presse à bon marché

 

Le contrôle gouvernemental tient compte des nouvelles réalités. L’opinion est désormais une donnée admise, mais que l’on essaie de contenir ou d’utiliser. Bismarck, guère démocrate, mais qui tient le plus grand compte de l’opinion et des médias, est l’auteur d’un « Fake News » fameux, la dépêche d’Ems. Il suscite des articles (comme en 1875, « La guerre en vue », pour intimider Paris) et influence la Presse grâce à son « Reptilienfonds ».

Napoléon III  n’est pas en reste : « j’ausculte en permanence l’opinion », dit-il, et les préfets doivent transmettre des rapports hebdomadaires. Il prend parfois la plume incognito ; il suscite des pamphlets, comme la brochure publiée par le vicomte de La Guéronnière (porte-parole fréquent de l’Empereur) en décembre 1859, Le Pape et le Congrès. Mais on notera que, comme tous les régimes autoritaires, le Second Empire était pris dans une contradiction : il empêchait l’opinion de se manifester, et en même temps il était bien obligé d’en tenir compte et donc de l’étudier.

Mais la démocratisation et la libération de la Presse permettent malgré tout une certaine émancipation de l’opinion. Émile de Girardin transforme la Presse en concevant le principe du quotidien à bon marché ; il fonde La Presse en 1836. En 1863, Millaud lance un journal bon marché grâce à la publicité.

Et les décrets du 24 novembre 1866 et du 9 janvier 1867 suppriment en particulier l’autorisation préalable. Cette ouverture favorise l’éclosion de nombreux journaux.

L’Opinion commence à devenir un facteur agissant, que le gouvernement ne contrôle pas toujours. La guerre de 1870 en est un exemple : elle a été déclarée contre le sentiment de l’Empereur et du chef du gouvernement, Émile Ollivier, à la suite d’un phénomène de résonance entre la Presse et l’opinion (en fait parisienne) …

Après 1870, en France comme en Grande-Bretagne, on connaît des poussées de l’Opinion (les « scares », le Jingoïsme, Fachoda). En France en particulier, avec les agitations nationalistes du boulangisme, puis surtout de l’Affaire Dreyfus, et les réactions qu’elles suscitent, se met en place un triangle idéologique démocratie-médias-opinion publique avec des groupes organisés, des partis, des lobbies, des divisions désormais structurées de l’Opinion dans des affaires qui concernent aussi la politique extérieure.

Les dirigeants désormais se trouvent devant un problème permanent : la politique extérieure ne peut pas être mise en permanence sur la place publique. Mais en même temps, c’est de plus en plus contradictoire de l’évolution générale des sociétés européennes, en particulier pour les grands enjeux. Napoléon III lui-même le sent : il pratique une diplomatie très secrète, mais cherche le contact avec l’Opinion pour les grandes questions : la remise en cause des Traités de Vienne, les Nationalités (l’unification italienne est populaire), le pouvoir temporel du Pape. Mais c’est Cavour qui va le plus loin, à l’occasion du rattachement de la Savoie à la France, en 1860. Il est très méfiant à l’égard de l’opinion et très partisan du suffrage censitaire, mais il admet finalement un plébiscite au suffrage universel pour permettre aux Savoyards de s’exprimer sur une question existentielle, étant entendu que le Parlement de Turin devra approuver ensuite toutes les mesures législatives nécessaires pour tirer les multiples conséquences de leur décision. Théorisé par Cavour, cette méthode du référendum prouvant l’accord majoritaire de la population concernée sera largement utilisée après 1919.

Mais à la fin du XIXe commencent à se manifester des mouvements d’opinion internationaux puissants : d’une façon générale l’Internationale socialiste, avec son programme pacifiste et internationaliste. Ou encore les premières grandes manifestations internationales, dans toute l’Europe et en Amérique, à l’occasion de la mort de l’anarchiste espagnol Francisco Ferrer en 1909 (condamné et exécuté pour sa prétendue responsabilité dans le soulèvement de Barcelone au printemps de cette année-là). Mais surtout les partisans de la libération des « nationalités opprimées » des empires russe, ottoman et austro-hongrois : c’était sans doute avant 1914 le mouvement international le plus puissant, sinon majoritaire, et en tout cas très décidé, et influent grâce à un bon triangle monde politique (avec de puissants groupes de pression) –  médias – opinion.

 

1914-1918 et XXe siècles : la démocratie triomphe, les sondages apparaissent, les élections avec des enjeux internationaux se multiplient

 

La Grande Guerre est un tournant. C’est une guerre totale : Le conflit implique tout le monde, et tous les ressorts du pays, y compris l’opinion. C’est là qu’apparaissent des termes comme le « moral », l’« Arrière ». L’opinion est une cible essentielle, la propagande et la censure s’établissent et se perfectionnent comme jamais auparavant, ce sont les deux faces d’une même médaille. Or on a des sources nombreuses, y compris la correspondance des combattants.

L’opinion devient un facteur clé de la conduite de la guerre. Les dirigeants redoutaient les réactions de l’opinion en cas de guerre. Mais le gouvernement réagit en mettant en place l’Union sacrée (qui eut son équivalent en Allemagne, où les socialistes avaient remporté un tiers des sièges aux élections de 1913) : il s’agissait de frapper l’opinion. Ce fut une véritable opération politique. Rappelons que le 31 juillet Jaurès avait été assassiné. Il fallait bloquer les réactions possibles, et rassembler l’opinion.

Or cette consolidation de l’opinion était nécessaire : en fait, l’excitation nationaliste existait à Paris, beaucoup moins en province, où la guerre fut en général accueillie avec un mélange de consternation et de résignation.

On assista immédiatement à la mise en place d’une censure de la Presse, mettant en sommeil la loi de 1881. On ne se contenta pas, comme par le passé, d’une censure des informations militaires, mais on mit en place un véritable système d’information unissant une censure frappant tous les domaines (y compris la politique intérieure, la politique extérieure et les buts de guerre), et la propagande, aussi bien à destination de l’opinion française que de l’étranger. En ce qui concerne la propagande vers l’étranger, elle connut une tentative d’organisation et de développement avec la Maison de la Presse, créée en 1915 par Philippe Berthelot, sous l’égide du Quai d’Orsay, avec des résultats d’ailleurs mitigés.

Quels furent les effets de ces différentes mesures sur l’opinion française face à la guerre ? En fait, ce sont les soldats sur lesquels on est le mieux renseigné par la censure militaire, qui lisait leur courrier, en recopiait des passages significatifs et classaient les opinions en fonction de critères simples mais valables : les soldats comprenaient, ou au moins sentaient, les grands moments de la guerre. Ils comprirent vite l’échec de Nivelle en avril 1917. Ils comprirent aussi les enjeux et les problèmes de la conférence socialiste internationale de Stockholm, en juin 1917, ainsi que le risque d’une manipulation de la part de l’adversaire, même s’ils lui accordaient certainement de l’intérêt. Le message de paix du pape en 1917 suscita des réactions très intéressantes, et pas négatives.

On est moins précisément renseigné sur l’Arrière. On sent la faiblesse et la dépression de l’opinion en 1917 (les observateurs contemporains en sont convaincus et les études locales qui se multiplient le confirment) mais elle se reprend et adhère à la politique ferme de Clemenceau, président du Conseil à partir de novembre 1917. Les élections de novembre 1919 (exceptionnellement à la proportionnelle…) en apporteront une preuve irrécusable, par l’élection d’une forte majorité « Bloc National », en contraste complet avec la Chambre de 1914.

Mais le wilsonisme produisit un grand et définitif changement dans le traitement de la Presse et de l’Opinion en matière internationale. Le Président Wilson se soumettait à une conférence de Presse par semaine, et une vraie, avec des questions en rafales auxquelles il répondait de son mieux.

Cependant en 1919 la puissance de la Presse était déjà évidente. Dans son récit de la négociation du traité de Versailles, André Tardieu, journaliste lui-même et chargé du contact avec les correspondants étrangers au GQG avant d’être placé à la tête d’une mission aux États-Unis en 1917, l’explique bien: pour la première fois la question de la Presse se posait pleinement en Relations internationales. Wilson était arrivé, suivi par 300 journalistes américains, qui furent très présents et indiscrets…

La leçon fut vite tirée : Aristide Briand, qui avait mené une guerre très énergique en 1915-1917, qui, président du Conseil en 1921-1922, avait essayé de faire appliquer les traités dans leur rigueur, tira les conséquences du retournement de l’opinion à partir de l’automne 1923 (à la suite de l’échec de l’expédition de la Ruhr) et se mua alors en « Pèlerin de la Paix », avec des journalistes à sa dévotion, on peut même dire avec un véritable appareil de Presse, et des discours étudiés, d’un style nouveau, étendant l’éloquence politique démocratique au domaine de la politique extérieure (« Arrière les canons ! Arrière les mitrailleuses ! »). Il fut un maître de la communication moderne.

À partir de là, si l’Opinion ne fut pas vraiment en prise directe sur la politique extérieure, du moins les journaux le furent. Ils furent nombreux, divers et richement dotés jusqu’aux années 1970 ou 1980. À partir de la Première Guerre mondiale se mit en place un système de relations entre politique extérieure, opinion, gouvernements et médias qui durera en gros jusque vers les années 1990…

 

Problèmes thématiques

 

Tentons maintenant une approche non plus chronologique mais thématique du sujet.

 

Comment se forme l’opinion publique à propos de la politique extérieure ?

 

D’abord il faut tenir compte des structures et tendances lourdes de l’Opinion, de son inertie, des préjugés traditionnels, y compris religieux et historiques, des images, représentations et stéréotypes.
Les médias influencent-ils ou suivent-ils l’Opinion? Dans quelle mesure les lecteurs ou les téléspectateurs choisissent-ils leur source d’information en fonction de leurs tendances, orientations et affinités ? Bien entendu, il faut tenir compte de l’offre, c’est-à-dire de la richesse et de la variété des médias en matière de relations internationales, qui peut varier d’ailleurs dans le temps pour un même organe (les références des années 1960 ne sont plus forcément celles d’aujourd’hui…).

Il faut évidemment tenir compte des influences qui s’exercent sur les médias, des pressions gouvernementales (ne serait-ce que par déni d’accès à l’information…) aux influences capitalistiques éventuelles et aux courants idéologiques qui peuvent traverser les rédactions.

Mais il reste que la grande époque de la Presse pour les relations internationales commença à partir de 1919, avec des moyens, des accès, des réseaux de correspondants à l’étranger,  etc. La radio puis la télévision apportèrent évidemment leur spécificité, mais on peut penser que l’influence des médias sur l’Opinion fut dans l’ensemble importante pendant cet âge d’or. Une carrière comme celle de Walter Lippmann, qui au cours de sa carrière aida Wilson à rédiger les Quatorze Points, et qui inventa en 1947 le terme de « Guerre froide », en est une bonne illustration, entre le journaliste, le faiseur d’opinion et le conseiller du Prince.

Maintenant les choses évoluent très vite : d’une part avec Internet et les sites en ligne, y compris ceux des grands organes de Presse dont le modèle économique change à toute vitesse, avec une réduction du nombre de titres, mais aussi, du point de vue de notre sujet, avec très souvent une radicale réduction du réseau de correspondants à l’étranger, et peu de différences réelles de ligne éditoriale… C’est ainsi que les bouleversements des deux dernières années, du Brexit aux élections allemandes de septembre 2017 en passant par l’élection de Donald Trump, avaient été peu anticipés par les médias mainstream, et restent peu expliqués.

On peut penser que la contribution des médias « classiques » à l’information et à la formation de l’Opinion en matière de politique extérieure a reculé, ce qui remet en cause le triangle évoqué précédemment entre opinion, médias, et dirigeants. D’autant plus que l’opinion paraît de plus en plus atomisée, et moins facile à résumer en grandes tendances.

 

Quels sont les effets réels de la Propagande en matière internationale ?

 

Vers l’intérieur, elle paraît efficace et même essentielle pour les régimes totalitaires : Goebbels en reste un bon exemple, évidemment dans un contexte particulier. En URSS, la propagande dans le domaine de la politique extérieure à direction des citoyens soviétiques fut à mon avis efficace jusqu’à la guerre en Afghanistan.

C’est plus difficile vers l’extérieur. Jacques Ellul, dans son ouvrage classique Propagandes (Economica, 2008), a expliqué pourquoi : sauf crise ou divisions, une population fait moins confiance à un gouvernement étranger qu’au sien, et on retrouve les viscosités déjà évoquées. Là, le IIIe Reich obtint pourtant des résultats jusqu’à la crise des Sudètes à l’automne 1938 et put limiter les réactions hostiles des opinions publiques du monde libéral, ou plutôt put exploiter leurs divisions, en jouant sur le pacifisme de l’époque, sur ses réalisations en matière économique et sociale, sur des évènements comme les Jeux olympiques de 1936.

En revanche, une fois la guerre commencée, Berlin ne fut pas efficace, sauf à certains moments vers l’Europe centrale et balkanique ou vers le Moyen-Orient (encore que le sujet mériterait une étude d’ensemble fouillée : Signal fut quand même le premier mensuel européen, avec des éditions en 25 langues, adaptées aux différents pays, et deux millions et demi d’exemplaires). L’Italie quant à elle fit une propagande assez efficace vers le monde arabe (avec l’émetteur Radio Bari).

L’URSS fit sans doute longtemps mieux, mais sa propagande fut moins parfaite qu’on ne le dit (en particulier il s’est établi un mythe très excessif de la Désinformation, qui aurait été poussée à un degré invraisemblable de raffinement). La Grande-Bretagne obtint des résultats appréciables pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec le Political Warfare Executive, organisme secret créé par Winston Churchill en février 1942 et chargé de concevoir et de conduire l’action de propagande politique et psychologique dans les pays occupés, et notamment d’élaborer les consignes politiques diffusées par la BBC en Europe.

Les États-Unis essayèrent de reproduire la formule après 1947 avec leur Political Warfare Department. Ils ont obtenu des résultats, mais pas déterminants malgré une opinion fréquente…

En revanche la BBC fut longtemps une référence en Europe orientale ; Voice of America beaucoup moins, Radio Free Europe par moments mais elle fut longtemps déconsidérée après ses émissions incendiaires en direction de la Hongrie en 1956. Ce qui a le mieux marché auprès des intéressés: la diffusion d’informations factuelles exactes et utiles, que les populations pouvaient vérifier, mais qui n’étaient pas communiquées par les gouvernements concernés.

Maintenant, avec l’atomisation des opinions et des médias (Internet) le « peuple » résiste moins bien à la propagande étrangère ; les méthodes sont devenues aussi plus subtiles (les ONG relaient certes beaucoup d’informations, mais on ne sait pas toujours de quelle provenance, toutes ne sont pas vraiment indépendantes). L’organisme russe Russia Today nous en fournit un bon exemple : il atteint certainement une certaine efficacité auprès de divers groupes dans les pays occidentaux, à mon avis mieux que du temps de l’URSS, avec des méthodes plus subtiles. Contrairement à une idée reçue, la propagande me parait plus facile à l’ère de l’Internet…

 

Les gouvernements démocratiques face à leur opinion

 

Bien entendu, même dans les pays démocratiques les gouvernements cherchent à influencer l’opinion. Certes, il leur arrive de se contenter de la suivre, ou de s’en servir comme d’un alibi (ce fut l’attitude de Paris et Londres face à Berlin dans les années 30). Il leur arrive aussi de la manipuler (la guerre de 2003 en Irak en a donné de bons et désastreux exemples). Mais il leur arrive aussi de la guider de façon décisive: comme Roosevelt pour combattre l’isolationnisme, Churchill pour combattre le défaitisme en juin 1940, de Gaulle à différentes reprises. Il semble qu’il faille pour cela une période de crise internationale, entraînant un désarroi de l’opinion, et bien entendu, outre les qualités propres des dirigeants, une influence très organisée et efficace sur les médias, en particulier la radio pour les trois cités ici, la télévision en outre pour de Gaulle. On remarquera que ces deux médias permettent d’établir un contact direct et quasi personnel avec l’opinion, sans le truchement de la Presse, souvent d’ailleurs hostile.

Il y a d’autre part aussi des efforts à long terme, au-delà d’une période de crise, par lesquels des gouvernements démocratiques parviennent à susciter, ou du moins à accompagner, encourager, accélérer, une évolution de fond de l’opinion. Je citerai dans le cas français deux exemples : la façon dont les dirigeants de la IVe République surent détourner les Français de la tentation du neutralisme face à l’URSS et les engager dans le camp occidental à partir de 1947.

Autre exemple : tous les efforts faits à partir du traité de l’Élysée de 1963 pour populariser la réconciliation franco-allemande, avec la création de l’Office franco-allemand pour la Jeunesse, les jumelages, etc. Il est vrai que l’action gouvernementale rencontrait là l’évolution spontanée de l’économie et de la société, comme le montrait, dès le début des années 1960, la forte augmentation des mariages mixtes et la multiplication des échanges commerciaux et des liens entre sociétés des deux pays.

 

Comment mesurer l’Opinion ?

 

Tout d’abord, les sondages d’opinion. Indépendamment même des conditions de réalisation (échantillon, formulation de la question…) ils sont souvent d’interprétation délicate. Le premier sondage Gallup a eu lieu en France en 1938 après les accords de Munich : 57% des sondés les approuvaient, 37 % les désapprouvaient. Le sondage suivant, peu après, demandait s’il fallait résister à toute nouvelle exigence d’Hitler (oui : 70%) ou céder (17%). On en conclut que les Français étaient désormais prêts à se battre, ce qui correspond à la réhabilitation historiographique de la IIIe République à laquelle on assiste depuis les années 1990. Mais on peut plutôt se demander s’ils ne pensaient pas qu’Hitler bluffait (thèse fréquente à l’époque) et qu’il suffirait de rester ferme, ou encore que la France et la Grande-Bretagne ensemble le cas échéant triompheraient d’un régime forcément fragile, puisqu’il ne reposait pas sur la démocratie libérale.

Autre exemple complexe, car en l’occurrence le « paradoxe de Condorcet » joue (il décrit la difficulté de dégager une opinion majoritaire quand trois options sont en balance) : les sondages concernant l’Armée européenne (CED) en 1954, qui couvraient les trois possibilités évoquées à l’époque : Non à la CED et au réarmement allemand ; Oui aux deux ; ou une Allemagne réarmée dans le cadre de l’OTAN, mais sans CED ? Finalement c’est la troisième formule qui divisait le moins les Français, même si aucune n’était majoritaire. Ce sera d’ailleurs la formule retenue par les Accords de Paris en octobre 1954. Là, le résultat des sondages était complexe, mais correspondait à la réalité, sans nécessiter une interprétation délicate.

Et bien entendu les élections ou référendums à portée internationale, qui peuvent être décisifs et trancher le débat : 1919 en France, avec l’élection de la Chambre « Bleu Horizon » du Bloc national, contrastant avec la Chambre pacifiste de 1914 ; les élections de 1948 en Italie qui ont fixé l’alignement du pays dans la Guerre froide (et auxquelles les Occidentaux consacrèrent les plus grands efforts…) ; les législatives de 1969 et 1972 en Allemagne, qui permirent l’Ostpolitik ; le référendum sur la constitution européenne en 2005 ; le Brexit en Grande-Bretagne en 2016.

 

Conclusion

 

Il me paraît clair que les deux interprétations opposées (celle de la toute-puissance de l’Opinion publique, et celle de Bourdieu, selon laquelle elle n’est qu’une création) sont toutes les deux fausses. On a affaire à un ensemble complexe, issu de l’interaction permanente entre les courants d’opinion, les médias qui les informent mais aussi les déforment, et les processus politiques qui à la fois sont influencés par l’Opinion et tentent de l’orienter.

Comment essayer de comprendre ce processus et ses évolutions de façon rationnelle ? Une opinion majoritaire nette (ou relativement majoritaire selon le paradoxe de Condorcet…) ne se dégage en Relations internationales que pour de grandes options, et dans des moments exceptionnels, concernant des phénomènes d’opinion d’évolution lente. Mais les politiques doivent alors en tenir compte, sinon ils risquent de provoquer des réactions de rejet.

Actuellement, en apparence, les moyens de l’Internet et Twitter changent tout, et d’abord le rythme d’évolution de l’opinion publique et son information.

Je n’en suis pas sûr : préjugés, réflexes et stéréotypes restent, et même s’exacerbent peut-être dans la mondialisation. 2005, 2016, 2017 en RFA montrent le danger de surestimer l’évolution des mentalités…

Autre conclusion : il est vrai que la mondialisation fait que la différence entre politique intérieure et politique extérieure, s’érode. L’opinion se sent de plus en plus concernée par les conséquences de l’évolution de l’Union européenne et de la mondialisation. Mais il n’est pas sûr qu’elle trouve de nos jours l’information nécessaire, devant le kaléidoscope de la Toile. Le triangle opinion – médias – dirigeants ne fonctionne plus, à mon sens, correctement.

En particulier beaucoup pensent que nous assistons désormais à une crise de la démocratie. À mon avis, ce phénomène est encore plus marqué pour la Politique extérieure, à cause de la difficulté à faire apparaître les options de l’opinion dans ce domaine, à les canaliser dans un processus politique rationnel et à les mettre en application dans un système international enserré par une multitude d’accords et de règles multilatéraux ou même supranationaux.

Tout le monde est conscient du problème. On notera depuis 2005 et le Brexit en 2016 le retour de Talleyrand  et des « hommes éclairés » : il ne faut pas de référendum, dit-on, c’est trop dangereux  face à une opinion fragile. Le gouvernement hollandais est en train d’abolir le « référendum consultatif », le peuple n’ayant pas voté comme on l’escomptait lors des dernières consultations, en particulier à propos du traité d’association avec l’Ukraine.

Mais on note aussi la réaction inverse. Il y a peu, le vice-président du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a demandé plus de démocratie directe en Europe pour l’UE, davantage de participation aux décisions, pour générer une véritable opinion publique européenne. Il faut rappeler le jugement de Karlsruhe en 2008 à propos du traité de Lisbonne : on a fait le maximum admissible, pour un nouveau pas vers l’intégration, il faudrait une confirmation explicite par le peuple allemand. Donc c’est une question qui peut revenir sur le tapis. D’autant plus qu’entre Paris et Berlin les projets de nouveaux traités européens se multiplient…

Mais la conception de Cavour reste valable. J’attire ici l’attention sur le système suisse des votations, d’inspiration très comparable : une question simple est posée au Peuple souverain (éventuellement à partir d’une « initiative populaire »), à charge au Parlement et au Conseil national de mettre sa décision en musique. Y compris pour les grandes votations de politique extérieure, comme l’entrée à l’ONU (2002) et l’adhésion à l’UE (rejetée en 1992). Mais l’électeur reçoit un livret avec les arguments pour et contre, très lisible et objectif, mis au point par une commission. Il peut voter en connaissance de cause.

Enfin commence à se manifester un mouvement pour répondre radicalement à la thèse de la rupture entre le peuple et les élites en rapprochant, grâce à l’informatique, l’électeur de processus de décision, en faisant voter en permanence. C’est une sorte d’utopie libertaire, présentée comme une république universelle d’inspiration kantienne. En fait cela revient à fusionner l’évolution de l’Opinion et le processus électoral.

Quoi qu’il en soit, devant l’évolution du couple opinion publique – politique extérieure, entre Talleyrand, Cavour ou Kant : il va falloir choisir !

 


[1] Anne Dulphy, Christine Manigand, « Entretien avec Georges-Henri Soutou », Histoire@Politique, 2009/2 (n° 8), DOI 10.3917/hp.008.0095

[2] Pierre Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas »,  Les temps modernes, n° 318, 1973, p. 1292-1309