Séance ordinaire du 15 octobre 2018
par Jérôme Jaffré,
politologue
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Jérôme Jaffré,
membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Jérôme,
S’il est une République qui s’est nourrie de sondages d’opinion, c’est bien la Ve – et depuis ses origines. S’il est un expert qui a pu analyser, à chaud et à froid, les évolutions du corps électoral sous cette République, c’est bien toi. Voilà pourquoi c’est une joie de t’accueillir à cette séance de notre académie.
Après Brice Teinturier qui, la semaine dernière, nous a fait partager sa connaissance du métier de sondeur des reins et des cœurs, tu vas nous en faire découvrir la traduction politique sous nos institutions.
Tu t’es passionné pour la vie politique dès l’âge de seize ans à l’occasion de la première élection présidentielle au suffrage universel, en 1965…
Tu t’es livré à tes premières estimations électorales dès les élections législatives de 1973…
Et tu t’es fait connaître des Français à la télévision, sur la première chaîne, en mai 1981, le soir de ce moment historique que fut le retour de la gauche au pouvoir, avec l’élection de François Mitterrand…
Depuis, tu as conservé le rôle et le visage de l’expert rigoureux, précis, fin connaisseur de notre histoire politique et de notre géographie électorale, qui vient commenter les chiffres du ministère de l’Intérieur en leur donnant leur signification véritable, soit à TF1 soit à LCI. Il n’y a pas de soirée électorale sans ta présence. Les chapitres de l’histoire de la Ve République, tu es le premier à les ouvrir.
Ta formation et ta carrière, c’est Sciences Po. Tu es, dis-tu, un enfant de la rue Saint-Guillaume – depuis ton diplôme d’études supérieures, ton entrée comme chargé de mission à la Fondation nationale des sciences politiques, chère à notre confrère Jean-Claude Casanova, en 1973, jusqu’à ton titre de chercheur associé au Cevipof, ce laboratoire d’étude de notre vie politique.
Le premier de tes maîtres fut donc Alain Lancelot, prestigieux professeur puis directeur de Sciences po (avant de devenir membre du conseil constitutionnel) ; à celui-ci tu ajoutes le nom d’un autre chercheur et politologue, lui aussi un homme de Sciences Po, mais qui a bifurqué vers le CNRS, Frédéric Bon, autre passionné des sondages, créateur de la banque de données sociopolitiques alors que l’informatique balbutiait…
Mais c’est à Pierre Weil, le fondateur de la Sofres, que tu dois d’avoir pu exercer ce métier. Lui qui t’a accordé sa confiance, t’a accompagné dans la découverte et l’apprentissage de la vie politique, te confiant dès 1976 la direction des études politiques de la Sofres où tu demeures durant vingt-et-une années, et si tu t’éloignes pour créer ton propre centre d’études et de connaissances de l’opinion politique, ce sera sans quitter Pierre Weil, ce père spirituel, co-auteur en 1966 de la première enquête sur les familles politiques en France…
À la Sofres, tu as créé la bible des études politiques, le volume annuel de l’Etat de l’opinion. A la télévision, tu collabores à l’Heure de vérité, où tu apportes ta compétence et ton sens de la diplomatie à l’égard des invités – quand les sondages démentent leurs affirmations…Tu as publié tes analyses dans les colonnes du Monde pendant dix-sept ans, et tu les poursuis, depuis 2014, dans Le Figaro.
Cher Jérôme, Permets-moi de te confier l’actualité passée, présente, et à venir de notre République en te cédant la parole.
Communication de M. Jérôme Jaffré,
politologue
Les sondages politiques sont omniprésents. Pas un journal, pas une émission de débat d’actualité sur une chaîne de télévision sans qu’il y soit fait référence. Mais quel rôle jouent-ils précisément dans notre système politique ? La réalité correspond-elle à l’apparence ? La Ve République peut-elle être qualifiée de république des sondages ? En vérité, l’importance des sondages en France est étroitement liée à l’élection présidentielle au suffrage universel et à son poids dans le jeu politique. Pour en prendre la mesure, il est nécessaire de revenir à la découverte des sondages lors de la première élection, celle de 1965, et d’examiner leur installation dans le jeu politique – tant les origines du phénomène permettent de mieux comprendre les causes. Puis, il faut étudier l’évolution de leur rôle au cours des soixante dernières années. Il convient donc de considérer à la fois l’histoire des sondages et l’histoire de la Ve République.
La découverte de la présidentielle et des sondages
Replaçons-nous en décembre 1965 où se déroule ce scrutin inédit au XXe siècle dont on ne maîtrise pas alors les caractéristiques. Le seul précédent, guère rassurant, date en effet de 117 ans avec l’élection présidentielle du 10 décembre 1848 où Louis-Napoléon Bonaparte obtint 74,7 % des suffrages exprimés au tour unique. Dès 1965, la présidentielle va fixer des règles qui demeurent. On peut en citer au moins quatre. En premier lieu, c’est une compétition politique, pas un sacre ni une liste d’aptitude. Ce que semblait croire le général de Gaulle. Dans l’une de ses rares interventions lors de cette campagne, il débute ainsi son propos le 30 novembre 1965 : « Dimanche prochain, en élisant le chef de l’État, vous aurez à désigner le Français que vous estimez en conscience le plus digne et le plus capable de représenter la France et de garantir son destin. » D’après ses biographes, le Général, référence ou pas à Louis-Napoléon Bonaparte, était persuadé, au moins jusqu’en octobre, d’obtenir au premier tour environ 70 % des suffrages. Au demeurant, si le critère ainsi fixé s’était appliqué depuis – élire le Français le plus digne – combien de résultats des élections suivantes auraient été différents ? La deuxième règle veut qu’il y ait une campagne à mener et c’est la campagne qui fait l’élection. Elle permet la mobilisation des soutiens et empêche les critiques des adversaires de prospérer. Or, le général de Gaulle n’intervient pratiquement pas à la télévision. À l’époque il y avait pratiquement une chaîne unique, deux heures d’antenne pour chaque candidat – égalité du temps de parole oblige –, toute la France devant, non qu’il y ait énormément de postes de télévision (un million et demi en 1960, six millions en 1965, onze millions en 1970) mais on se regroupe pour regarder. C’est seulement à l’extrême fin que le président sortant utilise un peu de son temps de parole. Plus encore, il interdit à ses ministres de faire campagne et aucun meeting important n’est organisé par les gaullistes avant le premier tour.
La troisième règle c’est que les candidats doivent présenter un programme, des propositions, des orientations, des options, un contrat, le terme variera. Mais faire silence sur l’avenir est de mauvaise méthode. Or en 1965 le général de Gaulle ne parle que de son bilan et de la nécessité de confirmer la République nouvelle. Mais le bilan est un acquis, pas une promesse. Quant à la République nouvelle, le simple fait que l’élection présidentielle se tienne prouve que le régime est en train de s’installer. Il n’y a donc aucune précision de Charles de Gaulle sur ce qu’il fera durant un second mandat, y compris dans ses entretiens télévisés de l’entre-deux-tours avec Michel Droit. Il y a là une conception militaire de l’action politique où en aucun cas le chef ne dévoile ses batteries ni ne détaille ses plans devant les troupes rassemblées. N’en allait-il pas de même en juin 1958 s’agissant de ses desseins sur l’Algérie ? La quatrième règle est que la présidentielle est et sera une élection à deux tours. Si le général de Gaulle n’est pas parvenu à se faire élire au premier tour, qui pourrait y parvenir ? Avec la multiplicité des candidats et la fragmentation politique, le ballottage sera la règle. D’une certaine façon, il y là un retour au scrutin majoritaire tel qu’il fonctionnait sous la IIIe République : au premier tour on choisit, au second on élimine. Du coup, de Gaulle peut retourner contre son adversaire la critique du coup d’État permanent. Ayant subi son résultat, il confie à ses visiteurs de l’entre-deux-tours chargés de propager le bon mot : « A-t-on jamais vu un dictateur en ballottage ? » Il n’en demeure pas moins que la présidentielle appelle un élargissement politique car pour gagner il est nécessaire d’avoir des alliés ou au moins de trouver de nouveaux soutiens. À travers ces règles que l’on vient d’énoncer, on mesure que celui qui s’est le moins bien adapté à l’élection nouvelle est son créateur le général de Gaulle ! La raison n’en est-elle pas qu’il se déclarait « le détenteur de la légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans », une phrase évidemment prononcée en 1960. C’est dire à quel point la notion de compétition électorale lui était étrangère. Le Général reçoit une leçon d’humilité. Il l’avoue dans sa dernière intervention avant le deuxième tour : « Je ne dis pas que je suis parfait et que je n’ai pas mon âge. Je ne prétends nullement tout savoir et tout pouvoir. » En même temps à l’issue de cette non-campagne, de ce non-respect des règles du scrutin, le général de Gaulle obtient des scores exceptionnels si l’on veut bien considérer la série des dix élections présidentielles intervenues entre 1965 et 2017 : presque 45 % au premier tour, 55 % au second.
La découverte de la classe politique
La présidentielle de 1965 est aussi la découverte de la classe politique par les Français. En relisant les sondages d’avant cette date, on a la surprise de constater le taux très élevé de « sans opinion » que d’éminents dirigeants recueillaient avant 1965. Il s’agit ni plus ni moins des anciens présidents du Conseil de la IVe République encore en activité et même des premiers ministres de la Ve. En octobre 1962, à la question simple posée par l’Ifop sur la confiance qu’inspirent différentes personnalités, on enregistre pour Edgar Faure 49 % de « sans opinion », pour Pierre Pflimlin 47 %, pour Pierre Mendès France 38 %, pour Guy Mollet 37 %, pour Antoine Pinay 36 %. Quant à François Mitterrand, en juin 1963, son éventuelle candidature pour succéder au Général suscite 61 % de « sans opinion » à une question où figurait pourtant la possibilité d’être « indifférent ». Étonnement pour Michel Debré qui vient d’occuper pendant trois ans le poste de Premier ministre, 34 % des personnes interrogées se déclarent « sans opinion » sur sa personne. Quant au gouvernement Pompidou en septembre 1962, on relève 51 % de « sans opinion » alors qu’il est en place depuis cinq mois. Songeons qu’aujourd’hui, il ne faut pas huit jours aux sondés pour donner leur avis sur un nouveau gouvernement ! Globalement jusqu’en 1965, pour plus d’un Français sur trois la classe politique nationale reste assez largement inconnue.
Dans ces conditions, on comprend mieux le premier passage à la télévision de Jean Lecanuet, pourtant président du MRP jusqu’à sa candidature, l’un des grands partis d’alors: « Je suis Jean Lecanuet, dit-il aux Français, j’ai 45 ans, c’est l’âge des responsables des grandes nations modernes. J’ai une famille, elle comprend trois enfants. Je ne suis pas un héros de légende mais un homme parmi les hommes partageant vos préoccupations et vos aspirations[1]. » À son ministre confident – il le rapporte dans C’était de Gaulle –, Alain Peyrefitte, qui le presse d’utiliser son temps d’antenne, le Général grince : « Vous me voyez aller à la télévision et dire je m’appelle Charles de Gaulle ? »
La découverte des sondages
Avec la présidentielle, 1965 est enfin la découverte des sondages qui pourtant existent en France depuis plus d’un quart de siècle. Mais la place du sondage change radicalement car il correspond parfaitement aux caractéristiques du nouveau scrutin. Il s’agit en effet d’une élection nationale et globale. Foin des 465 scrutins locaux des législatives d’alors aux configurations variables d’une circonscription à l’autre. C’est une élection décisive : à elle seule elle attribue le pouvoir de façon immédiate et sans négociation ultérieure entre des partis. C’est une élection personnalisée : les candidats deviennent des vedettes et même des personnages familiers aux Français. C’est une élection simple, s’intéresser aux sondages c’est retenir quelques chiffres seulement. C’est enfin une élection à rebondissement rapide : la position des candidats peut varier brutalement selon la campagne qu’ils mènent, les propositions qu’ils font ou les erreurs qu’ils commettent. Dans ce scrutin, qui d’entrée de jeu passionne les Français, les sondages deviennent un outil de suivi majeur.
Le lien entre la présidentielle et les sondages s’inscrit dans un triangle où la télévision prend place. En 1965, elle devient le média de masse. La communication politique s’en trouve bouleversée : la présidentielle de 1965 se fait à la télévision. Un événement d’autant plus fort que jusqu’alors les leaders de l’opposition étaient pratiquement interdits d’antenne par le pouvoir gaulliste sur la seule chaîne existante. Pour leur part, les sondages, en particulier ceux de l’Ifop, créé par Jean Stoetzel, fournissent des informations décisives sur l’évolution des intentions de vote du général de Gaulle. Avant sa déclaration de candidature qui intervient le 4 novembre, et alors que les candidats déclarés sont encore très peu connus des Français, le Général recueille 66 % des intentions de vote au premier tour de scrutin. Après sa déclaration de candidature et avant la campagne télévisée – elle n’interviendra que dans les deux semaines précédant le premier tour – encore 61 % des intentions de vote en sa faveur. Après une semaine de campagne officielle à la télévision, et alors que le Général garde le silence, 46,5 %, le ballottage se profile. À trois jours du premier tour, 43 %, et pourtant de Gaulle a repris la parole. La mise en ballottage est annoncée mais elle va créer un choc énorme car les sondages sont encore peu connus du public, peu cités, et de toute façon il y a dans cette annonce comme un sacrilège à l’égard du général de Gaulle. France-Soir du gaulliste Pierre Lazareff, le grand journal qui tire alors à plus d’un million d’exemplaires, publie à la veille du scrutin à sa une non pas un sondage – celui de l’Ifop son partenaire – mais trois ! Ceux de l’Ifop et de la Sofres, fondée deux ans auparavant par Pierre Weill, et le sondage des Renseignements généraux, c’est-à-dire du ministère de l’Intérieur. Ceux de l’Ifop et de la Sofres annoncent le ballottage, celui des Renseignements généraux donne de Gaulle élu au premier tour avec 54 % des voix ! La crédibilité des sondages se trouve installée par cet effet de souffle : le ballottage s’est effectivement produit. La réputation des instituts privés est lancée, celle des Renseignements généraux sera moindre… La justesse des sondages dans une élection qui a passionné les Français est un élément-clé de leur découverte par le grand public.
L’installation de la présidentielle et des sondages
Avec le poids de la présidentielle, la vie politique change et les sondages se trouvent en parfaite osmose avec ce scrutin. Plusieurs leçons s’imposent à l’issue du scrutin de 1965. D’abord la compétition est ouverte : si face à de Gaulle, François Mitterrand a obtenu au second tour 45 % des suffrages, c’est que la conquête du pouvoir est possible et la présidentielle est même le plus court chemin pour y parvenir. Lors d’une rencontre avec Jeremy Corbyn le leader travailliste, Jean-Luc Mélenchon, adversaire résolu de la Ve République, précise benoîtement : « Pour moi en France, le système présidentiel rend les choses possibles. » (Le Monde, 26 septembre 2018). En deuxième lieu, le régime de la Ve République est conforté, la clé de voûte en est la présidentielle qui devient tellement populaire auprès des Français qu’elle ne peut plus être remise en cause sauf cataclysme. Selon l’Ifop, dès novembre 1965, 78 % des sondés estiment que l’élection du président au suffrage universel est « une bonne chose », 6 % seulement une mauvaise. Les électeurs communistes eux-mêmes sont conquis. Troisièmement, dans une présidentielle, la demande de changement est valorisée, aucun bilan ne peut suffire à satisfaire les électeurs ; ce qui est attendu ce sont les changements à faire, les améliorations à apporter. Quatrièmement, la présidentielle pousse au rassemblement et aux alliances. Il faut bien sûr viser un score élevé au premier tour pour obtenir la qualification mais aussi cultiver une capacité de rassemblement ou d’élargissement. Cinquièmement, la vie politique se trouve puissamment accélérée car la présidentielle est désormais dans toutes les têtes des dirigeants, la préparation de la suivante quasi immédiate.
Deux dirigeants politiques comprennent mieux et plus vite que tous les autres les nouvelles règles du jeu : François Mitterrand et Georges Pompidou. Mitterrand fixe sa stratégie : régénérer la gauche non communiste, s’imposer à la SFIO par la primauté acquise lors de sa candidature de 1965, faire alliance avec le Parti communiste en le maîtrisant grâce précisément à la présidentielle, à la légitimité et au pouvoir qu’elle accorde à son vainqueur. Quant à Georges Pompidou, il dit beaucoup de choses dans une conférence de presse tenue le 16 décembre 1965, à trois jours du second tour qui voit la réélection du général de Gaulle. Conférence de presse car la commission de contrôle lui a refusé l’accès à la télévision compte tenu de l’égalité des temps de parole, là aussi les temps changent ! Georges Pompidou tire d’abord les leçons du scrutin : « Il va de soi que le général de Gaulle, après tout ce qui a été dit, discuté, étalé, sera amené à repenser son action. » On ne voit pas très bien en quoi après l’élection le général de Gaulle a repensé son action, mais il y a là la conception d’une démocratie d’échange où le fait que les électeurs s’expriment conduit le pouvoir à en tenir compte. Pompidou fixe un objectif : « En ce qui me concerne, j’ai toujours été partisan de l’élargissement de la majorité. » Relevons le début de la phrase : apparemment dans l’esprit de l’orateur ce n’est pas le cas de tout le monde ni de son chef en particulier ! D’ailleurs en 1969 il ouvrira la majorité à une partie des centristes et n’aura de cesse de le faire. Last but not least, à cette occasion, Pompidou lance quasiment sa candidature alors même que le Général est en voie d’être réélu – signe de la vertigineuse accélération de la vie politique : « Qui peut imaginer que le jour où le général de Gaulle disparaît, il ne se trouvera personne, notamment parmi ceux qui ont travaillé avec lui, pour essayer de demander au peuple français de continuer sa tâche ? » (Le Monde, 18 décembre 1965). L’après-gaullisme commence avant même la réélection du fondateur.
La présidentielle présidentialise tout le jeu politique
Les sondages politiques deviennent un outil qui correspond à cette période nouvelle. La présidentielle au suffrage universel donne un grand pouvoir à l’électeur. Le souverain captif décrit par André Tardieu a rompu ses chaînes. Le président étant élu au suffrage universel, le maintien ou non de son lien avec les Français durant son mandat devient une question légitime. La mesure des cotes de popularité, de satisfaction, de confiance à l’égard du chef de l’État devient un enjeu important. La présidentielle suivante constitue un objectif manifeste pour les grands leaders. La mesure de leur popularité, de leur présidentialité, des intentions de vote va désormais être scrutée. Les sondages vont jouer un rôle pour la sélection des candidats ou en sens inverse contribuer à leur renoncement faute d’un soutien d’opinion suffisant. Mais le système politique est bouleversé encore plus en profondeur : la vérité est que la présidentielle présidentialise tout le jeu politique. Le programme présenté par les candidats à la présidentielle devient le critère absolu de l’action politique. Prenons l’exemple de François Mitterrand lors de l’élection de 1981 où en 110 propositions, son action se trouve détaillée : la nationalisation des banques, de neuf groupes industriels, la cinquième semaine de congés payés, la retraite à 60 ans, l’impôt sur la fortune, le relèvement du SMIC, la création de 210 000 emplois dans le secteur public ou d’utilité collective. Consultons maintenant le programme du même Mitterrand candidat en 1965 avec sept options et vingt-huit propositions qualifiées de « concrètes ». En fait de propositions concrètes, on trouve pêle-mêle : le respect des priorités régionales, la tenue de tables rondes gouvernement-syndicats-organisations agricoles, une remise en ordre énergique (sic) des services de police – l’affaire Ben Barka pointe son nez – un examen des principes d’une politique démocratique en outre-mer, la création d’un secrétariat d’État à l’Économie régionale, À l’évidence, il n’est pas encore question de « changer la vie ». Quel chemin parcouru en seize ans dans la conception de la fonction présidentielle !
La présidentielle réorganise les partis et les alliances. Dès la campagne de 1965, on enregistre la création de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste autour de Mitterrand, du Centre démocrate autour de Lecanuet. La réorganisation de l’UNR rebaptisée en UD-Ve intervient aux assises de Lille en 1967. Le chef du parti devient son candidat naturel à la présidentielle, avec parfois des batailles homériques. Puis ultérieurement, des leaders créeront leur propre mouvement en vue de ce scrutin comme Jean-Luc Mélenchon avec La France insoumise ou Emmanuel Macron avec En marche !, un mouvement à ses initiales. Malheur à ceux qui ne s’adaptent pas aux nouvelles règles du jeu comme Guy Mollet et la SFIO toujours partisans d’une lecture purement parlementaire des institutions, comme Gaston Defferre et Pierre Mendès France, étrange attelage de l’élection présidentielle de 1969. Ou bien comme Alain Poher partisan d’une présidence tellement arbitrale que, candidat au même scrutin, il affirme que s’il n’y a pas d’opposition pour voter la censure « point n’est besoin pour gouverner d’avoir une majorité » (Le Monde, 19 mai 1969), une conception qui ramène à la IVe République. Malheur à ceux qui sont affaiblis par la nature même de l’élection, c’est le cas du Parti communiste qui ne pourra jamais avancer comme mot d’ordre l’élection d’un président de la République communiste.
En outre, la présidentielle domine les législatives puis finira par les absorber. Les élections législatives se transforment dès 1967. Les enquêtes d’opinion montrent que dans tous les électorats – communistes, fédérés, Centre démocrate, UNR –, il s’agit de désigner non pas des représentants dans chaque circonscription mais une majorité pour gouverner le pays. Les sondages là aussi prennent une place importante car la question devient de savoir quelle majorité sortira des urnes plutôt que d’attendre la tenue du second tour pour faire la somme des alliances possibles. La question de la concordance entre l’orientation politique du président de la République et la majorité législative devient aussi une question majeure, sous le nom de cohabitation à partir de 1983, mais en réalité dès 1967. Cette année là, la réponse prédominante des sondés est qu’en cas de perte de la majorité, le Général ne doit pas se retirer ni dissoudre mais on attend de lui qu’il « essaie de former un gouvernement à l’image la nouvelle majorité[2] ». Les appels du président de la République à la concordance des majorités présidentielle et législative deviennent pressants. En 1958 le général de Gaulle en conférence de presse avait interdit aux candidats qui se réclamaient du gaullisme d’utiliser son nom, fût-ce sous la forme d’un adjectif (c’est-à-dire « gaulliste ») ; en 1962 il concluait son allocution post-référendaire (et donc pré-législatives) par un appel : « Puissiez-vous faire en sorte que cette deuxième consultation n’aille pas à l’encontre de la première […] Puissiez-vous confirmer le choix qu’en votant Oui, vous avez fait quant à notre destin ». En 1967 il va encore plus loin en intervenant la veille du premier tour pour inviter les électeurs à soutenir « notre Ve République », précisément le sigle sous lequel se présentent les candidats qui se réclament de son action. Le pli est pris : chaque président veillera peu ou prou à disposer d’une majorité le soutenant à l’Assemblée nationale.
Les quatre âges des sondages depuis 1958
Dans ce système où la présidentielle domine la vie politique, le rôle des sondages devient considérable. Pour en prendre la mesure, il convient de distinguer quatre périodes sous la Ve République. Jusqu’en 1965, la connaissance des sondages politiques est réservée aux spécialistes et elle est peu accessible, y compris aux férus de la politique. À partir de la présidentielle de 1965, le sondage touche le grand public. À partir de 1969, les sondages deviennent un élément du débat public. Enfin, à partir de 1981, les sondages participent au processus politique lui-même. Ces dates ne sont pas choisies au hasard : 65 c’est la présidentielle, 69 le départ du général de Gaulle, 81 l’élection de François Mitterrand, l’arrivée de la gauche au pouvoir et la grande alternance.
Le premier âge : les sondages sont réservés aux spécialistes
Dans la première période, les sondages sont réservés aux spécialistes. La revue Sondages de l’Ifop existe depuis 1938 et fournit des indications très utiles. Les enquêtes d’opinion sont des outils précis quand on regarde, par exemple, les intentions de vote avant les quatre référendums organisés par le général de Gaulle entre 1958 et 1962. Ce sont aussi des outils précieux éclairant par exemple les critiques sur la IVe République, la popularité ou l’impopularité des présidents du Conseil, les négociations à mener ou non sur la guerre d’Algérie. Mais ces informations sont réservées au cercle des spécialistes et difficilement accessibles même à ceux qui suivent avec attention la vie politique. Pour le vérifier, j’ai étudié, grâce aux moteurs de recherche, la fréquence du mot « sondage » dans Le Monde (alors journal de référence dans la politique française) au second semestre de 1962. Quelques mois décisifs qui constituent le grand tournant de la Ve République : attentat raté contre le Général au Petit-Clamart, convocation par de Gaulle d’un référendum pour décider de l’élection du président de la République au suffrage universel en utilisant l’article 11 de la Constitution, vote d’une motion de censure pour protester contre l’utilisation de cette procédure, dissolution de l’Assemblée nationale, tenue du référendum et victoire du oui, élections législatives et majorité absolue favorable à l’UNR et à ses alliés républicains indépendants. En tapant le mot « sondage » pour le rechercher dans tous les articles du Monde de ce semestre de 1962, on trouve six occurrences. La première concerne… le taux de possession d’appareils électro-ménagers, la deuxième l’évaluation de la population active agricole, la troisième l’état du revenus des cadres – manifestement les études de l’Insee plaisent au service économique du journal –, la quatrième porte sur le souhait d’union de l’Europe, une enquête menée à la demande de la Commission européenne. La cinquième concerne une vague référence aux « spécialistes des sondages » lors de la campagne du référendum, sans chiffre aucun. La dernière porte sur le régime présidentiel. Excellent peut-on croire en cette période de changement du mode d’élection du chef de l’État. Mais en fait, l’articulet porte sur… le Brésil et révèle que 92 % des Brésiliens interrogés sont favorables à un régime présidentiel. Il est vrai que depuis un an leur pays est soumis à une dictature militaire… Dans Le Monde du second semestre 1962, le lecteur reste donc systématiquement dans l’ignorance des indications des enquêtes d’opinion alors pourtant qu’elles annoncent la victoire du oui au référendum qui va bouleverser le cours de la politique française. Pour les lecteurs, la mise à distance des sondages est totale.
Le deuxième âge : les sondages touchent le grand public
Dans le deuxième âge qui va de la présidentielle de 1965 à celle de 1969, le sondage d’opinion touche le grand public. La presse généraliste avec France-Soir et la presse novatrice avec L’Express publient des enquêtes bien au-delà d’entrefilets. Le Monde lui-même ne peut plus totalement les ignorer. Par exemple en 1965, à la veille du second tour (mais ce n’était pas le cas pour le premier tour), on trouve en page intérieure un intertitre dans lequel il est indiqué que le score du général de Gaulle est attendu entre 54 et 55 % des suffrages. Et Le Monde se distingue habilement en commençant à publier des analyses détaillées sur la structure des électorats conduites par un jeune journaliste promis à un bel avenir, Alain Duhamel. La preuve que le grand public suit maintenant les sondages et leur accorde du crédit est que si la mise en ballottage du général de Gaulle en 1965 avait créé un choc énorme, sa défaite en 1969 au référendum est attendue par la très grande majorité. Il ne se trouve que 30 % des Français pour se déclarer surpris par la victoire du non. Quant à de Gaulle, on sait par le journal de Jacques Foccart, Le Général en mai, qu’il savait parfaitement à quoi s’en tenir dans les semaines précédant le scrutin. À son conseiller, le vendredi midi, avant-veille du vote, il glisse en quittant l’Élysée pour Colombey : « Je ne remettrai pas les pieds ici ».
Le troisième âge : les sondages constituent des éléments du débat public
Dans leur troisième âge, qui va de 1969 à 1981, les sondages deviennent un élément du débat public. Au cours de cette période, il y a une focalisation sur la notion de popularité : celle du président, du Premier ministre, des dirigeants politiques. La popularité mesurée par les sondages d’opinion devient une ressource politique propre. C’est l’inverse de la IVe République où un président du Conseil comme Pierre Mendès France disposait d’environ 60 % de popularité alors que la plupart des autres présidents des années cinquante se situaient vers 30 %. On ne dispose malheureusement pas de mesure concernant Antoine Pinay en 1952. La vérité est que dans le système de la IVe, les parlementaires ne pardonnaient pas à Mendès une telle popularité. Sous la Ve, des distinctions s’imposent sur la popularité ou l’impopularité car la mesure globale cache souvent des informations plus fines. Il peut y avoir des popularités en trompe-l’œil où on est porté par la sympathie des adversaires politiques sans être vraiment capable de mobiliser son camp. C’est le reproche qui a été adressé, à tort ou à raison, à Michel Rocard ou à Jacques Delors. Il y a des impopularités surmontables. Par exemple, François Mitterrand entre 1968 et 1971 était au plus bas dans les sondages d’opinion, rejeté par les Français après son faux pas du mois de Mai tout en restant en tête des dirigeants de l’opposition parmi les sympathisants d’une gauche affaiblie, ce qui indiquait à tout le moins une capacité de rebond. La popularité peut être sans présidentialité accordée, sans force politique sur laquelle s’adosser et n’est alors qu’une popularité de papier. Un ancien champion olympique, un médecin porte-drapeau de l’humanitaire, un animateur de télévision défenseur acharné de la planète peuvent avoir des cotes de popularité très élevées sans qu’elles aient un contenu de mobilisation politique. Enfin, les Français dans les sondages font très clairement la différence entre popularité et présidentialité. Ainsi en septembre 1984 la Sofres mesurait-elle en même temps la première dimension : « Souhaite-t-on voir jouer un rôle important dans les mois et les années à venir à telle ou telle personnalité ? » et, plus exigeante, la seconde dimension : « Est-ce qu’il ou elle ferait un bon président de la République ? ». Examinons à cette date la situation des principales personnalités de la droite. Concernant le souhait d’avenir, Simone Veil se place en tête – elle vient de mener la liste d’union aux Européennes trois mois auparavant. Elle obtient 48 % de réponses positives devant Raymond Barre 42 %, Jacques Chirac 41 % et Valéry Giscard d’Estaing bon dernier avec 30 %. Mais sur la présidentialité, Mme Veil ferme la marche, preuve de la distinction qu’opèrent les sondés dans la même enquête. Sur cette question Giscard retrouve ses 30 %, aucune différence pour lui entre popularité et présidentialité. Raymond Barre est à 39 %, trois points de moins par rapport à sa popularité, Jacques Chirac à 34 %, sept points d’écart et Simone Veil n’obtient que 27 % de réponses positives, vingt-et-un points de différence entre sa popularité et sa présidentialité. Une information sans l’autre n’a évidemment pas la même portée.
En poussant plus loin l’analyse, on peut avancer la double proposition suivante : en premier lieu, la popularité est un atout davantage pour la conquête du pouvoir que pour son exercice ; en second lieu l’impopularité n’est pas un handicap absolu ni pour l’exercice du pouvoir ni même pour sa conquête. La popularité est une ressource pour la conquête : des leaders populaires ont réussi à accéder aux plus hautes fonctions. C’est le cas, par exemple, de Pompidou et de Sarkozy pour l’Élysée ou de Rocard pour Matignon. Mais ce n’est pas un atout décisif pour l’exercice du pouvoir. Tout populaire qu’il était, le général de Gaulle a dû affronter en 1963 la grève des mineurs fortement soutenue par l’opinion publique, qui lui a fait perdre vingt-et-un points de popularité entre janvier et avril de cette année. En avril 1968, le score de 61 % de satisfaits de son action ne l’a pas empêché de devoir affronter les événements de Mai, la plus grande crise sociale, politique, civilisationnelle que le pays ait connu depuis la guerre. Par ailleurs, l’impopularité n’est pas un handicap absolu dans l’exercice du pouvoir, il y a d’autres éléments qui interviennent comme disposer d’une majorité solide à l’Assemblée nationale, bénéficier de la faiblesse et de la division des adversaires, si possible répondre à une attente des Français pour l’action à mener. Enfin, l’impopularité n’est pas un handicap absolu pour conquérir le pouvoir comme l’ont prouvé François Mitterrand en 1981 ou Jacques Chirac en 1995. D’autres éléments interviennent comme la capacité de mobilisation – l’un et l’autre n’en étaient pas démunis –, l’existence d’un allié caché (pour Mitterrand en 1981, on voit bien de qui il s’agissait face à Valéry Giscard d’Estaing), une stratégie de contournement en 1995 où Jacques Chirac déborde Édouard Balladur sur la gauche dans une manœuvre réussie. Au moment où les Français sont à la recherche d’une solution politique parce qu’ils ne veulent plus du favori initial, l’image du concurrent se modifie. Dans une véritable projection, les défauts si longtemps reprochés se retournent et deviennent soudainement des qualités que l’on méconnaissait. S’agissant de Mitterrand, on le qualifiait avant sa campagne de 1981 d’éternel perdant, soudain on y voit la preuve de sa persévérance. On le jugeait trop vieux, c’est la promesse d’une grande sagesse. S’agissant de Chirac, on le qualifiait avant sa campagne de 1995 d’homme prêt à tout, soudain c’est le signe de sa détermination. On le voyait démagogue, il apparaît désormais à l’écoute des Français.
Le quatrième âge : les sondages deviennnent des éléments du processus politique
À partir de 1981, les sondages entrent dans leur quatrième âge sous la Ve République en devenant un élément du processus politique. Il y a une intégration des sondages dans le jeu des partis, dans le déroulement des luttes sociales et enfin dans le système politique lui-même. Dans les partis, l’opinion recueillie par les sondages devient un élément de concurrence et en partie de délégitimation des formations elles-mêmes. Le Parti socialiste va connaître cette situation où les sondages entrent parfois en concurrence directe avec son appareil politique. C’est la lutte de Michel Rocard face à François Mitterrand en 1981, où il échoue. Mais en 1995 Lionel Jospin est désigné face au premier secrétaire, Henri Emmanuelli, au nom de l’efficacité électorale dans une primaire réservée alors aux adhérents. En 2006, Ségolène Royal réussit à emporter la désignation au nom de la logique d’opinion jugée supérieure à la logique politique. Le Parti socialiste va même fin 1994 au congrès de Liévin jusqu’à lancer un appel à Jacques Delors pour qu’il soit candidat à la présidentielle puisqu’il bénéficie de sondages prometteurs. Delors ayant dit que s’il était candidat ce serait par devoir, le premier secrétaire d’alors Henri Emmanuelli lui lance un appel : « Je pense avoir le droit de te dire, au nom de la majorité des socialistes, que c’est ton devoir. C’est ton devoir non pas envers les socialistes mais c’est tout simplement ton devoir envers les Français. » Bref, le premier secrétaire considère que la logique d’opinion doit prédominer alors même que le parti prend parallèlement un tournant à gauche à l’opposé des positions de Delors. Par ailleurs les centristes se dérobant à toute alliance, le candidat pressenti finit par renoncer. En 2009, le Parti socialiste adopte le principe de primaires ouvertes aux électeurs de gauche pour désigner son candidat à la future présidentielle. C’est retirer aux sondages un rôle trop grand pour eux. Mais en même temps on reste avec les primaires dans la logique de l’opinion pour désigner le candidat. L’UMP y viendra en 2013 pour mettre fin au conflit Copé/Fillon.
Du côté précisément de la droite, la guerre des chefs a joué un rôle majeur au moins de 1974 à 1995. Les sondages y ont pris place, souvent en mettant de l’huile sur le feu et parfois comme critère de décision ou de ralliement. Au RPR, les choses sont théoriquement claires, c’est le chef qui s’impose. Mais il peut y avoir conflit entre le chef et celui qui occupe le pouvoir. C’est la bataille violente entre Jacques Chirac et Édouard Balladur porté par des intentions de vote très prometteuses. En sens inverse en 2007, quand le chef achève son parcours, un autre chef naît et Sarkozy laisse sur place Villepin, pourtant Premier ministre, avec des écarts de sondage massifs entre les deux hommes. À l’UDF, où le culte du chef est une notion étrangère, le sondage joue un rôle plus grand à la fois en termes de non-candidature, de ralliement ou de candidature. Non-candidature : Valéry Giscard d’Estaing ne peut être candidat alors qu’il brûlait de prendre sa revanche, ni en 1988, supplanté dans les sondages par Raymond Barre, ni en 1995, effacé par Édouard Balladur. Ralliement : on le constate avec le soutien massif des dirigeants de l’UDF à Balladur qui s’explique par le choix en sa faveur de la très grande majorité des sympathisants du parti et aussi une grande proximité idéologique. Candidature : c’est celle de Raymond Barre en 1988, qui dit les choses sans fard dans son livre de pré-campagne mené en dialogue avec Jean-Marie Colombani : « La décision de briguer la charge suprême est largement induite par la confiance qui se manifeste dans l’opinion publique envers un homme qu’elle estime en mesure d’assumer cette charge. On s’en rend compte dans les sondages[3] ».
Il y a aussi une intégration des sondages dans les luttes sociales. Elle remonte aux grandes grèves de 1995 qualifiées de grèves par procuration. En cas de conflit de ce type, l’attitude de l’opinion publique à l’égard du mouvement social devient un enjeu au moins aussi important que le nombre des manifestants. Avec ce précédent où l’opinion a soutenu de bout en bout le mouvement social, la mise en avant par les dirigeants syndicaux des données d’opinion publique devient fréquente. Par exemple, dans la lutte contre la loi El Khomri menée en mai-juin 2016, Philippe Martinez, le secrétaire général la CGT, précise aux journalistes : « Le mouvement dispose d’un soutien très large de l’opinion publique, plus de 60 % des Français sont pour le retrait ou la modification de ce texte et ce qui devrait alerter plus encore le président de la République, chez les moins de 25 ans, le soutien monte à 80 % » (Le Monde, 21 juin 2016). Quand l’appui de l’opinion publique fait défaut, l’effet boomerang est considérable. Que reste-t-il alors aux syndicats ? Ainsi dans la réforme menée en 2018 sur le statut des cheminots, tous les sondages ont été négatifs pour le mouvement, ne lui apportant pas le soutien de l’opinion qui estimait en majorité constante que la grève n’était pas justifiée. En sens inverse, le récent mouvement des gilets jaunes définit un nouveau trépied de la contestation fondé sur une mobilisation via les réseaux sociaux, une diffusion à l’ensemble du pays via les chaînes d’information continue et, au-delà des quelques dizaines de milliers de participants, une portée via les sondages liée au soutien fort et constant de l’opinion publique exerçant une véritable pression pour obliger le pouvoir à composer.
Il y a bien intégration des sondages dans le système politique lui-même. On a pu le mesurer lors des cohabitations intervenues à trois reprises entre 1986 et 1997. On pouvait légitimement se poser la question de la durée de ces cohabitations, qui tôt ou tard auraient pu déboucher sur un affrontement brutal au sommet de l’Etat. Or, les sondages ont exercé une influence directe sur le système politique en démontrant que la cohabitation était populaire et qu’il y aurait un risque majeur pour celui qui voudrait la rompre. Alors que dans les sondages d’avant les élections de mars 1986 les Français en majorité pensaient que la cohabitation serait une période négative, l’opinion se renverse dès le mois de juin et elle jugera ensuite constamment que la cohabitation telle qu’elle se déroule constitue une période positive. Ce sera aussi vrai durant la deuxième cohabitation en 1993 et de même dans un sondage en septembre 1998 en pleine cohabitation Chirac-Jospin. Pour quelles raisons ? Sans doute parce que la cohabitation permet un certain partage du pouvoir, une entente apparente entre adversaires politiques qui se mettent au service du pays et qu’elle assure une représentation au plus haut niveau pour toutes les tendances ou presque de la vie politique. Le problème est qu’il faut un jour terminer la cohabitation et révéler alors aux électeurs l’hypocrisie de la situation derrière ses apparences.
Les limites de la puissance des sondages
Ces sondages si présents, si commentés ne sont pas tout puissants sans quoi Michel Rocard aurait été le candidat des socialistes en 1981, Raymond Barre aurait affronté Mitterrand au second tour de 1988, Édouard Balladur aurait été élu dans un fauteuil en 1995 et Alain Juppé aurait triomphé en 2017. Tenir la position de favori suppose la maîtrise de la stratégie politique et une bonne capacité à mener campagne. Avec le recul de l’histoire, il est aisé de faire les comptes mais on doit constater qu’il ne faut pas se tromper de cible comme le faisait Rocard, ne pas se tromper de tour de scrutin comme Barre, ne pas se tromper de rôle comme Balladur, ne pas se tromper de moment comme Juppé. La cible de Michel Rocard n’était pas claire puisqu’il mélangeait le discours aux militants socialistes qui devaient trancher et l’appel direct aux Français, puisqu’il hésitait entre dissuader Mitterrand d’être candidat ou l’affronter, se montrer discipliné à l’égard du Parti socialiste ou s’affranchir de la promesse faite au premier secrétaire lors du congrès de Metz de ne pas être candidat contre lui ! Il ne faut pas se tromper de tour de scrutin comme Raymond Barre qui candidat déclaré le 8 février 1988, distancé alors de peu par Jacques Chirac dans un premier tour très incertain, refuse de s’engager pleinement avant que Mitterrand ait fait connaître sa décision, ce qu’il ne fera que le 22 mars. Voilà ce que dit Barre commentant son entrée en lice dans une interview et alors qu’il n’y a que deux places pour accéder au second tour de la présidentielle : « Pourquoi voulez-vous, alors que le seul candidat qui compte, le socialiste [donc Mitterrand], n’est pas entré en campagne, que j’aille gaspiller mon temps, mes efforts et mes munitions ? Je ne vais pas me mettre à gambader[4] ! » Avec cette dernière phrase, on est sûr que c’est bien du Barre ! Le résultat est que Mitterrand attendra le plus tard possible pour se déclarer en sachant alors que Chirac sera son adversaire final. Il pourra même reprendre des thèmes barristes pour mener campagne, un petit chef-d’œuvre politique auquel le député de Lyon a quelque peu contribué. Édouard Balladur élu dans un fauteuil en 1995 ? On sait – en particulier l’auteur de ce chapitre – qu’il n’en a rien été. Les talents du candidat ne sont pas à la hauteur des talents du gouvernant, même si Balladur fera preuve de courage et de constance en ne renonçant jamais et en finissant finalement assez près de Jacques Chirac, seulement deux points d’écart à l’arrivée. La difficulté de Balladur fut d’entrer dans le rôle du candidat souffrant du handicap d’être le Premier ministre en place et jusqu’à présent aucun chef de gouvernement n’a réussi à passer directement à l’Élysée. À cela s’est ajouté l’inconvénient d’apparaître comme le sortant alors pourtant que s’achevaient deux septennats socialistes consécutifs. Ne pas se tromper de moment, c’est le cas d’Alain Juppé, le grand favori de 2017, champion de la popularité – il n’en revenait pas le candidat Juppé de devenir populaire ! Il convenait de distinguer logiquement la primaire, le premier tour de la présidentielle puis le second en sachant qu’on ne parle pas de la même façon à chacune de ces séquences. Alain Juppé, esprit totalement rationnel, a considéré que la cohérence exigeait de lui qu’il tienne le même discours d’un bout à l’autre de la campagne, c’est-à-dire qu’il parle en permanence comme s’il s’agissait de rassembler les Français. Pendant la primaire, il ne s’est pas adressé spécifiquement aux électeurs de droite, pourtant directement concernés.
Pas un instrument infaillible
Les sondages ne sont pas non plus infaillibles. Dans les soixante ans d’histoire de la Ve République, ils ont connu un certain nombre d’erreurs et d’échecs. De mauvaises appréciations s’étaient produites aux législatives de 1967 : la très nette victoire gaulliste annoncée au soir du premier tour par les instituts s’est révélée exagérée, faisant passer pour une quasi-défaite que les gaullistes et leurs alliés giscardiens gardent un siège de majorité, ce qui n’était tout de même pas une si piètre performance. En 1978, les sondages annoncaient dans les mois précédant le scrutin une victoire de la gauche qui ne s’est pas produite. Cela n’a pas été sans conséquence politique puisque la gauche est arrivée au pouvoir par la présidentielle de 1981 et non par les législatives, ce qui évidemment a contribué à présidentialiser davantage encore l’ensemble du dispositif politique. Mitterrand a été assez favorisé par l’histoire pour arriver directement à l’Élysée sans passer par la case de Matignon qui l’aurait peut-être bloqué. Au premier tour de la présidentielle de 1995, les sondages n’ont pas donné le tiercé dans l’ordre, plaçant Jospin derrière Chirac, alors que le candidat socialiste finit en tête avant d’être finalement battu quinze jours plus tard.
Cependant, l’erreur la plus grave est celle de 2002. Aucun sondage n’annonce la qualification de Jean-Marie Le Pen pour le second tour de la présidentielle. C’est la seule fois de ces dix élections où les sondages n’ont pas annoncé les deux qualifiés du second tour. Le choc est considérable, comparable à la mise en ballottage du général de Gaulle en 1965 ou à la victoire de Mitterrand en 1981. Les explications sondagières existent, avec une sous-déclaration du vote Le Pen dont une partie des électeurs n’osent pas déclarer leur vote aux enquêteurs. Dans le dernier sondage de la Sofres avant le premier tour, Chirac est crédité de 19 %, il obtiendra 19,9 %, Jospin est à 17 %, il recueillera 16,2 %, Le Pen est à 14 %, il sera à 16,9 % et qualifié pour le second tour. L’écart statistique est acceptable, la différence politique inacceptable qui plonge une grande partie du pays dans la surprise et la fureur. La raison de fond est que le scrutin est une élection négative. En attendant le second tour prévu pour solder leur affrontement, la plupart des électeurs n’ont envie de voter ni pour Jospin ni pour Chirac. La gauche souffre de sa dispersion : elle est éliminée alors qu’elle totalise avec huit candidats (un record !) 43 % des suffrages exprimés. S’y est ajouté le refus de Jospin d’appeler au vote utile alors qu’en fin de campagne les sondages montraient tout de même une incertitude croissante sur le nom des qualifiés. Mais agiter l’idée de la qualification de Jean-Marie Le Pen était perçue comme une manipulation. Le Monde daté du 17 avril, voyant les choses évoluer, titre à la une : « L’extrême droite présente au second tour ? ». Le candidat écologiste Noël Mamère – il va dépasser les 5 % à ce premier tour – déclare le soir même en meeting : « Ne vous laissez pas berner. Faire croire que Jospin ne peut pas être au second tour, c’est prendre les Français pour des imbéciles[5] ». À la vérité, la situation est impossible pour l’exactitude des sondages : s’ils avaient annoncé l’élimination de Jospin et la qualification de Le Pen, ils auraient été désavoués par le changement de vote d’une fraction d’électeurs soucieux d’éviter un tel scénario. Du coup ils n’auraient pas davantage annoncé les deux qualifiés du second tour. Il reste que les conséquences politiques n’auraient certes pas été les mêmes.
*
Les sondages ne sont pas tout puissants ni infaillibles. Dans ces conditions, qualifier la Ve de « république des sondages » serait excessif. Il est vrai que les enquêtes d’opinion ont une place et une importance très grandes, sans équivalent dans les autres pays. Au surplus, si leur justesse les a portés en 1965, l’erreur de 2002 ne leur a pas nui durablement. Ils ont gardé toute leur importance en raison de leur osmose avec le système institutionnel et le jeu politique. Mais la preuve de leurs limites se trouve dans les cotes de popularité du général de Gaulle et de François Mitterrand. S’agissant du Général, jamais le pourcentage de mécontents sur son action n’a été supérieur au pourcentage de satisfaits dans les 104 mesures de popularité de l’Ifop durant son décennat. Il a été minoritaire une seule fois dans les urnes en 1969 et il s’est retiré du pouvoir. S’agissant du président socialiste dans ses deux septennats, il a été minoritaire 72 fois dans les mesures mensuelles de popularité du même institut. Entre 1981 et 1986 il a été 43 fois minoritaire sur 55 mesures où le taux de mécontents s’est révélé supérieur au taux de satisfaits. Il a perdu deux fois des élections législatives, il s’est maintenu au pouvoir, il a été réélu, il est allé jusqu’au bout de son deuxième mandat. C’est bien la preuve que d’autres éléments comptent davantage. La Ve ne saurait être réduite à se voir qualifier de république des sondages.
[1] Cité par Gérard Courtois, Parties de campagnes. La saga des élections présidentielles, Paris, Perrin, 2017.
[2] Revue Sondages, 1967, n°3, p. 34.
[3] Questions de confiance, Paris, Flammarion, 1988, p. 9.
[4] Lyon-Figaro, 10 février 1988, cité par Gérard Courtois, Parties de campagnes, op. cit., p. 165.
[5] Le Monde 19 avril 2002, cité par Gérard Courtois, Parties de campagnes, op. cit., p. 258.