Séance ordinaire du 18 juin 2018
par Hubert Védrine, ancien ministre
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Hubert Védrine,
ancien ministre
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Monsieur le ministre,
Ainsi, cher ami, l’ancien secrétaire général de la présidence de la République, l’ancien ministre des Affaires étrangères, le géopolitologue, l’essayiste, aura grandi avec Tintin et Blake et Mortimer ! Autant dire que vous en aurez surpris plus d’un, parmi nous ! Exceptés nos confrères Rémi Brague et Jean-Luc Marion, de l’académie française, qui étaient eux aussi signataires d’un article de la revue Le Débat qui avait consacré un numéro à la bande dessinée, il y a exactement un an. C’est l’article que vous avez publié dans ce numéro qui nous vaut l’honneur de vous recevoir aujourd’hui dans cette grande salle des séances…
Un mot d’abord sur vous-même.
Né dans la Creuse, au cœur de la France profonde, vous êtes ancien élève de l’ENA et, après une escale au ministère de la Culture, vous devenez administrateur civil aux Affaires étrangères, député suppléant de la Nièvre lorsque l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand transforme, en 1981, votre « carrière » toute tracée, en un « destin ». A 34 ans, vous êtes propulsé au cœur du pouvoir. Pour le double septennat le plus long de la République : vous y êtes successivement conseiller diplomatique, conseiller pour les affaires stratégiques, porte parole de l’Élysée, et, consécration de vos talents, secrétaire général de la présidence jusqu’en 1995. Puis, quand la gauche gagne les élections de 1997, vous êtes nommé ministre des Affaires étrangères, fonctions que vous occupez jusqu’aux élections de 2002 – record de longévité, qui n’aura été dépassé, sous la Ve République, que par Maurice Couve de Murville.
Votre absence d’esprit partisan, votre sens des réalités, votre goût de la pédagogie publique, font de vous un chef de la diplomatie respecté et apprécié, et naturellement l’un des meilleurs spécialistes français des relations internationales. Vos analyses, consignées dans une quinzaine d’essais remarqués – Face à l’hyperpuissance (2003), Continuer l’histoire (2007), La France puis Le Monde au défi, et maintenant Comptes à rebours sur l’avenir de notre Occident – se distinguent par leur indépendance et leur lucidité, très loin des partis pris idéologiques. Vous aviez travaillé auprès de François Mitterrand, puis ce sera avec Jacques Chirac ; en 2007, Nicolas Sarkozy vous demanda un rapport sur la mondialisation ; en 2012, François Hollande vous en commande un autre sur la défense de la France au sein de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne.
Vous êtes aussi un homme de fidélité. Vous le prouvez en présidant, depuis 2003, l’Institut François Mitterrand, qui entretient activement la mémoire de sa présence et de son action. Grand lecteur comme lui, vous aimez les auteurs classiques, en particulier Camus, tout comme les écrivains plus rares, à l’image de Paul Gadenne. Et vous ne dédaignez donc ni le roman policier, ni la bande dessinée. Vous portez donc votre regard de diplomate sur les mondes d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs.
Ainsi la bande dessinée – qui représente désormais 14 % du marché du livre , a accédé, comme le notait Le Débat dans son introduction, « à la dignité d’un art à part entière ». La bande dessinée, écriviez-vous, « est accordée à un siècle qui vit le triomphe de l’image sous toutes ses formes, la photo, le cinéma – “l’usine à rêves” de Malraux – comme jamais depuis le vitrail du haut Moyen Âge, ancêtre de la ligne claire, qui édifiait les fidèles. Elle fait maintenant partie intégrante de notre culture, de notre représentation du monde. Elle est un langage, une référence, un lien, elle est devenue un code, une connivence d’une génération à l’autre (de sept à soixante-dix-sept ans et plus !). »
On en dira autant des séries télévisées, dont l’influence se fait même désormais sentir sur le cinéma. Médias et nouveaux supports qui nourrissent les imaginaires de millions de nos contemporains. Voici déjà plusieurs années, grâce à notre ami Jean Tulard, le cinéma a obtenu ses lettres de naturalisation à l’Académie des sciences morales et politiques. Eh bien, grâce à votre concours, les séries télévisées et la bande dessinée reçoivent à leur tour droit de cité parmi nous. Comment penser que cela soit sans influence sur l’opinion publique ? L’opinion, dites-vous dans votre dernier livre, Comptes à rebours, ce « pouvoir à la fois omniprésent, fragile, versatile, et sans tête. » Sans tête ? Vous allez nous dire, monsieur le ministre et cher ami, le rôle joué par ces héros de substitution que nous fournissent les auteurs de scénarios de la bande dessinée et des séries télévisées…
Communication de M. Hubert Védrine,
ancien ministre
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Président,
Mesdames et messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,
Monsieur le Président, j’ai accepté avec plaisir votre invitation. Je venais d’écrire pour Le Débat un article sur la BD et la géopolitique et j’étais heureux d’avoir l’occasion de prolonger mon propos. J’ai découvert ensuite que cette intervention s’inscrivait dans le cadre d’une année entière de réflexion de votre Académie sur l’opinion, plus exactement sur les « fabriques » d’opinion, et que je devais traiter d’un sujet très vaste, voire immaîtrisable : « Le cinéma, les séries télévisées, la bande dessinée, fabriques d’opinion ». J’aurais peut-être hésité mais finalement me voilà parmi vous. Qu’il n’y ait pas de malentendu : si j’ai une petite culture en matière de BD, en tout cas d’une partie devenue classique de la BD, si j’ai été toute ma vie, quand j’en ai eu le temps, un assidu des salles obscures, je ne suis pas un expert du cinéma – et d’ailleurs comment en parler ici devant Jean Tulard sans risquer le ridicule? Quant aux séries auxquelles je me suis intéressé plus récemment, ces quinze dernières années, je n’en ai vu que quelques-unes – captivantes – comme Downton Abbey ou The Crown. Les séries sur le pouvoir m’intéressent moins car elles ne m’apprennent pas grand chose. Et je n’ai même pas étudié d’aussi près que mon ami Dominique Moïsi la géopolitique des séries. Et pourtant, étant né en 1947, j’ai vécu moi aussi dans un tourbillon croissant d’images. Voyez donc en moi non pas un spécialiste mais un honnête homme au sens classique du terme, qui en tout cas, s’efforce de l’être et a un peu réfléchi sur son époque. À cet égard votre concentration, durant toute une année, sur le phénomène de l’opinion est ô combien ! justifiée. Il y a longtemps que ce phénomène détecté avec un regard d’aigle par Tocqueville, à propos des États-Unis et des futures sociétés démocratiques et égalitaristes, a pris l’ampleur que vous savez et est devenu dominant dans la sphère politique, au cours du XXe siècle dans ses décennies les plus tragiques mais aussi dans une période plus récente, dans les démocraties d’opinion ultra-médiatisées. À tel point qu’on peut parler de régime d’opinion, de diplomatie d’opinion, voire de dictature d’opinion. Il est donc crucial de rechercher ce qui la forme, sans se limiter à ses composants les plus classiques. Je ne vous livrerai pas ici un inventaire – impossible – ni une communication savante et académique, dans le meilleur sens du terme, mais quelques réflexions personnelles.
Il faut bien sûr distinguer le cinéma et tout ce qui en découle, dessins animés et séries et, d’autre part, la bande dessinée, combinaison de dessins et de textes. Le cinéma, mais c’est toute une époque de l’Occident triomphant et optimiste, même s’il a permis plus tard à d’autres cultures de s’exprimer à leur tour ! Cela a été « l’usine à rêves » du XXe siècle, pour reprendre le mot fameux de Malraux. Notons d’autre part, à propos de la bande dessinée, comme l’a dit Benoît Peeters, qu’elle a basculé des États-Unis (les comics) à l’Europe francophone, du monde de l’enfance à celui des adultes, de celui de la presse à celui des albums. Les barrières classiques qui confinaient la bande dessinée à une sorte de sous-production mal considérée pour enfants ont cédé. Et n’est-ce pas, comme le disait Pierre Dac, quand les bornes sont franchies, il n’y a plus de limites ! Pas par appauvrissement de la culture, mais par son élargissement à de nouveaux domaines. On le vérifie maintenant avec les « romans graphiques ».
Avant d’aller plus loin, notons d’emblée que nous parlons ici de modes d’expression occidentaux , en tout cas nés en occident même s’ils sont devenus, en tout cas pour le cinéma, universels. Ils racontent, magnifient, transfigurent, l’occident du siècle écoulé, racontent ses ambitions, son triomphe, sa victoire à la Pyrrhus contre l’URSS, son hubris, ses interrogations et convulsions actuelles, lesquelles ne sont pas prêtes de s’achever.
Aujourd’hui, Bollywood produit chaque année plus de films (800) qu’Hollywood (600). Mais les films conçus pour l’immense marché indien ne modèlent pas l’imaginaire mondial pas plus que les films égyptiens, turcs ou chinois. Pas encore, peut-être ? J’ai coutume de rappeler que s’il y a de facto un système mondial, il n’y a pas encore de « communauté internationale ». Le monde imaginaire d’Hollywood est ce qui s’en est rapproché le plus.
J’en viens à l’impact de ces modes de production.
Il est colossal, global, enveloppant.
Il y a plusieurs façons de le mesurer.
D’abord par des chiffres : en un siècle, des centaines de milliers de films au moins, et donc des milliards de spectateurs ! Aujourd’hui, on définit les block-busters comme étant les films capables de générer au moins 2 milliards de dollars de recettes en salle : Titanic, Avatar, Avengers, Star Wars. L’inoubliable Autant en emporte le vent est loin…
Des bandes dessinées, des BD, il en paraît plusieurs milliers chaque année. Avec 80 titres parus, Lucky Luke en est à 300 millions d’albums vendus, pour prendre un seul exemple parmi tant d’autres ! 300 millions ! Chaque suite de Blake et Mortimer, ou d’Astérix, est tirée à des centaines de milliers d’exemplaires, Le Monde lui-même a fait le making-of du dernier Astérix, la Transitalique de Ferri et Conrad, continuateurs d’Uderzo. Spirou de Franquin, ou Corto Maltese du génial Hugo Pratt, revivent.
Quant aux séries, qui se comptent par centaines, elles deviennent le phénomène marquant de ce début du XXIe siècle avec d’immenses succès, y compris quelques pépites, qui peuvent s’étendre sur des décennies et des centaines d’épisodes, comme les feuilletons d’autrefois : 357 pour Dallas, exemple déjà ancien ! Nous sommes à l’ère des masses et des technologies de communication de masses.
Mais l’impact se mesure aussi à la capacité de transformer un épisode en mythe, un personnage en héros, une phrase en réplique culte.
C’est évident pour le cinéma. Cela mesure sa force incomparable, des premières stars fabriquées à Hollywood par des inventeurs de génie, venus en général d’Europe de l’Est (il y a là une généalogie à creuser) aux héros plus pâles d’aujourd’hui. Comment évoquer sans nostalgie Gary Cooper, Clark Gable, Burt Lancaster, Gregory Peck, Kirk Douglas, John Wayne, Greta Garbo, Marlene Dietrich, Ava Gardner, Marilyn Monroe, Grace Kelly et tant d’autres que l’on aimerait citer ! Mais aussi Charlot avec sa danse des petits pains, les images du Dictateur, ou des Temps modernes. Et même dans le cinéma français, longtemps marqué par sa capacité théâtrale à faire mouche. Souvenez-vous : « Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est bizarre ». Et Jouvet est là devant vous, et Drôle de drame.
C’est sans fin, mais j’ai prévenu que je ne ferai pas un inventaire. Juste encore une référence tirée de Star Wars devenue quasi universelle, la phrase que les Jedi s’adressent pour s’encourager avant d’affronter leurs ennemis : « Que la force soit avec toi ! ».
La BD elle-même, à son meilleur, sous la plume d’auteurs de génie, au premier rang desquels Hergé, a eu ce pouvoir. On se souvient de de Gaulle qu’on ne peut pas ne pas citer, aujourd’hui 18 juin, « Mon seul rival international, c’est Tintin ! ». Hergé a créé des types : Tournesol, les Dupont, la Castafiore, des répliques cultes, des scènes comiques.
On peut citer « le sparadrap du Capitaine Haddock » comme on dirait « le coup de Jarnac », ou « les oies du Capitole ». Connivence assurée.
Ce phénomène de la BD franco-belge est spectaculaire. Quel chemin parcouru depuis Bécassine, la petite bonne bretonne; et les impérissables Pieds-Nickelés, Ribouldingue, Filochard et Croquignol, jusqu’à des scénaristes géniaux comme Goscinny ou Jean Van Hamme, qui ont œuvré avec des dessinateurs d’un aussi grand talent. Plus aucun domaine n’échappe à la BD, elle est le vecteur de toutes les idées, plus aucune institution ne croirait déchoir en étant ainsi illustrée. Le Quai d’Orsay n’a pas détesté l’album éponyme. À quand l’Académie ?
Il est une autre façon de mesurer cet impact, c’est celle, plus personnelle, des « petites madeleines ».
Pour moi, ce serait, pour les films : Le Guépard, Les Grands Espaces, Lawrence d’Arabie, Le Roi Lion. Pour les BD, L’Affaire Tournesol, Le Mystère de la Grande Pyramide, Les 7 vies de l’Épervier (série magique de Cothias et Juillard, une des seules qui s’achève tristement même si elle rebondit, avec Plume aux vents), Largo Winch (j’ai eu un ami qui lui ressemblait). En série, Downton Abbey.
Chacun de vous pourrait établir sa propre liste et y pense sans doute en m’écoutant. Il faudrait citer tellement d’autres talents magnifiques comme Tardi, Schuiten et Peeters, Giardino…
Mais est-ce que ce monde qui nous enveloppe fabrique nos façons de voir, nos croyances, nos opinions ?
Nous voilà au cœur de votre interrogation. Reflet ou fabrique ? Ces scénaristes, ces réalisateurs, ces metteurs en scène, ces dessinateurs, ces milliers de créateurs, se bornent-ils à exprimer, à retranscrire, à dessiner, à filmer, à illustrer, le monde dans lequel ils vivent, comme les vitraux racontaient en lumière des épisodes de la Bible ou de l’Évangile connus de tous les croyants ? Ou de l’Histoire : les vitraux de mon grand-père Francis Chigot à Notre-Dame de Montréal relatent ainsi la conquête du Canada. On aurait alors seulement affaire à une projection, une transposition, un reflet en images fixes ou animées, en dessins fixes ou animés, des croyances préexistantes et des opinions préétablies. Ce sont des miroirs enjolivésde nous-mêmes. Quand Hergé décrit le Congo belge dans Tintin au Congo, il ne fait que transcrire le paternalisme un peu nunuche de l’époque où de méchants blancs abusent de la crédibilité de pauvres noirs. Et, dans Tintin en Amérique, il croque le Chicago d’Al Capone, le règne des gangsters et les débuts du corned beef. Il ne fabrique rien. Dans Le Secret de l’Espadon Jacobs transpose la seconde guerre mondiale, et dans S.O.S. Météores, la guerre froide. Associé au génial Goscinny, Morris avec son « poor lonesome cowboy » ironise gentiment sur les westerns (Jack Palance le tueur glaçant de L’Homme des vallées perdues devient ainsi Phil Defer). Dans les années 60, avec ses séries érotiques telles que Le Déclic, Manara s’inscrit comme Lauzier dans l’esprit du temps, celui des années soixante.
Mais ne raisonner qu’en termes de reflet serait sous-estimer la puissance subjuguante des images et la force de conviction de certains auteurs. Les religions qui ont proscrit et prohibé la représentation divine ou humaine avaient bien mesuré, comme les iconoclastes, la force dévastatrice des images. A fortiori quand des raisons techniques, ont bouleversé, plus encore que l’imprimerie, les données de la communication orale et visuelle, en leur conférant une puissance extraordinaire.
C’est donc évident : cet océan d’images n’est pas juste un reflet passif et neutre. De même qu’un sondage, aussitôt publié, modifie les données de l’opinion qu’il a saisie, les corrige ou les amplifie, un film, une série, une BD, construisent, sauf s’ils passent inaperçus ou sont mauvais, une réaction, et donc une opinion, une mémoire. Le reflet modifie son modèle. Mais dans quel sens ?
Dans Le Lotus bleu, Hergé – toujours lui – sensibilise l’opinion à l’agression japonaise contre la Chine, et ainsi la modifie. Même remarque avec sa dénonciation dans Coke en stock de la persistance des trafics d’esclaves. Quand, dans les années 60, Goscinny et Uderzo inventent Astérix le Gaulois, Obélix, la potion magique et l’irréductible village gaulois, leur création ne répond à aucune demande, ne reflète rien. Ils la créent.
L’immense majorité des productions occidentales du siècle écoulé, sont édifiantes et manichéennes, comme l’est l’Occident (on croyait que le manichéisme était une ancienne religion perse, en fait, il a resurgi chez nous). Le cinéma américain est particulièrement manichéen et édifiant, si l’on excepte quelques inoubliables exceptions dues en général à des réalisateurs indépendants. Et efficace. Un exemple : en France, en 1948, 67 % des Français estimaient que c’était l’URSS qui avait joué le rôle essentiel pour abattre les nazis. 70 ans plus tard, c’est l’inverse. Stalingrad est oublié. La cavalerie hollywoodienne est passée par là, avec des prolongements chez nous dans nos BD: Buck Danny. La capacité de ce cinéma grand public remarquablement fait à créer des héros est inépuisable. D’où cela vient-il ?
Art Spiegelman, qui se définit comme « l’évangéliste de la BD » expliquait il y a huit jours au Journal du Dimanche : « Pour les comics ou les super-héros, on peut parler d’une phénomène juif. Superman a été inventé par deux gamins, Joe Shuster et Jerry Siegel, qui projetaient leurs fantasmes. Sans oublier les créateurs de Captain America, Spiderman, Hulk, etc. En fait les comic-books ont été créés par des gangsters juifs qui cherchaient à blanchir leur argent. Du coup, beaucoup de jeunes artistes juifs qui ne trouvaient pas leur place dans les médias mainstream tenus par les WASPS ont trouvé le moyen d’être publiés. Et ils ont créé des super héros pour lutter contre le Mal ».
Les cheminements d’origine d’Hergé ou d’Edgar P. Jacobs, sont différents, mais même s’ils ne sont pas des « super héros », leurs héros luttent eux aussi contre le mal. Même si les méchants y sont moins sataniques : Rastapopoulos, le Général Tapioca, les Bordures, Plekszy-Gladz, Olrik. Ce sera plus tard la mission de James Bond, d’OSS 117, de SAS, de Lucky Luke, d’Astérix, comme des grands héros des westerns classiques. Comme beaucoup de shérifs qui, au moment fatidique, se retrouvent seuls, Alix, Lucky Luke, Largo Winch sont solitaires. Ce qui n’est pas le cas d’Astérix. Et Tintin et Haddock. Blake avec Mortimer.
Pas de super héros en revanche dans la BD historique qui décrit et raconte honnêtement. Qui a oublié Les Belles Histoires de l’oncle Paul ? On peut citer aussi l’Histoire de France en bandes dessinées, parue chez Larousse en 1980, rééditée par Le Monde en 2008, exemple même de ce que certains, plus tard, s’acharneront à déconstruire. Aujourd’hui, l’Histoire dessinée de la France à La Découverte, se veut malicieuse.
Pas de héros vertueux non plus dans la BD érotique où se sont exprimés d’immenses talents comme Manara, qui a par ailleurs commencé un magnifique Caravage. Ce parti pris positif est également moins marqué dans les séries, plus XXIe siècle, et donc sans message clair.
Nous en sommes donc maintenant à plusieurs générations d’Occidentaux qui ont vécu immergés dans ce bain. Les enfants sont devenus des parents, puis des grands-parents qui s’attachent à transmettre. J’ai cité les tirages des albums continuateurs de Blake et Mortimer ou d’Astérix. Notre imaginaire n’est plus seulement balzacien ou proustien, il est devenu inséparable de ces héros de pellicule ou de papiers, comme celui des Grecs anciens l’était des dieux de l’Olympe. Ces décennies de films, de séries, de BD ont façonné plus qu’une opinion précise, exprimée ou identifiable, une représentation du monde. Elle a été jusqu’ici essentiellement occidentale. Attendez-vous là-aussi à une compétition mondiale : des péplums chinois, la saga de Gengis Khan, la colonisation vue par les colonisés, etc.
Au terme de cette rapide excursion, je voudrais soumettre à votre réflexion quelques remarques. Que le siècle ait à ce point généré un océan d’images enchanteresses ne peut pas ne pas avoir eu à la longue, par imprégnation quotidienne de plusieurs générations une influence profonde, tellement intériorisée qu’on ne la ressent plus. Bien sûr il y a eu, il y a 18 000 ans, les sublimes représentations animalières de Lascaux, dont on ne connait ni les auteurs, ni le sens, ni la fonction. Il y a eu les fresques des tombeaux pharaoniques, où l’on croit sentir la brise au bord du Nil. Il y a eu les vitraux des cathédrales. Mais les êtres humains de ces époques passaient l’essentiel de leur vie à vivre et non à regarder ou à se regarder. Notre temps est radicalement différent.
Pour des raisons technologiques, économiques et idéologiques, nous vivons dans des sociétés d’individualisme de masse collectivement narcissiques. Chacun est photographe. Le selfie symbolise une société en abyme qui jusqu’à l’hébétude se regarde se regarder.
Ce monde d’images exacerbe sans fin des émotions et des sentiments immédiats – enthousiasme, peur, indignation, colère, joie – qui prévalent sur la réflexion rendue secondaire, et qui ne font pas appel à la même partie du cerveau. Ces phénomènes pourraient être à mon avis comparés à l’exigence vindicative de démocratie directe ou participative contre la démocratie représentative ; ou à la pression continue et dévastatrice de l’information continue sur toutes les formes de communication. « L’urgent chasse l’important » disait justement René Char. Je ne le cite pas mécaniquement, et je déplore que trop de références convenues risquent de l’affadir – mais parce que je l’ai connu personnellement.
Vous constatez que si j’ai été « enchanté » au sens magique du terme, si l’indicatif principal de Nino Rota dans Le Guépard résonne toujours en moi, je n’en suis pas moins lucide. Et c’est pourquoi j’aimerais vous dire en conclusion, pour vivre pleinement ce temps des images sans jamais nous laisser phagocyter par elles : restons fidèles à l’écriture, à la lecture, pratiquons aussi la réflexion solitaire, le recueillement, l’ascèse du silence et de la méditation.