Séance ordinaire du 1er octobre 2018
par Jacques Julliard,
essayiste
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Jacques Julliard,
essayiste
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher ami,
C’est une première. C’est en effet la première fois que notre Académie a le privilège de vous entendre en séance de travail. Nous avions bien des raisons de vous inviter et je vous remercie d’avoir accepté cette invitation. Je dois dire que parmi toutes ces raisons, il en est une primordiale, qui m’avait convaincu de faire appel à vous. C’est votre essai de 125 pages, lumineux, publié il y a dix ans, intitulé La Reine du monde. Personne, mieux que vous, n’avait jusque là montré la relation entre opinion publique, crise de la démocratie et du suffrage universel – qui est le thème central de notre année. Pour illustrer votre titre, vous citiez de Pascal cet exergue :
« L’empire fondé sur l’opinion et l’imagination règne quelque temps, et cet empire est doux et volontaire ; celui de la force règne toujours. Ainsi l’opinion est comme la reine du monde, mais la force en est le tyran. » [1]
Le seul titre que vous revendiquiez est celui d’historien.
Vous êtes en effet enseignant-chercheur de formation, ancien directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, spécialisé dans l’histoire des idées : votre vaste fresque sur Les gauches françaises. Histoire, politique, imaginaire, publiée en 2012, est sur le sujet une référence, suivi par la Gauche et le peuple, en 2014. Je ne puis m’en tenir là, vous êtes aussi l’éditorialiste et l’essayiste, qui nourrit le débat public depuis deux générations, à la revue Esprit d’abord, puis au Nouvel Observateur, dont vous devenez un collaborateur régulier après Mai 68. Jean Daniel vous offrira même deux colonnes, chaque semaine, à côté de son propre éditorial, pour livrer votre point de vue sur l’actualité, rendez-vous attendu de vos lecteurs, et de nos élites, que vous poursuivrez par la suite à Marianne. Tous savent qu’ils n’y trouveront jamais, selon l’expression de votre cher Péguy, une « pensée toute faite », mais une réflexion rigoureuse et originale, immunisée contre les effets de mode par sa solide culture historique.
« Pour moi, faire de l’histoire, avez-vous confié dans le dernier numéro d’été du Débat, est avant tout une déclaration d’autonomie par rapport à nos opinions ou à nos conditionnements. […] C’est une discipline de vérité, d’émancipation[2] ». Cette exigence, vous la manifestez par une ouverture d’esprit peu commune. Recevant, il y a quelques années de cela, le Prix François Guizot-Institut de France, dont le jury est présidé par notre confrère Jean-Claude Casanova, vous confessiez votre dette envers toutes les grandes familles de pensée, sans renier votre fibre d’homme de gauche. « Un social-démocrate traditionaliste et libertaire », comme vous l’écrivait votre ami Jean d’Ormesson, quelques semaines avant sa disparition[3].
Vous êtes tout à la fois lecteur de Proudhon, Pascal, Péguy, Claudel ou Simone Weil. Vous répugnent, plus que tout, le sectarisme et le conformisme. Ainsi que vous le remarquez dans l’entretien au Débat : « Pris individuellement, les intellectuels sont, de Socrate à Jésus-Christ jusqu’à Voltaire, synonymes de courage. Dès lors qu’ils se rassemblent pour défendre une cause, ils deviennent le plus souvent un groupe dangereux et dominé par les passions. […] J’en tire une conclusion : ne donnez jamais le pouvoir politique à un intellectuel, vous en faites un flic[4]. »
Votre dernier ouvrage, une anthologie de vos travaux antérieurs, s’intitule L’Esprit du peuple, comme un résumé de ce qui vous a animé tout au long de votre carrière. Vous y dressez le constat du divorce entre le peuple et une gauche dans laquelle il ne se retrouve plus, ce que vous déplorez. Mais vous posez, au fond, la question de la place du peuple au sein de nos démocraties. Un peuple qui, dites-vous, a disparu de la culture contemporaine, ou qui n’y trouve plus de forme légitime d’expression, en même temps que s’accroît le fossé entre lui et les élites par lesquelles il ne se sent plus représenté.
Or monte, en parallèle, la revendication d’une démocratie d’opinion, que vous avez été un des premiers à avoir repérée et que vous baptisez du terme de « doxocratie » : « Nous sommes en marche vers la doxocratie, vers le pouvoir de l’opinion », disiez-vous dans l’essai que je citais il y a un instant. Dix ans après, vous vous montrez plus réservé quant à l’« emprise des phénomènes d’opinion sur la vie politique[5] », sur fond d’explosion des réseaux sociaux et de prolifération des jugements anonymes.
Aussi je vous le demande : que faire de l’opinion, ce nouveau Léviathan, à la fois inquiétant et irrésistible ?
Vous avez la parole.
[1] Jacques Julliard, « La reine du monde », Flammarion, 2008, 125 pages, 12 euros.
[2] Jacques Julliard, « Un engagement historien », Le Débat, n° 200, mai-août 2018, p. 32-43, p. 39.
[3] Jean d’Ormesson, « Lettre à un social-démocrate traditionaliste et libertaire », Le Figaro, pages « Débats », 23 octobre 2017.
[4] Jacques Julliard, « Un engagement historien », art. cit., p. 36.
[5] Ibid., p. 34.
Communication de M. Jacques Julliard,
essayiste
Partons du plus élémentaire.
Le gouvernement est le pouvoir exercé par le petit nombre sur le grand nombre.
La démocratie est le pouvoir exercé par le grand nombre.
Dans la pratique, cette démocratie ne peut donc être exercée que par délégation du grand nombre au petit.
En interdisant la délégation, Jean-Jacques Rousseau a rendu la démocratie incompatible avec l’exercice du gouvernement.
Depuis lors, les gouvernements sans exception ne cessent de se débattre dans cette contradiction, et les élites politiques, presque sans aucune exception, s’efforcent de légitimer la délégation.
Les unes, dans les démocraties libérales, grâce à l’universalité du suffrage.
Les autres, dans les démocraties autoritaires, par la substitution d’une fraction du peuple, dénommée le parti, au peuple lui-même, par délégation de la souveraineté.
Dans les démocraties libérales, le régime représentatif issu du suffrage universel tend dans les faits à confier la souveraineté du représenté au représentant, comme l’a bien montré le grand juriste Carré de Malberg.
Dans les démocraties autoritaires, le régime du parti unique tend à conférer la souveraineté du peuple au parti lui-même, de ce parti à son comité central, et de celui-ci au secrétaire du comité central, comme l’a bien montré Léon Trotsky.
Ainsi dans les démocraties autoritaires, le culte de la personnalité et la dictature du secrétaire général ne sont qu’une déviation du principe de la délégation : c’est l’essence même du léninisme, qui est aux antipodes de la démocratie rousseauiste.
Tout l’effort du régime parlementaire depuis la Révolution française jusqu’au milieu du XXe siècle a consisté à parachever à son profit la délégation de la souveraineté du peuple, jusqu’à faire un crime de toute consultation du peuple en dehors de la délégation périodique du pouvoir à des représentants. C’est ainsi que le plébiscite, le référendum, l’élection directe du chef de l’État ont été considérés dans la tradition républicaine comme des attentats à la démocratie représentative. Ce régime représentatif dans sa pureté de cristal, qualifié par Odile Rudelle de « République absolue », a connu son apogée en Occident au début du XXe siècle.
On peut dater de la guerre de 1914-1918 l’entrée en crise de ce système, avec le surgissement du communisme et du fascisme, qui l’un et l’autre reprochaient au système représentatif l’escamotage de la souveraineté du peuple.
C’était en apparence la revanche de Rousseau sur Montesquieu. Il est significatif que l’effondrement et la destruction de ces régimes, qui se prétendaient populaires et qui n’étaient que totalitaires, n’a en rien permis à la démocratie représentative de restaurer son autorité. Sa crise s’est prolongée jusqu’à nos jours, avec cette différence que dans les sociétés occidentales, la critique du système représentatif n’est plus désormais exercée par les partis politiques, mais par l’opinion publique.
Nous y voilà. Pardon pour ce long préambule, mais je l’ai cru nécessaire pour poser correctement notre sujet, à savoir la substitution progressive, en œuvre sous nos yeux, de la démocratie d’opinion au régime représentatif. Dans un livre déjà ancien j’avais proposé d’appeler doxocratie le régime mixte vers lequel tendent les sociétés libérales d’aujourd’hui.
Je n’ai pas besoin ici de démontrer cette montée de l’opinion publique dans la société politique. Je veux seulement souligner d’emblée que, le régime de la représentation et le régime d’opinion étant en concurrence dans les mentalités, c’est le second qui dans les cas litigieux prend désormais le pas sur le premier dans la décision politique. Ainsi, lorsque des mouvements d’opinion, voire des manifestations viennent contredire le programme d’une majorité nouvellement élue, c’est aux premiers désormais le plus souvent que l’on cède. On a vu François Mitterrand désavouer son ministre de l’Éducation Alain Savary, lorsque celui-ci, en conformité avec le programme du candidat élu, avait entrepris de mettre en œuvre un grand service public unifié de l’Éducation nationale. Les manifestations en faveur de « l’École libre » – la terminologie n’est pas sans importance – eurent raison du programme de François Mitterrand et celui-ci, en démocrate pragmatique, en tira les conséquences. C’était donner raison à ce qu’on pourrait appeler le principe de Goguel, du nom du regretté François Goguel, grand connaisseur de la chose politique et électorale : il affirmait que lorsque deux scrutins, j’ajouterais deux manifestations, entrent en concurrence, c’est le plus récent ou la plus récente qui l’emporte. Ce que l’on n’appelait pas encore à l’époque le « présentisme » ne s’applique plus seulement aux scrutins, mais à ces trois grandes expressions de la démocratie moderne : le suffrage, le sondage d’opinion, la manifestation. J’y reviendrai pour terminer.
Je note encore, et c’en sera assez pour souligner l’importance du phénomène, que la cote des hommes politiques est désormais considérée comme un instrument de mesure légitime, en concurrence avec l’élection. Une bonne partie du comportement de la classe politique, du président de la République au plus obscur des députés, est désormais commandée par le souci de plaire à l’opinion et de se soumettre à ses oscillations. Cela n’est inscrit dans aucun article de notre Constitution, et pourtant cet article fantôme est devenu obsessionnel : Ipsos et Sofres tu honoreras, afin de vivre paisiblement.
Non que les hommes politiques doivent se sentir obligés de suivre aveuglément et servilement l’opinion publique. Le même Mitterrand qui capitula en 1986 devant les manifestations de l’opinion à propos de l’enseignement privé est celui qui, en 1981-1982 avait imposé, conformément à ses engagements électoraux, la suppression de la peine de mort, alors que la majorité des Français lui demeurait favorable. Il arrive donc que l’obstination du pouvoir et le vote de la loi parviennent à faire changer d’avis l’opinion elle-même, puisqu’elle est devenue par la suite hostile à la peine de mort.
Quand donc l’homme politique a-t-il le devoir de céder à l’opinion et quand donc a-t-il celui, non moins impérieux, de lui résister au nom de ses convictions ? C’est, dans chaque cas particulier, dans le choix entre l’obéissance à la majorité et l’obéissance à la conscience que continuera de résider l’intelligence, le mérite et la vertu de l’homme politique.
J’en reviens à mon argumentaire.
Une des grandes différences entre le suffrage et l’opinion, c’est que la parole dite par le premier est censée rester valable pour une durée déterminée, tandis que la seconde, parce qu’elle est instantanée, est éphémère ; la première est fille de Parménide, la seconde d’Héraclite ; la première est une écluse, la seconde le courant du fleuve lui-même. Comme si, contrairement à la lettre de la Constitution, l’opinion était un suffrage permanent, aux verdicts constamment renouvelés. Comment en effet contester que le contrôle permanent de la température et de la tension du malade, ou pour être moins pessimiste, du degré d’énergie et de vitalité du sujet, sont préférables à des mesures largement espacées dans le temps ? Le présentisme ne signifie pas ici ou seulement instantanéité, mais durée. Car le meilleur critère de la réalité du pouvoir n’est pas son intensité mais sa permanence.
C’est ici le lieu de souligner que le passage du système représentatif à la doxocratie n’est pas seulement affaire d’évolution des mentalités. Celles-ci ne s’imposèrent à l’homme politique que lorsque les moyens techniques de leur exercice ont été mis au point : ils s’appellent technique des sondages, et plus encore désormais Internet, sous toutes ses formes. La démocratie d’opinion est d’abord fille de la révolution informatique comme naguère la démocratie parlementaire l’a été du chemin de fer puis de l’automobile.
Dès lors, la question qui se pose à la société tout entière n’est pas de savoir si elle est favorable ou hostile à la démocratie permanente, par rapport à la démocratie périodique du passé, elle est de savoir, puisque ses manifestations existent, comment en tenir compte, et mieux encore, comment les faire entrer dans le cadre institutionnel. Concluons sur les effets de la pression de l’opinion publique sur la pratique gouvernementale : la plus exigeante a consisté dans l’application, au cours d’un mandat d’une durée déterminée, d’un programme élaboré par un parti et ratifié par le corps électoral au cours d’une élection générale. La séquence parti-programme-élection-exécution, est celle qui caractérise le mieux le Front populaire; elle est aussi au cœur de la pensée de Pierre Mendès France et de son gouvernement de législature. Naturellement, les aléas de la conjoncture, qu’il est impossible de prévoir à l’avance, viennent souvent contrarier l’application en bon ordre du programme, et permet aux frondeurs de toutes farines de crier à la trahison. Mais nous n’en sommes plus là. L’opinion publique est devenue comme l’ombre portée du corps social sur le mur de la politique, et cela de façon permanente. Les critiques désormais ne jugent plus exclusivement un gouvernement sur son bilan, en le comparant à ses promesses, mais sur sa manière de réagir au jour le jour à des problèmes nouveaux et inattendus. La tyrannie du court terme entraîne le despotisme du public à courtes vues.
Problème qu’avec sa vertigineuse lucidité, Rousseau avait parfaitement pointé du doigt dans ce passage de l’Émile :
“La domination même est servile quand elle tient à l’opinion, car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par les préjugés. Pour les conduire comme il te plaît, il faut les conduire comme il leur plaît. Ils n’ont qu’à changer de manière de penser, il faudra bien par force que tu changes de manière d’agir[1].”
D’ailleurs dès la deuxième phrase du Contrat social, comme l’avait remarqué dans son commentaire Bertrand de Jouvenel, Rousseau avait noté le problème :
“Tel se croit maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux[2].”
Comment après cela concevoir une volonté générale qu’il proclamait par ailleurs infaillible, c’est le problème de Rousseau. Malheureusement c’est aussi le nôtre.
La démocratie d’opinion a au moins un avantage sur la procédure électorale, c’est qu’elle est plus précise et plus explicite. Lorsque je vote pour un homme et contribue à en faire un député, voire un président de la République, je suis victime de la procédure du vote, et censé approuver toutes ses options, ce qui est rarement le cas dans la réalité. Si j‘approuve la grande majorité de celles-ci, je suis censé approuver aussi celles que je récuse. Le vote pour un homme, c’est nécessairement un amalgame de positions diverses et par conséquent le blanc-seing accordé à l’élu. Pour reprendre l’exemple évoqué plus haut, il y avait bien en 1988 une majorité pour reconduire François Mitterrand à l’Élysée, mais non, au vu de la suite, pour approuver ses options en matière de laïcité. Les sondages d’opinion permettent de distinguer tandis que le vote pour un homme est, comme on dit, un vote de confiance, c’est à dire un vote bloqué. Par conséquent il n’est pas douteux que les procédures de consultation de l’opinion sont meilleures conductrices de la volonté générale que le vote en faveur d’un individu voire d’un parti.
À ce point de notre réflexion, on ne peut négliger plus longtemps une donnée trop générale pour être entièrement fortuite, à savoir la coïncidence de deux phénomènes : celui de la montée de l’opinion publique dans les sociétés libérales et celui de la personnalisation croissante du pouvoir. N’y a-t-il pas là une contradiction majeure, en raison même de ce que je viens d’avancer, c’est-à-dire la répugnance de l’opinion publique à l’égard de tout ce qui, dans les mécanismes de la démocratie représentative, s’apparente à un vote à l’aveugle, intuitu personae, en faveur d’un individu ? Je ne le crois pas et voici pourquoi : ce que les sociétés modernes reprochent le plus au système représentatif et parlementaire, c’est son caractère hermétique, l’impossibilité de communiquer directement avec lui une fois qu’il est formé. Il est très difficile de s’adresser personnellement à une assemblée, de l’interpeller directement. Or ce droit à l’interpellation permanente est une des caractéristiques majeures des mentalités politiques modernes. Le pouvoir collectif tend à devenir un pouvoir anonyme, pour ne pas dire un pouvoir clandestin. On ne sait par quel bout le prendre. À l’inverse, le pouvoir incarné par un individu rend cette interpellation possible et même naturelle : depuis le célèbre « Charlot des sous ! » des cortèges syndicaux de la Ve République commençante, jusqu’aux interpellations peu académiques dont Nicolas Sarkozy et plus récemment Emmanuel Macron ont été l’objet, les exemples sont nombreux de ces épisodes parfois pittoresques qui restent dans les mémoires. Et, la manière assez verte dont les présidents interpellés ont répondu, si elle a beaucoup déplu à la classe politique, n’a pas été si mal reçue par l’opinion. Je me souviens encore de la façon dont une sorte de syndicats de prostituées s’était prononcé en faveur du général de Gaulle ; la porte-parole avait déclaré : « De Gaulle, on peut lui parler; et lui du moins il ne fait pas de politique. »
Une démocratie élitiste, voire censitaire s’accommode assez bien d’un certain anonymat du pouvoir, parce que tous ses membres en connaissent les mécanismes, et, de près ou de loin, y prennent part. Plus au contraire on s’avance vers une démocratie de masse, vers une démocratie participative, une démocratie quotidienne, et plus le pouvoir a besoin d’être incarné pour apparaître responsable.
Que conclure ? Qu’il y a entre la démocratie d’opinion et le régime présidentiel une sorte de connivence cachée, et pourtant incontestable, dont les États Unis ont donné l’exemple bien avant qu’il ne traverse l’Atlantique. Les anarchistes qui prétendent se défier de l’individu, ont-ils réfléchi au fait que la démocratie directe dont ils se réclament est nécessairement une démocratie personnifiée ?
Certes, je n’ai garde de confondre la doxocratie dont je parle avec cet oxymore que l’on appelle la démocratie directe. Pourtant le grand juriste et politologue Georges Burdeau dont je m’honore d’avoir publié le classique sur La Démocratie, y affirmait que sur le trajet qui sépare la « démocratie gouvernée » du passé de la « démocratie gouvernante » de l’avenir – tels sont ses termes – il existe une étape intermédiaire, destinée à perdurer longtemps et qu’il nommait : « la démocratie consentante ». Cette démocratie consentante dont le système présidentiel est un des avatars, ajoutait-il, va nécessairement de pair avec une personnalisation du pouvoir.
Les épisodes successifs de la vie politique en témoignent : tandis que la classe politique est restée fidèle au système représentatif qui est son levain et comme sa raison d’être, la population tout entière est, quant à elle, fermement attachée à l’élection du président de la République au suffrage universel approuvée par le peuple français lors du référendum de 1962. Soyez même assurés que s’il n’avait cessé de craindre le haut-le-corps de l’opinion publique, le « cartel des non » se reconstituerait instantanément pour abolir cette pièce maîtresse de la Ve République.
*
Pour la clarté de l’exposé, j’ai fait jusqu’ici comme si l’opinion se confondait avec la volonté générale, or ce n’est pas le cas. Je n’ai garde de confondre Louis Harris avec Jean-Jacques Rousseau et l’Ifop avec le Contrat social. Comme la plupart des grands concepts politiques – tels la classe, le peuple, la nation, la démocratie, le pouvoir – l’opinion est un mot vague, un mot-valise, qui véhicule de nombreuses acceptions. Mais de plus, c’est un mot contradictoire qui désigne tantôt ce qu’il y a de plus personnel dans le jugement, tantôt au contraire ce qu’il y a de plus impersonnel.
« C’est mon opinion, et je la partage » déclare le Joseph Prudhomme d’Henri Monnier en une redondance célèbre. Mon opinion, c’est l’expression même de ma personnalité en ce qu’elle a d’unique. Mais ajoutez-y l’adjectif « publique » et l’opinion devient le plus impersonnel, le plus insaisissable en même temps que le plus envahissant des phénomènes. On est tenté de lui appliquer ce que le Bazile du Barbier de Séville dit de la calomnie :
“D’abord un bruit léger, rasant le sol comme une hirondelle avant l’orage, pianissimo, murmure et file… Telle bouche le recueille et piano, piano vous le glisse en l’oreille adroitement… Il germe, il rampe, il chemine… et devient, grâce au ciel, devient un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait ?”
Voilà posé, en empruntant à la verve de Beaumarchais, le problème de l’opinion et son paradoxe. Mon opinion est ce qui me distingue d’autrui, dont le martèlement infatigable finit par devenir ce qui me confond avec lui. Grâce à mon babillage, j’ai contribué à produire quelque chose qui n’appartient à personne, mais qui s’impose à chacun, l’obsède et le tyrannise. Il y a plus et autre chose dans l’opinion publique que l’addition des opinions privées. Mais n’est-ce pas aussi le cas de cette volonté générale dont Rousseau nous dit qu’elle est plus que la somme des volontés particulières ? Aussi n’est-ce pas par hasard que c’est lui, toujours lui, qui a introduit dans le vocabulaire courant l’expression d’opinion publique.
L’opinion personnelle est privée, en règle générale, son rayonnement ne dépasse guère le cercle des intimes, à la différence de l’opinion publique. Mais le fait nouveau, aux conséquences immenses, c’est qu’Internet a donné à chacun le pouvoir de s’adresser à la collectivité tout entière. Si cette expression demeure personnelle tout en élargissant son audience, on ne peut que s’en féliciter. Mais quand elle choisit l’anonymat, c’est rarement pour de bons motifs; elle devient ce « chorus universel de haine et de proscription » dont parlait Beaumarchais. Paul Bourget, à la fin du XIXe siècle, avait appelé le suffrage secret : « la lettre anonyme de la démocratie ». Pourtant le bulletin de vote est la plus courte et la plus sobre des lettres; il ne calomnie personne et se borne à indiquer des préférences. Que dirait Bourget devant ce flot ininterrompu d’invectives, d’insultes, d’insinuations qui déferle à propos de tout et de rien sur ce que l’on nomme improprement les réseaux sociaux, et qui sont en réalité des réseaux anti-sociaux ? Toutes les formes de la bassesse humaine et de la lâcheté sous couvert d’anonymat s’y donnent rendez-vous pour dénigrer, rabaisser, calomnier. Personne n’est à l’abri de ce torrent d’immondices qui donne sur la nature humaine des aperçus effrayants. Aucune personne, aucune parole, aucune action n’échappe au parti pris d’abaisser, de salir, voire de déshonorer. Comme si on venait d’inventer une nouvelle boîte de Pandore comparable à celle où Zeus avait enfermé toutes les formes de la misère humaine ! Il est difficile, après avoir passé une demi-journée sur les prétendus réseaux sociaux, de croire aux vertus d’une démocratie directe, faite de l’expression spontanée des opinions anonymes. Car il ne s’agit pas seulement d’opinions basses, ni même de ces fausses nouvelles fabriquées de façon délibérée –les fameuses fake news, que l’on a préféré ne pas désigner dans la langue de Pascal et de Voltaire –il ne s’agit que d’un conditionnement des esprits à des croyances collectives irrationnelles. Derrière la prétendue opinion publique, il y a l’opinion clandestine, la partie inavouable de notre esprit, ce cerveau reptilien qui croit dur comme fer au Protocole des Sages de Sion ou à la main des juifs dans l’attentat du World Trade Center. Le mal, dit Spinoza, c’est ce qui se fait sans joie au fond de l’âme.
Soulignons ici un paradoxe. Il existe dans les mentalités contemporaines un culte du secret, une valorisation du non-dit, alors que les moyens modernes d’investigation exposent le citoyen à une transparence que Denis Olivennes et Mathias Chichportich qualifient dans un livre récent de « mortelle[3] ». Pour les besoins de la police, ou plus souvent encore ceux de la publicité, chacune de nos particularités, chacun de nos gestes sont auscultés, répertoriés, enregistrés, exploités. Nos goûts, nos déplacements, nos maladies, notre train de vie, nos amours, tout cela est désormais connu, non seulement des autorités, mais de ce gigantesque réservoir de données que sont Apple, Facebook et consorts. Souriez, vous êtes filmé, parlez bas, vous êtes fiché, marchez droit, vous êtes fliqué. Les big data sont, nous disent les auteurs, le nouveau visage de Big Brother. Faut-il voir dans le complotisme qui sévit aujourd’hui dans les opinions publiques, le contrecoup, voire la contrepartie de ce pouvoir souterrain qui s’infiltre partout sans jamais s’avouer ni accepter aucun contrôle ?
Permettez au journaliste que j’ai voulu être, entre autres choses, ma vie durant, de souligner la fonction particulière et essentielle du métier dans un tel contexte. Un journaliste n’est pas nécessairement mieux informé ou plus talentueux que tous les éditorialistes improvisés que l’on rencontre sur la Toile ; sa raison d’être, et même son honneur, c’est de se reconnaître publiquement responsable de ce qu’il dit. Sa signature, ce n’est que secondairement sa notoriété, c’est d’abord sa responsabilité. Si le journalisme, selon Chateaubriand, c’est l’électricité sociale, en revanche les réseaux d’Internet sont les égouts à ciel ouvert de notre humanité.
C’est ici que le mot d’opinion retrouvera tout son sens. Qu’est-ce donc qu’un journal d’opinion ? S’agit-il de celle des rédacteurs ou de celle de ses lecteurs ? En vérité cette opinion est une alchimie faite de la confrontation permanente de l’écrivain et de son lecteur, chacun d’eux s’ajustant aux propositions et aux attentes de l’autre. C’est à cette condition-là que Chateaubriand, déjà cité, n’hésite pas à affirmer dans sa Lettre à un pair de France (1824) que le gouvernement n’est pas seulement responsable devant la Chambre, mais devant la presse, et qu’il doit se retirer s’il est désavoué par l’opinion. Dès La monarchie selon la Charte (1816), il affirmait que « c’est l’opinion publique qui est la source et le principe du ministère[4] ». Au vu de ce qui se trame et fermente aujourd’hui derrière l’expression publique des opinions anonymes, il y a là parfois de quoi frémir.
Mais si l’opinion ne fabrique pas toujours de fausses nouvelles, la question se pose de savoir si elle n’est pas elle-même le résultat d’une fabrication artificielle. Tel est le point de vue développé par l’un des plus éminents sociologues français contemporains, Pierre Bourdieu, dans deux articles restés célèbres. Comme « ces gens qui n’auraient jamais été amoureux s‘ils n’avaient entendu parler de l’amour » (La Rochefoucauld), beaucoup de gens n’auraient jamais eu d’opinion sur une multiplicité de matières, si on ne les avait jamais interrogés à leur propos. Bourdieu n’a pas de mal à démontrer que les opinions des gens sont souvent des artefacts. Il y a bel et bien dans nos sociétés une fabrique de l’opinion.
Mais pourquoi donc faudrait-il révoquer en doute toute opinion sous prétexte qu’elle serait l’objet d’une élaboration sociale ? À ce compte, la patrie, la classe sociale, et à ce que j’entends dire aujourd’hui, le sexe lui-même, ne sont pas des choses naturelles et innées, mais des objets socialement construits. L’homme est pour partie le produit de l’éducation qu’il reçoit, la belle affaire et la grande nouvelle ! Certes, il relève du travail du sociologue d’examiner les conditions de production des objets sociaux, mais faut-il pour autant en récuser l’existence ou la valeur ?
Je n’ai jamais entendu dire aux tenants de la théorie du genre que le sexe ou mieux encore le sexuel n’existe pas. Au contraire ! Il est désormais partout. C’est dire, en d’autres termes que, quelle que soit sa nature, bénéfique ou délétère, l’opinion publique est un phénomène qui n’est pas nouveau – il n’y a pas de société sans opinion – mais qui s’impose comme une donnée dont l’importance va croissant dans les sociétés démocratiques. Qu’elle soit à l’état naissant ou qu’elle fasse l’objet d’une fabrication délibérée, elle ne saurait à elle seule décider de l’action publique et du cours de la politique. Elle ne détermine pas l’action, mais elle arbitre de façon de plus en plus décisive entre les options que le personnel politique ou même la situation historique lui proposent.
Qu’elle constitue un élargissement de la délibération démocratique ou une menace pour les libertés individuelles —nous avons vu qu’elle était les deux à la fois—elle est une donnée dont la connaissance entre impérativement dans les choix de l’homme politique.
Si en 1938, comme on l’a démontré depuis, Édouard Daladier avait su qu’une majorité de l’opinion publique inclinait à la résistance aux diktats d’Adolf Hitler, peut-être n’eût il pas signé les accords de Munich, et c’eût été mieux ainsi.
Si à la veille du 18 juin 1940, Charles de Gaulle, qui ne pouvait ignorer la tendance de la majorité de l’opinion en faveur de l’armistice, avait vu cette tendance massivement confirmée par les chiffres d’un sondage ad hoc, peut-être eût-il hésité à lancer un appel, et c’eût été une tragédie. Car l’opinion peut être psychologiquement impérieuse, elle n’est jamais juridiquement contraignante, et c’est cela qui la distingue du suffrage.
*
Considérons donc les trois formes d’expression qui s’offrent au peuple en démocratie, avec les caractéristiques de chacune d’entre elles : ce sont le droit de vote, le droit de manifestation, l’opinion publique. J’entends par manifestation toutes les formes collectives et délibérées d’expression publique, destinées à se faire connaître et à influencer le pouvoir, et aussi l’opinion publique. Ainsi le défilé, le meeting, le sit-in, et aujourd’hui, de plus en plus fréquemment, la perturbation délibérée de l’ordre public, tels le barrage de route, les opérations escargot, les destructions de mobilier public etc.
Si maintenant on associe à tour de rôle deux de ces trois termes – suffrage, opinion, manifestation – pour les opposer au troisième, on parvient au tableau suivant :
Opinion publique et suffrage sont universels, tandis que la manifestation est partielle, voire catégorielle. Tous deux sont en outre anonymes, tandis que par la manifestation, comme son nom l’indique, je déclare publiquement mon point de vue ou ma revendication.
En revanche, suffrage et manifestation sont des formes d’expression sommaires, tandis que l’opinion est discursive et multiforme. C’est elle qui permet de passer de la démocratie monosyllabique ou uninominale à un langage politique articulé. De plus, suffrage et manifestation sont des événements ponctuels, alors que l’opinion est permanente. J’ajoute une considération supplémentaire. Alors que le suffrage est une photographie figée des volontés à un moment donné, l’opinion publique est une matière en constante évolution, faite du flux permanent des opinions privées. Elle est une composante essentielle de la démocratie, c’est-à-dire de la confrontation, du brassage. Pour le dire d’une formule, l’opinion publique, c’est l’opinio opinans ; le suffrage, c’est l’opinio opinata.
Enfin, le suffrage est le seul qui soit institutionnel, tandis que l’opinion et la manifestation sont à la disposition de qui veut y avoir recours. Au bout du compte, le suffrage exprime l’essence de la démocratie représentative tandis que la manifestation – on dit aussi dans ce cas : « la rue », ou en italien les piazze – prétend à la démocratie directe.
L’opinion publique occupe ici une position intermédiaire ; elle est toujours là et se présente comme un recours à la confiscation du pouvoir opérée par la démocratie représentative, mais aussi contre la violence et la tyrannie d’une minorité inhérente à la démocratie manifestante. C’est pourquoi, comme on l’a souligné, son rôle dans la politique réelle ne cesse de croître, quand bien même il n’est pas reconnu officiellement. « L’opinion publique est la clef, dit Abraham Lincoln. Avec l’opinion publique, rien ne peut faillir, sans cela rien ne peut réussir. Celui qui influence les opinions est plus important que celui qui applique les lois ». L’opinion publique, avec la multiplication des sondages et des formes d’expression que permet Internet, est devenue le passager clandestin de nos institutions. Il y a là une situation anormale, qui ne peut se prolonger indéfiniment sans de graves périls pour les libertés.
Dans une société libérale, l’extension continue des libertés est une chose naturelle et bonne, mais on ne peut se dissimuler qu‘elle entraîne parfois des risques pour la sécurité des personnes. De même, toute extension des moyens d’expression, qui est une chose excellente, accroît les risques d’insulte, de diffamation, voire de chantage. Nous avons vu comment le merveilleux instrument de communication et d’information qu’est Internet pour l’opinion publique ou pour l’expression publique d’opinions privées peut, si l’on n’y prend garde, abaisser le débat et donner champ libre à « la voix aigre des sycophantes » (Chateaubriand). Les moyens techniques d’empêcher la transformation de la démocratie d’opinion qui se met en place sous nos yeux en harcèlement populiste permanent existent : il serait temps que l’on mette les grands réseaux sociaux devant leurs responsabilités et celles de leurs usagers.
Mais il faut aller plus loin. Comme hier l’instauration du suffrage universel, l’extension actuelle de l’empire de l’opinion fait naître la crainte qu’elle favorise l’extrémisme et la passion sous toutes ses formes, au détriment de la mesure et de la raison. Or l’expérience a montré depuis le XIXe siècle que le suffrage universel est en général le meilleur rempart contre les dictatures et les apprentis dictateurs. Il y a pourtant des exceptions : je n’oublie pas qu’Hitler est arrivé au pouvoir par les voies du suffrage universel et de la démocratie parlementaire. C’est pourquoi la démocratie doit redevenir ce qu’elle a cessé d’être : une grande entreprise d’éducation. Démocratie c’est démopédie, dit Proudhon.
Il n’y a d’éducation démocratique de l’opinion comme du suffrage que par le moyen de l’exemple et de la vertu. La vertu n’est pas, comme je l’ai entendu dire récemment par l’un des plus brillants de nos hommes politiques (Jean-Luc Mélenchon), une solution alternative au marché. C’est une obligation qui est faite à l’homme politique, quel que soit le régime économique ou constitutionnel, et l’un des ingrédients nécessaires de la démocratie, nous savons cela depuis Montesquieu.
Aussi bien, les plus éminents de nos hommes politiques ont été les véritables instituteurs de la démocratie, en alliant un respect scrupuleux du suffrage universel à une résistance déterminée aux entrainements de l’opinion. C’est ainsi qu’en 1870, Léon Gambetta prend la tête d’un gouvernement de guerre quand il sait pertinemment que l’opinion veut la paix à tout prix ; que Léon Blum en 1940 oppose son refus des pleins pouvoirs à Pétain, quand la majorité du groupe socialiste est d’avis contraire ; qu’en 1940, Charles de Gaulle renouvelle – et avec quel éclat ! – le geste de résistance à l’ennemi de Gambetta ; qu’en 1945, Pierre Mendes France préfère quitter le pouvoir plutôt que de renoncer à la rigueur financière qui lui paraît nécessaire ; que sur la peine de mort, François Mitterrand préfère honorer ses propres engagements plutôt que de se conformer à l’opinion.
Le problème de la démocratie moderne est donc le suivant :
Trouver le moyen de gouverner avec l’opinion, intégrer ses orientations à l’action gouvernementale, tout en résistant à ses sautes d’humeur et à ses foucades momentanées. L’opinion n’est pas un quatrième pouvoir : elle est l’ombre portée des trois autres, c’est pourquoi il faut lui reconnaître une existence au sein des institutions. Le moyen existe, il est pratiqué dans un certain nombre de pays étrangers au premier chef desquels la Suisse, c’est le référendum. Cela suppose que soient résolues les questions relatives à son organisation, dans un pays, la France, prompt à personnaliser toute question politique, à « faire des personnalités » comme on dit à l’école. Quelle question mérite d’être posée ? Sous quelle forme ? Et à quel moment ? De la réponse à ces difficultés dépend la chance d’instaurer en France un moyen efficace d’institutionnaliser l’opinion. Pour éviter le risque permanent de voir le gouvernement transformer le référendum en plébiscite et de voir l’opposition le transformer en motion de censure, il convient de recourir à un pouvoir neutre qui serait maître du sujet du moment et de la procédure. Afin de ne pas multiplier les instances, on peut imaginer que le Conseil constitutionnel, moyennant une redéfinition de son rôle, de sa composition et de ses instruments d’action, soit ce pouvoir neutre.
À ces conditions, ce serait le moyen trouvé de matérialiser l’introuvable volonté générale. L’institution du référendum, petite revanche de Rousseau sur Montesquieu, hommage aux origines helvétiques de l’auteur du Contrat social, permettrait peut-être de réaliser la synthèse entre ces deux piliers de notre pensée politique.
Je conclurai brièvement en laissant la parole à deux écrivains qui, bien avant les instituts de sondage, Internet et la notation des hommes politiques à la bourse des valeurs, expriment la même idée, qui est au cœur de mon propos.
Chamfort, dans ses Maximes et pensées[5] :
“L’opinion publique est une juridiction que l’honnête homme ne doit jamais reconnaître parfaitement et qu’il ne doit jamais décliner.”
Enfin Ballanche, ce « contre-révolutionnaire progressiste » (Paul Bénichou) que l’on désigne d’ordinaire comme l’ami de Juliette Récamier et de Chateaubriand, mais qui mérite amplement d’être considéré pour lui-même, dans son Essai sur les institutions sociales[6] :
“L’opinion est […] devenue cette force morale, modifiante et extensible […] qui est destinée à remplacer la parole traditionnelle. Autrefois, il suffisait de gouverner avec l’opinion ; à présent il faut gouverner par elle, sous peine de la laisser gouverner elle-même, ce qui constituerait une vraie anarchie.”
[1] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation, in Œuvres complètes, éd. Bernard Gagnebin, Marcel Raymond, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1959-1969, t. IV, p. 308.
[2] Ibid., t. III, p. 351.
[3] Denis Olivennes, Mathias Chichportich, Mortelle transparence, Paris, Albin Michel, 2018.
[4] Œuvres complètes, Paris, Ladvocat, 1826-1831, t. XXV, p. 59.
[5] Œuvres complètes, Paris, Éditions du Sandre, 2009, t. II, p. 24.
[6] Paris, Didot, 1818, p. 211-212.