Séance ordinaire du 26 novembre 2018
par Maurice Lévy,
président du conseil de surveillance du groupe Publicis
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Maurice Lévy,
président du conseil de surveillance du groupe Publicis
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Maurice,
En vous souhaitant la bienvenue parmi nous, j’aimerais citer un souvenir qui nous ramène aux sources…
«Jeune homme, vous dit Marcel Bleustein-Blanchet, un jour, vous dirigerez cette maison.»
Sur le moment, vous restez pétrifié. C’est votre première rencontre avec l’inventeur de la publicité moderne, le créateur de Publicis. La scène se passe en 1971. Vous avez 29 ans. Et vous êtes recruté comme ingénieur informaticien…
Or un drame survient, l’année suivante, dans la soirée du 27 septembre 1972, l’immeuble du groupe Publicis est la proie des flammes. Vous vous jetez à travers les obstacles en feu pour sauver les programmes informatiques que vous avez conçus, la mémoire de la maison déjà ! Dans les huit jours, en attendant la reconstruction du siège, chacun peut se remettre au travail grâce à vous. Et cinq ans plus tard, en 1977, Marcel Bleustein-Blanchet vous nomme directeur général du groupe, dont l’expansion a commencé dès son introduction en Bourse en 1970.
Bien plus tard, lorsque je venais vous demander conseil à propos de l’avenir de notre profession, vous me montriez un trésor : une Bible. Une Bible miraculeusement sauvée de l’incendie. Quel symbole, quel témoignage pour l’histoire…
Vous aurez travaillé durant vingt-cinq ans auprès de Marcel Bleustein-Blanchet, disparu le 11 avril 1996. Vous voici alors vraiment seul à la barre, même si vous étiez déjà le président du groupe depuis 1987…
Votre passion pour votre métier ne s’est jamais démentie, « métier profondément humain », écrivez-vous en 2006 en préambule d’un petit livre, Les 100 mots de la communication. Je vous cite : « le but c’est l’Autre : communiquer, dialoguer, échanger, convaincre, séduire, provoquer. Quoi de plus beau ? […] Ce métier occupe l’esprit, engage les nerfs et provoque des émotions fortes[1]. »
Vous avez conservé vos fonctions de patron du groupe jusqu’à l’année dernière et vous voici désormais président de son conseil de surveillance, après avoir su le hisser au troisième rang mondial, avec ses 80 000 collaborateurs dans 130 pays.
Vous n’avez pas seulement étendu l’activité de Publicis géographiquement ; vous l’avez ouverte à de nouveaux supports. Marcel Bleustein-Blanchet avait été l’inventeur de la publicité à la radio, puis à la télévision. Sous votre impulsion, Publicis investit massivement dans le digital : pari gagnant, puisque ceci représente la moitié du chiffre d’affaires du groupe.
Cet intérêt pour l’innovation et le numérique vous a valu de diriger en 2006, avec Jean-Pierre Jouyet, le rapport L’économie de l’immatériel, la croissance de demain.
Depuis 2016, vous pilotez l’organisation du salon VivaTech, qui réunit chaque année à Paris tout ce qui compte ou comptera dans les nouvelles technologies. La 3e édition, au mois de mai dernier, honorée de la visite du chef de l’État, a accueilli 8000 start-up en présence de nombreux grands patrons et hommes politiques et attiré pas moins de 100 000 visiteurs, preuve du succès de l’événement.
Vous venez nous entretenir des « techniques de la publicité appliquées au marché de l’opinion ». La formule peut surprendre. Mais comment oublier le rôle historique joué par la publicité dans la communication et les sondages, dont Brice Teinturier nous rappelait le 8 octobre que l’essentiel du chiffre d’affaires des plus grands instituts d’opinion provenait de leur clientèle commerciale.
Et puis surtout, dans la mesure où la communication touche au rapport à l’autre, elle nourrit nos imaginaires, et ne peut donc pas être étrangère à l’opinion publique. À condition, préveniez-vous, de ne pas tout confondre. Dans une tribune publiée en 2015 par Le Monde, quelques jours avant le second tour des élections régionales, vous déclariez : « J’aime trop mon métier pour lui accorder des mérites et des pouvoirs qui le dépassent. […] Trop d’hommes et de femmes politiques de notre pays – hélas, d’autres aussi – pensent qu’il suffit de bien formuler un message, d’utiliser les mots et les images qui mettent dans le mille pour obtenir les votes de nos concitoyens[2]. »
À chacun, en somme, de prendre ses responsabilités.
Cher Maurice,
Quelle place la publicité, et plus largement la communication, occupent-elles, doivent-elles occuper, dans notre vie publique ? Vous avez la parole.
[1] Maurice Lévy, Les 100 mots de la communication, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2006.
[2]Maurice Lévy, « Politiques, il est temps d’agir », www.lemonde.fr, 10 décembre 2015 (https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/12/11/politiques-il-est-temps-d-agir_4829832_3232.html).
Communication de M. Maurice Lévy,
président du conseil de surveillance du groupe Publicis
Au milieu d’exposés savants et érudits, s’attachant à préciser tant le concept que la genèse ou la finalité de l’opinion publique, ma contribution sera celle d’un praticien, sous l’angle du « marché de l’opinion » et de la pertinence des techniques de la publicité qui pourraient lui être appliquées. Un sujet qui, j’en suis convaincu, conduit pourtant lui aussi à dépasser un cadre trop strict pour converser à l’ombre des notions de libre arbitre, de respect de la vie privée et de démocratie. En effet, l’intitulé même de cette communication – « les techniques de la publicité appliquées au marché de l’opinion » – n’est pas anodin et je remercie l’Académie pour cette formulation qui, en creux, permet de mettre au jour deux tensions essentielles de la communication au XXIe siècle.
D’abord les techniques, avec l’idée qu’il puisse exister une recette, un protocole, aujourd’hui nous dirions un algorithme, c’est-à-dire une succession d’instructions qui serait à même de produire un résultat espéré. Une telle idée n’est guère nouvelle, renvoyant notamment à la Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895), à Psychologie des masses et analyse du moi de Sigmund Freud (1921), à l’Ingénierie du consentement d’Edward Bernays (1947) ou la Fabrique du consentement : économie politique des médias de masse d’Edward Herman et Noam Chomsky (1988). Cependant, sous l’effet combinatoire de technologies radicales (Internet et la génération de big data, le cloud dématérialisé, l’intelligence artificielle, la blockchain, et demain l’ordinateur quantique), le rythme totalement inédit de l’innovation propre à véhiculer l’opinion donne un pouvoir sans précédent à ces techniques.
Ensuite, la notion de marché de l’opinion, avec deux conséquences immédiates : la notion d’atomicité de l’opinion, là où d’aucuns parlaient souvent de l’opinion, si ce n’est comme une et indivisible, du moins comme d’une certaine masse homogène ; ainsi que la notion de valeur, valeur de l’acquisition – pensons au « no taxation without representation » de la guerre d’indépendance américaine – mais également, et demain encore davantage, valeur des données qui gravitent autour de cette opinion individualisée.
Sans oublier celle qui semble avoir bon dos, une dame de 176 printemps, la publicité, ici coincée entre d’une part une approche cartésienne et hydraulicienne du monde et d’autre part un domaine qui n’est pas son domaine de prédilection et qui peut hélas conduire à l’affubler d’habits propagandistes qui ne sont pas les siens. Sans surprise, vous pourrez compter sur votre serviteur pour défendre les mérites de la publicité.
*
Qu’est-ce que la publicité appliquée à l’opinion ? L’utilisation de techniques de la communication au service de campagnes d’intérêt général ou de campagnes politiques. Soit de manière ponctuelle, comme l’a rappelé récemment la mobilisation des « gilets jaunes ». Soit dans la durée, comme pour redresser l’image écornée d’un président de la République.
Pour cela, il est vrai qu’il existe des méthodes. C’est d’ailleurs ce qui a permis de définir le champ de la publicité. « Un jour, la réclame devint la publicité. Aujourd’hui la publicité entre au CAC 40 ». Ceux qui ont vu, en 2004, cette campagne dans la presse, savent que la grande aventure de la communication au XXe siècle est apparue quand la réclame a disparu. Le terme « réclame », créé en 1869, était chargé de toutes les allusions méprisantes et de toutes les teintes péjoratives dont est affublée l’idée de mendicité. Réclamer, quand de surcroît c’est en s’autorisant, pour appâter le chaland, tous les excès de l’exubérance et de la séduction, c’est faire fi des règles déontologiques élémentaires et de l’idée de méthodes, pour parvenir coûte que coûte à ses fins. J’y insiste pour y revenir plus tard dans un contexte technologique.
Quelles sont donc les règles de la publicité ? Le but ultime de la publicité est de susciter une différence qui pourra conduire à la préférence. Préférence absolue en mettant en exergue les qualités intrinsèques d’un produit, ou préférence relative par comparaison ou en creux, cette préférence étant à la fois rationnelle et émotionnelle, articulée autour d’un bénéfice clé pour le client. C’est le classique « bénéfice consommateur » formulé à partir d’un avantage produit identifié, qu’il s’agisse d’une innovation technique (par exemple, un système sans fil), d’une performance particulière (telle la consommation d’une voiture), d’un prix attractif ou encore d’une satisfaction psychologique. En effet, les « preuves » qui sous-tendent le bénéfice sont bien souvent émotionnelles. Comme l’observait Jean Baudrillard dans Le système des objets (1968), alors que la société dite de consommation émergeait à peine, on achète un objet, mais c’est un signe que l’on consomme : signe social, culturel ou esthétique. Aussi la publicité associe-t-elle toujours l’émotion à la raison, afin d’éveiller une sensation, une gratification psychologique tout en s’appuyant sur les qualités intrinsèques du produit.
Par construction, cela implique nécessairement que le produit ait des qualités. Comme aimait à rappeler Abraham Lincoln, « on peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps ». Il en va de même en matière de publicité : un mauvais produit reste un mauvais produit et il n’est guère possible de faire passer des vessies pour des lanternes.
Ces règles de la publicité s’appliquent-elles à la politique et à l’opinion ? La politique en démocratie est assurément un terreau fertile pour cette notion de préférence et ses mécanismes sous-jacents.
D’abord le désir, si central à l’approche publicitaire depuis les années 1960 et la Stratégie du désir d’Ernest Dichter. Les années 1990 avaient décrété le désir obsolète, notre société hypermoderne hédoniste l’a réhabilité : hier « désir d’avenir », aujourd’hui désir progressiste, demain désir d’immortalité.
Ensuite la connivence, cette proximité librement consentie. À l’instar d’une parole politique, elle suppose le talent d’écriture, l’inventivité, le flair, mais aussi le respect de l’autre, la parité dans la relation. Nul besoin de chercher à dominer, à assommer, c’est un contrat qui est proposé : accepter d’écouter, en contrepartie de ce que Roland Barthes nommait « le plaisir du texte ». Le slogan cristallise de manière aiguë l’enjeu de cette connivence, en politique comme en matière publicitaire. En 1952, le slogan « I Like Ike », pour la campagne produite par les Studios Disney et Citizens for Eisenhower-Nixon, résonna dans toute l’Amérique, comme une évidence.
Enfin, évidemment, la création, ou tout au moins le sentiment de nouveauté. C’est là le paradoxe de la publicité : le jamais vu ne doit pas donner le sentiment de l’inconnu, de l’étrange. « La surprise, disait Paul Valéry, est chose finie ». L’une des règles fondamentales de la publicité est de surprendre et en même temps de permettre au consommateur de reconnaître des éléments familiers. La surprise, en communication, vient d’abord de ce dérèglement de l’habitude, quand elle cesse soudain d’être une norme. Lorsqu’on ne meurt jamais véritablement en politique et que la réinvention est reine, cette « création finie » est une précieuse alliée.
Mais la tâche se complique lorsqu’il s’agit du produit politique lui-même, pour deux raisons essentielles qui tiennent à sa substance et sa persistance. Disons-le tout de go, un produit politique – au sens publicitaire – n’existe pas. Un réceptacle oui, une projection certainement, mais faute de caractéristiques intrinsèques et indiscutables, la préférence ne peut qu’être relative, souvent basée sur des moindres défauts supposés, comme ce fut le cas lors de la campagne présidentielle de 2017. Et quand bien même identifié, un produit politique se métamorphose entre la phase de campagne et l’exercice de responsabilités. Il faut mettre au crédit du président de la République d’avoir « parlé vrai » durant la campagne de 2017, mais cette technique publicitaire s’est rapidement heurtée à l’absence de parole qui lui a succédé dans des moments délicats de l’exercice du pouvoir. Dès lors, c’est l’équilibre entre émotion et rationalité qui s’évanouit – équilibre toujours très délicat à restaurer.
En témoigne le désamour apparent entre le président de la République et les personnes aujourd’hui interrogées par les instituts de sondage. Le « parler vrai », maître-mot de la campagne présidentielle et pierre angulaire de la position du candidat, a permis la victoire, un peu par surprise, certains allant jusqu’à parler de manière excessive de « hold-up ». Une fois installé, le président de la République a poursuivi sur ce même thème mais, assez vite, il a été critiqué par la presse sans que cela n’imprime dans les esprits du grand public, dans l’opinion. Et ce jusqu’au moment où, pour une raison inexpliquée, l’opinion se cabre et ne suit plus l’Élysée dans ce dialogue de vérité. Surpris, le président de la République tarde à réagir et surtout ne rétablit pas le fragile équilibre entre émotion et rationalité. Il est alors excessivement délicat de mettre un terme à la spirale négative qui s’ensuit, car le lien émotionnel ne se décrète pas – que ce soit en matière d’opinion ou de publicité.
Pour illustrer l’importance absolue de ce fragile équilibre, laissez-moi prendre le seul exemple de la connivence, qui prend souvent la forme d’une résonnance temporelle par rapport une psyché – réelle ou fantasmée.
Nous sommes en 1984 aux États-Unis, lorsqu’Apple diffuse sa campagne « 1984 » en plein Super Bowl. En référence au roman éponyme de George Orwell, la vidéo nous plonge dans l’univers grisâtre et misérable du régime policier et totalitaire de Big Brother, une foule de silhouettes ayant les yeux rivés sur un écran prônant de façon abêtissante l’unification de la pensée. Une femme athlétique, lumineuse et bariolée de couleurs, surgit et brise l’écran d’un lancer de marteau, laissant place au slogan « Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984 ». D’aucuns parlent de la meilleure publicité de tous les temps. Je retiens la résonnance émotionnelle entre une angoisse dystopique et une technologie vecteur de ce futur, mais également la rationalité liée au produit bientôt disponible.
Autre cas de figure maintenant, nous sommes en 1964 en pleine campagne présidentielle américaine, lorsqu’une seule campagne vidéo d’une minute, diffusée une unique fois à la télévision, a fait basculer le sort de l’élection – et, osons le mot, deux ans après la crise des missiles de Cuba et quelques mois seulement après la sortie du film Docteur Folamour de Stanley Kubrick – le sort du monde libre, en contribuant à faire élire Lyndon Johnson contre le va-t-en-guerre antisoviétique Barry Goldwater. À l’écran, une petite fille prénommée Daisy compte les pétales d’une pâquerette en guise de compte à rebours d’un holocauste nucléaire, sans aucune allusion explicite à Barry Goldwater. Le pays est saisi d’effroi, cela fonctionne. Et pourtant, nous sortons ici du cadre de la publicité : l’émotion – ici la peur – est brute, sans contrepoids rationnel. Cela ouvre la porte à une pratique que les publicitaires ont toujours refusé : la négativité – l’attaque politique souvent ad hominem, abondamment employée aux États-Unis et dont nous sommes pour l’heure protégés – qui ne peut pas conduire à la préférence.
Ces exemples sont un peu longs, mais il m’a semblé important d’illustrer les limites des techniques publicitaires quant à la tentation de masquer des faiblesses jaugées à l’aune du marché de l’opinion.
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Marché de l’opinion. C’est le second volet, sans lequel cette contribution ne pourrait espérer être complète. Nul n’ignore ici le scandale de ciblage politique Cambridge Analytica qui a éclaboussé Facebook ou le fléau des fake news, produites jusqu’à la Maison Blanche. Ceci nous conduira progressivement à questionner ce que je qualifierais de « détournement du cadre légal et légitime des techniques de la publicité » pour discuter d’enjeux démocratiques et citoyens.
Revenons un instant sur l’accélération des bouleversements technologiques en cours. À grands traits, le modèle économique d’Internet est le suivant : en échange de vos données électroniques – navigation sur Internet, position GPS, commentaires en ligne, cercles amicaux et professionnels, etc. – des services gratuits, du moins de prime abord gratuits, sont mis à votre disposition. Ainsi j’utilise un moteur de recherche pour trouver un restaurant, je consulte des commentaires de clients passés, et j’utilise un service de cartographie pour m’y rendre – sans avoir déboursé le moindre argent, mais en ayant contribué à l’existence du service par agrégation de données individuelles. Un tel modèle a une valeur d’usage au quotidien, ainsi qu’une valeur pour les plateformes géantes qui agrègent ces données et financent le système grâce à la publicité. Ou pour le formuler autrement : la publicité finance l’architecture ouverte, libre et pluraliste qu’est Internet depuis son origine.
Dès lors, plus de données signifie plus de nuances quant aux marques d’intérêt, aux différences dont pourront naître des préférences. En toute logique, les techniques publicitaires se sont donc adaptées à cette sophistication technologique afin d’être en mesure de poursuivre une « discussion intime » avec les consommateurs.
Cela implique par exemple de connaître et comprendre ce qui importe au consommateur. Dès 1935 aux États-Unis avec George Gallup, et dès 1954 en France avec Marcel Bleustein-Blanchet, le fondateur de Publicis, les sondages d’opinion sont de précieux outils déclaratifs. Mais avec les données électroniques, l’univers des possibles s’agrandit de manière prodigieuse : désormais, les signaux comportementaux sont pris en compte, ainsi que la pertinence sémantique tant pour des produits que pour du contenu, que ce soit du texte ou des images, le tout à l’aide de modèles prédictifs à base d’intelligence artificielle.
Cela implique également de pouvoir dialoguer avec le consommateur, en segmentant par exemple des audiences pour maximiser l’engagement avec une population cible définie au préalable et en utilisant tous les canaux pertinents (bannière publicitaire, e-mail, SMS, télévision, radio, etc.) pour poursuivre de manière fluide une conversation, personnalisable pour chaque individu et en intégrant la possession de plusieurs écrans.
Enfin, face à une course à la collecte de volumes toujours plus importants de données personnelles détaillées, cela implique nécessairement de faire évoluer le cadre réglementaire pour mieux protéger le consommateur. C’est le sens du Règlement général sur la protection des données (RGPD) de l’Union européenne depuis le 25 mai 2018, du Consumer Privacy Act en Californie, et demain de la directive européenne sur l’e-Privacy.
Jusqu’ici, rien de plus normal du point de vue des techniques publicitaires et il n’y a pas lieu de singulariser un usage à portée politique. Ainsi, lorsque le spécialiste des big data Proxem réalise un diagnostic électoral pour l’équipe d’« En marche ! » en campagne, plusieurs thématiques lexicales émergent : solidarité, intégrité, transparence, sens des réalités, écoute, respect des engagements, etc. Autre exemple : une fois raffinées par de puissants système de gestion des données (data management platform), les données publiquement disponibles – données démographiques de type INSEE, historique électoral des bureaux de vote, etc. – peuvent également aider au porte-à-porte électoral auprès des sympathisants, comme ce fut le cas avec Vote Builder lors de la campagne démocrate pour les élections législatives américaines en 2014 et lors de la campagne pour les primaires de la droite en France en 2016.
En revanche, le marché de l’opinion politique se distingue par les conséquences qu’occasionne la neutralisation de certaines hypothèses publicitaires fondamentales.
D’abord, la pluralité d’opinions et les conditions de possibilité de la préférence. Nous disions que la publicité est l’inverse de la propagande, en ce sens qu’elle n’existe que par la préférence et donc par la liberté de choix, la parole dissonante, la comparaison, la concurrence et l’existence de contre-pouvoirs. C’est peu dire que les réseaux sociaux ont exaucé le vœu de Talleyrand, pour qui « il n’y a qu’une seule chose que nous aimions à voir partager avec nous, quoiqu’elle nous soit bien chère, c’est notre opinion ». Le poids titanesque des réseaux sociaux en « vase clos » (walled gardens) de type Facebook, combiné à l’essor de « bulles de filtrage » qui orientent via des algorithmes notre vision du monde, conduit à une forme de balkanisation polarisante du Web : vous interagissez principalement avec des individus qui vous ressemblent, adhèrent aux mêmes idées, dans le contexte d’une réalité distordue par des algorithmes de sélection qui privilégient la radicalité du propos. De proche en proche, malgré une taille véritablement mondiale, ces réseaux se replient sur eux-mêmes pour devenir des caisses de résonance homogènes où les opinions tendent vers une asymptote extrême.
Ensuite, la notion de vérité qui se distend dangereusement. Selon Hannah Arendt, « le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune », « le sujet idéal du règne totalitaire est l’homme pour qui la distinction entre fait et fiction et la distinction entre vrai et faux n’existent plus ». Les fake news ont aujourd’hui envahi nos vies, au point que la Commission d’enrichissement de la langue française s’est officiellement prononcée en octobre 2018 en recommandant l’emploi des termes « information fallacieuse » ou « infox ».
Soulignons que raréfaction des opinions dissonantes et rapport distendu à la vérité sont aggravés par un fléau qui touche l’ensemble du secteur publicitaire : les bots et la fraude à grande échelle. Selon une étude de l’Université de Californie portant sur 20 millions de tweets électoraux publiés en un mois de campagne présidentielle en 2016, 19 % relevaient de bots pro-Trump ou pro-Clinton. C’est une chose de biaiser et polariser la discussion sur un produit ou service commercial, c’en est une autre de redistribuer les cartes de manière décentralisée dans le cadre d’une élection.
D’où la question : comment juguler une telle utilisation de techniques également pertinentes dans le domaine publicitaire ? Par-delà l’indispensable discipline, qu’elle soit légale comme ce qui se construit sous nos yeux en Europe ou volontaire comme ce qu’Apple appelle de ses vœux, j’en reviens toujours à l’essence même de la publicité : la liberté et la préférence. C’est la raison pour laquelle je reste fondamentalement optimiste, convaincu que la solution viendra des consommateurs-citoyens eux-mêmes.
Je note avec attention et curiosité l’émergence d’un débat sur une répartition plus équitable de la valeur co-créée par ceux qui génèrent des données et ceux qui les agrègent. D’aucuns vont jusqu’à prôner une monétisation des données. Nous n’en sommes pas encore là, mais j’encourage à surveiller ce débat, car il ne permettrait rien moins que de « boucler la boucle » : de l’opinion partiellement monolithique et propice au « tapis de bombes » publicitaire via la télévision, nous sommes passés à un marché d’offre d’opinions individuelles et propices au ciblage personnalisé ; c’est possiblement un marché de demande qui s’esquisse, auquel tout un chacun choisirait de participer ou non, dans les proportions qui lui conviendraient.
En somme, un monde de préférences, librement choisies.