Séance ordinaire du 26 mars 2018
par Serge July, journaliste
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Serge July,
journaliste
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Serge July, cher Serge,
Notre amicale confraternité date du club de la Presse d’Europe 1, qu’animaient notre ami Alain Duhamel et Gérard Carreyrou, et dont tu fus l’un des piliers ; c’est ce qui autorisera notre tutoiement…
Au début du mois de décembre 1972, tu allais avoir trente ans. Jean-Paul Sartre était déjà parmi vous, et il voulait aller plus loin dans un projet de journal. Tu avais créé l’agence de presse Libération, dans le prolongement de vos engagements politiques étudiants. Etonnamment, quand on se reporte aux souvenirs de cette réunion préparatoire, il est peu question de ligne éditoriale – peut-être parce que cela allait de soi – en tout cas, Sartre vous parle de style. L’auteur des Mots vous conseille de capter « ce qu’il y a de plus saisissant dans la langue populaire », d’en tirer une nouvelle écriture, de créer de la sorte un style Libé.
Pour des motifs de santé, Sartre ne pourra pas vous accompagner longtemps ; un an après la parution du premier numéro du journal, il démissionne de ses fonctions de directeur en mai 1974 et tu lui succèdes. Mais il faudra des années pour que Libération soit le « ramasseur de mots », de formules, de sujets, d’angles de vue, de techniques d’écriture, bref d’être le porteur de ce style dont Sartre rêvait.
Cette mutation, c’est toi qui la signeras ; or elle passe, ce qui paraît étrange et ne l’est pas, par la liquidation de l’immaturité du gauchisme de Mai 68.
Sous ta direction, au milieu des années quatre-vingt, le journal tire à plus de 200 000 exemplaires, avec plus de 300 collaborateurs ; il est le journal préféré des journalistes, celui qui inspire les titres des journaux télévisés. Une revue professionnelle[i] te consacre « prince de la presse » ! Vieux souvenir ! Je cite: « Sartre l’admirait. Trigano le finance. Mitterrand le lit. Ses employés renâclent mais votent pour lui. Il gagne moins de 20 000 francs par mois, c’est l’incroyable Serge July. » « Citizen July », diront d’autres. Et notamment Olivier Mongin dans une étude très pénétrante de la revue Esprit[ii], parue à la rentrée 2006 : il souligne la contradiction entre le journal militant issu des « Trente glorieuses » et celui qui aura illustré « les Trente bouleversantes », lesquelles prennent fin avec le 11 septembre 2001.
Voilà ce qui nous intéresse, voilà pourquoi, trente-cinq ou trente-six ans après la mutation de Libération, te voici à la tribune de l’académie des sciences morales et politiques, en plein cinquantenaire de Mai 1968…
En quoi ce journal auquel ne manquait aucun des labels de gauche a-t-il pesé sur l’opinion, a-t-il anticipé ou accompagné les mouvements de la société française, comment en a-t-il perdu les repères ?
Peut-on distinguer cette question de celle du journalisme français ? Tu déplorais toi-même que la presse française fut trop souvent une presse d’opinion et une presse pauvre ; tu as voulu des enquêtes longues et des récits, plutôt que des éditoriaux, tu as cherché des moyens, inventé des formules jusqu’au jour où l’actionnaire et toi vous avez décidé de vous séparer, en 2006…
Mais outre tes milliers de chroniques et éditoriaux à l’antenne, tes documentaires, tes livres, nous te devons surtout ton Dictionnaire amoureux du journalisme[iii], aussi précieux qu’un dictionnaire amoureux du vin. Tu y consacres naturellement 14 pages à Jean-Paul Sartre, mais tu en donnes tout de même 7 à Tintin reporter ! Voilà un amateur de Tintin qui cite Stendhal : « le bonheur c’est d’avoir sa passion pour métier »…
Cher Serge, je te remercie très vivement d’avoir accepté notre invitation et je te cède la parole.
[i] Medias, mai 1985.
[ii] Esprit, août-septembre 2006.
[iii] Plon, janvier 2015, 920 pages.
Communication de M. Serge July,
journaliste
J’ai du mal à mettre Libération dans une case, à l’associer à une catégorie de presse. Presse d’opinion, presse partisane… tout cela, nous l’avons été, mais d’autres choses aussi et c’est ce que je me propose de développer ici. En revenant sur cette histoire, j’espère éclairer sous un angle original quelques-unes des questions importantes qui se posent aujourd’hui en matière de liberté d’expression et de la presse, sans éviter celle plus brûlante peut-être du « despotisme médiatique ».
*
Lorsque Théophraste Renaudot lança La Gazette, il inventa le premier journal d’opinion. Le cardinal de Richelieu était le véritable créateur de ce journal ; il avait engagé Théophraste comme communicant afin de siéger au conseil royal, et le parti pris de ce journal était celui de la monarchie absolue. Il était non seulement financé par le cardinal, mais bénéficiait d’un monopole, par lequel les autorités interdisaient aux éditeurs ou libraires de créer leurs propres journaux. Et on sait que parmi les collaborateurs anonymes de La Gazette se trouvait Louis XIII, qui aimait tant les ragots de cour qu’il les écrivait lui-même.
Théophraste Renaudot était un personnage. French doctor avant l’heure, il avait un souci particulier des pauvres et avait créé pour eux un système de petites annonces, qui recensait les emplois disponibles à Paris. Mais il n’était pas journaliste. C’était plutôt un communicant, comme on en connaît beaucoup aujourd’hui, qui ont des messages à faire passer et ont appris qu’il était plus efficace de les faire passer par des journalistes. Pour la presse, cette naissance très étatique inaugure donc le genre « journal officiel », ce que La Gazette deviendra d’ailleurs au XVIIIe siècle lorsque le ministère des Affaires étrangères la reprendra pour en faire un de ses organes. Il ne s’agit pas d’information, mais de propagande, dont le modèle irrésistible en matière de presse reste La Pravda et en matière de marketing l’œuvre de l’inventeur de cette spécialité, l’Américain Edward Bernays. Je n’ai d’ailleurs jamais compris que des journalistes aient eu du plaisir à décerner chaque année un Prix Théophraste Renaudot. J’y vois un exercice terriblement masochiste, ce qui est parfois assez répandu dans la profession. Nous-mêmes avons vécu, avec la RTF de la IVe République et l’ORTF de la Ve, le règne de ce que Georges Pompidou avait appelé « la voix de la France », ce qui en disait long sur son statut. Faire exister de journalistes à l’ORTF a été une longue bataille, et je rappelle que l’une des grèves les plus dures de 68 a été celle des journalistes de l’ORTF, qui s’est conclue sur le licenciement de 57 d’entre eux, dont la plupart étaient parmi les visages les plus connus de l’information de la radio et de la télévision nationale.
Les journaux britanniques ont une naissance plus marchande qu’en France, en tout cas moins directement gouvernementale. Le premier quotidien, en 1702, est anglais, suivi deux ans plus tard par le premier hebdomadaire ; on doit celui-ci à Daniel Defoe, qui frayait, il est vrai, avec les services secrets de la Couronne. Le XVIIIe siècle, qui invente le désir de démocratie, invente aussi le média quotidien et avec elle l’opinion publique (l’expression apparaît, une des premières fois, sous la plume de Jean-Jacques Rousseau). Necker, en 1784, dénonce précisément l’opinion publique comme une « puissance invisible […], sans trésors, sans gardes et sans armée, [qui] donne des lois à la ville, à la cour et jusque dans le palais des rois ».
La première campagne d’opinion est toutefois menée sans la presse, alors inexistante, mais par Voltaire, au moment de l’affaire Calas, et on doit reconnaître que Voltaire était un média à lui tout seul. Il n’y a pas, en fait, de presse en France avant la Révolution. Pendant celle-ci, elle est totalement partisane, quoique plurielle, avant que Napoléon ne limite de nouveau le nombre de titres et en fasse des instruments de sa communication.
Peu de temps auparavant, un député des Communes, Edmund Burke invente le Fourth Estate, malencontreusement traduit en français par « quatrième pouvoir », là où son auteur faisait référence à la tripartition du clergé, de la noblesse et du tiers état. Lors d’une séance de la Chambre des communes où on déplore, en 1787, le pouvoir abusif de la presse, Burke se tourne vers le banc de la presse et affirme : « Il y a trois pouvoirs au Parlement mais dans la tribune de la presse siège un quatrième pouvoir – ou état – beaucoup plus important que tous ceux-là réunis. » Les auteurs et les polémistes d’aujourd’hui, qui croient dénoncer une tare moderne, répètent peut-être un constat fait au XVIIIe siècle, qui jugeait consubstantiel à l’existence de la presse le fait d’en abuser, alors même que la presse est encore embryonnaire lorsque cette diatribe est prononcée et qu’à quelques exceptions près – comme le Times de Londres, dont j’invite vivement à consulter la collection intégralement numérisée – elle s’apparente davantage à de la communication. C’est pourquoi lorsque les médias américains ont voulu créer une émission de contre-pouvoir aux médias, ils l’ont appelée Fifth Estate. Cette émission, sans équivalent en France (où on a au mieux des émissions sur les médias, qui limitent leur propos aux mouvements sociaux, aux nominations, aux polémiques et parfois aux projets), ressemble à ce que pratiquent les universités américaines dans leurs départements de journalisme, où les cours consistent en particulier à refaire les enquêtes de la presse (comme celle du Watergate), à partir de la documentation. On communique aux étudiants les carnets des journalistes, avec la liste des personnes contactées, la date de l’appel, les éléments recueillis. Ces « contre-enquêtes » ont d’ailleurs permis de démontrer, dans le cas du Watergate, les incohérences de la version de Woodward. De telles émissions manquent cruellement en France, même si je ne suis pas du tout certain que nos confrères du Canard enchaîné, du Monde et de Mediapart accepteraient de révéler les rendez-vous qu’ils ont eus, les dates auxquelles ils ont obtenu telle ou telle information et le véhicule de ces informations. C’est pourtant une clé essentielle pour faire respecter le journalisme. On parle souvent de contrôle des médias. Je trouve que cette manière d’exercer le contrôle, qui consiste à reprendre des enquêtes en allant voir dans la mécanique journalistique, est essentielle. C’est même, à mon sens, le seul contrôle possible en matière de presse. Même Mediapart s’en porterait mieux si cela existait.
Remontons un peu en arrière pour comprendre cette culture journalistique si différente de la nôtre. En 1831, Tocqueville part aux États-Unis. Il y découvre le premier amendement de la constitution américaine et sa signification : la liberté d’expression est au-dessus de toutes les lois ; elle n’est pas une loi parmi les autres. Je le cite : « La souveraineté du peuple n’a de réalité que par la liberté et la concurrence entre les journaux. » Je dois dire, pour avoir dirigé un quotidien à travers de multiples événements majeurs pendant une trentaine d’années, que je ne connais pas de meilleure boussole. Malheureusement pour lui – et pour nous –, Tocqueville n’a pas eu le temps de connaître la jurisprudence de la Cour suprême en matière de premier amendement. Car depuis sa création, et quels qu’aient été ses membres, l’attitude constante de la Cour suprême a été de considérer que les abus de la liberté étaient moins graves que les abus de pouvoir. Ils ont considéré qu’il fallait protéger la recherche de la vérité plutôt que le statut de telle ou telle personnalité publique. Il n’existe pas, à mes yeux, de meilleure loi sur la liberté de la presse. Je l’affirme en référence à des débats actuels où on voudrait un peu de liberté de la presse et un peu de respect du pouvoir. C’est cet amendement qui, en protégeant les journaux, explique depuis deux siècles le développement de la presse américaine et sa puissance.
En fin de compte, il a fallu deux ou trois siècles pour que l’on fasse le partage entre ce qui relève de la communication – certes indispensable – et ce qui relève de l’information, dont beaucoup de pouvoirs se passeraient pourtant très bien mais qui est indissociable de la démocratie, du pouvoir du peuple en particulier dans sa fonction de contrôle des institutions.
Mais pour cela, il fallait inventer le journalisme, et le journalisme est une création tout à fait récente, alors que dans la Rome antique on connaissait déjà la communication. Le journalisme naît avec la démocratie, à la fin du XVIIIe siècle, et a connu un apprentissage compliqué et difficile. Ses premiers pas ont eu lieu aux États-Unis, d’où nous sont venus trois mots au XIXe siècle : reportage (passé dans la langue française dès 1828 grâce à Stendhal, mais qui attend les années 1890 pour devenir une pratique courante dans notre pays), interview et éditorial (les premières pages éditoriales, dans la presse américaine, datent de 1848).
La France découvre les grands reporters à la fin du XIXe siècle. L’un des premiers est Pierre Giffard, personnage fascinant de l’histoire du journalisme. Outre de grands reportages, notamment sur la révolution russe de 1905, il est à l’origine du premier journal sportif en France, Le Vélo. Parce qu’il était dreyfusard et utilisait les colonnes de son journal pour prendre la défense de Dreyfus, un de ses actionnaires le quitta pour créer un titre concurrent, L’Auto, de tendance antidreyfusarde, qui est le prédécesseur de L’Équipe et auquel on doit le Tour de France.
La couverture de la Première Guerre mondiale par les Français est tragique et il a fallu beaucoup d’efforts pour dégager le journalisme de la communication. Pour ne pas cacher le fond de ma pensée, je suis convaincu que cette libération de l’information n’est jamais assurée. La meilleure presse du monde, celle des États-Unis, le meilleur quotidien au monde, de mon point de vue, celui que je lis tous les jours en tout cas, le New York Times, se sont laissé abuser par les communicants de la Maison-Blanche en 2003, lorsque George W. Bush a décidé de renverser Saddam Hussein et que, pour justifier cette guerre dont nous payons quasi quotidiennement le prix, son équipe avait inventé les deux mensonges de la détention d’armes par le dictateur irakien et de ses liens avec Al-Qaïda. Même les journalistes vedettes du Watergate ont été bernés et ont cru à la présence des armes de destruction massive. Le New York Times a fait une grande enquête pour expliquer comment cela s’était passé parmi ses journalistes mais si le rôle des politiques est de convaincre et de communiquer, celui des journalistes est de vérifier et de démonter le storytelling gouvernemental et économique. La communication n’aime pas beaucoup le journalisme, car elle préfère les « contes de faits », ces contes qui rendent suspecte toute information car ils arrangent les faits à leur manière.
*
Ces quelques rappels effectués, et non sans avoir, au passage, exposé ma philosophie en matière de presse, j’en viens à Libération.
Lors de notre réunion préparatoire de décembre 1972 avec Jean-Paul Sartre, celui-ci nous avait exposé une envie et deux idées à propos de Libération. L’envie, c’était d’écrire deux à trois fois par semaine sur l’actualité. Il en avait rêvé après la guerre lorsqu’il avait créé le Rassemblement démocratique révolutionnaire et avait monté un projet de quotidien mais celui-ci n’a jamais vu le jour. Et voilà les deux idées. La première concernait la langue, ce qui renvoie à la veine « célinienne » de Sartre, si j’ose. Car Sartre admirait beaucoup Céline et La Nausée, à bien des égards, est un livre voisin du Voyage au bout de la nuit. Sartre nous a donc parlé de style ; il pensait que nous devions capter des expressions dans la langue populaire et en tirer une nouvelle écriture. Sa deuxième idée était de faire de Libération un journal où des points de vue contradictoires s’exerceraient et s’exprimerait quotidiennement, pas un journal de ligne. Lui-même est tombé assez rapidement malade ; une attaque au mois de mars 1973 l’a privé de la vue, l’obligeant à faire les interviews avec un magnétophone.
Il va de soi que je n’évoque ici que le Libération que j’ai dirigé, conformément à la décision que j’ai prise, lorsque j’ai quitté le journal en 2006, de ne pas m’exprimer sur le Libération contemporain, par respect pour le travail de mes successeurs.
Libération, comme l’amour dans Carmen, est « enfant de Bohême », bref, de Mai 68. Lorsque nous l’avons lancé en 1973, nous souhaitions répondre aux besoins en information d’une fraction importante de la population : la jeunesse bien sûr, mais au-delà tous ceux qui avaient participé à Mai 68. Les 10 millions de grévistes, le million d’étudiants devaient être le vivier dans lequel Libération allait opérer.
Ma thèse est que Mai 68 a été l’expression d’une envie de société à la fois dans la jeunesse et dans le monde salarié ; c’est sans doute pour cela du reste qu’il n’a pas pris une allure politique. Nous voulions faire un journal où cette idée de société s’enracinerait, vivrait, où on écrirait sur cette envie. Déjà, après 68, Le Monde avait créé une colonne de brèves sous le titre « Agitation ». Pour redire les choses le plus simplement possible, l’idée de départ de Libération était de faire de cette colonne un journal.
Nous avions malgré tout une référence historique, pour laquelle j’ai toujours eu la plus grande admiration : le journal Combat de l’époque d’Albert Camus. Camus est appelé pour prendre la direction du journal à la veille de l’insurrection de Paris et la conserve jusqu’en 1947, soit à un moment qui correspond au début d’une nouvelle phase. Né dans la Résistance, Combat a pour vocation d’œuvrer à la libération de la France, mais aussi de contribuer à jeter les fondations d’une nouvelle société. Et, sous ce rapport, je trouve ce qu’a fait Camus à cette époque – y compris le Camus reporter – assez exceptionnel. Il n’a pas tout vu, mais dans sa série de reportages sur l’Algérie en 1945, il dit beaucoup de l’Algérie coloniale.
Pour aller vite, Libération, comme Combat, a été contraint par sa nature comme par les circonstances historiques de sa création d’offrir un espace de débat, d’être un forum. Certes, cela procédait, sur le moment, d’un choix et Sartre nous y avait invité. Mais nous n’aurions pas pu faire autrement de toute façon. Même dans les questions soulevées par les courants féministes, si importantes du début des années 1970 jusqu’à la loi sur l’IVG en 1974, coexistaient des points de vue très différents parmi les militants qui défendaient ces causes. Il était impossible, dans ces conditions, de nous fixer une ligne. Cela avait aussi été le cas pour Camus, sans que cela l’empêche, ni moi non plus, de prendre position. Mais nous ne pouvions pas faire un journal partisan, où nous aurions cherché à convertir tout le monde à une même ligne.
Voilà pourquoi je parlerais de Libération comme d’un quotidien d’opinions, au pluriel. Ce n’est pas particulièrement original. Quand on lit le service étranger et le service politique du Figaro, on n’a pas toujours l’impression de lire le même journal. Pour ne pas parler du département « Société » du Monde, parfois gauchiste, et de ses pages économiques, d’orientation libérale au sens classique du terme. La pluralité des opinions est interne aux journaux, jusqu’au grand écart entre certains services.
Si Libération n’avait été qu’un journal d’opinions, je crois pourtant qu’il serait mort. Pendant une quinzaine d’années, Libération a vendu autour de 165 000 exemplaires en moyenne annuelle, ce qui signifie des pics journaliers à 300 000 ou 400 000. Si nous y sommes parvenus, ce n’est pas seulement parce que nous étions pluri-opinions, mais parce que l’énergie du journal et de son équipe était engagée dans une presse de reportages. En France comme à l’étranger, les reporters de Libération sont souvent arrivés parmi les premiers, même au niveau mondial – je me souviens des boat people, que nous sommes les premiers à avoir couverts avec un journaliste de Newsweek ou de l’Iran au moment de la chute du Shah et de la révolution islamique, grâce à un journaliste que nous avions sur place en permanence. Or, nous avons bâti cette presse de reportages au moment où la théorie journalistique dominante, exprimée par Pierre Lazareff et partagée par beaucoup d’autres responsables de journaux, était qu’il fallait réserver le reportage à la télévision et se contenter dans la presse écrite de synthèses, d’analyses et d’éditoriaux. Il s’en est suivi, pendant une dizaine d’années, une asthénie de la presse. Cela a commencé en 68, avec l’abandon de « Cinq colonnes à la une », puis devant le recul des ventes de France-Soir au début des années 1970, Lazareff s’était persuadé que celui-ci était la conséquence de la création d’Antenne 2 et il a réussi à faire partager cette idée dans le milieu de la presse. On faisait sans doute encore des reportages, mais il y n’en avait plus que très peu. Libération a pris le contrepied de cette analyse et a accordé beaucoup de place aux reportages, ce qui a manifestement relancé la tendance. On a vu les correspondants se remettre à produire des reportages, alors qu’ils s’étaient contentés, pendant longtemps, de n’écrire plus que des dépêches.
Sur le plan politique, Libération est évidemment un journal progressiste et j’avais inventé en 1978 la formule « libéral-libertaire ». Mais la caractérisation partisane de Libération ne va pas beaucoup plus loin. Sa sensibilité est de gauche, mais comme il y a au moins cinquante nuances de gauche sur le marché, beaucoup se retrouvaient au sein de l’équipe, sans exclure des personnes venues d’autres horizons. Certains collègues défendaient ainsi avec force l’économie de marché. J’ai le sentiment, en tout cas, de n’avoir privilégié aucune nuance de gauche.
On m’a beaucoup reproché, depuis plus de dix ans, un éditorial publié au soir du référendum sur le traité constitutionnel européen. J’étais un partisan de cette constitution et n’en faisais pas mystère. Quelque peu énervé par les résultats de cette consultation, j’avais écrit un éditorial assez musclé afin de dénoncer les deux populismes qui depuis ont conquis la moitié de l’Europe. Je n’enlève rien aujourd’hui à ces lignes, bien qu’on m’ait accusé d’avoir insulté les électeurs qui avaient voté non. J’ai trouvé cela injuste, mais en même temps j’avais commis une faute. Injuste parce que pendant toute la campagne référendaire, nous avions ajusté la pagination égale entre la place donnée au « non » et la place donnée au « oui ». Tous les jours, Philippe Seguin et Élisabeth Guigou commentaient chacun le même article de la constitution. On était assez content de cet équilibre. Mon erreur était la suivante. L’équipe était divisée, avec une prédominance du non. Nous avions déjà connu un épisode aussi clivant en 1991 au moment de la guerre du Golfe. Je défendais alors l’intervention au nom du respect des frontières (nous étions au lendemain de la chute du Mur), tandis que d’autres étaient sur la ligne opposée. Nous avions trouvé une idée que je me suis reproché de ne pas avoir eue à propos de la constitution européenne : chaque jour, nous faisions deux éditoriaux, celui de Marc Kravetz, grand reporter et bon connaisseur du Moyen-Orient, très hostile à cette intervention militaire à cause des conséquences qu’elle aurait sur la région, et le mien, pour défendre le fait que la grande question géopolitique qui dominait au niveau mondial était celui du respect des frontières, en particulier en Europe. C’était la bonne formule, que nous aurions dû adopter en 2005.
Pour moi, c’est mon drapeau, je le revendique : aucun journal, aucun média n’est objectif. Seule la presse l’est, dans sa globalité. Et le contre-pouvoir n’est pas l’apanage d’un titre en particulier. Il est le produit de la liberté d’expression globale et de la concurrence qu’elle instaure. Encore faut-il que le Fifth Estate s’exprime ; or, je pense qu’il est manquant en France. Je souhaite qu’on puisse mettre sous le feu de la critique et de la reconstitution toutes les enquêtes que nous faisons. On assiste aujourd’hui à la multiplication des médias, malgré la crise de la presse papier. Les chaînes d’information s’additionnent, les radios généralistes sont devenues des radios d’information, un grand nombre de sites Internet sont devenus des sites d’information et un contrôle est exercé sur les journalistes par les messageries et les réseaux sociaux comme Twitter, pas seulement par les lanceurs d’alerte. On est désormais à la merci d’un déluge de réactions s’il y a non seulement une faute d’accord mais une information douteuse.
Je voudrais finir sur une sorte de preuve par l’absurde. Sur les reportages, j’avais une règle : si on envoie quelqu’un en reportage, il faut encore qu’on soit surpris par le résultat. Si c’est pour ne rien apprendre et avoir confirmation de l’a priori qu’on avait avant d’y aller, il est permis d’avoir un doute. En tout cas, on n’envoyait pas le même journaliste pour un second reportage. Dans le monde de réalités changeantes dans lequel nous baignons, nous avons besoin de personnes qui ouvrent une petite fenêtre, qui véhiculent une vision différente et montrent que la réalité est plus complexe qu’on l’imaginait. La surprise n’est pas toujours agréable, mais j’en avais fait un principe.
C’est pour avoir été ce mélange-là que, dans la concurrence qui l’a opposé durant quelques années au Matin de Paris, Libération l’a emporté. Le Matin de Paris, quelles qu’aient été ses qualités, était devenu un journal partisan et il l’a payé de son rejet par rapport à un journal qui était très ouvert, où il y avait une pluralité d’opinions, des reportages et des surprises.
Il y avait beaucoup de « s » à Libération et pas assez, je crois, au Matin de Paris.