L’opinion et les intellectuels : “Exorde à ceux qui nous détestent”

séance du lundi 4 juin 2018

par M. Alain Minc


 

Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

L’opinion et les intellectuels : “Exorde à ceux qui nous détestent” par M. Alain Minc,
Essayiste


 

Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Cher Alain,

J’ouvre votre essai le plus récent, le 38e en quarante ans, votre Humble cavalcade dans le monde de demain, et j’y lis ceci : « Sociologues, économistes, politologues pullulent aux quatre coins de l’Occident mais nous vivons, par rapport aux problèmes contemporains, dans un désert intellectuel… »

Et vous vous étonnez de voir tant de milliers de jeunes gens réunis pour écouter un Sanders aux Etats-Unis, un Corbyn au Royaume Uni, un Mélenchon en France. Nous ne pouvions pas poursuivre notre examen des influences qui animent et traversent l’opinion publique sans faire appel à vous.

En consultant nos archives, nous avons découvert que vous ne veniez pas pour la première fois dans cette salle des séances. Vous vous étiez déjà exprimé devant notre académie le 21 janvier 1991, (il y a donc 27 ans !) à l’invitation de notre confrère Raymond Triboulet. Le titre de votre communication était « la morale et l’argent » – vous veniez de publier un essai à succès « L’argent fou ».

Ce n’est là qu’un indice, parmi bien d’autres, de la place que vous ne cessez d’occuper dans la vie des idées. Cette année 1991 fut aussi celle où vous fondiez la société AM Conseil, qui est non seulement votre cabinet de travail, mais la base de votre rayonnement et de votre liberté.

Ingénieur de l’École des Mines, major de l’ENA – promotion Léon Blum –, inspecteur des Finances, vous avez très vite intégré le monde de l’entreprise, Saint-Gobain, Air Industrie, Cir International, et bien d’autres. Votre carrière d’essayiste a commencé avec Simon Nora en 1978 et « L’informatisation de la société » – qui n’était pas un roman d’anticipation… Depuis, vous avez tout abordé, l’économie, la politique, la prospective, l’histoire et la biographie de toux ceux qui, d’une manière ou d’une autre, adhèrent au « cercle de la raison », de Louis-Napoléon Bonaparte, à Keynes, de Spinoza à Mirabeau. Jusqu’à vous raconter vous-même dans un très beau récit merveilleusement intitulé : « Un Français de tant de souches »… La « mondialisation heureuse », c’est vous, « le média choc » aussi, de même que « la vengeance des nations » ou « l’âme des nations ».

Vous êtes un partisan déterminé du capitalisme libéral, de l’économie de marché, et de l’unité européenne. Et c’est l’homme de conviction que vous êtes que l’on a aperçu en visiteur du soir, en inspirateur, d’un certain nombre de nos chefs de l’Etat ou de gouvernement. Ce qui s’est toujours accompagné d’une présence forte dans les médias. Président de la Société des lecteurs du Monde de 1985 à 2003, président du conseil de surveillance de la SA Le Monde de 1994 à 2008, vous êtes aussi un familier des plateaux de télévision. Notre ancien secrétaire perpétuel Michel Albert vous avait sollicité, en 1984, pour son émission « Vive la crise ». Vous avez même animé votre propre émission, « Face à : Alain Minc », sur Direct 8.

Vous voici donc parmi nous pour évoquer cette figure majeure de notre culture nationale que sont, depuis les philosophes du XVIIIsiècle, les intellectuels. Vous leur avez consacré, en 2010, une histoire politique. Histoire que vous aviez préfacée en 1995 dans un entretien que vous aviez accordé à Marcel Gauchet dans la revue Le Débat sous le titre « Les élites, le peuple, l’opinion ».

Pourquoi l’opinion déteste-t-elle tant ses élites intellectuelles ? Si nous sommes plongés dans ce « désert intellectuel » que vous avez dénoncé, à qui la faute ? À l’heure des réseaux sociaux, qui nivellent les opinions et remettent en cause toute parole d’autorité, à quelles conditions un magistère intellectuel peut-il s’exercer et s’imposer sur la scène publique ? Je vous remercie de nous faire participer à cet exercice « d’hygiène intellectuelle »…

 

L’opinion et les intellectuels : “Exorde à ceux qui nous détestent”, par M. Alain Minc,
Essayiste

 

Sommes-nous détestés ? Qui, nous ? Les intellectuels, les chefs d’entreprise, les responsables publics, les leaders d’opinion. À l’évidence, oui. Par qui ? Par une longue cohorte qui va d’intellectuels parmi les plus reconnus – j’y reviendrai – jusqu’aux tréfonds de la société, c’est-à-dire les troupes de ce mouvement grandissant qu’on appelle le populisme. Méritons-nous de l’être ? En partie. Mais pour quelles raisons ? À coup sûr, pas celles de nos ennemis, mais d’autres, que nous occultons parfois volontiers. C’est ce fil-là que je voudrais suivre pour ouvrir le débat.

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Au fond, derrière le populisme, il y a le peuple, qui est le concept à la fois le plus omniprésent et peut-être le plus impensé de notre histoire : le peuple de la royauté, le peuple du mythe révolutionnaire, le peuple napoléonien, le peuple dit « de gauche » et le peuple dit « de droite », le peuple du Parti communiste, le « peuple de France », face au peuple gaulliste du RPF – Rassemblement du peuple français (il est rare que le mot « peuple » figure dans l’intitulé d’un parti politique). Et il y a le peuple des populistes, partie prenante d’une équation qui pose que le pays est divisé entre le peuple d’un côté et les élites de l’autre. Ceci peut aboutir à des situations ubuesques, tels les commentaires qui ont suivi le référendum de 2005, lorsque des journaux de grande qualité ont titré : « la victoire du peuple sur les élites ». Si les élites représentent 45 % d’un pays, quel haut degré de démocratie égalitaire ! Ce peuple-là n’existe donc pas en réalité, mais c’est une petite musique présente dans le débat français depuis le traité de Maastricht. Elle est passée à travers l’élection présidentielle de 1995, le référendum de 2005 et est encore prégnante dans les sujets politiques d’aujourd’hui. Petite musique instillée par un homme que beaucoup d’entre vous aimaient ou, même en désaccord avec lui, respectaient : je parle de Philippe Séguin, avec lequel j’avais signé en 1995, à l’occasion de la campagne présidentielle, un ouvrage qui s’appelait précisément Deux France ? Philippe Séguin est celui qui a lancé l’idée qu’il y avait une pensée unique dont il m’avait fait la grâce d’être le représentant emblématique dans la campagne de 1995, pensée unique qui était selon lui l’apanage des intellectuels et qui donc prenait de front le peuple tel qu’il était. Venant d’un personnage intellectuellement construit, cette conception des choses offrait une matrice idéologique très claire, qui s’est vite reconnue dans le clivage mis en exergue par un intellectuel proche (au moins par les idées) de Philippe Séguin, j’ai nommé Régis Debray, théoricien de l’affrontement entre « républicains » et « démocrates ». Pour Régis Debray, les « républicains » sont ceux qui assimilent la démocratie au seul exercice du suffrage universel, alors que les « démocrates » lui associent le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs (checks and balances) contre lequel le suffrage universel ne peut rien. Ce jeu passe par des institutions indépendantes, au premier rang desquels une banque centrale, le poids du droit et la reconnaissance de principes du droit en surplomb de nos règles et de notre arsenal législatif. À cet égard, on a assisté en 2008 à une révolution lorsque fut introduite la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel au moyen de la question prioritaire de constitutionnalité. Je sais que certains d’entre vous sont très réticents vis-à-vis de cette réforme, dont, en tant que « démocrate », j’ai été un ardent partisan.

Évidemment, ce clivage entre « républicains » et « démocrates » se double d’un autre entre « nationalisme » et « internationalisme ». Les « républicains » sont plus nationalistes, les « démocrates » plus fédéralistes. On y retrouve l’opposition entre l’Europe des nations et l’Europe fédérale et les débats inlassables que nous avons connus sur l’euro – que d’aucuns désespèrent de voir encore exister – ou sur l’existence d’une institution supranationale telle la Commission de Bruxelles, en charge de l’intérêt général de l’Union. Un « républicain » ne reconnaîtra jamais cet intérêt général, alors que le « démocrate » le fait naturellement sien.

Le thème à l’arrière-plan de ces controverses est celui de la dépossession du peuple et du suffrage universel par une construction sociologique floue appelée « les élites ». Un exemple, très intéressant de ce point de vue, a été donné au moment de l’enchaînement entre le référendum de 2005 et le traité de Lisbonne, signé à la fin de 2007. Ce traité, dont le président Nicolas Sarkozy avait annoncé le principe lors de sa campagne électorale, consistait peu ou prou à remettre en chantier par la voie parlementaire ce que le référendum avait repoussé. On touchait là le fond du débat : y a-t-il une seule représentation, qui est le suffrage universel direct, à travers le référendum, et doit-on considérer que la représentation élue au suffrage universel, donc indirect, n’est pas de même rang et doit donc s’y soumettre ? Le même débat se reproduit aujourd’hui au Royaume-Uni, au sein même de la Chambre des communes. La question est de savoir si cette assemblée, majoritairement hostile au Brexit, est prête, par des moyens empiriques, à s’opposer au résultat du référendum advenu voici deux ans, dans un univers différent. Il arrive qu’on lise, même chez des auteurs comme Marcel Gauchet, que le populisme a pour matrice le passage par la voie parlementaire pour adopter le traité de Lisbonne, au mépris du suffrage populaire. J’y vois pour ma part un raccourci, qui fait fi de nombreux autres éléments de la vie de notre société.

De ce débat, nous voyons une nouvelle manifestation, in vivo, au cœur du jeu politique italien. La séquence de la fin du mois de mai, c’est-à-dire le refus par le président de la République italienne, au nom de ses pouvoirs constitutionnels, de nommer un des ministres désignés par le président du Conseil Conte, a donné lieu à une montée aux extrêmes, en particulier de la part du mouvement Cinque Stelle, au motif qu’il y aurait atteinte au suffrage universel. Comme on est en Italie, l’épisode a vite tourné à la Commedia dell’arte et Luigi Di Maio, discrètement reçu au Quirinal par le président Sergio Mattarella, n’a pas tardé à trouver à ce dernier les vertus démocratiques qu’il lui déniait quarante-huit heures auparavant. Le débat n’en a pas moins été posé : le suffrage universel a-t-il tous les droits ? C’est évidemment un problème qui va de pair avec l’explosion de ce qu’on appelle désormais les démocraties illibérales, pour l’instant à l’est de notre Europe – mais on peut se demander si nous ne risquons pas d’en voir apparaître une tout près de chez nous, de l’autre côté des Alpes. Or, ce qui est très frappant dans le fonctionnement des démocraties illibérales, c’est qu’elles considèrent que le peuple s’exprime avec 35 % des voix. En Pologne, le parti conservateur au pouvoir, qui démonte méthodiquement les institutions (checks and balances) au mépris du droit, a précisément obtenu ce score-là. On est là devant une forme de captation du principe du suffrage universel qui n’est pas sans arrière-pensées.

Cette pensée, dans sa version la plus sophistiquée, est portée par des intellectuels reconnus. Le plus construit est Marcel Gauchet, le plus connu Michel Onfray. Si on s’interroge sur les motivations de l’un et de l’autre, par-delà la réflexion intellectuelle, on trouve à mon avis quelque chose d’intéressant, qui leur est propre : ils pensent qu’issus des parties les plus modestes de la population française, ils font corps avec le peuple. Je pense que, d’une certaine manière, leur identité de fils de paysan les pousse à considérer qu’ils comprennent mieux les tenants de l’équation que ceux qui ont été pris dans les processus d’embourgeoisement à la française. Pour bien connaître l’un d’entre eux, je suis persuadé que ce paramètre est fondamental, et cela nous renvoie à quelque chose qu’on oublie trop souvent, les racines sociales.

Qu’est-ce que le peuple pour Michel Onfray et Marcel Gauchet ? C’est le peuple des campagnes de la IIIe République, devenu la France périphérique des sociologues à la mode. Le reste n’existe pas : ni les grandes agglomérations, ni les banlieues où apparaissent les composantes d’un peuple qui n’est pas tout à fait celui de l’époque de Thiers. Il n’y a pas de meilleure lecture de ce problème et de sa dimension psychologique que les résultats du second tour de l’élection présidentielle française de 2017 : j’en prendrai un seul exemple, dans une région que je connais bien. À Bordeaux comme à Toulouse, Emmanuel Macron a obtenu 90 % des voix. À équidistance de ces deux villes bien insérées dans le jeu mondial, à une heure d’autoroute de l’une et de l’autre, dans le Lot-et-Garonne (mais pas à Agen), Marine Le Pen était en tête. Il est clair qu’il y a dans ce rapport entre une France et l’autre une dimension psychologique très forte. Je narrais ce fait à Jean-François Copé, qui me disait qu’à Meaux, ville qui compte une forte proportion d’immigrés et plusieurs quartiers en difficulté, Emmanuel Macron avait obtenu 75 %, mais qu’à huit kilomètres, dans une commune qui ne comporte pas un seul immigré, Marine Le Pen était en tête. Je pense qu’il faut toujours avoir à l’esprit cette dimension-là, car à partir du moment où cette césure prend un aspect psychologique, ce ne sont pas les seuls moyens matériels, comme le fibrage de l’ensemble du pays en haut débit, qui suffiront à régler le problème.

Ce qui est dit par des intellectuels reconnus se mêle assez vite à ce qui est le propre d’élites académiques, à savoir l’abyssale inculture économique. À cette vision du peuple répond en effet une vision économique surprenante. On en arrive ainsi à une construction intellectuelle dans laquelle les élites ne tiennent pas compte du peuple et font de la banque centrale l’instrument de leur domination, où la politique d’austérité est l’expression de la tutelle envahissante de l’Allemagne et l’euro le visage camouflé du mark. D’aucuns, avec moins de distinction, dérapent dans le nationalisme, dans l’ignorance du monde et des rapports de force, enfin dans une vision qui les fait rêver au retour au traité de Westphalie, espérant qu’à nouveau la France serait la garante de l’Europe.

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Que pouvons-nous opposer à ce mythe du peuple, qui tienne la route et qui soit cohérent ?

– Les classes sociales ? Elles ont existé, plus que le peuple à mon avis, mais elles n’existent plus vraiment. D’une certaine manière, la domination écrasante de la classe moyenne a disparu, le peloton s’est étiré, laissant apparaître une forme de fragmentation sociale.

– Le communautarisme ? Il existe, croissant, mais on ne peut pas prendre appui sur lui pour combattre le mythe du peuple, car il est peu conforme à la tradition française et républicaine.

-Une conception contemporaine, ouverte, de la nation ? L’approche de Renan, le « plébiscite de tous les jours », n’a plus lieu d’être. Il suffit de se promener dans certains quartiers des grandes villes, voire des banlieues, pour penser qu’il n’y a pas de plébiscite quotidien.

– La fédération des États-nations, dont rêvait Jacques Delors pour l’Europe ? D’une certaine manière, rien n’est plus illusoire : je ne sais pas si nous sommes encore un État-nation, mais les autres pays d’Europe ne le sont pas. L’Allemagne est un peuple-nation, l’Italie une langue-nation. L’habitude très française de projeter notre idée d’État-nation sur tous les autres pays d’Europe était au fond la traduction de cette formule du général de Gaulle, « l’Europe, levier d’Archimède de la France », comme si l’Europe était faite de France additionnées que nous dominerions. Le mythe de l’édification de nos services publics, à commencer par l’école, faisant des hommes égaux et libres, ne fonctionne pas non plus.

– L’ambition européenne ? Je suis un Européen convaincu, mais l’ambition européenne n’est pas en soi la réponse au déficit d’identité ou d’identification intellectuelle. Répondre à la montée du mythe du peuple par le rêve européen, c’est sympathique mais passe à côté des enjeux. Il y a un déficit qui fait le jeu de nos contradicteurs.

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Comment peut-on reprendre la main ? Dans une de mes dernières parutions, je me demande si la réponse au populisme n’est pas ce que j’appelle le populisme mainstream, qui est né en Espagne à travers le mouvement Ciudadanos et dont à l’évidence la campagne présidentielle et la démarche d’Emmanuel Macron sont une illustration. Je qualifie ce mouvement de populiste, au sens où il préfère la société civile à la classe politique, refuse le jeu des partis classiques et fait du « dégagisme ». Pour autant, il agit au profit d’une pensée mainstream, autrement dit défendant la construction européenne et l’économie sociale de marché. Si, comme cela est très probable, Cuidadanos l’emporte dans les prochaines élections espagnoles, cette tendance aura réussi à prendre corps dans deux pays qui pèsent à l’échelle européenne. On ne peut pas non plus exclure que Cinque Stelle, en Italie, soit progressivement amené à revenir sur ce terrain.

Mais si on est partisan du populisme mainstream, il faut tenir ensemble les deux termes : mainstream, qui renvoie à notre identité, au « cercle de la raison », mais aussi populisme, ce qui signifie reconnaître que nos institutions et nos modes de fonctionnement ont atteint des limites.

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Ceci nous ramène à l’autre question posée en préambule de cet exposé : peut-on avoir raison de nous en vouloir ? Oui, il y a de vraies bonnes raisons de nous en vouloir, même si ce ne sont pas celles des populistes. Voici quelques années je participais à une délégation en Chine, reçue par le président Xi. Celui-ci, plutôt jovial, nous a déclaré : « Vous, Occidentaux, pensez qu’il y a un seul mode d’organisation de la société : le suffrage universel. Mais il y en a deux autres : l’histoire et la compétence. » Et, souriant, il a repris : « Je crois que nous avons les deux. »

Peut-être devons-nous nous poser nous-mêmes la question : avons-nous pour légitimité non seulement l’histoire et la compétence, mais aussi – j’ajoute, au nom des principes démocratiques, un troisième critère essentiel, hélas de moins en moins rempli aujourd’hui – la représentativité ?

Nous possédons certainement la compétence. Notre classe politique est d’un niveau exceptionnel. Est-il beaucoup de pays au monde dont le président se réclame d’un grand philosophe et son Premier ministre publie un essai sur les livres qu’il a lu ? Dans le domaine économique, un coup d’œil sur les multinationales permet de constater que la part des dirigeants français est supérieure à la part de la France dans le PIB mondial. Nos élites technocratiques sont à un niveau décent. Je serai plus circonspect pour les élites médiatiques, peu ouvertes sur le monde et narcissiques, en un mot très villageoises. La reconnaissance internationale de nos élites intellectuelles, enfin, est très en-deçà ce qu’elle fut. La France a trop longtemps ignoré qu’aux États-Unis Fernand Braudel et Michel Foucault, mais aussi dans une certaine mesure Jacques Derrida, faisaient figure de mythe et que leur impression sur la scène intellectuelle américaine était sans commune mesure avec ce qu’elle était sur la scène intellectuelle française, en tout cas pour Braudel. De ce point de vue, évidemment, la régression est indéniable. Nos élites littéraires sont elles aussi très villageoises, indifférentes à la société civile. On n’y trouve pas l’équivalent d’un Martin Amis, d’un Jonathan Coe ou d’un Ian McEwan, qui au moins s’accrochent à la vie en société. J’en dirais autant de notre cinéma. En philosophie, les philosophes reconnus aujourd’hui dans le monde ne sont pas français. Habermas a un autre rayonnement que Michel Onfray. En somme, la compétence est très inégale selon les domaines ; reste qu’elle existe.

De l’histoire, je ne parlerai pas, car il est évident que nos élites, comme les élites britanniques, portent sur leurs épaules un vrai poids d’histoire.

Le problème, c’est que nous ne sommes plus représentatifs. L’endogamie a continué à se développer ; l’ascenseur social a régressé. On compte à l’École polytechnique moins de représentants des milieux sociaux les plus modestes qu’il y a cinquante ans. La diversité, pour utiliser ce mot code, a peu progressé d’une certaine façon à l’intérieur des grandes institutions. Le mythe du préfet musulman, en soi, est un aveu d’échec. Évidemment, nous n’avons pas la pratique britannique, impressionnante à cet égard. Le Royaume-Uni, d’une certaine manière, a traité sur son territoire ses minorités de la même manière dont il avait traité les Indes. Pour ce qui est de l’insertion des groupes constitutifs de la diversité dans les systèmes de pouvoir, la tradition impériale britannique a donné des habitudes beaucoup plus efficaces que la nôtre. Ce n’est pas l’objet de cette communication, mais je ne puis m’empêcher de poser à cette assemblée cette question : avec combien de fonctionnaires civils l’Empire britannique a-t-il contrôlé l’Inde ?

Nous ne sommes représentatifs ni socialement, ni culturellement, ni ethniquement – il faut appeler un chat un chat. Or, ce n’est pas la mondialisation qui est responsable de cette situation, pas plus qu’elle n’explique nos résultats au classement PISA. C’est nous qui sommes responsables, ainsi que notre incapacité à nous adapter à un nouveau contexte.

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À partir de là, quelles sont les questions ouvertes ?

Une devant laquelle nous devons accepter de nous débarrasser de nos arthritismes est la discrimination positive, qui a fait ses preuves. J’en veux pour exemple le monde de l’entreprise, avec la loi Copé-Zimmermann fixant à 40 % le seuil minimal de femmes dans les conseils d’administration. Ce quota, le premier du genre en France, devrait avoir des effets considérables. Afin de le respecter, on a commencé l’année dernière par prendre des femmes à des échelons qui ne sont pas les plus élevés dans la hiérarchie de l’entreprise, des N-2 ou N-3, qui par conséquent n’osent pas contester le président du conseil d’administration. Maintenant, on n’est plus à N-3, mais N-2 ou N-1 : le jeu est en train de s’ouvrir. D’une certaine manière, il nous faut arrêter de lutter contre la discrimination positive et les quotas, fussent-ils temporaires, en rompant avec nos représentations héritées du passé.

Un sujet d’une actualité évidente est l’éducation dans les zones d’exclusion. La France n’est pas les États-Unis : nous ne sommes pas prêts, comme eux, à pratiquer le busing : aucun homme politique ne proposera jamais d’emmener les enfants de Neuilly-sur-Seine étudier à Saint-Denis ni ceux d’Aubervilliers dans les écoles de Boulogne. Mais cela montre tout de même à quel point nous sommes loin du compte en matière d’enseignement dans les quartiers en difficulté. Diviser en deux les classes dans les zones d’enseignement prioritaire est louable, mais ce n’est que peu de choses face à un problème d’une telle ampleur.

Une troisième question, en surplomb de la précédente, touche aux principes fondateurs de notre État-providence. Si nous ne passons pas de l’égalité à l’équité, nous ne pourrons jamais rétablir une forme de représentativité des élites et d’ouverture démocratique, ni remettre en marche l’ascenseur social. L’équité consiste à faire jouer la redistribution non au profit d’une classe moyenne extrêmement imprécise dans ses contours mais de ceux qui en ont le plus besoin et donc, indirectement, au détriment de la classe moyenne. L’équité, certes, progresse : certaines aides sociales sont liées au quartier, d’autres aux revenus. Cela reste toutefois marginal et le sujet n’est pas pris de front, ni dans le domaine éducatif, ni dans celui de la santé. Une société qui rembourse de la même manière le rhume attrapé sur les pentes de Courchevel par le fils d’un dirigeant et celui attrapé dans un immeuble délabré des banlieues est égalitaire, mais pas équitable. En matière d’éducation, le problème est le même. Je voudrais faire part d’une idée dont je n’ai jamais réussi à convaincre un seul dirigeant politique. Dans ce pays d’aristocratie démocratique, l’enseignement technique ne sera reconnu que quand on pourra commencer dans l’enseignement technique et terminer au corps des Mines, c’est-à-dire quand il y aura des quotas de places, dans les grandes écoles, réservées à des élèves de l’enseignement technique sélectionnés sur concours.

Je termine ce propos sur une anecdote, à elle seule très révélatrice. Le hasard de la vie a fait que j’ai émis cette idée, un jour, devant François Mitterrand, qui s’est montré intéressé. Il devait présider une cérémonie à l’École polytechnique et m’a dit qu’il allait annoncer l’ouverture progressive du quart des effectifs mis au concours à des candidats issus de l’enseignement technique. J’écoute son discours, dans lequel il annonce l’accroissement des promotions, pour un quart. Lorsqu’il m’appelle un peu plus tard pour me faire remarquer qu’il a tenu parole, j’ai dû lui faire remarquer que ce n’était pas exact, car ces nouvelles places demeuraient accessibles par la voie générale, et non technique. Et lui de me répondre : « À l’âge qui est le vôtre, vous devriez quand même savoir ce qu’est le poids des lobbys. »