séance du lundi 8 janvier 2018
par M. Jean Baechler
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
“Qu’est-ce que l’opinion publique” par M. Jean Baechler,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Le président de la République nous a fait la surprise, la semaine dernière, de donner un relief tout particulier à nos travaux. S’adressant à la presse dont il disait que son travail « revêtait une fonction démocratique fondamentale », il soulignait les fragilités de nos démocraties, les manipulations dont elles peuvent être l’objet et il observait que le modèle même du métier de journaliste était « aujourd’hui remis en cause, dévoyé, car nous vivons l’irruption dans le champ médiatique des fausses nouvelles ».
Le défi n’est-il pas aussi ancien que l’existence de la presse et de l’opinion ? Il y aura quarante ans cette année, Alexandre Soljenitsyne prononçait à l’université de Harvard un discours célèbre sur « le déclin du courage » ; il y déclarait ceci : « La presse a le pouvoir de contrefaire l’opinion publique, et aussi celui de la pervertir. »
Notre cher Balzac fait dire à l’un de ses personnages de La peau de chagrin, que « Le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique »… Grand sujet que celui de la démocratie d’opinion ! Dans quelle mesure les pouvoirs publics doivent-ils se modeler sur l’opinion pour pouvoir gouverner ? Question passionnante que le relation entre l’opinion et les mouvements de la société à la veille des états généraux de la bioéthique. Mais question pratique aussi ; elle s’est posée tout au long des travaux de l’année qui vient de s’achever : la réforme est-elle possible sans une large adhésion du public ? Le chef de l’Etat s’interroge sur notre temps « où l’on peut saper toute confiance dans le jeu démocratique ». Mais cette opinion publique, peut-on l’éclairer utilement, mettre de la raison sur un terrain où se déploient volontiers les passions ? Quelle différence entre explication, pédagogie et propagande ? Comment mesurer l’opinion sans biais déformant ? Voilà des sujets qui traversent tout le spectre du champ politique et médiatique.
Revenons à l’essentiel : qu’est-ce que l’opinion publique ? Peut-on la faire, la contrefaire, la pervertir ? Comment l’Etat, le gouvernement, peuvent-ils l’appréhender ? Ces questions se posent avec d’autant plus d’acuité que nous assistons à la mutation du statut même de la parole publique, sous l’effet des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Multiplication des supports, accroissement formidable des flux d’informations, instantanéité de la diffusion…
Et sans doute l’évolution la plus notable de ces dernières années est-elle le brouillage des catégories ordinaires de la parole publique et de la parole privée. Nous voici devenus les habitants d’une planète Internet de blogs et d’algorithmes, la blogosphère, et souvent la « blagosphère », ou le redoutable « Blog Brother ». La frontière disparait entre information et commentaire. Les medias se laissent aller eux-mêmes à n’être plus qu’un commentaire de commentaires – de plus en plus convenus.
À ce phénomène s’en ajoute un autre. Ce « relativisme absolu dans lequel nous nous sommes confondus », dont parlait le chef de l’Etat la semaine dernière, quand tout se vaut, tout égale tout, le vrai, le faux, et ceci en ce cinquantenaire de Mai 1968, origine de l’effacement de tout discours d’autorité ; naturellement le soupçon n’épargne même plus le fameux contre-pouvoir, à savoir celui des médias. Voici que surgissent les « faits alternatifs », la « post-vérité », le complotisme, et la propagation calculée des « fake news » lancées à travers le monde avec cette apostrophe : « A vous de prouver que nous avons tort ! »
A l’article « Opinion » de son Dictionnaire philosophique, Voltaire écrivait qu’« il faut des siècles pour détruire une opinion populaire ». En sommes-nous toujours là ? Nous découvrons que nous devons compter avec la persistance grandissante de formes d’irrationalité et de crédulité dans le public.
Voilà mille sujets qui méritaient d’être soumis à l’examen de notre Académie des sciences morales et politiques. Sa mission, disait en 2007 Michel Albert, qui était alors notre secrétaire perpétuel, est précisément « de distinguer les idées éprouvées des pensées chimériques et les repères solides des références aventureuses », en toute indépendance et liberté d’esprit.
Nos communications vont pouvoir se décliner en quatre grands thèmes. Plusieurs exposés nous rappelleront en ce début d’année les fondements philosophiques et les origines historiques de l’opinion publique, inséparable de l’avènement de la démocratie. Puis il sera question des médias, des journalistes, et de nos grandes institutions, politiques bien sûr – nous bénéficierons le 12 mars du témoignage exceptionnel du président Valéry Giscard d’Estaing – mais aussi judiciaires, intellectuelles, scientifiques, religieuses, dans leur frottement avec l’opinion. Un troisième champ sera évidemment consacré à la mesure de l’opinion publique, « la République des sondages »… Nous ne négligerons pas non plus les défis qui se présentent à nos sociétés, qu’il s’agisse du djihadisme, du populisme, des questions écologiques ou, pour finir, de ces nouvelles formes d’obscurantisme que j’évoquais. Le débat promet d’être vif et nourri.
Je remercie nos confrères qui m’ont apporté leur concours pour la mise au point de cette année académique, et en particulier mes amis de la section Histoire et Géographie. J’exprime également ma gratitude à ceux qui parmi nous ont accepté d’intervenir lors de nos séances.
Cher Jean Baechler, vous êtes le premier ! C’est vous qui allez introduire ce nouveau cycle. Chacun sait ici avec quel soin vous aimez définir les termes. C’est pour cette raison que j’ai souhaité faire appel à vous pour lancer nos réflexions. Nous nous connaissons de longue date ; je vous ai lu pour la première fois en 1975, année de la parution de votre somme sur « Les suicides » , maintes fois rééditée, et dont Raymond Aron disait « c’est une thèse énorme mais d’une lecture facile ».
Tout au long de votre œuvre considérable de sociologue, vous n’avez eu de cesse d’explorer les aspects les plus variés de notre réalité humaine. Parmi vos recherches les plus récentes, je dois citer le vaste programme que vous avez coordonné entre 2012 et 2016 sur « L’homme et la guerre », qui doit donner lieu à la publication de 15 volumes !
Et l’opinion publique ? Dès 1985, dans votre maître ouvrage, Démocraties, vous mettiez en évidence la nature paradoxale de l’opinion publique , « nécessairement multiple, contradictoire, dissonante, partisane ». Eh bien dites-nous ce qu’il en est. Vous avez la parole.
“Qu’est-ce que l’opinion publique ?” par M. Jean Baechler,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
La notion d’opinion publique relève de la classe de celles qui vont de soi et que l’on utilise sans y réfléchir avec attention et acribie . Mais, si l’on décide de la saisir dans une définition qui soit précise, opératoire et juste, la notion apparaît fuyante et insaisissable. Il est même tentant, alors, d’en conclure que la notion considérée n’a de réalité que verbale et que, en l’occurrence, l’opinion publique n’existe pas, sinon comme un artefact des sondages d’opinion. Pour en décider rationnellement, le plus simple et le plus sûr est de partir des mots, à la manière d’Aristote, qui pratiquait l’exercice, en arguant que les mots sont des trésors cognitifs, puisqu’ils servent, aussi bien, à formuler et à transmettre des informations.
Dans l’expression, le mot « opinion » est d’interprétation immédiate. Son étymologie latine – elle-même obscure d’après Ernout – le fait remonter à opinari, qui veut dire « conjecturer, être d’avis que ». Dans le lexique philosophique, opinio traduit le grec doxa, du verbe dokein, « il semble que, il apparaît que ». En grec, le mot doxa est frontalement opposé à alètheia, gnôsis, épistèmè. La distinction est limpide entre deux classes de cognitions. Celle des opinions recueille toutes celles qui sont énoncées et reçues, sans avoir été soumises aux procédures à même de discriminer entre le vrai et le faux. D’où la définition d’une classe de savoirs ayant subi avec succès, au moins provisoirement, les tests procéduraux de la rationalité. La distinction entre ‘opinion’ et ‘savoir’ est réelle et fondée, mais elle appelle des précisions sur un point essentiel. Une opinion est incertaine, mais elle peut être vraie ou fausse. Par exemple, les vérités scientifiques reçues par les incompétents, c’est-à-dire à peu près tout le monde, sont des opinions admises et non pas des savoirs vérifiés par ceux qui les acceptent. D’autre part, le savoir scientifique n’est que provisoirement vrai et pourra s’avérer faux demain. Le savoir qui n’est pas une opinion, est donc celui appuyé par le consensus de la communauté des pairs compétents. « E=MC2 » est une opinion reçue par les non-physiciens et un savoir établi par la communauté des physiciens. Un corollaire peut en être tiré, qui a son importance. Une opinion comme un savoir peuvent être portés par des cogniteurs tant individuels que collectifs. On parlera aussi bien de l’opinion d’un quidam quelconque que de celle d’une entreprise, d’un parti, d’une communauté religieuse… De même pour le savoir, qui peut être porté par un individu compétent comme par une équipe.
Le qualificatif ‘publique’ de l’opinion est plus délicat à saisir adéquatement, tant que n’est pas résolue une ambiguïté originelle entre deux sens du mot ‘public’. D’un côté, ‘public’ pris substantivement et précisé par l’article indéfini – « un » public – désigne l’ensemble des récepteurs en liaison avec un émetteur, le public d’un journal, d’un écrivain, d’un politicien, d’un guide d’opinion… De l’autre, ‘public’ et l’article défini – « le » public – désigne l’espace, sur lequel est débattu et géré le bien commun des membres d’une politie. En ce sens, ‘public’ peut être opposé soit à ‘privé’, à ce qui relève des intérêts particuliers, individuels et collectifs, des individus et des groupes réunis en politie, soit à ‘intime’, ce qui relève de l’individu et de la personne idiosyncrasiques, occupés de la gestion de leur existence ou, pour reprendre la jolie formule d’Ernest Renan, appliqués à écrire leur propre roman du bonheur. Ces distinctions sont conceptuelles, en ce sens qu’elles prennent appui sur des objets distincts du réel, si bien que les mots utilisés pour les exprimer peuvent être arbitraires, sans que les signifiés en soient le moindrement affectés. Il serait souhaitable que les sciences de l’humain pussent recourir à des symboles explicitement arbitraires, comme en chimie ou dans la classification savante des espèces. Le recours à des mots de la langue naturelle peut devenir fâcheux et brouiller la perception juste des choses. En l’occurrence, l’intime tend à être confondu avec le privé, entraînant la confusion du privé dans le public, comme dans l’expression « en public » ou dans la désignation d’entreprises « publiques » en ce que leur capital est ouvert aux investisseurs « privés ».
Si l’on consent à s’en tenir aux concepts et que l’on s’abstienne de se battre sur les mots, l’expression ‘opinion publique’ quitte le flou, pour se retrouver sur un espace sémantique à trois dimensions et recevoir, au moins en première approximation, une définition univoque et plausible. Elle est faite des cognitions de statut douteux en termes de vérité, transmises à et reçues par des récepteurs à partir d’émetteurs, et portant sur des sujets d’intérêt commun aux récepteurs et aux émetteurs. Pour quitter l’approximation, il convient de s’appliquer à chaque dimension, de manière à la saisir plus précisément dans sa réalité, sa variabilité et les facteurs qui l’affectent. Une esquisse pourrait s’attacher à opposer opinion et savoir, à confronter émetteur et récepteur et à distinguer public, privé et intime.
Opinion et savoir
La distinction est classique en Europe depuis les Grecs entre opinion et science. Mais le mot de science est devenu d’un usage vague et imprécis. C’est ainsi que l’on parle de science arabe, chinoise, indienne…, alors qu’il ne s’agit que de savoirs empiriques fort estimables, mais qui ne répondent en rien aux critères de la science au sens moderne du terme. ‘Savoir’ est moins trompeur, car il peut être défini comme toute cognition répondant aux exigences de la rationalité. Celle-ci, à son tour, est définie comme un ensemble de procédures accessibles à l’intelligence humaine et susceptibles de révéler des vérités, dont le caractère premier est d’être vérifiables. Or, plusieurs départements de la rationalité peuvent produire des savoirs vérifiables. La rationalité empirique mobilise conjointement quatre procédures principales, l’observation, la classification, l’induction et l’inférence. Par exemple, on observe que le soleil se lève tous les matins à l’est et se couche tous les soirs à l’ouest. Toutes les observations de ce phénomène récurrent sont classées dans la rubrique « mouvement du soleil ». On peut en induire que le soleil se conformera perpétuellement à cette « loi ». D’où il est licite d’en inférer que d’autres phénomènes naturels, comme les phases de la lune ou la succession des saisons, sont également soumis à des lois. Tout cela est vrai, car il se vérifie toujours que la réponse est inévitablement la même à la question : « où se lève le soleil le matin et se couche-t-il le soir ? ». Le savoir empirique peut donner lieu à l’accumulation d’un trésor très riche en vérités vérifiées par l’expérience, mais il bute sur une limite infranchissable : il est définitivement hors d’état de produire la moindre explication de ce qui est observé, de passer du « comment ? » au « pourquoi ? ». Pour assurer cette mutation, il faut recourir à la rationalité scientifique. Ses procédures sont très différentes. La première est une hypothèse ainsi formulée qu’il soit possible d’en déduire des prévisions de la forme : « si l’hypothèse est juste, alors on devrait observer ceci », par exemple : « si on pose que la Terre tourne sur elle-même autour d’un axe d’ouest en est, alors devrait apparaître l’illusion du lever et du coucher du soleil ». Les prédictions scientifiques sont des prédictions d’observations permettant de les vérifier, ce que l’on peut convenir d’appeler une expérimentation. Une troisième opération lui succède, si la prédiction n’est pas vérifiée du premier coup, que l’on peut convenir d’appeler l’exploration, un mouvement procédant par essais, échecs, tris, cumulations, consolidations et débouchant sur une quatrième et dernière étape, l’explication : l’hypothèse confortée par des expérimentations multiples procure l’explication du phénomène observé : jusqu’à nouvel ordre, la succession du jour et de la nuit s’explique par le mouvement de la Terre sur son axe face au soleil.
On aura noté que la rationalité scientifique mobilise la rationalité empirique, en tant qu’elle recourt nécessairement à l’observation de faits, recueillis de manière délibérée en laboratoire ou extraits du réel scruté à la recherche de confirmations ou d’infirmations des prédictions. La rationalité scientifique permet de franchir la limite imposée à la rationalité empirique, mais elle bute, à son tour, sur une limite infranchissable par elle. Elle est double, en fait. D’un côté, la science est incapable de rendre compte des fondements ultimes de la validité du connaître humain : elle se contente de constater que cette procédure rationnelle « marche » pour expliquer le réel, mais elle ne sait pas pourquoi « ça marche ». De l’autre, elle est hors d’état d’expliquer pourquoi le réel existe, elle se satisfait du constat qu’il existe quelque chose. Une troisième rationalité, métaphysique, prend alors le relais dans ses deux départements gnoséologique et ontologique. Elle mobilise deux procédures principales, la conceptualisation et la logique, pour, par exemple, explorer logiquement l’énigme opposée par la réflexion que, le concept de contingent impliquant un absolu non contingent, si les rationalités empirique et scientifique constatent que rien de ce qui existe n’a sa raison d’être en lui-même, il doit exister un absolu : qu’est-ce à dire ? L’ontologie métaphysique s’applique à répondre rationnellement à la question.
Pour atteindre à un tableau complet de la rationalité humaine, il faudrait réserver une place à une quatrième. Convenons de l’appeler « exégétique ». Elle est appelée par la conclusion centrale de l’ontologie, que plusieurs interprétations de l’absolu sont légitimes, équiprobables et indécidables. Leur indécidabilité ouvre la voie à ce que l’on appellera des « révélations ». La rationalité exégétique a pour vocation d’expliciter une révélation, en recourant à deux opérations. L’une doit aboutir à la mise en évidence du contenu de la révélation et de son message adressé aux humains sur la nature de l’absolu. L’autre opération doit vérifier la compatibilité de la révélation explicitée avec les rationalités empirique, scientifique et métaphysique, car il serait logiquement contradictoire que l’absolu garant du contingent ne garantisse pas aussi la validité des vérités rationnelles.
Pour être complet sinon exhaustif, une dernière distinction doit être introduite. L’invention de la vérité dans chacun des quatre départements de la rationalité peut suivre deux voies. Une première a pour point d’origine des intuitions développées en recherches patientes et poursuivies par des communautés de pairs. Appelons cette voie celle des « spécialistes », dont la vocation et l’occupation sont la recherche de la vérité par l’une des quatre rationalités, une recherche qui ne peut procéder que par la voie négative, puisque le vrai ne peut être établi que par l’élimination du faux et que la procédure des essais fait courir le risque assuré d’échecs et donc d’erreurs. Un spécialiste est un acteur humain, résolu à rechercher la vérité par la médiation des procédures de la rationalité qu’il a choisi de pratiquer et accepté de suivre scrupuleusement. La seconde voie est celle des « amateurs », entendus comme tout individu humain intéressé au vrai pour différentes raisons, mais prévenu de devenir un spécialiste pour des raisons variées. Un amateur est condamné à recueillir le vrai auprès des spécialistes de la question qui le sollicite. Il peut le faire avec naïveté, s’il avale ce que les spécialistes disent, en oubliant qu’ils se trompent souvent ou la plupart du temps. La naïveté doit être contrôlée en évitant tant la crédulité que l’incrédulité. Pour ce faire, la voie la plus sûre serait de faire appel à ses lumières naturelles et de reprendre le chemin parcouru par les spécialistes. Faute de quoi, la sagesse recommande de s’abstenir de tout jugement.
Ces considérations, à la fois trop longues et trop abruptes, étaient indispensables. Si, en effet, l’opinion est le contradictoire de la rationalité, elle peut être le produit d’attitudes cognitives plus ou moins fautives. La pire consiste à se confier à ses lumières naturelles dans l’ignorance des procédures rationnelles et le mépris de l’état des questions atteint provisoirement par les communautés de spécialistes compétents. Les opinions énoncées ont toutes chances de n’être que des coquecigrues. Une attitude moins peccamineuse est de recevoir de spécialistes postulés compétents des vérités, de le faire avec naïveté par crédulité, sans faire l’effort de pressentir du moins les raisons alléguées. Tout aussi peccamineuse est l’attitude inverse de l’incrédulité, qui rejette par principe tout énoncé se voulant rationnel, sous prétexte que l’expérience révèle que les spécialistes sont aussi des habitués de l’erreur. Les produits de cette attitude s’appellent des préjugés, qui peuvent être positifs ou négatifs. Une troisième et dernière attitude est légitime et inévitable, qui consiste à défendre des positions différentes tout au long de l’exploration de la vérité. Les produits sont des arguments, avancés en se réclamant de la rationalité.
Il résulte de ces déductions que, si une opinion n’est pas un savoir rationnel, il n’en résulte pas mécaniquement qu’elle soit fausse. Il n’est pas impossible qu’une intuition, extravagante selon les apparences dans le cadre du savoir reçu, s’avère en fait susceptible de développements rationnels : un « fada » peut tomber juste à l’occasion. De même, des préjugés peuvent être justes, comme se révéleront justes certains arguments contre d’autres. Mais, si les opinions peuvent être aussi bien vraies que fausses, il devient possible de les départager, en recourant à la rationalité.
Ainsi entendue, l’opposition entre savoir et opinion et la distinction des coquecigrues, des préjugés et des arguments doivent être vérifiés à toutes les échelles de l’humain. Dans un couple, des arguments peuvent être avancés par l’un et l’autre pour trouver une réponse à une question de science, si tous deux en sont des spécialistes ; ils peuvent aussi partager une opinion sur le réchauffement climatique, si aucun d’eux n’est climatologue, ou se persuader ensemble de la pertinence de l’astrologie. À une échelle diamétralement opposée, celle des grands stades franchis jusqu’ici par l’humanité au long de son histoire, il est possible de repérer les principaux points de différenciation entre opinion et savoir. Retenons une perception plausible de l’histoire universelle en trois stades, primitif, traditionnel et moderne.
Le stade primitif est défini par la distribution de l’humanité en petites bandes ou tribus de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs-éleveurs extensifs. Nous ne disposons évidemment d’aucun document sur la distribution entre savoirs et opinions dans ces sociétés. Force est de recourir à des renseignements tirés de la fréquentation de « primitifs » contemporains. Deux constats sont ubiquitaires. Dans toutes les sociétés, la rationalité empirique est à l’œuvre de manière efficace et équipe les acteurs d’un trésor de vérités vérifiées. Il ne saurait en aller différemment, car c’est une question de survie. Pour survivre au mieux dans un milieu donné, les humains mobilisent les capacités cognitives, dont ils ont été équipés par l’évolution du vivant. Ils observent le milieu – naturel particularisé par le climat et le relief, entre autres, et humain par la culture –, au sein duquel ils doivent résoudre les problèmes que leur posent leur nature et leur condition. Ils classent de manière efficace à leur usage propre les phénomènes affrontés. Ils tirent des conclusions pas induction et se livrent à des inférences vérifiables. L’espèce humaine est effectivement raisonnable, si on entend par là un équipement cognitif nécessaire et suffisant pour trouver des solutions aux problèmes de survie rencontrés. Ce fut un préjugé étrange que celui de l’évolutionnisme appliqué aux humains et à leurs cultures, lorsqu’il se persuadait que, du fait de l’ignorance de la rationalité scientifique, les primitifs en étaient rendus « prélogiques » voire irrationnels.
De fait, la science et ses procédures sont absentes, qui, seules, sont à même de conduire à des explications des phénomènes observés. Mais le défaut d’une méthode adéquate et efficace n’a jamais prévenu certains individus de s’interroger sur la raison d’être des choses et de s’efforcer de « rerum cognoscere causas », « connaître les causes des choses ». Faute de démarche scientifique, cette ambition ne pouvait aboutir à aucun savoir et devait se contenter d’opinions. Elles étaient exprimées dans un langage spécifique, celui du mythe, dont la raison d’être et la fonction sont de proposer de pseudo-explications en recourant à des récits fictifs d’origine. Tous les mythes sont des « opinions étiologiques ». On peut plaider que certains mythes mobilisent aussi la rationalité métaphysique, lorsqu’ils traitent à leur manière narrative des mystères ultimes touchant aux rapports du contingent et de l’absolu. Certains mythes de chasseurs-cueilleurs cantonnés dans le stade le plus primitif de l’évolution humaine énoncent en toute clarté la proposition métaphysique rationnelle de la « création ex nihilo », qui ne sera réinventée en Asie antérieure qu’au IIe siècle de notre ère dans certains cercles gnostiques et aussitôt repris par la théologie chrétienne, comme en témoigne saint Irénée à la fin du même siècle. Il ne serait pas abusif de parler de rationalité exégétique à propos de corpus mythiques, en ce qu’ils peuvent s’organiser en cycles ou ont, du moins, pu donner lieu à des mises au point et des développements successifs à partir d’intuitions et d’énoncés originels de la part de mythopoètes anonymes.
On peut décider de fixer les débuts du stade traditionnel aux alentours de trois mille avant l’ère, quand, après cinq à sept mille ans de néolithisation, émergent des principautés et des royaumes, des bureaucraties, des régimes hiérocratiques à inclination absolue, des stratifications sociales consolidées par l’idéologie, des documents écrits etc., un ensemble de développements qu’il est encore courant de désigner par le mot de ‘civilisation’, comme si les primitifs avaient été des sauvages relevant du règne animal ! Dans ce cadre plus complexe, la rationalité empirique s’impose plus que jamais, car de nouveaux problèmes se posent en attente de solutions. Des spécialisations s’imposent. Une certaine répartition des tâches se fait jour entre praticiens et théoriciens, les uns produisant spontanément du savoir par l’entremise de leurs activités et les autres s’efforçant de le mettre en forme. Il en a résulté, à l’occasion, des trésors de savoirs vérifiés, qui ont été abusivement qualifiés de ‘science’. En effet, la rationalité scientifique est toujours absente et, avec elle, toute possibilité d’expliquer quoi que ce soit. Si des théoriciens s’y attachent malgré tout, ils ne peuvent que produire des opinions, que la science réduira effectivement à des coquecigrues, symbolisées par la « vertu dormitive du pavot » ou le « phlogistique ». Les préjugés, de leur côté, se multiplient au rythme de la spécialisation et de l’accumulation des savoirs. Ils peuvent, en particulier, prendre les apparences de la superstition, du fait des progrès des rationalités métaphysique et exégétique. Les grandes solutions du problème ontologique, religieuses et séculières, émergent au jour au milieu du premier millénaire avant l’ère, en Inde, en Chine, en Asie antérieure, en Ionie… Seuls quelques spécialistes peuvent prétendre au savoir sur ces questions absconses et abstruses ; presque tout le monde est réduit au statut d’amateurs condamnés aux opinions et aux préjugés plus ou moins sensés ou saugrenus. La rationalité exégétique qui s’exerce sur les révélations brahmanique, bouddhiste, taoïste, judaïque, chrétienne, islamique est constamment accompagnée par l’irrationalité hérétique ou syncrétiste.
On fera partir le stade moderne des XIVe et XVe siècles en Europe. Il est caractérisé par un ensemble lié de développements, dont la science, qui émerge au premier tiers du XVIIe siècle. La rationalité scientifique au sens propre n’a cessé de se développer depuis, en donnant naissance à un nombre croissant de sciences appliquées à explorer et expliquer des segments de plus en plus circonscrits du réel physique, vivant et humain. Il en est résulté un paradoxe au regard de l’opposition entre savoir et opinion. En effet, le savoir a prodigieusement augmenté dans tous les domaines et toutes les directions, mais c’est l’humanité comme individu collectif abstrait qui en bénéficie, comme l’a soutenu dès le début Pascal. Par contre, les humains individués concrets sont condamnés à devenir, au mieux, des spécialistes avertis de spécialités de plus en plus étroites : à la limite, ils sauront tout sur rien, selon un mot qui est à peine une plaisanterie. En dehors de leur sphère étroite de compétence, les spécialistes sont des amateurs plus ou moins éclairés, condamnés à des opinions et à des préjugés. Quant aux amateurs constitutionnels, ils sont menacés d’être plutôt moins que plus éclairés et d’être confinés sans espoir dans l’opinion et le préjugé. Un préjugé peut être juste ou faux, selon que les amateurs prennent appui ou non sur les spécialistes compétents. Comme ceux-ci tendent à l’incompétence du fait de la spécialisation, il devient difficile de décider à qui accorder sa confiance. Il ne peut qu’en résulter une probabilité croissante que s’imposent des opinions non seulement incertaines ou fausses, mais encore saugrenues ou extravagantes. Le paradoxe veut que la rationalité scientifique favorise l’irrationnel et la crédulité. On pourrait appliquer la même analyse aux rationalités empirique, métaphysique et exégétique et parvenir à la même conclusion en forme de paradoxe : elles ont toutes connu des développements prodigieux en termes de vérité et d’efficacité, mais, du fait de la spécialisation, ils ont bénéficié à l’espèce et non à ses représentants, devenus des absorbeurs impénitents d’opinions et de préjugés.
Un des caractères de la modernité est la démocratie. Elle implique les libertés d’opinion et d’expression comme contenues analytiquement dans le concept du citoyen. La tentation est forte de confondre liberté politique d’opinion et licence cognitive. On est politiquement libre de croire et de proclamer que deux et deux font cinq, mais non arithmétiquement. De là, il est possible de se persuader que tout n’est qu’opinion et de tomber dans le relativisme et le culturalisme. La rationalité est alors disqualifiée et la distinction du vrai et du faux abolie. Les coquecigrues irrationnelles peuvent triompher dans les individus, alors que l’espèce accumule incessamment de nouvelles vérités rationnelles. Contrairement à l’opinion et au préjugé évolutionniste, il faut plaider que l’irrationnel est bien plus répandu au stade moderne qu’au stade primitif, où chacun maîtrisait l’ensemble du savoir empirique et pouvait savourer les mythes, sans être obligé d’y ajouter une foi aveugle.
Émetteurs et récepteurs
‘Public’ doit, ici, être pris au sens où l’on parle des lecteurs d’un journal, d’un auteur, d’un intellectuel, des auditeurs d’une émission ou des téléspectateurs. Tous les éléments d’un public ont un point en commun, à savoir que les récepteurs sont dispersés, chacun étant relié unilatéralement au même émetteur, qui, de son côté, ne connaît pas, sauf exceptions, personnellement ses récepteurs. Sans s’attacher aux mots, des distinctions courantes en sociologie peuvent s’avérer utiles. Un public n’est pas un auditoire, car celui-ci réunit physiquement un ensemble de récepteurs d’un même émetteur. La différence est manifeste dans la comparaison entre un concert public et sa retransmission à la radio. Indépendamment de la qualité différentielle du son, la saveur de l’expérience musicale est radicalement différente selon la position adoptée. Un auditoire n’est pas une foule, quoique celle-ci rassemble aussi physiquement une pluralité d’individus. La différence n’est pas dans le fait qu’un auditoire réunit une population directement intéressée à ce qui est émis, car une foule peut être également unie par un intérêt commun, par exemple se promener en famille par beau temps en un lieu agréable. La différence est dans le fait qu’une foule n’est pas composée de récepteurs reliés à un émetteur, sinon à titre virtuel, car elle peut muter instantanément en un auditoire attentif à un ou des émetteurs apparus spontanément ou délibérément en son sein. Un public, enfin, n’est ni une population ni un groupe. Une population est un ensemble statistique d’individus sélectionnés par un caractère particulier : les enfants, les femmes, les employés, les immigrants… À l’opposé, un groupe est un acteur collectif, organisé de manière à se donner les moyens d’atteindre des objectifs définis, en faisant en sorte que les individus qui le composent, mettent à leur service leur sensibilité, leur intelligence et leur volonté.
Le système de jeu précisé par ces distinctions est simple à concevoir dans son principe. D’un côté, un joueur émet des messages destinés à une pluralité de joueurs réceptifs. Toute information peut devenir un message, si bien que le fait d’être un message peut exiger un certain formatage pour être transmis, mais ne renseigne en rien sur le contenu de l’information. Un message publicitaire, par exemple, doit être piquant, simple, compréhensible, admissible…, mais la publicité peut s’appliquer à tout et à n’importe quoi. L’émetteur, lui, ne dit pas tout et n’importe quoi, mais s’applique à formuler des contenus informatifs, avant de se mettre en quête d’un formatage efficace. Une troisième étape est le choix du médium, qui n’est évidemment pas neutre. Sans aller jusqu’à adopter mot à mot la sentence célèbre de Marshall Macluhan : « Le médium est le message », il n’est pas douteux que la radio, la télévision, les réseaux sociaux, le spot publicitaire… déterminent au moins en partie le message dans son contenu. Cette distinction entre le contenu, la forme et le médium a son importance, car elle peut donner lieu à une division du travail et à la définition de spécialités exclusivement attachées à telle dimension et de spécialistes indifférents au contenu et attentifs seulement au formatage ou à la transmission.
Le troisième acteur du système de jeu est le récepteur. C’est un être humain, c’est-à-dire un joueur libre, acculturé et idiosyncrasique. Autrement dit, ce n’est ni une cire, sur laquelle il est possible de graver ce que l’émetteur veut transmettre, ni un récepteur passif et encore moins vide de tout préjugé. Il peut arriver qu’il soit en quête d’informations dans la conscience de son ignorance, mais il demeure qu’il est intéressé à la question et se trouve en position d’attente plus ou moins pressante et exigeante. L’émetteur sollicité est bien obligé d’en tenir compte et de s’y adapter. Mais une situation bien plus courante, quand il s’agit d’opinions portant sur le public et l’intérêt commun, connaît des récepteurs qui ont leur opinion plus ou moins claire et ferme. Il peut même se faire qu’ils se mettent à l’écoute, pour être renforcés dans leur conviction, si bien que l’émetteur doit affronter leur opiniâtreté, s’il veut les convertir, ou bien s’y plier, s’il prétend fouetter des ardeurs partisanes. La conclusion est décisive, car elle énonce que le jeu est fluide et fluctuant et que la dissymétrie entre les deux acteurs est moins prononcée qu’il n’y paraît. On a affaire davantage à un dialogue qu’à l’envoi d’une missive à un destinataire. La situation peut se renverser jusqu’à imposer à l’émetteur les messages attendus par les récepteurs.
Il apparaît que tant les émetteurs que les récepteurs sont susceptibles de variations de grande ampleur dans leur définition comme joueurs du système de jeu de l’opinion publique. Une problématique générale peut en être tirée, qui prenne appui sur les principaux points de variation des uns et des autres. En ce qui concerne l’émetteur, deux points semblent devoir être retenus en priorité. L’un est le nombre d’émetteurs à l’œuvre. À un extrême, il n’y a qu’un seul émetteur, qui détient le monopole de l’émission de messages. Ce joueur unique peut être un individu ou un groupe, par exemple un chef d’État ou un parti politique. À l’autre extrême, le nombre des émetteurs est égal à celui des récepteurs. Cette égalité signifie que tout émetteur est simultanément un récepteur, et réciproquement. Le jeu devient un échange généralisé et un dialogue poursuivi, où chacun émet des messages formulés en réponse à des messages reçus. Le second point de variation doit être la qualification cognitive de l’émetteur. Il peut être un expert compétent, au fait de l’état des questions à un moment donné. Ce sera, par exemple, un climatologue s’exprimant sur le changement climatique. Si la communauté des pairs n’a pas déjà atteint un consensus au moins provisoire, ses opinions sur le sujet seront des arguments entre spécialistes. L’émetteur peut être un non-spécialiste, qui a fait l’effort de s’informer aussi complètement que possible sur un sujet et qui transmet ce qu’il a retiré de son effort. Il conviendrait probablement d’introduire une distinction utile entre le divulgateur, un spécialiste qui s’adresse en termes compréhensibles à des spécialistes d’autres questions, et le vulgarisateur, un non-spécialiste informé qui cherche à informer des amateurs intéressés. On change de classe d’émetteurs avec les idéologues, les illuminés et les allumés, dont les messages relèvent de l’irrationalité plus ou moins prononcée. Une troisième classe sera celle des habiles, qui cherchent sinon à tromper les récepteurs, du moins à les incliner dans le sens de leurs intérêts. On ne peut pas exclure une dernière classe, celle de farceurs appliqués à diffuser des opinions qu’ils savent fausses ou fantaisistes, pour s’amuser ou manifester leur mépris pour les autres.
Pour les récepteurs, on peut retenir quatre points de variation principaux. L’un oppose leur homogénéité ou leur hétérogénéité, à mesurer par des critères pertinents au regard de la partie jouée. Un deuxième contraste l’isotropie et l’anisotropie, selon que les récepteurs occupent un espace commun, sur lequel les messages circulent sans rencontrer d’obstacles, ou que l’espace est segmenté en départements étanches, si, par exemple, le peuplement d’un pays est distribué en cultures distinctes. Un troisième point tient compte d’un traitement différentiel des messages, par exemple en fonction de l’instruction des récepteurs ou de leurs intérêts particuliers. Un quatrième et dernier point est plus délicat à rendre opératoire, qui s’applique à la disposition du public à être récepteur, à l’être absolument à tout message ou à telle classe de messages, depuis la répugnance insurmontable jusqu’à l’adhésion enthousiaste.
En combinant ces deux champs de possibles, on obtient une grille de lecture grossière, mais opératoire. Elle pose en hypothèse deux situations polaires, prédit que l’opinion dans une société devrait se trouver en un point du continuum entre les deux pôles et donne des clés pour expliquer la position du point. À l’un des deux pôles, on trouve un monopole des savoirs par des spécialistes compétents et confirmés, qui s’adressent à un public homogène, isotrope, uniforme en capacités cognitives virtuelles et actuelles, et réceptif. Au pôle opposé, tous les acteurs sont à la fois émetteurs et récepteurs, incompétents, plein de préjugés, irrationnels et à la merci des habiles. Quelles prédictions et explications peut-on en déduire pour les trois stades fondamentaux de l’histoire de l’espèce ?
Dans le monde primitif, celui des chasseurs-cueilleurs réunis en bandes minuscules de cinq cents à mille individus, la prédiction privilégie l’orientation de la position sur le continuum en direction du premier pôle. En effet, les émetteurs de cognitions et guides d’opinion sont des experts et des spécialistes. Ils le sont à titre personnel ou en tant qu’héritiers de savoirs engrangés. Ceux-ci sont les produits d’un savoir empirique indispensable à la survie et accumulé par des observateurs attentifs et sagaces sur plusieurs générations. Il s’agit très généralement des parents en tant que transmetteurs d’un patrimoine cognitif par l’éducation et l’instruction. Il peut s’agir aussi d’expertise plus personnelle et spécifique, comme la maîtrise plus grande de l’art de la chasse ou une plus grande habileté à régler des conflits par médiation ou arbitrage. La science n’existe pas, si bien que toute velléité d’explication de la nature des choses doit recourir au mythe. La production de mythes exige du talent et l’inscription avisée dans une tradition mythopoïétique. L’explication rationnelle n’est pas au rendez-vous, mais le savoir accumulé et maîtrisé est assimilable à la rationalité exégétique : le fondement du savoir est indémontrable, mais, une fois admis, le n’importe quoi est exclu. Du côté des récepteurs, le diagnostic tombe sans ambiguïté : le public est homogène, isotrope, également acculturé et instruit. La documentation ethnographique renseigne sur l’irrationnel et son traitement. Bien entendu, les superstitions abondent et les procédés magiques prospèrent : l’irrationnel fait partie de la culture et donne lieu, à ce titre, à des expertises vérifiées. Toute innovation cognitive dans tous les domaines est spontanément rejetée, si elle ne passe par le test de l’efficacité et de la validité. Non pas que la liberté d’opinion soit bridée aussi peu que ce soit, car aucun pouvoir n’a émergé qui puisse l’abolir ou la contrôler, mais toute divergence d’opinion est tout simplement ignorée et son émetteur réputé dérangé. Quant aux habiles, ils n’ont guère d’occasions à exploiter et sont aisément débusqués par le face-à-face perpétuel.
Au stade traditionnel, tout a changé et la situation est résolument orientée vers le pôle opposé. Au risque de la caricature, il convient de définir le traditionnel comme un point d’aboutissement de la néolithisation, caractérisé moins par la production alimentaire – l’agriculture et l’élevage peuvent être connus et pratiqués dès le stade primitif – que par la guerre, la concentration du pouvoir, la définition de polities circonscrites, la coalescence politique par la guerre, la hiérocratisation des régimes politiques, la stratification sociale et la hiérarchisation des strates. Le politique et l’idéologique deviennent prévalents et aspirent au monopole, ce qu’ils peuvent atteindre par celui de la force. Les émetteurs sont strictement distincts des récepteurs, du moins au titre d’idéal à viser, car le peuple illettré produit sa propre culture, plus ou moins teintée de la culture élitaire. Il existe au moins deux publics de récepteurs, communiquant peu et branchés sur des émetteurs distincts. Des deux côtés, le savoir expert et rationnel est à peu près absent et s’est effacé devant l’idéologie et la superstition. Il trouve un refuge et une niche plutôt en marge de la société, où les émetteurs sont des scribes, des lettrés, des théologiens, des philosophes, attachés à réunir des trésors de savoirs empiriques et à creuser les rationalités métaphysique et exégétique. Les récepteurs sont, pour l’essentiel, des disciples qui deviendront des maîtres et des émetteurs à leur tour, dont naîtront, par le moyen de la succession des générations, les grandes civilisations, de Chine, d’Inde, d’Asie antérieure, d’Europe. À l’occasion, les marges ne sont plus internes aux sociétés, mais s’identifient à des sociétés marginales, comme les cités grecques d’Ionie ou les cités médiévales d’Europe : c’est là que le savoir peut entamer un cours nouveau.
Le stade moderne justifie un diagnostic nuancé. Il peut être précisé, en distinguant deux étapes, une première de modernisation confinée en Europe, pour l’essentiel, jusqu’en 1914, et une seconde, entamée après 1945, dominée par la mondialisation de la modernisation. En simplifiant à l’extrême, la phase européenne pourrait être décrite, du point de vue des émetteurs et des récepteurs, comme élitaire. En effet, les uns et les autres appartiennent à la strate supérieure des élites sociales, bénéficiant de l’accès à la culture et aspirant à s’informer sur les questions dans l’air du temps et à l’ordre du jour. La modernité, telle qu’elle se fait jour à partir du tournant des XIVe et XVe siècles, est aussi définie par une entrée et une progression sur la voie de la démocratisation et de la liberté d’opinion et d’expression. Il en résulte mécaniquement la disparition tendancielle de tout monopole effectif de l’émission de cognitions dans quelque domaine que ce soit. En place, on voit émerger des oligopoles, chacun attaché à un type de produits cognitifs, religieux, politiques, scientifiques, idéologiques, littéraires, artistiques. Chaque oligopole dessine, en fait, un cercle de cercles, car il est éclaté entre les polities, les écoles, les échelles, les chapelles. Des savoirs sont produits par l’entremise d’arguments contradictoires, mais également des opinions de toute nature, étalée du vraisemblable – par exemple les discussions sur le bon régime politique – jusqu’à l’irrationnel débridé – ainsi dans l’orbite de l’ésotérisme. Les récepteurs sont à l’écoute des émetteurs de toute nature, car ils sont intéressés à recueillir les informations qui les intéressent et sur lesquelles ils ne sont pas sans lumières. Il s’établit ainsi un écheveau complexe de dialogues informels au sein des élites sociales. Le diagnostic général favorise l’impression d’une inclination au centre du continuum.
Le second stade, en cours, de la modernisation, expansé par la mondialisation, est à peine sorti de la transition hors du premier, si bien qu’il est imprudent d’avancer un diagnostic. Le sentiment est, pourtant, invincible que l’humanité actuelle évolue hardiment vers le second pôle, celui de la confusion des rôles entre émetteurs et récepteurs, dont témoignent les réseaux sociaux de manière caricaturale ; de l’incompétence triomphante par disqualification des experts ; de la pression obsédante de l’irrationnel par l’effacement des cadres de référence stables et reçus ; de la prolifération des habiles, organisés en groupes de pression et experts à occuper ou capter les positions stratégiques.
Public, privé, intime
L’opinion publique ne s’identifie manifestement pas à n’importe quelles opinions ni ne mobilise des émetteurs et des récepteurs quelconques. Il convient, pour la saisir avec quelque précision de la comprendre comme occupée de ‘certaines’ opinions, distillées et reçues par ‘certains’ émetteurs-récepteurs. On posera en hypothèse que le ‘certain’ désigne des opinions portant sur des questions d’intérêt commun ; que cette classe d’opinions est d’autant plus riche en développements, que toutes les opinions concernant le bien commun peuvent s’exprimer et être débattues ; que les expressions et les débats ne s’éteignent pas du fait de l’indifférence des acteurs. Cette hypothèse conçoit l’opinion publique comme un phénomène politique. En effet, l’intérêt ou le bien commun doit être défini comme un intérêt commun à chaque membre d’une politie. Or, ce qui est commun à chacun en tant que désirable ne saurait être que les conditions communes de l’effectuation des intérêts particuliers de chacun. Ces conditions se résument à la justice entre associés et à la sécurité envers l’extérieur. La justice répond à la conception aristotélicienne, qui lui assigne trois départements : la loi, le droit et l’équité. Ainsi sont définis deux espaces, l’un équipé de dispositifs et de procédures appropriés à l’effectuation de la justice, l’autre dépourvu de cet équipement et promis à la violence. On peut convenir d’appeler ‘politie’ le premier espace de pacification tendancielle par la justice et de ‘transpolitie’ le second, où tout conflit peut dégénérer en guerre.
La paix par la justice est la fin de la politie et la condition de possibilité de la « bonne vie » aristotélicienne. Sans doute, mais les lois peuvent être bonnes ou mauvaises. Le droit vise à donner à chacun le sien en termes d’échanges, de distributions et de punitions, mais comment décider ce qui revient à chacun ? L’équité consiste à corriger les rigueurs de lois même bonnes et de droits même justes, de manière à tenir compte des circonstances et des cas particuliers : qui jugera de l’ampleur des corrections à introduire ? Il apparaît que la définition concrète du bien commun, évident dans sa définition abstraite, doit être l’occasion de divergences d’opinions et de confrontations entre opinions, de manière à dégager une interprétation sinon unanime, du moins majoritaire et à lui confier la gestion provisoire du bien commun selon ses vues. Or, les débats entre opinions sur le bien commun se tiennent par définition sur l’espace social approprié et appelé « espace public ». Ainsi l’expression d’opinion publique reçoit un contenu précis, comme le réceptacle de toutes les opinions émises, débattues et reçues concernant le bien commun.
La probabilité est nulle que la définition du bien commun soit saisie dans une opinion unanime, qui serait nourrie par un savoir répondant aux critères rationnels du vrai et du faux. En d’autres termes, il n’y a pas de science du bien commun, mais des interprétations incertaines et par conséquent des opinions. Elles peuvent être plus ou moins sensées, plausibles, actualisables, prudentes, soutenues, acceptées, en un mot raisonnables sinon rationnelles, mais elles peuvent être tout aussi bien déraisonnables et irrationnelles. Il importe à l’analyse en cours qu’elles soient inévitablement plurielles. Elles sont, par conséquent, portées par une pluralité d’émetteurs-récepteurs, chaque faction défendant son interprétation du bien commun. Cette interprétation est de fondation particulière et relève, en conséquence, non pas du public, mais du privé, en compagnie de tous les intérêts particuliers occupés à s’effectuer sous la pression de contraintes variées, dont la plus décisive est qu’aucun ne peut espérer une réalisation pleine et entière, car tous sont engagés dans une concurrence et une compétition perpétuelles. Le paradoxe de l’opinion publique est qu’elle relève du privé pour sa formulation et s’exprime dans le public pour son application.
Le public et le privé sont liés organiquement, car le public n’aurait pas de raison d’être, si les intérêts particuliers ne nourrissaient pas une conflictualité pouvant dégénérer en lutte à mort, et le privé serait happé par la loi de la jungle sans la justice assurée par le public. Or, la liaison organique n’est assurée et le public à même d’assurer son office que si le privé l’anime par ses exigences et ses opinions sur l’intérêt commun. L’opinion publique est donc indispensable à la bonne marche des affaires humaines. Cette coopération souhaitable peut être ruinée, si le privé se détourne du public et le condamne à l’anémie et à l’étiolement. Le risque est d’autant plus élevé que les acteurs se confinent davantage dans un troisième espace, celui de l’intime. Pour le caractériser en un mot, c’est l’espace sur lequel les êtres humains sont à la recherche de la félicité, du bonheur, de la béatitude, en se mettant en quête de fins dernières à même de donner un sens à leur existence. Il est possible de s’absorber dans cette quête au point de se désintéresser du bien commun et du public et d’adopter une position apolitique dans le privé. Ce repli dans l’intime ne saurait trouver aucune justification dans aucune fin dernière, ni religieuse ni séculière, de quelque obédience que ce soit, car le public est indispensable comme condition de possibilité de l’intime, ainsi que le privé aussi, ne serait-ce que pour réunir les ressources appropriées à la vie bonne. On peut plaider que les trois espaces sont les composantes naturelles de l’espace politique – engagé sur un espace transpolitique –, car ils sont indispensables à l’accomplissement d’une humanisation à peu près réussie des représentants d’une espèce disgraciée par l’accumulation de problèmes soulevés par leur nature libre et leur condition contrainte.
Les trois espaces sont dans la dépendance, pour leur effectuation, de la manière dont sont organisées les relations de pouvoir au sein de la politie et sur ses trois espaces. On appelle ‘régime politique’ cette manière. L’opinion publique étant un phénomène dépendant de la réalité effective des trois espaces public, privé et intime, chacun en fidélité à sa vocation propre, la question se pose de décider si tous les régimes politiques répondent à cette exigence et, sinon, quel est le régime approprié. La réponse n’est pas douteuse. Si l’on définit le pouvoir comme la capacité de recueillir l’obéissance d’acteurs libres, on doit admettre qu’il peut reposer sur trois ressorts distincts de l’obéissance, la peur, l’admiration et le calcul. Un régime fondé sur la peur et la force – appelons-le ‘autocratique’ – ignore la tripartition de l’espace politique. Celui fondé sur l’admiration d’un charisme sanctionné par un principe supérieur – nommons-le ‘hiérocratique’ –, tend à lui substituer une bipartition idéologique entre le sacré et le profane, mais, dans les faits, incline dans le sens autocratique et tend à ignorer la tripartition. Seul le régime fondé sur le calcul répond à la condition posée. Personne n’a jamais réussi à lui faire correspondre un mot entièrement satisfaisant, et ce pour des raisons intelligibles. Il repose, en effet, sur le principe que toute relation de pouvoir est enracinée dans des acteurs libres, qui acceptent d’obéir, parce qu’ils calculent que la seule manière de conduire au succès des entreprises collectives est de déléguer, à titre circonscrit, provisoire et réversible, à des compétents supposés leur pouvoir natif. Un régime ainsi constitué est mixte de fondation, comme il a déjà été établi par Aristote. Le régime a une dimension démocratique prévalente, en raison de l’enracinement du pouvoir non pas dans le peuple, qui n’est qu’une abstraction, mais dans les gens saisis dans leur singularité. Une deuxième dimension est aristocratique, au sens étymologique où les gens délèguent leur pouvoir aux plus compétents supposés. Une dernière dimension est monarchique, en ce sens que les compétents hissés en position de pouvoir doivent être capables de décider et d’agir, ce qui exige l’unité de direction. Faute de mieux – Aristote avait choisi de désigner ce régime par le mot de politeia, le ‘régime’ ou la ‘constitution’, sous-entendus bons et appropriés à la nature du politique –, résignons-nous à parler de ‘démocratie’. La conclusion est évidente : le régime démocratique est le seul à inclure analytiquement les trois espaces. Comme le phénomène de l’opinion publique est dans la dépendance de leur effectivité, la conclusion en forme d’hypothèse heuristique est limpide : l’opinion publique devrait être une variable directement dépendante de l’inclination démocratique ou autocratique du régime politique. Pour vérifier l’hypothèse, il conviendrait de considérer, d’un côté, le monde primitif et les cités antiques et médiévales à inclination démocratique, variante aristocratique ou oligarchique, et, de l’autre, les sociétés traditionnelles penchant résolument dans le sens autocratique, variante hiérocratique absolue.
Attachons-nous plutôt aux démocraties contemporaines engagées dans la modernisation et la mondialisation. Dans ce cadre de référence, la problématique de l’opinion publique devient complexe et délicate, mais demeure intelligible dans ses grandes lignes. Il faut entendre par mondialisation la confluence de toutes les histoires humaines dispersées en une histoire commune, dont l’humanité en tant que telle devient le sujet et l’objet. Au stade actuel, elle en est plutôt l’objet que le sujet. En effet, si est acquise la constitution de la planète en système de jeu commun, encore chaotique, car les joueurs en sont au stade de l’invention et de l’apprentissage des règles du jeu, il n’existe pas de gouvernance planétaire à même de gérer le bien commun de l’humanité. En termes techniques plus précis, la planète est devenue une transpolitie, dont les contraintes pèsent sur les polities rassemblées, mais elle n’est pas une politie. Il ne peut donc pas exister d’opinion publique mondiale au sens propre, faute d’un espace public commun, sur lequel serait débattu le bien commun. Mais des problèmes communs se posent, dont les solutions iraient dans le sens du bien commun. Faute d’expressions sur un espace public, les opinions afférentes ne peuvent avoir qu’un statut privé ou intime. Dans le cadre de référence d’une transpolitie, ce sont les polities actives sur cet espace qui figurent le privé et dont les opinions nourrissent des vues et des débats, dont résultent une ou des opinions publiques planétaires. Mais elles ne se distinguent pas clairement des positions de politique extérieure défendues par chaque politie-acteur. Malgré tout, commencent à percer des opinions portant sur le bien commun de l’humanité, de manière explicite malgré des inflexions « privées », c’est-à-dire informées par des débats et des décisions internes aux polities. Quant à l’intime, il est représenté par des acteurs privés du point de vue des polities, mais qui émettent et reçoivent des opinions sur le bien commun planétaire. Ce sont eux, individus, mouvements, réseaux sociaux, organisations non-gouvernementales, qui incarnent une opinion publique mondiale. Mais, faute de politie et d’espace public planétaire, l’opinion peut se mobiliser, mais elle ne peut pas aboutir. Elle ne peut le faire que par l’entremise des polities et retrouver le cas de figure de polities actives sur une transpolitie. Les échecs et les frustrations, aux yeux de qui a l’humanité et le monde entier dans son champ d’intérêts, sont inévitables. La tentation peut naître d’avoir à prendre les choses en main et de se lancer dans des opérations extrapolitiques, en lançant des campagnes d’éveil à l’échelle planétaire ou en adoptant des tactiques de commando, pour alerter en choquant.
La modernisation est beaucoup plus riche en phénomènes d’opinion publique, car elle a débuté il y a déjà un demi-millénaire et a eu le temps d’exprimer ses conséquences en ce domaine. La modernité peut être définie comme l’interaction de plusieurs développements, dont chacun subvertit la condition humaine traditionnelle et dont la conjonction introduit l’humanité dans une matrice culturelle inédite, à la manière dont la néolithisation a subverti la condition primitive paléolithique et ouvert sur les cultures et les civilisations traditionnelles. Retenons, pour notre propos, trois développements majeurs, la démocratisation, la rationalisation scientifique et l’individuation. La démocratie a déjà été abordée dans un point précédent. Il a été précisé qu’elle est le régime politique qui remplit à la perfection toutes les conditions de possibilité et d’épanouissement du phénomène de l’opinion publique. Elle distingue par principe et respecte en effet la distinction du public, du privé et de l’intime. Elle reconnaît les libertés d’opinion, d’expression, d’initiative et d’association comme constitutives du régime et non comme des concessions ou des dévolutions d’un pouvoir supérieur voire transcendant. Il en résulte ce qui peut se constater en Europe à partir de la Renaissance et surtout depuis le XVIIIe siècle des Lumières, à savoir une explosion d’opinions dans tous les domaines et directions et de toutes qualités cognitives, depuis le plus proche d’un savoir rationnel confirmé jusqu’à l’irrationnel le plus avéré. Les observateurs extérieurs et bien souvent intérieurs peuvent percevoir la situation comme un chaos incurable et une foire d’empoigne promise à l’explosion et à l’échec. Une perception plus raisonnée trouve un appui dans la résilience séculaire des démocraties occidentales, en avançant un jugement plus optimiste. Pour elle, le chaos est réel, mais il est à attracteurs, car l’opinion publique porte sur le bien commun, qui trouve un fondement objectif dans la justice, la prospérité et la sécurité. Celles-ci sont les attracteurs guidant le chaos et faisant émerger du mouvement brownien des solutions jamais définitives et parfaites, mais raisonnablement satisfaisantes.
L’émergence au jour de la rationalité scientifique, en Europe dans le premier tiers du XVIIe siècle, a permis, à terme, de produire du savoir et du vrai provisoire sur tous les départements du réel. Ce succès a exigé l’adoption de la science comme mode de connaître par des sciences occupées à des objets distincts. Le succès cognitif dans l’explication de la nature des choses a donc reposé sur la spécialisation. Or, du fait de la complexité du réel, la spécialisation ne se voit opposer aucune limite. Le savoir progresse en rétrécissant son compas, tout en accumulant du savoir. Il en résulte deux conséquences, de plus en plus visibles depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. L’une est la disparition tendancielle de la population des généralistes, car il devient impossible de maîtriser non seulement tout le savoir accumulé par toutes les sciences, mais encore le savoir établi dans le cadre d’une science particulière. En termes d’opinion, la disparition des généralistes prive tous ceux qui sont extérieurs à la science et aux sciences de tous référents fiables, pour obtenir des lumières sur ce qui est savoir et ce qui est opinion. Les récepteurs de messages sont abandonnés à leur sort et condamnés à sélectionner des opinions dans le maelström démocratique des opinions, sans outils efficaces pour effectuer des tris sensés. La seconde conséquence touche les émetteurs directement. La spécialisation croissante impose mécaniquement aux experts de cantonner leur savoir sur des spécialités de plus en plus étroites et à n’avoir que des opinions au-delà, de plus en plus fragiles à mesure qu’ils s’éloignent de leur sphère de compétence. Autrement dit, les seuls émetteurs fiables sont, pour l’essentiel, devenus des récepteurs d’opinions. À la limite, il n’y a plus d’experts sur rien, du moins qui intéresse le bien commun. Les deux conséquences ne peuvent qu’entretenir la confusion induite, par ailleurs, par la démocratie. Celle-ci soutient les libertés d’expression de toutes les opinions, mais confie aux experts spécialisés le soin d’opérer un tri entre les opinions du point de vue de la rationalité. Mais il est tentant de conclure de la liberté politique d’opinion à la licence cognitive, pour qui tout n’est qu’opinion. La tentation devient difficile à contrôler, si plus personne n’est capable de dire le vrai de manière crédible.
L’individuation désigne le développement moderne qui fait de l’individu le sujet actuel de toutes les activités humaines, alors que, dans les sociétés traditionnelles, les sujets étaient le plus souvent des entités collectives, des ménages, des lignages, des castes, des corporations, des maisons, des villages… L’objectivité et la rationalité imposent d’interpréter le statut atteint par l’individu individué comme celui d’un médiateur, catalyseur, truchement de l’humanisation, c’est-à-dire de l’effectuation des fins de l’homme. L’humanité libre de fondation biologique en est rendue responsable de ses destinées. Avec l’individuation moderne, la responsabilité est transférée directement à chaque représentant de l’espèce, du moins tendanciellement et idéalement. Mais une dérive dans le sens de la corruption voire de la perversion est possible et probablement inévitable, qui interprète la liberté et la responsabilité de l’individu médiateur comme une souveraineté absolue, détachée de toute responsabilité envers des fins objectives. On passe ainsi de l’individuation à l’égocentrisme et à l’égolâtrie. L’individuation a fait sortir l’espace intime de la virtualité, où la confinait pout l’essentiel le monde traditionnel. La conjonction de l’individuation et de l’intime, considérée du point de vue de l’opinion publique, peut occuper trois positions. La seule légitime exige de l’individu qu’il se fasse une opinion sur le bien commun et le public, en recourant à ses lumières naturelles et en s’adressant, s’il n’est pas un expert, aux spécialistes compétents. La position corrompue persuade l’individu qu’il n’a pas besoin des experts, que personne n’est expert ou que tout le monde est expert. La position défaitiste est le repli dans l’intime et le désintérêt pour le public, sous le prétexte qu’il est devenu impossible de se faire une opinion fondée en raison sur quelque sujet que ce soit. Le prétexte peut trouver une justification tentante dans l’auto-disqualification des experts, dans la conviction démocratique que tout n’est qu’opinion et dans la persuasion individuée que « l’individu est la mesure de toutes choses ».
Conclusion
Pour la science anthropologique, occupée du règne humain, l’opinion publique est un objet d’enquête parmi d’autres. Tout objet humain d’étude exige toujours le recours à la philosophie, à l’histoire et à la sociologie. Aussi bien, même une esquisse d’étude ne peut éviter l’entrée dans une démarche complexe et incertaine. La science établit et explique des faits. Elle s’y consacre avec une impavidité parfaite, quel que soit l’objet, aussi bien une cellule saine qu’une cellule maligne, un camp de vacances comme un camp d’extermination, une plage à l’ombre des palmiers ou bien un tsunami meurtrier. Le chercheur est aussi et par ailleurs un être humain et un citoyen. Ceux-ci, instruits des conclusions d’une enquête sur l’opinion publique telle que celle-ci, doivent se convaincre et se persuader que l’opinion publique est un phénomène qui a pris des proportions inédites à l’époque moderne et dans les démocraties et que les conditions qui l’ont rendu possible, menacent fort de la pousser dans une impasse calamiteuse pour tous.
Il est tentant pour le chercheur d’adopter la position de Tocqueville. Habité de la conviction que l’égalité des conditions, entendue comme l’abolition de distinctions de rang dans une hiérarchie sociale sanctionnée par le pouvoir politique et l’idéologie, il en a déduit, surtout dans le second tome de La démocratie en Amérique, tout un bouquet de prédictions sur ce que l’on devrait constater à mesure que s’intensifierait et s’effectuerait la passion pour l’égalité. Ces prédictions ont été toutes vérifiées. La saveur en est pessimiste, peut-être parce que le penseur était un aristocrate réticent personnellement et émotionnellement aux développements démocratiques. Le lecteur peut en tirer la conclusion que tout cela finira mal et que la modernisation conduit à la catastrophe. C’est la conclusion des réactionnaires et des pessimistes constitutionnels. Mais le catastrophisme est une opinion, dont le postulat implicite est que le négatif ne peut que s’aggraver jusqu’à éliminer le positif, un postulat corollaire d’un autre, à savoir que, affrontés à des développements fâcheux, les humains ne feront rien pour le redresser. Ce postulat est tout simplement faux, comme l’enseigne l’histoire perçue à grande échelle. Ce n’est pas être optimiste, mais réaliste, que de rallier la position de Hölderlin : « Wo die Gefahr ist, dann wächst die Rettung auch » – « Là où il y a danger, alors le salut se fait jour aussi ».