Séance ordinaire du 5 février 2018
par Jean Tulard
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Communication de M. Jean Tulard,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Introduction par M. François d’Orcival,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Cher Jean Tulard, cher ami de si longue date,
J’ai eu la curiosité de chercher dans votre Itinéraire de Napoléon au jour le jour ce qu’il avait bien pu faire un 5 février, puisque c’est le jour que nous avons retenu pour parler de lui… Je n’ai d’abord rien trouvé de notable ; en général il travaille, réunit un conseil, part en voyage, il chasse ou monte à cheval. Souvent il pleut, même à Sainte-Hélène… En allant plus avant, ce 5 février m’a tout de même réservé trois surprises ! La première nous vient de Chateaubriand qui le fait naître un 5 février – 1768, et non le 15 août 1769, comme tout le monde, mais ce n’est pas notre affaire… Seconde surprise, c’est un lundi 5 février – 1810, qu’il envoie Eugène, le vice-roi d’Italie, auprès du prince Schwartzenberg afin de préparer avec lui son futur mariage avec Marie-Louise…Puis il y a donc un troisième 5 février, celui de 1809, bien plus important encore, car ce jour-là, l’empereur reçoit, dans le salon de la paix des Tuileries – et qui reçoit-il ? Les membres de l’Institut !
Avouez que notre date était bien choisie !
Pour justifier votre sujet, il m’a suffi d’ouvrir votre Napoléon chef de guerre ; j’y ai lu ceci : « Napoléon a compris l’un des premiers l’importance de la guerre psychologique. L’opinion publique est une autre armée qu’il faut mobiliser et orienter pour démoraliser l’adversaire »… C’est ce que vous allez devoir nous montrer dans un instant. Mais au préalable, que de lectures !
Combien a-t-on publié de livres sur Napoléon ? Notre bibliothèque Thiers en contient quelque 70 000 ; le décompte le plus récent indique 80 000! Nulle autre figure que la sienne n’a sans doute suscité pareil engouement. Certes, même sans vous, la bibliographie napoléonienne aurait continué à prospérer, mais elle ne serait pas devenue ce qu’elle est.
Lorsque commence votre carrière d’historien, au début des années soixante, Napoléon est souvent cantonné à la petite histoire, à des travaux de seconde main, brodant sur les mêmes anecdotes et s’intéressant surtout aux bas côtés de l’épopée, quand ils ne versent pas dans le dithyrambe. Du côté de l’université, l’heure est à l’inverse à l’École des Annales et aux grandes synthèses d’histoire économique et sociale. Mais il y a heureusement vos recherches et votre enseignement. Depuis votre direction d’études à l’École pratique des hautes études et votre chaire à la Sorbonne, vous avez fait entrer Napoléon dans le monde de l’histoire académique.
Pas seulement académique ! Car si votre amour de l’histoire ne se départit jamais de la plus stricte exigence méthodologique, votre métier d’historien appelle – pour reprendre une de ces comparaisons dont vous avez le secret – « le regard froid du libertin sur sa victime ». Ainsi, tout en confessant une aimable admiration pour Napoléon – l’organisateur de génie davantage que le stratège militaire – celle-ci n’abolit jamais chez vous l’esprit critique, ce qui vous évite d’être dupe des discours officiels…
À cette rigueur, vous associez un merveilleux talent de conteur, grâce auquel vous avez touché un public nombreux et fervent. L’humour de la formule, l’élégance du propos, mariés à la plus impeccable érudition, ont fait votre succès, dans les amphis de la Sorbonne comme dans les studios de radio et de télévision. Ici même encore, dans cette grande salle des séances !
J’ajoute que votre curiosité franchit toutes les frontières de l’empire, elle s’intéresse à la Révolution, au XIXe siècle, à l’histoire de notre administration. Puis-je citer vos autres passions ? Le cinéma, son Dictionnaire, le roman policier et son Dictionnaire aussi, la bande dessinée, les Pieds Nickelés, Bibi Fricotin, la coupe Davis, la Formule 1, la gastronomie et le Club des cent…
Mais tout a commencé par une « légende noire ». Celle de l’Anti-Napoléon, votre premier ouvrage sur l’empereur, vu par l’envers de la médaille, avant de découvrir par la suite ce qui a nourri la gloire impériale. Nous avons tous en mémoire l’allusion transparente de Chateaubriand, dans un article écrit en 1807 : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’empire. »
Une telle renommée ne tient pas uniquement au destin fascinant de l’empereur. Napoléon, c’est notre sujet, est un maître en communication, il a compris la supériorité de l’image, du symbole et du verbe sur la réalité : c’est ainsi par exemple que les découvertes scientifiques et archéologiques de la campagne d’Égypte ont effacé l’échec militaire de cette expédition.
Votre dernier livre, Le monde du crime sous Napoléon, est aussi très éloquent. Il démontre superbement que l’efficacité de la police de Fouché doit être ramenée à de justes proportions, et qu’elle n’a nullement empêché la criminalité de fleurir sous l’Empire. L’image d’ordre qui s’attache au régime est, pour une bonne part, le fruit de la parfaite maîtrise de l’information par le pouvoir. De même, le coup d’Etat de Brumaire a-t-il été exécuté au motif de réprimer l’insécurité dans le pays…
Ainsi allons-nous étudier au cours de cette année, à travers deux communications sur d’immenses figures historiques – aujourd’hui Napoléon ; en novembre, de Gaulle, par la voix de notre confrère Alain Duhamel – les rapports entretenus par l’opinion publique avec les grands hommes.
Elle les admire, voire les suscite, pour le meilleur comme pour le pire : c’est le « mythe du sauveur », sous-titre de votre grande biographie de l’empereur. Comment cette relation privilégiée s’est-elle construite ? Sur quels ressorts ? « La guerre est un art simple et tout d’exécution », n’est-ce pas, cher Jean Tulard. Et la communication ? Nous attendons votre Bulletin de la Grande armée.
Communication de M. Jean Tulard,
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
À Sainte-Hélène, Napoléon s’interroge sur le pouvoir de l’opinion et le mystère qui l’entoure[1]. Il rappelle qu’il avait voulu donner la Légion d’honneur à Talma, le grand acteur, mais qu’il s’était heurté aux préjugés de l’époque : on ne décore pas un histrion de la croix des braves. Pourtant, il fit une tentative afin de sonder cette opinion en attribuant à l’Italien Crescentini, un chanteur castrat, l’ordre de la Couronne de Fer. Ce fut un tollé général. Toutefois, la grande cantatrice Giuseppina Grassini plaida pour son partenaire de Roméo et Juliette – singulier Roméo, soit dit en passant, que ce castrat et inattendue Juliette que cette chanteuse mûrissante. Elle déclara avec humour : « Il est décoré à cause de sa blessoure » – comprenons : de sa mutilation, comparée à une amputation de soldat. Et elle ajouta : « Si on a décoré un castrat, on n’a pas décoré un couillon. » Ce jeu de mots un peu osé, répandu dans les salons parisiens, fit rire. L’opinion se retourna en faveur du castrat et la décoration fut approuvée. Mais l’opinion est versatile et le préjugé contre les acteurs subsista. Talma, qui n’était ni castrat ni couillon, n’eut pas la Légion d’honneur. Et Napoléon de constater avec amertume : « Voyez […] quel est l’empire de l’opinion et sa nature ; je distribuai des sceptres à mon gré […] et je n’aurais pas eu le pouvoir de distribuer avec succès un simple ruban[2] ».
Je ne reviendrai pas sur la définition de l’opinion publique ni sur sa formation, magistralement évoquées dans les contributions inaugurales de ce recueil. Je répondrai simplement à trois questions : comment l’opinion s’exprime-t-elle sous Napoléon ? Comment a-t-il tenté de la maîtriser ? Et comment, allant plus loin, a-t-il décidé de l’influencer
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Comment l’opinion s’exprime-t-elle à l’époque de Napoléon ? Il n’existe pas de sondages permettant de la connaître. L’expérience des cahiers de doléances de 1789 ne sera jamais renouvelée. L’opinion peut s’exprimer à travers les élections, entrées dans les mœurs depuis la Révolution, mais elles sont espacées et se prononcent plus sur des hommes que sur des programmes précis. La participation est généralement faible : 30 % environ. Dans l’immédiat, il y a la presse et les écrits : livres, brochures, feuilles volantes. C’est là aussi un phénomène nouveau : avant 1789, il n’y avait pas de vrais journaux et la librairie comme la littérature de colportage étaient étroitement surveillées. La presse naît avec la Révolution et L’Ami du peuple, Le Père Duchesne, Les Révolutions de France et de Brabant ou Le Vieux Cordelier. Le régime de la presse, sous la Révolution, a connu des hauts et des bas, oscillant entre liberté et censure. Mais on peut retrouver à travers les journaux plus ou moins éphémères les grands débats qui ont alors agité l’opinion publique. Sous Napoléon, la lecture de la presse reste limitée à une certaine élite. Le Journal des débats, devenu Journal de l’Empire, compte 20 105 abonnés ; la Gazette de France 3750 ; le Journal de Paris 9000. Ce dernier doit d’ailleurs la plupart de ses lecteurs à la place qu’il accorde aux faits divers. Le Journal des débats, pour sa part, est lu en grande partie pour le feuilleton de Geoffroy, premier critique de son temps. Dans L’Hermite de la Chaussée d’Antin, Jouy s’en moque : « Je me garde bien de parler d’une chose avant que les journaux en aient parlé ; il m’est arrivé, une fois ou deux, de blâmer ou d’approuver un ouvrage d’après moi-même, et le lendemain, en lisant le journal, j’étais tout honteux d’avoir hasardé un avis qui n’était pas celui du feuilleton [de M. Geoffroy]. […] Quand j’ai entendu Talma, j’attends que le feuilleton me dise s’il a bien joué[3]. »
Mais si Geoffroy fait l’opinion sur des points très précis, la littérature ou le théâtre, il ne fait pas l’opinion en général. En réalité, ce sont plutôt les placards ou les affiches, qui peuvent avoir un impact plus grand que la presse. Le cours de la rente à 5 % à la Bourse est considéré comme un reflet de la fluctuation de l’opinion. Chaque matin, le cours de la veille est communiqué à Napoléon dans le Bulletin de police générale qui lui est remis. La Bourse, bien sûr, n’est pas à cette époque aussi importante qu’aujourd’hui. Mais l’indicateur le plus fiable de l’état de l’opinion est indiscutablement la rente 5 % sur l’État. Elle se nomme ainsi d’après le taux d’intérêt alloué au capital dont l’État s’est constitué le débiteur. Or, les titres de rente se vendent ; ils sont donc cotés en bourse et leurs variations reflètent la confiance que l’on a ou non dans l’État : on ne prête pas à un État au bord de la faillite ou en train de s’écrouler. La rente à 5 % est cotée à 11 francs le 17 brumaire. Elle monte à 22 francs après le coup d’État, reste autour de 25 francs jusqu’à Marengo, puis la confiance s’établit à 37 francs. Elle grimpe à 66 francs après la victoire d’Austerlitz. En mars 1811, après la naissance du roi de Rome, elle atteint son sommet, 81 francs, pour ne cesser, par la suite, de descendre.
Mais le cours de la Bourse n’intéresse au fond que les classes possédantes. Un autre indicateur est le prix du pain de quatre livres à Paris. Le prix moyen est de 12 sols. S’il dépasse 15 sols et monte à 20, le gouvernement peut s’alarmer. La réaction de l’opinion risque de déboucher sur une émeute. C’est pourquoi le prix quotidien du pain, lui aussi, est indiqué dans le Bulletin de Police générale.
La conscription fonctionne également comme un baromètre valable pour l’ensemble du pays. L’accroissement du nombre de réfractaires au service militaire, à partir de la guerre d’Espagne, traduit l’impopularité de la guerre en général et la fin de l’élan patriotique né en 1792.
Mais l’opinion proprement dite, ce sont les propos de salon, rapportés par les mouchards ou les rumeurs qui courent dans les campagnes. Les origines en sont le plus souvent inconnues. Leur diffusion échappe à toute logique et donc à tout contrôle. On a vu, lors de la grande peur de l’été 1789, comment les bruits les plus absurdes pouvaient déclencher des paniques qui débouchaient de grands désordres. On comprend donc que Napoléon se soit encore interrogé à Sainte-Hélène sur cette puissance de l’opinion, sans laquelle rien n’est possible. Une puissance invisible, mystérieuse, mobile, versatile, qui peut renverser un gouvernement par l’émeute, plus redoutable que les armées de l’archiduc Charles ou de Koutouzov. Un monarque de droit divin, sacré à Reims, peut considérer n’avoir de comptes à rendre qu’à Dieu, mais pas un général victorieux couronné empereur à Notre-Dame. Il doit surveiller les manifestations de l’opinion s’il veut maintenir son autorité.
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Comment Napoléon a-t-il maîtrisé l’opinion ? Selon Pelet de la Lozère, Napoléon aurait déclaré devant le Conseil d’État, en 1804 : « Je respecterai les jugements de l’opinion publique quand ils seront légitimes ; mais elle a des caprices qu’il faut savoir mépriser. C’est au gouvernement et à ceux qui en font partie de l’éclairer, non de la suivre dans ses écarts. J’ai pour moi la volonté de la nation et une armée de cinq cent mille hommes[4]. » Le régime consulaire, puis impérial, est fondé sur un exécutif fort dont le chef tire sa légitimité du peuple et n’est responsable que devant lui. Ce pouvoir, l’Empereur ne le tient pas des élections.
Celles-ci cessent de compter. Le droit de vote se réduit, pour les électeurs réunis dans les assemblées cantonales, puis dans les collèges d’arrondissement et enfin dans les collèges de département, à une présentation de listes sur lesquelles le pouvoir central choisit les députés, les conseillers généraux, les maires. Trois systèmes électoraux se sont succédé : celui de la constitution de l’an VIII, celui du sénatus-consulte du 10 thermidor an X et celui des Cent Jours mais il n’y a pas, à proprement parler, d’élections donnant la parole au peuple. À plusieurs reprises, Napoléon affirme que les électeurs – comprenons les membres des collèges électoraux – n’élisent pas des représentants pour exercer en leur nom la souveraineté nationale, mais désignent des personnes aptes à occuper des fonctions de sénateur, de député, de conseiller général : des personnes, et non des opinions. Dans le Moniteur du 15 décembre 1808, Napoléon affirme que le Corps législatif ne représente pas la nation : il est la réunion des mandataires des collèges électoraux. Le représentant de la nation, c’est l’Empereur. Encore le 1er janvier 1814, quand le Corps législatif, croyant se faire l’interprète de l’opinion, réclame la paix, Napoléon s’exclame : « où est votre mandat ? La France me connaît ; vous connaît-elle ?… Elle m’a deux fois élu pour son chef par plusieurs millions de voix et vous, elle vous a, dans l’enceinte étroite des départements, désignés par quelques centaines de suffrages pour venir voter les lois que je fais, et que vous ne faites point. »
Désignés par l’Empereur, les députés ne sont pas l’expression de l’opinion. C’est le référendum – appelé plébiscite – qui compte et c’est de lui que l’Empereur tient son pouvoir. Il y a eu quatre appels au peuple : en l’an VIII, en l’an X, en l’an XII et pendant les Cent Jours, chaque fois sur un projet constitutionnel. Napoléon n’a pas inventé le référendum : la Révolution en avait fait usage pour faire approuver les constitutions de 1793 et 1795, mais la différence entre les référendums napoléoniens et ceux de la Révolution c’est que cette fois on vote pour un homme, autant et même plus que sur un texte constitutionnel. Au moment du vote de la constitution de l’an VIII, un homme interroge : « Qu’y a-t-il dans la constitution ? » Et un autre de répondre : « Il y a Bonaparte ». Pour voter, on inscrit son nom sur le registre des « oui » ou celui des « non ». Les registres sont déposés dans les mairies, les préfectures, chez des notaires ou dans les justices de paix. L’avantage de voter sur des registres, c’est qu’on peut justifier son vote. Certains composent même des épopées de centaines de vers ! L’autre conséquence, comme on le voit, c’est que le secret du vote n’est pas respecté. Le gouvernement, qui est conscient du problème, promet de détruire les registres après dépouillement. En réalité, ils sont encore consultables aux Archives nationales.
L’avantage du référendum, pour le gouvernement, c’est qu’il est seul maître de la date et de la question. L’inconvénient, ou le danger, c’est l’abstention, qui peut être interprétée comme un vote négatif. Or, cette abstention fut forte lors du premier référendum, celui de l’an VIII. La victoire du « oui » était incontestable, mais il y eut près de 80 % d’abstention. Les chiffres furent falsifiés par Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur. Il ramena l’abstention à 62 % en gonflant le chiffre des « oui ». Il n’y avait eu qu’un million cinq cent mille « oui », on monta à trois millions onze mille, en arrondissant les chiffres, ajoutant un zéro par ci, deux zéros par là, en se « trompant » dans une addition, surtout en considérant que l’armée ne pouvait que voter en faveur de son général, ce qui permit de gagner d’un coup 500 000 voix. On le voit, le référendum est un moyen de maîtriser l’opinion, tout en feignant de s’appuyer sur elle.
« Si je lâche la bride à la presse, je ne resterai pas trois mois au pouvoir[5] » déclarait Napoléon. Le lendemain du coup d’État de Brumaire, le gouvernement supprimait 60 feuilles. Il n’en resta que 13, réduites à 4 en 1811. En province, on ne comptait qu’un seul journal par département. Napoléon accable le ministre de la Police, responsable de la censure jusqu’à la création d’un bureau de censure, de remarques acerbes sur la presse. Les tracas sont constants. Impossible, même avant l’apparition de censeurs dans les rédactions, d’exprimer une opinion non officielle. Le Bien informé est supprimé pour cause de « mauvais esprit », sans aucune explication. L’Ami des lois est sanctionné pour s’être moqué ouvertement de l’Institut – en réalité pour avoir mal accueilli un rédacteur que voulait lui imposer le gouvernement. La presse religieuse n’est pas épargnée. La Politique chrétienne, trop favorable aux réfractaires, est supprimée, mais également les Annales de la religion de l’abbé Grégoire, acquises au clergé constitutionnel. Quand on ne supprime pas, on fusionne. C’est le cas de la Décade philosophique et du Mercure, en 1807, malgré les protestations des écrivains qui les dirigeaient. Certes, une commission sénatoriale de la liberté de la presse est créée par la constitution de l’an XII, mais son rôle est inexistant. Les sénateurs ne se réveillent qu’en 1814, quand le régime s’écroule. Il n’y a donc qu’une solution pour ne pas avoir d’ennui : se contenter de reproduire les informations données par le Moniteur, le journal officiel dirigé par le gouvernement.
La censure n’épargne pas le théâtre. En 1805, la tragédie de Raynouard Les Templiers subit plusieurs coups de ciseaux. On voit une allusion au procès du général Moreau, un an plus tôt, dans ces vers : « Vous accusez ! Il faut qu’un jugement auguste / Prouve qu’en accusant, le monarque fut juste. » Bien connue est l’interdiction de De l’Allemagne de Mme de Staël, jugée trop remuante, au point d’exaspérer Napoléon. Sade est à Charenton. Il continue d’écrire, mais ses papiers sont saisis, pas perdus pour autant, car lors des soupers fins que donne le préfet de police Dubois, on trouve en dépliant sa serviette quelques pages de Sade accompagnés d’une gravure licencieuse, également saisie par les limiers du préfet. Inutile de dire que les dîners du préfet de police sont très recherchés. Un infortuné poète fait de la prison pour les deux vers suivants : « Oui, le grand Napoléon / Est un grand caméléon ». La rime est riche, mais l’inspiration un peu courte ; c’est cher payé néanmoins que deux ans de prison pour ces malheureux vers. Les salons où se colportent bons mots et traits d’esprit sont surveillés. Les mouches rapportent au préfet de police les propos qui y sont tenus. C’est ainsi que le salon de Mme Récamier est supprimé en 1803.
L’emprise du gouvernement s’étend évidemment à la Bourse, comme nous l’avons vu plus haut, puisque sa crédibilité dépend du cours de la rente. Alors, pour soutenir ce cours dans des périodes de crise, Napoléon donne l’ordre à la Caisse d’amortissement d’acheter de la rente. On en arrive ainsi à ce qu’à la fin de l’Empire, près de 40 % de la rente 5 % est détenue par les établissements publics. Ces variations perdent donc toute signification, tandis que durcissent les mesures contre les réfractaires et les déserteurs dont on cache soigneusement le nombre.
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Napoléon ne se contente pas de maîtriser l’opinion : il la façonne et c’est là que son génie éclate. Tous les moyens dont Napoléon dispose vont servir à exalter sa gloire en créant le mythe du sauveur, puis de l’empereur au-dessus de tous les autres.
La presse en est le principal instrument. Cela commence dès la première campagne d’Italie. Bonaparte créée des journaux comme La France vue de l’armée d’Italie, Le Courrier de l’armée d’Italie ou, mieux encore, le Journal de Bonaparte et des hommes vertueux – par contraste, évidemment, avec la corruption du Directoire. Bonaparte rédige lui-même les principaux articles. On lit : « Bonaparte vole comme l’éclair et frappe comme la foudre. Il est partout et il voit tout. Il sait qu’il est des hommes dont le pouvoir n’a d’autres bornes que leur volonté, quand la vertu des plus sublimes vertus seconde un vaste génie[6]. » Un mythe est en train de naître : Lodi, Arcole ne sont que de modestes batailles, mais elles prennent dans ces journaux l’allure d’une épopée et enflamment les imaginations. Pensez au pont d’Arcole que l’on se dispute sous la mitraille, à Muiron qui fait rempart de son corps pour sauver son général. Et voilà l’opinion déjà subjuguée. Premier consul, Bonaparte va accentuer cette mainmise sur la presse, sur les conseils de Joseph Fiévée, l’un des esprits les plus subtils de la période. Il est connu pour ses mots fameux : « La politique est ce qu’on ne dit pas, même dans les gouvernements représentatifs ». Ou encore : « Quand on a un ennemi, le plus sûr moyen de s’en venger, c’est de lui survivre. » Futur maître des requêtes au Conseil d’État et préfet de la Nièvre, il fait remarquer à Bonaparte, dont il est un des conseillers secrets, que la censure trop voyante a un inconvénient : elle ruine le crédibilité des journaux car le public en prend vite conscience et se détourne de la feuille. Il est plus habile de ne pas toucher à l’orientation du journal, mais de lui imposer de temps à autre des articles en faveur du gouvernement que l’on croira venus de la plume du rédacteur du journal. Ainsi lit-on dans le Journal de Paris du 19 brumaire an IX un article sur le premier consul où il est écrit : « La force prodigieuse des organes du Premier consul lui permet dix-huit heures de travail par jour, elle lui permet de fixer son attention pendant ces dix-huit heures sur une même affaire ou de l’attacher successivement à vingt sans que la difficulté ou la fatigue d’aucune embarrasse l’examen d’une autre. » Bonaparte rédige lui-même des articles dans le Moniteur ou d’autres feuilles, sans les signer, mais on reconnaît quand même son style. Ainsi, à propos de l’assassinat du tsar Paul 1er le 24 mars 1801, veut-il faire savoir à l’opinion que ce sont les Anglais qui en sont les instigateurs : « Paul 1er est mort dans la nuit du 24 au 25 mars. L’escadre anglaise a passé le Sund le 31. L’histoire nous apprendra les rapports qui peuvent exister entre ces deux événements[7]. » Rien n’est affirmé, tout est suggéré.
Napoléon raconte ses batailles en inventant les communiqués de guerre, avec les fameux Bulletins de la Grande Armée dictés par l’Empereur à son état-major. Les manœuvres y sont analysées, les combats expliqués et les actions d’éclat citées. Bien entendu, comme tout communiqué de guerre, le Bulletin ne dit pas toujours la vérité, mais il amplifie les victoires et exalte Napoléon. Le Bulletin impose l’image d’un génie militaire sans faille que seules des circonstances imprévisibles peuvent abattre : un caporal imbécile qui fait prématurément sauter un pont à Leipzig, la panique absurde qui s’empare des troupes à Waterloo. Mais ces Bulletins nous donnent également l’image d’un homme épris de paix et contraint de mener une guerre qu’il déteste. D’où sa tristesse après la bataille, lorsqu’il se promène sur le champ des combats et ses réflexions sur la guerre. Voici la conclusion du Bulletin racontant la bataille de Bautzen en mai 1813, au cours de laquelle le fidèle Duroc a reçu une blessure mortelle. L’Empereur vient le trouver après la bataille et voici ce qu’on lit :
Il le trouva avec toute sa connaissance et montrant le plus grand sang froid. Le duc serra la main de l’Empereur qu’il porta sur ses lèvres : « – Toute ma vie, lui dit-il, a été consacrée à votre service, et je ne la regrette que par l’utilité dont elle pouvait vous être encore ! – Duroc, lui dit l’Empereur, il est une autre vie ! c’est là que vous irez m’attendre, et que nous nous retrouverons un jour ! – Oui sire ! mais ce sera dans 30 ans, quand vous aurez triomphé de vos ennemis et réalisé toutes les espérances de notre patrie… j’ai vécu en honnête homme, je ne me reproche rien. Je laisse une fille, votre majesté lui servira de père. » L’Empereur, serrant dans sa main droite le grand maréchal, resta un quart d’heure la tête appuyée sur sa main gauche dans le plus profond silence. « – Oh sire ! allez-vous en ! ce spectacle vous peine ! » L’Empereur s’appuyant sur le duc de Dalmatie et sur le grand écuyer, quitta le duc de Frioul sans pouvoir lui dire autre chose que ces mots : « – Adieu donc, mon ami ! » Sa Majesté rentra sous sa tente, et ne reçut personne pendant la nuit[8].
Un olympien, sensible à la souffrance humaine !
On le voit, le Bulletin de la Grande Armée n’est pas un sec communiqué limité au récit de la bataille, il s’humanise et c’est en cela qu’il est plus efficace. Les Bulletins étaient affichés dans Paris et leur arrivée était annoncée dans toutes les villes, bourgs et villages au son de la cloche et du tambour. Ils étaient lus jusque dans les bourgs les plus reculés par les gardes champêtres. Leur lecture était obligatoire dans les lycées. Vigny raconte : « Les maîtres ne cessaient de nous lire les Bulletins de la Grande Armée et nos cris de “Vive l’Empereur” interrompaient Tacite et Platon[9]. » Imaginez un cancre interrogé sur le théorème de Pythagore et qui l’ignore complètement. Il essaie de gagner du temps car il sait que bientôt résonnera le tambour qui annonce la récréation. Il peine, il souffre, lorsque soudain la porte s’ouvre. Le proviseur paraît, le Bulletin de la Grande Armée à la main, et il confie au cancre le soin de le lire. Le cancre est sauvé ! Pythagore est oublié ! Le zéro s’éloigne ! Comment le cancre n’aimerait-il pas Napoléon !
Au théâtre, on interrompt les représentations pour permettre aux acteurs de déclamer les Bulletins. Voici Talma en scène à la Comédie française : « Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes… », lorsqu’il voit dans la coulisse le régisseur qui lui tend le Bulletin de la Grande Armée. Alors il s’interrompt et lit le Bulletin de la Grande Armée, ou plutôt le déclame. Tonnerre d’applaudissements. Et Talma reprend : « Braver l’idolâtrie et montrer qui nous sommes ». De nouveau un tonnerre d’applaudissements. Comment le public de la Comédie-Française n’aimerait-il pas Napoléon ?
Au prône, à l’église, le curé qui inflige à ses ouailles un sermon bourré de théologie qui les ennuie ne peut pas, ce jour-là, faire son sermon car il doit lire le Bulletin de la Grande Armée pour la plus grande joie des fidèles. Comment ces derniers n’aimeraient-ils pas Napoléon ?
Un tableau de Boilly, le peintre des scènes familières de l’Empire, nous montre une famille lisant le Bulletin de la Grande Armée avec enthousiasme. Les enfants sont là et une carte est déployée pour suivre le détail des opérations. Seul, dans un coin, indifférent, deux amoureux se livrent à une autre stratégie et à une autre conquête. Boilly n’a jamais manqué d’humour.
Nul ne peut donc ignorer les victoires de l’Empereur. Les images populaires, relayées par les images d’Épinal que diffusent les colporteurs, prolongent l’effet du Bulletin. Lamartine, dans ses Mémoires, raconte comment elles exaltaient l’imagination des enfants. D’ailleurs, Napoléon n’a-t-il pas conçu son personnage pour l’image : le petit chapeau, la main dans le gilet, la redingote grise. N’importe quel acteur, même sans talent, peut interpréter le rôle de Napoléon.
Le conditionnement de l’opinion par les Bulletins de la Grande Armée se prolonge également dans le salon de peinture. Dans cette manifestation, les sujets sont imposés. En 1806, les instructions pour les peintres rappellent qu’il faudra prendre les sujets suivants : « L’Empereur haranguant le 2e corps d’armée à Augsbourg », « Les Autrichiens prisonniers de guerre sortent d’Ulm et défilent devant Sa Majesté », « L’entrevue de l’empereur Napoléon et de l’empereur François II ». « Les tableaux, précisent les instructions, seront exécutés dans la proportion de trois mètres trois décimètres de haut sur quatre ou cinq mètres de large. » C’est inventer la culture dirigée. Le fameux Bonaparte franchissant le Grand-Saint-Bernard par David provoque chez Chateaubriand cette exclamation : « Il traverse le Saint-Bernard sur un cheval fougueux, dans des tourbillons de neige, et il faisait le plus beau temps du monde[10]. » Signalons d’ailleurs que Napoléon traverse les Alpes sur un mulet et non sur un cheval.
La musique est au service de la propagande. Le Triomphe de Trajan, l’opéra de Le Sueur, est en réalité le triomphe de Napoléon. Les chansons des rues continuent l’effet des images populaires : elles se développeront sous la monarchie de Juillet.
Les monuments, à leur tour, reçoivent et inscrivent le souvenir des victoires de Napoléon dans le paysage parisien. Au milieu de la place Vendôme est élevée une colonne comparable à celle érigée en l’honneur de Trajan à Rome. Ses bas-reliefs, dessinés par Bergeret et fondus dans le bronze des canons pris à l’ennemi (73 au total), rappellent les principaux épisodes de la bataille d’Austerlitz. À son sommet, elle porte une statue de Napoléon par Chaudet. La cérémonie d’inauguration, en 1810, fait une telle impression que la colonne Vendôme devient le symbole de l’épopée napoléonienne. Les royalistes ne s’y tromperont pas, en ôtant la statue sommitale en 1814, ni les Communards en abattant la colonne en 1871. Mais songeons aussi, dans la tradition de Septime Sévère et de Constantin. à l’arc de triomphe du Carrousel et à celui de l’Étoile, dont les fondements sont posés sous l’Empire. Citons encore le percement de la rue de Rivoli et de la rue d’Ulm, le pont d’Iéna, celui d’Austerlitz. Tous s’inscrivent dans le paysage et la vie quotidienne des Français. Est-il plus formidable conditionnement des esprits ? D’autant plus que ces lieux sont aussi le théâtre de mémorables parades militaires. Hegel, à Berlin, voyant Napoléon parader avec son état-major, déclare qu’il a vu « l’âme du monde à cheval ». Sainte-Beuve, dans Volupté, décrit une de ces parades avec enthousiasme, comme Balzac dans La femme de trente ans, et Hugo ne reste pas insensible : « Nous, enfants de six ans, rangés sur ton passage, / Cherchant dans ton cortège un père au fier visage, / Nous te battions des mains[11] ». Les enfants sont la base du conditionnement des esprits.
La religion se met au service de la propagande napoléonienne. Le Catéchisme impérial impose l’obéissance à l’Empereur : « Dieu, qui crée les empires et les distribue selon sa volonté, en comblant notre empereur de dons, soit dans la paix, soit dans la guerre, […] l’a rendu le ministre de sa puissance et son image sur la terre. […] – Que doit-on penser de ceux qui manqueraient à leur devoir envers notre empereur ? – Selon l’apôtre saint Paul, ils résisteraient à l’ordre établi de Dieu même, et se rendraient dignes de la damnation éternelle. » L’anniversaire de la naissance de l’Empereur devient fête nationale et on crée un saint Napoléon.
Napoléon invente ainsi le culte de la personnalité, annonçant les dictateurs du XXe siècle. Staline : la moustache, la vareuse, la pipe : le personnage du Petit Père des peuples renvoie au Petit Caporal ! En 1940, dans le Paris occupé, Hitler vient saluer le tombeau de Napoléon tandis que Mussolini, plusieurs années auparavant, a écrit une pièce de théâtre sur le retour l’île d’Elbe jouée à Paris avec Firmin Gémier dans le rôle de Napoléon. Tous ces dictateurs se réfèrent à Napoléon. Mais ils en ont un peu vite oublié la fin…
Car l’opinion peut être maîtrisée mais elle est versatile. Et voilà que Napoléon est vaincu en 1814 et que cette opinion qu’il croyait tenir en main se retourne contre lui. C’est la naissance de la légende noire de l’« Ogre de Corse », forgée par une multitude de caricatures et de pamphlets, dont De Buonaparte et des Bourbons par Chateaubriand et De l’esprit de conquête et de l’usurpation par Benjamin Constant sont les principaux, donnant l’image d’un Napoléon nouvel Attila, nouveau Gengis Khan ou nouveau Néron : en un mot un tyran sanguinaire, plus encore peut-être que ceux qui l’avaient précédé.
C’est alors que Napoléon livre sa dernière bataille, la plus belle, la plus éclatante : la reconquête de l’opinion. Il la gagne grâce au Mémorial de Sainte-Hélène, publié en 1823, deux ans après sa mort. Son livre a probablement été le plus lu au XIXe siècle. Le Mémorial évoque la captivité de Napoléon, soumis à la surveillance d’un geôlier étriqué, vivant dans une humble demeure, Longwood, lui qui a couché à Schönbrunn, à Potsdam, à l’Escurial et au Kremlin : quel contraste ! C’est Prométhée sur son rocher. Napoléon raconte dans le Mémorial ses victoires, rappelant sa gloire passée. Quel contraste avec la France amputée et humiliée, sous des Bourbons sans charisme ! Il se fait enfin le porte-parole des aspirations de l’Europe au libéralisme et au principe des nationalités, lui le prisonnier de la Sainte-Alliance, qui étouffe ces idées. L’effet du Mémorial est considérable : les romantiques s’enflamment, l’opinion se retourne, la légende triomphe dans toute l’Europe et Chateaubriand de s’exclamer : « Vivant [Napoléon] a manqué le monde, mort, il le possède[12] ».
[1] Communication présentée devant l’Académie des sciences morales et politiques le 5 février 2018.
[2] Emmanuel de Las Cases, Le Mémorial de Sainte-Hélène, éd. Gérard Walter, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1956-1957, t. II, 161.
[3] Étienne de Jouy, L’Hermite de Chaussée-d’Antin ou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle, Paris, Pillet, 1815 (6e éd.), p. 64-65.
[4] Joseph Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon sur divers sujets de politique et d’administration recueillies par un membre de son Conseil d’État, Paris, Didot, 1833, p. 43.
[5] Cf. Louis-Antoine de Bourrienne, Mémoires sur Napoléon, le Directoire, l’Empire et la Restauration, Paris, Ozanne, 1839 (9e éd.), p. 211.
[6] Courrier de l’armée d’Italie, n° 48, 23 octobre 1797, p. 206.
[7] Le Moniteur universel, 27 germinal an IX (17 avril 1801).
[8] Bulletins officiels de la Grande Armée. Campagnes de Russie et de Saxe, éd. Alexandre Goujon, Paris, Baudouin, 1821, p. 252-253.
[9] Alfred de Vigny, Servitude et grandeur militaires, Paris, F. Bonnaire, V. Magen, 1835, p. 19.
[10] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXIV, chap. 6, éd. Maurice Levaillant, Georges Moulinier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1946-1948, t. I, p. 1003.
[11] Les Chants du crépuscule, « À la colonne ».
[12] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, livre XXIV, chap. 8, op. cit., t. I, p. 1008.