Séance de clôture de l’année 2020, le 14 décembre
Discours de clôture
Pierre Delvolvé
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Nous avions oublié…
Nous avions oublié que l’Académie était mortelle,
Nous avions oublié que la civilisation était mortelle,
Nous avions oublié que le pouvoir était mortel,
Nous avions oublié que la liberté était mortelle.
De notre Académie, nous savions bien que les membres étaient mortels, en dépit de l’appellation « Immortel » que nous nous donnons sans y croire. L’année 2020 nous l’a rappelé plusieurs fois.
La mort a frappé successivement deux de nos membres, Christian PONCELET le 11 septembre, et le lendemain même 12 septembre Jean CLUZEL, notre ancien Secrétaire perpétuel. Précédemment, le 4 mars, elle avait enlevé notre associé étranger Javier PEREZ DE CUELLAR. Trois de nos correspondants ont également été atteints : Roger SCRUTON le 12 janvier, Louis-Edmond HAMELIN le 11 février, le Général FORGET le 1er octobre.
De plus, Patrick DEVEDJIAN, qui devait présenter une communication devant nous le 29 juin, a succombé à l’épidémie de Covid-19 le 29 mars.
Mais l’Académie des sciences morales et politiques, en tant que telle, paraissait hors d’atteinte.
Nous savions bien qu’elle était la plus jeune des académies composant l’Institut puisque sa création ne remonte qu’à l’ordonnance royale du 26 octobre 1832. En réalité les disciplines dont elle est le sujet sont aussi anciennes dans l’ordre académique que l’Académie française elle-même : son règlement du 22 février 1635 la charge de traiter « les matières politiques et morales » ; celles-ci en ont été progressivement extraites comme l’ont été les Inscriptions et Belles-Lettres, mais elles l’ont été plus tard. Après la suppression de toutes les académies par la Convention en 1793, le Directoire, en créant l’Institut (25 octobre 1795), y a établi une classe des sciences morales et politiques ; si Bonaparte, par défiance des idéologues, l’a supprimée en 1803, il a réparti ses membres entre les autres classes et a chargé la troisième d’étudier « toutes les sciences morales et politiques en rapport avec l’histoire ». L’ordonnance royale du 21 mars 1816, en rétablissant l’appellation « académie », restitue à l’Académie française ses anciens statuts, donc son rôle en ces sciences. Parce que, selon le rapport de Guizot, elles « ont acquis… un caractère vraiment scientifique », elles ont pu être attribuées définitivement à une académie qui leur est propre : la nôtre, dont les membres doivent être recrutés parmi « ceux qui se sont fait connaître par des ouvrages et travaux spéciaux relatifs aux sciences morales et politiques »… ! C’est ainsi que nous avons élu le 27 janvier dernier Louis VOGEL dans la Section Droit, législation et jurisprudence, ce qu’il nous faut encore faire pour les fauteuils à pourvoir.
La vitalité de l’Académie s’est illustrée rapidement par des travaux importants. En 1840, c’est dans son cadre qu’a été publié le rapport Villermé sur « l’état physique et moral des ouvriers » du textile. Pour s’en tenir à la période récente, on peut citer les recommandations de l’Académie à l’initiative de la Section Économie politique, Statistique et Finances sur l’enseignement de l’économie dans les collèges et les lycées, les travaux dirigés par nos confrères Jean BAECHLER sur Guerre et Société, Mireille DELMAS-MARTY sur Humanisme et mondialisation, Jean-François MATTEI sur la Bioéthique, Chantal DELSOL sur Démocratie et liberté, et en dernier lieu Daniel ANDLER sur Technologies émergentes et sagesse collective, dont le colloque des 30-31 janvier a marqué l’ouverture.
Mais nous avons été frappés de plein fouet par la pandémie de Covid-19, non pas individuellement puisque ceux de nos membres qui en ont été atteints ont été heureusement guéris, mais institutionnellement puisque notre activité a dû s’arrêter.
L’année avait pourtant bien commencé, avec les premières séances, établissant les bases de notre thème de l’année, LE POUVOIR : son concept et ses conceptions. Mais au bout de huit, nous avons dû nous arrêter, espérant reprendre rapidement. Ce fut en vain : nous n’avons pu nous réunir pendant six mois, de la mi-mars à la mi-septembre. La reprise n’a comporté que deux séances (14 et 21 septembre). Nouvelle interruption jusqu’en décembre, avec la tenue de deux séances, l’une le 7, et l’autre, la dernière de l’année, aujourd’hui.
Aucun des entretiens du lundi qui auraient dû se tenir n’a pu l’être. Aucun de nos confrères dont l’installation sous la Coupole avait été programmée (Olivier HOUDÉ, Bernard STIRN, Éric ROUSSEL) n’a pu en bénéficier.
On a l’impression d’une machine en fin de course, qui reprend, qui s’arrête, qui reprend encore, mais qui pourrait encore s’arrêter définitivement.
Pourtant la continuité du service a été assurée par notre Secrétaire perpétuel, avec l’aide du Secrétariat général. Je dois particulièrement mentionner en son sein Madame MICHON et Madame TOMI, qui m’ont aidé à préparer ce discours. Beaucoup de nos confrères ont contribué à nous éclairer sur la crise et ses implications par des textes qu’ils nous ont adressés et qui ont été diffusés sur notre site.
Mais l’impossibilité de nous réunir, non seulement empêche notre activité de se déployer, mais aussi compromet notre existence : si nous ne faisons rien, nous n’existons plus.
Nous devons prendre conscience que l’Académie est mortelle – comme la civilisation à laquelle elle appartient.
Si Paul Valéry nous l’a dit il y a plus de cent ans : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »[1], nous l’avions oublié : la civilisation occidentale paraissait tellement bien établie depuis la chute des totalitarismes, en 1945 puis en 1989, qu’on avait cru pouvoir annoncer la fin de l’histoire[2].
Elle est apparue comme un modèle s’épanouissant dans tous les domaines. Dans l’ordre politique, la démocratie libérale s’est étendue aux pays libérés des jougs autoritaires. Dans l’ordre économique, l’expansion a permis un enrichissement qui, même inégal, a profité à tous ; les pays sous-développés sont devenus des pays en voie de développement. L’économie de marché, dont Denis KESSLER aurait pu nous parler si nos séances n’avaient pas été interrompues, a permis la multiplication et la mondialisation des échanges, la croissance du produit intérieur brut, à l’échelon mondial et dans chaque pays, notamment en France avec les « Trente Glorieuses » décrites par notre confrère Jean FOURASTIÉ[3], la création de grandes entreprises : l’une d’elles qui, d’acquisitions en acquisitions, est devenue la première dans le domaine du luxe, non seulement en France mais aussi dans le monde, est présentée comme un modèle ! Dans l’ordre social a disparu la condition ouvrière comme presque synonyme de misère.
Cet ordre s’est transformé en ordre « sociétal », désormais organisé pour l’épanouissement de l’individu par la reconnaissance de droits répondant à ses revendications, notamment avec le mariage pour tous.
La maîtrise de la vie a été conquise par la contraception, l’interruption volontaire de grossesse, la procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui déjà dans certains pays. Les progrès scientifiques et techniques transforment la génétique, le système CRISPR-Cas 9 permet d’intervenir dans l’ADN et de modifier ainsi le génome: Jean-François MATTEI a évoqué devant nous le lundi 7 décembre les transformations qu’elles entraînent pour la médecine. S’y ajoutent celles de la robotique, du numérique, de l’intelligence artificielle, qui peuvent aboutir à un transhumanisme sur lequel s’interrogent particulièrement les travaux conduits par Daniel ANDLER.
La mort aussi a changé, bien plus que ne l’avait observé Alfred Fabre-Luce il y a plus de cinquante ans[4]. Cela ne tient pas seulement à l’allongement considérable de la durée de la vie et aux conditions de sa fin. Cela tient aussi à la conception qu’on peut en avoir, qui aboutit à sa négation même. Le mot sort du vocabulaire : on ne dit plus que quelqu’un est mort ; il est seulement décédé ou disparu; mieux, il nous a quittés. La mort n’est plus une perspective.
Or elle arrive toujours. Elle atteindra chacun.
Elle peut atteindre tout autant notre civilisation. Cela sera-t-il un naufrage, selon l’expression de Jean-François MATTEI l’autre jour ? Il y a au moins une série d’ébranlements.
Les uns sont « systémiques ».
Le changement climatique, désormais presque unanimement reconnu, va affecter nos conditions de vie.
Dans l’ordre politique, la méfiance des populations, qualifiée de « populisme », particulièrement analysé par Chantal DELSOL, remet en cause l’autorité des gouvernants. L’ordre international – que j’ose à peine évoquer devant Jean-David LÉVITTE –, est menacé par de nouvelles puissances. Sur le plan régional, la Turquie, par ses interventions en Méditerranée et dans le Caucase, tend à reconstituer l’Empire ottoman dont l’expansion avait été arrêtée en mer à Lépante (1571) et sur terre à Vienne (1683). Sur le plan mondial, la Chine, sous la direction du nouveau Fils du Ciel, présenté par Marianne BASTID-BRUGUIÈRE, s’annonce comme la première puissance mondiale au milieu du siècle : par « une conquête méthodique », semblable à celle de l’Allemagne que décrivait déjà Paul Valéry[5], elle se prolonge vers l’Europe par une nouvelle route de la soie, elle veut contrôler la mer de Chine méridionale, elle installe des bases dans l’Océan indien (jusqu’à Djibouti, notre ancienne colonie), elle achète le port du Pirée, au cœur de nos racines grecques, sans parler de l’acquisition de vignobles dans le Bordelais.
La crise financière puis économique de 2008-2009, même si elle a été surmontée, a constitué une alerte sur la solidité du système.
Un autre ébranlement vient de l’extraordinaire développement de la technologie, du numérique et d’internet. Leur exploitation par les GAFAM et par leurs homologues chinois, les BATX, a transformé les rapports sociaux, les échanges de toutes sortes, les conditions de travail.
L’Islam n’a pas cette nouveauté. Rémi BRAGUE en a exposé les conceptions, spécialement quant aux liens entre la religion qu’il constitue et le pouvoir qu’il institue. C’est sa nouvelle expansion qui inquiète, à la fois dans les territoires qu’il contrôle et dans les esprits qu’il pénètre, y compris dans ce qui fut la Chrétienté.
Son exploitation conduit de l’ébranlement systémique à des ébranlements occasionnels, ceux qu’ont provoqué des attaques terroristes, contre les Etats-Unis d’Amérique le 11 septembre 2001, l’Espagne le 11 mars 2004, la France en janvier et novembre 2015, et encore tout récemment à Conflans-Sainte-Honorine et à Nice, pour ne citer que les plus notoires.
Les dernières se sont combinées avec l’attaque sanitaire qu’a constituée la pandémie de Covid-19. Oserait-on dire que ce n’est pas une nouveauté ? On le peut si l’on rappelle, parmi d’autres, la peste noire du XIVème siècle, le choléra de 1832, l’année même de la création de notre Académie, la grippe « espagnole » de 1918-1920, et plus récemment le SRAS (2002), la grippe H1N1 (2009), Ebola (2013). Les analystes de plusieurs pays, dans la préparation de programmes de défense, avaient alerté sur le risque de nouvelles épidémies.
Celle-ci, partie de Chine, a frappé, rapidement, mondialement et largement : plus de 72 millions de personnes contaminées dans le monde, dont près de 2,5 millions en France ; plus de 1,6 million de morts dans le monde, dont plus de 58 000 en France[6].
Les pouvoirs publics, dans tous les pays mais avec des variantes de l’un à l’autre, ont pris des mesures pour, sinon enrayer, du moins freiner la propagation du virus : la plus topique est celle du confinement, arrêtant toute activité : la nôtre, ce qui est sans doute moins grave que l’activité économique dans son ensemble, avec une chute brutale du produit intérieur brut. Pour soutenir les entreprises et leurs salariés, ont été ouvertes les vannes des aides et donc celles des déficits publics.
Le pouvoir a été ainsi mis en face de ses responsabilités, sauf à être mis en cause autant qu’à être mis en jeu.
En tant que notion, le pouvoir ne peut être dit mortel. Le concept a pu ainsi en être identifié en soi par Jean BAECHLER, comme réalisant un rapport de commandement et d’obéissance entre deux entités A et B, pouvant être des individus ou des groupes, particulièrement dans ce que notre confrère appelle « politie ». Les conceptions du pouvoir peuvent varier. Pour l’Islam, Rémi BRAGUE l’a rappelé, « tout pouvoir est à Dieu ». Dans l’Ancien Testament, la succession au pouvoir, analysée par Haïm KORSIA, se réalise toujours sous la protection de l’Éternel. Dans le Nouveau, le Royaume du Christ n’est pas de ce monde mais, comme l’a exposé Mgr ROUGÉ, dans ce monde le pouvoir vient d’en-haut, ce qui n’interdit pas de contester la législation qu’il édicte : ce ne peut être le cas avec l’Église romaine, dont le pouvoir a été codifié au XXème siècle, même si l’autorité pontificale est aujourd’hui menacée par la collégialité et la subsidiarité, selon l’analyse de Philippe LEVILLAIN.
La notion de pouvoir entretient des relations avec d’autres qui lui sont proches mais qui en sont distinctes : la puissance, selon les analyses de Raymond Aron, présentées par Jean-Claude CASANOVA ; la souveraineté, qu’a exposée Olivier BEAUD. À ce sujet, selon Carl Schmitt « est souverain celui qui décide de la situation d’exception »[7] … De telles circonstances contribuent à la croissance du pouvoir, comme l’a démontré Bertrand de Jouvenel, auquel Olivier DARD a consacré sa communication.
Elles pourraient provoquer une explosion dans laquelle un pouvoir s’effondrerait. Car le pouvoir peut mourir autant qu’il peut faire mourir.
De la mort d’un pouvoir, Éric ROUSSEL a donné une parfaite illustration avec la chute de la IIIème et de la IVème Républiques lors de la conquête du pouvoir respectivement par Pétain et de Gaulle, alors que les entreprises de Mitterrand et Macron, décrites par Alain DUHAMEL, à la fois singulières et différentes l’une de l’autre, n’ont pas renversé les institutions.
Elles ont pu contribuer au déplacement de certains éléments du pouvoir.
Le pouvoir législatif est transféré aujourd’hui au pouvoir exécutif par la multiplication des habilitations que le premier donne au second, spécialement au cours de la présente période, pour légiférer par ordonnances. Le déplacement peut se réaliser aussi au sein du pouvoir exécutif, non pas au profit de l’administration comme le démontre Jean-Denis COMBREXELLE, mais du gouvernement à des autorités (administratives, publiques) indépendantes comme aurait pu l’exposer Olivier SCHRAMECK, et du gouvernement au président de la République, qui désormais « détermine et conduit la politique de la nation ».
Le déplacement peut se réaliser des pouvoirs législatif et exécutif au pouvoir judiciaire. Sabine CASSESE écrit que celui-ci, d’un pouvoir inexistant, est devenu un pouvoir tout-puissant. Stephen BREYER en donne des exemples avec la Cour suprême des Etats-Unis qui, impuissante en 1829 à faire restituer aux Cherokees les territoires qu’elle leur avait reconnus, a pu s’opposer à la ségrégation en faisant entrer les élèves noirs à Little Rock en 1954-1957. Le développement du pouvoir judiciaire au détriment des autres pouvoirs pourrait être illustrée par la jurisprudence d’autres cours constitutionnelles, par les injonctions du Conseil d’État au gouvernement de préciser et renforcer les mesures de confinement[8], de prendre, sous astreinte, des mesures contre la pollution de l’air[9], ou encore par les perquisitions effectuées à la demande de la Cour de justice de la République le 15 octobre 2020 chez des ministres anciens et actuels au sujet de leur gestion de la crise sanitaire[10].
Un déplacement plus radical résulte des transferts de compétences du pouvoir national à un pouvoir supra-national. Jacques de LAROSIÈRE en a commenté un exemple majeur avec le pouvoir monétaire, aujourd’hui détenu par la Banque centrale européenne. D’autres résultent, plus généralement, des autres compétences transférées par les États membres à l’Union européenne. Ils nourrissent la question de l’existence d’un pouvoir souverain exposée par Olivier BEAUD.
Ils peuvent contribuer au constat du dépassement du pouvoir.
Celui-ci peut être d’ordre juridique, lorsqu’un État veut appliquer ses propres règles aux entreprises étrangères qui, hors de son territoire, utilisent un de ses moyens, telle la monnaie, donnant ainsi une portée extra-territoriale à sa propre législation.
Le dépassement peut aussi être d’ordre économique et social. Les GAFAM, par leur puissance mondiale, peuvent instituer un système dans lequel les États doivent s’intégrer. Ils contribuent à la force des réseaux sociaux, qui finissent par peser sur les décisions des gouvernements. On en a eu illustration avec le mouvement des gilets jaunes et autres pressions écologistes. Selon les analyses de Pierre MANENT, ils contribuent à la perte de légitimité des pouvoirs publics. Ces derniers essaient d’y remédier, par exemple en réunissant une Convention citoyenne tirée au sort pour arrêter les décisions à prendre. Mais quelle peut être sa propre légitimité et la portée de sa volonté alors qu’il n’appartient qu’aux représentants élus de la Nation d’adopter la loi ? Si on l’admet, c’est la mort du régime démocratique.
Il n’en a pas moins les moyens de se défendre.
Ils sont si importants que c’est son pouvoir qui peut faire mourir.
Ne parlons pas des morts physiques, comme celles que le prétendu « État islamique » a infligées par ses attaques ou, plus simplement, celles qui ont été commandées par des États en principe plus respectables sur des cibles particulières se trouvant à Istanbul, à Bagdad et à Téhéran.
Considérons plutôt les morts sociales que le pouvoir, en soi, peut provoquer. « Tout pouvoir est absolu », écrit Alain ; et même « tout pouvoir est militaire » ; … « si le pouvoir n’est pas résolu à forcer à l’obéissance, il n’y a plus de pouvoir… »[11]. Il est une domination permanente.
Par l’extension de son domaine, il englobe toute activité. Dans le domaine économique, ses entreprises concurrencent voire éliminent le secteur privé. Le passage de l’État gendarme à l’État providence a assuré la protection de ceux qui n’en avaient pas, mais selon Bertrand de Jouvenel, comme le rappelle Olivier DARD, le protectorat social conduit au despotisme.
L’État, de la protection et la stimulation des arts, est passé à une politique culturelle. « L’État culturel » a été dénoncé par Marc FUMAROLI comme une « religion moderne »[12], et aussi « la Culture (comme) une autre forme de Propagande ».
La laïcité aussi devient une religion d’État[13]. Dans la loi de 1905, elle est conçue comme un principe de neutralité, la République ne reconnaissant ni ne subventionnant aucun culte. Désormais elle devient elle-même un culte officiel. Elle a son catéchisme, qui doit être enseigné obligatoirement dans les écoles, les collèges et les lycées. Elle a ses prêtres : lorsque les pouvoirs publics consultent les représentants des cultes, ils associent les représentants de « la Libre pensée » aux évêques, aux pasteurs, aux rabbins et aux imams. Elle a ses temples, tel le Panthéon, célébré par le Président de la République le 11 novembre dernier lors du transfert des cendres de Maurice Genevoix, comme « cathédrale laïque » – qui reste cependant surmontée de la Croix. « C’est bien d’un nouvel ordre public qu’il s’agit », comme le constate Yves GAUDEMET[14].
De plus, le pouvoir étreint et contraint. En temps normal, se multiplient les règles et les contrôles. La lecture du Journal officiel, celui de la France et celui de l’Union européenne, en donne tous les jours la preuve. On parle à tout propos, en termes grandiloquents, de l’État de droit : en réalité nous sommes dans un État de réglementation.
Les temps de crise le renforcent. La loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence a été complétée en 2015 et en 2017. Quant à l’état d’urgence sanitaire, la crise du coronavirus a permis d’en établir et d’en appliquer le régime par une avalanche de lois, ordonnances, décrets, arrêtés. Faut-il préciser les interdictions qui en ont résulté? La vie quotidienne de ces derniers mois nous suffit à les connaître ; le confinement et le couvre-feu en sont les mesures caractéristiques.
Pour leur application, le pouvoir absorbe, non plus seulement les corps intermédiaires, comme Patrick DEVEDJIAN aurait pu le montrer en parlant de la centralisation, mais les individus. Il l’a fait par cette mesure géniale et monstrueuse faisant de chacun un agent du pouvoir pour établir l’ausweis permettant de circuler – méconnaissant d’ailleurs la disposition du code civil (article 1363) selon laquelle « nul ne peut se constituer de titre à soi-même ».
Par son renforcement progressif le pouvoir finira par tuer la liberté.
Nous ne pensions plus qu’elle était mortelle.
Sa proclamation par vagues successives, dans certains pays (Angleterre, Bill of Rights 1689 ; États-Unis, Déclaration des droits 1776 puis 1791 ; France, Déclaration de 1789), puis à l’échelon mondial (Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948) ou seulement à celui de l’Europe, au sens large (Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 1950) et au sens étroit (Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 2000) et sa protection spéciale par des cours de justice, paraissaient assurer son triomphe.
Elle a été reconnue comme propre à la nature de l’homme : l’homme est né libre ; la liberté est inhérente à sa constitution ; en ce sens elle est une « institution ». Elle doit déterminer l’organisation de la société et du pouvoir. Sa différenciation en différents objets n’empêche pas son unité.
Or désormais des menaces pèsent sur elle, venant d’autrui voire d’elle-même.
On ne sera pas surpris qu’elles proviennent d’abord du pouvoir.
Elles ne sont pas exclues en temps ordinaire. Elles sont systématiques en périodes de crise, sécuritaire ou sanitaire : les législations sur l’état d’urgence déjà évoquées ont permis de restreindre notamment la liberté d’aller et venir, la liberté du commerce et de l’industrie, la liberté de réunion, la liberté de manifestation, la liberté de culte, la liberté de spectacle… A travers ces différents aspects, c’est la liberté tout court qui est remise en cause.
Elle l’est officielleent par les démocraties qui se disent illibérales, définies par Chantal DELSOL comme une « forme de démocratie qui récuse la liberté individuelle ». Elles contestent aussi certaines évolutions « sociétales » des démocraties libérales, voulant conserver des institutions profondément ancrées dans leur identité et dénonçant ce qui ailleurs est vanté comme un progrès. Elles se rapprochent mais aussi se distinguent à certains égards du « libéralisme autoritaire » qu’Hermann Heller a reproché à Carl Schmitt de prôner[15].
Les menaces peuvent venir de la société elle-même.
Il peut s’agir de sociétés particulières, telles celles du séparatisme islamiste, qui veulent se soustraire à la loi commune et imposer à leurs membres, spécialement aux femmes, des contraintes niant leur liberté.
La société en général n’est pas soustraite à une telle tentation. Le contrôle social existe ; il s’oppose à ce qui n’est pas politiquement correct. L’expression de certaines idées, l’adoption de certains comportements ne sont pas toujours soustraites à l’indignation et à la répréhension. On ne peut guère exprimer des réserves sur l’avortement ou sur le changement climatique sans être dénoncé comme intégriste ou comme négationniste. La liberté de pensée et la liberté d’expression en sont d’autant réduites. Elles sont directement atteintes lorsque l’annulation de la conférence d’une philosophe dans une université et le déplacement de celle d’un autre à Sciences-Po sont décidés en raison des menaces d’un groupe violent – alors que ce sont des établissements dont la liberté de débat est le principe.
Peut-on avancer le paradoxe que la liberté peut être menacée par elle-même ?
Elle peut l’être par son exercice. Le développement du numérique conduit chacun à diffuser ses données personnelles, soit sur demande soit spontanément, dans les deux cas librement. Cela aboutit à la société d’exposition dénoncée par Bernard Harcourt[16]. La volonté de « transparence », de soi et des autres, multiplie à la fois la présentation de ce que nous sommes et l’accès à ce que sont les autres : les technologies nouvelles en font une exploitation qui pénètre dans l’intimité de chacun et qui d’une connaissance aboutit à une surveillance ; l’exploitation commerciale peut devenir une exploitation policière.
La liberté aussi est menacée par son extension.
Il n’est pas indifférent que la liberté en soi devienne un droit à la liberté, comme l’expriment certaines déclarations[17]. Elles transforment une « institution », propre objectivement à la nature de l’homme, en un droit subjectif que peut revendiquer chaque individu. La liberté donne évidemment des droits, en commençant par celui de la faire respecter ; mais ils sont la conséquence de la liberté. La liberté n’est pas l’objet d’un droit, elle est le fondement du droit.
Le glissement terminologique n’est pas fortuit : il résulte de la substitution des droits fondamentaux à la liberté, dont elle n’est qu’une partie, et de l’extension des droits fondamentaux au-delà de la liberté. Ils englobent les droits nouveaux que sont les droits économiques et sociaux. On ne peut regretter leur reconnaissance, nier leur importance, contester leur bienfaisance.
Mais on peut constater leur effet sur la liberté proprement dite. L’exercice du droit de grève peut empêcher, dans les transports, celui de la liberté d’aller et venir, dans toute l’activité économique, celui de la liberté d’entreprendre. Le droit à la protection de la santé a conduit, dans la crise du coronavirus, à bloquer toute activité. De jeunes médecins l’ont même invoqué pour que le gouvernement en fasse encore plus[18].
C’était une exagération.
Elle n’est pas la seule. Les constituants de 1789 en ont vu la menace ; l’article 4 de leur Déclaration prévient : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». La liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. Les étudiants en droit apprennent dès la première année l’abus de droit : « il y a abus de droit lorsqu’un individu, sans dépasser les limites objectives de son droit, se sert de celui-ci pour nuire à autrui »[19]. Planiol allait même plus loin : « le droit cesse où l’abus commence »[20].
Peut-on le dire pour la liberté d’expression ? Le législateur lui-même réprime la diffamation dans la loi de 1881 qui établit la liberté de la presse[21] ; il y a ajouté en 1992 la contestation des crimes contre l’humanité dont les auteurs ont été condamnés à Nuremberg[22]. Si le Conseil constitutionnel[23] a censuré comme excessives les dispositions de la loi Avia[24] laissant à l’administration l’appréciation du contenu de certains messages sur Internet, il n’en a pas moins admis qu’il est « loisible » au législateur « d’instituer des dispositions destinées à faire cesser des abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers » dès lors qu’elles sont « nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ».
Au-delà du droit, des considérations morales, tel le respect des autres, comme l’a écrit Chantal DELSOL, ne devraient-elles pas suffire à éviter des excès, comme la provocation qu’a pu constituer la projection de caricatures offensantes sur les murs d’édifices publics.
*
Ce sont là des questions auxquelles il revient à notre Académie de réfléchir. Elle apporterait ainsi des nuances à des observations dont le trait a pu être ici grossi.
Elle jouerait ainsi pleinement son rôle. Déjà les travaux menés par certains d’entre nous le réalisent. Ils pourraient aboutir à des débats en séance plénière, voire à l’adoption de résolutions.
Nous ne pouvons nous contenter de sujets accessoires, si intéressants qu’ils soient, et nous bercer dans la routine hebdomadaire.
Le rôle qui devait être exercé dans les matières politiques et morales par l’Académie française, selon son règlement de 1635, sous l’autorité du Prince et sans pouvoir remettre en cause la forme du gouvernement et les lois du royaume, peut l’être depuis 1832 en toute liberté par l’Académie des sciences morales et politiques.
Elle peut ainsi apporter sa contribution aux problèmes d’aujourd’hui et non pas tant assurer sa survie que réaliser pleinement sa vie.
Notes
[1] La crise de l’esprit, 1919
[2] F. Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, 1992
[3] Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, Fayard, 1979
[4] A. Fabre-Luce, La mort a changé, Gallimard, 1966
[5] P. Valéry, « Une conquête méthodique », 1897 ; in Œuvres, t. 1, La Pléiade, 1957, p. 971
[6] Chiffres au 14 décembre 2020
[7] C. Schmitt, Théologie politique, Gallimard, 1988, p. 15
[8] Ordonnance (référé) du 22 mars 2020, n° 439674
[9] Décision (Assemblée) du 10 juillet 2020, n° 428409
[10] V. O. Beaud, Blog de Jus politicum 21 octobre 2020
[11] Alain, Propos, La Pléiade, 1956, p. 518 ; idem p. 941
[12] M. Fumaroli, L’État culturel, essai sur une religion moderne, éd. de Fallois, 1991
[13] V. Peillon, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, 2010
[14] « L’expression d’appartenance religieuse et l’ordre public », in Qu’est-ce que le bien commun ? Hommage à Jean-Marc Sauvé, Berger-Levrault, 2020, p. 101
[15] Du libéralisme autoritaire, Carl Schmitt – Herman Heller, présentation par Grégoire Chamayou, éd. Zones, 2020
[16] B. E. Harcourt, La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Seuil, 2020
[17] Article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; article 6 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
[18] Voir l’ordonnance déjà citée du Conseil d’État du 22 mars 2020, n° 439674
[19] F. Terré et N. Molfessis, Introduction générale au droit, Dalloz, 13ème éd. 2020, n° 590
[20] M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, t.II, n° 871
[21] Article 29 de la loi du 29 juillet 1881 : « Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation… »
[22] Art. 24bis
[23] Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020
[24] Loi n° 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet
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