La France et l’Afrique
Lionel Zinsou[1]
Je dois d’abord vous dire ma gratitude de m’avoir invité, et pour deux raisons : c’est un honneur que de participer à un cycle consacré à l’action extérieure de la France parmi de prestigieux acteurs et témoins, mais aussi, de façon plus intime, parce que je suis métis et binational, collaborateur d’un Premier ministre français dans ma jeunesse, et Premier ministre moi-même d’un pays africain, le Bénin, quand l’âge m’a fait revenir à mes origines paternelles. Je ressens donc l’action extérieure de la France comme une question personnelle et quotidienne : un dialogue intérieur. Mais ce dialogue intérieur n’est pas un déchirement, c’est même une paix intérieure.
Je crois en effet que l’Afrique et la France sont très complémentaires devant les défis de l’économie contemporaine, et je crois que leurs échanges culturels sont encore plus importants que leurs échanges économiques. Mais pour que la relation se renforce au lieu de se dégrader, il y a une condition préalable : se connaître, se comprendre beaucoup mieux. Et je commencerai par là.
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L’opinion publique française et certains décideurs économiques et politiques français pourraient mieux connaître l’histoire de l’Afrique, être à l’écoute des changements, épouser ces changements et s’écarter de quelques idées reçues, négatives et pessimistes, qui font moins de tort à l’Afrique qu’à la France et à l’Europe.
Je citerai trois thèmes contemporains qu’il faut faire comprendre, même et surtout s’ils sont contre-intuitifs :
Le premier thème est celui de la forte croissance économique africaine. Longtemps, l’Europe a nié cette croissance : 5 % par an sur 20 ans et 2 points de plus que la croissance démographique. 5 %, c’est de la surchauffe. Beaucoup des désordres observés dans les économies africaines sont des effets d’une forte croissance et non d’une stagnation. L’Afrique a été préservée de la récession mondiale de 2008-2009 et de la récession européenne de 2011-2013. Chaque fois qu’on corrige les comptes nationaux, sous le contrôle du FMI, c’est à la hausse : +89 % au Nigéria en 2014, +40 % au Ghana, le Togo et Djibouti allant bientôt publier leurs chiffres.
Ce n’est pas le simple effet de la hausse des prix des matières minérales entre 1995 et 2015, l’économie africaine est en effet d’abord, et de très loin, une économie tertiaire et agricole. La croissance du continent, assez homogène si on exclut les zones de guerre, s’explique simplement par l’évolution des trois composantes de la fonction de production : le capital, le travail et la connaissance. Le capital par l’activation de l’épargne, la bancarisation et les moyens de paiement numériques ; le travail par la forte croissance des jeunes actifs et la connaissance par les progrès de l’alphabétisation et de la scolarisation. Le haut niveau d’épargne – plus de 20 % du PIB, complété par environ 4 % de retour d’épargne des migrants, 4 % de flux d’investissements étrangers et environ 4 % d’aide publique au développement – permet un niveau d’investissement de 25 % à 30 % du PIB, moins que les 40 % de la Chine mais plus que dans les pays de l’OCDE. Et ce à un moment où la demande d’exportations adressée à l’Afrique et les besoins d’importations progressaient en valeur de 20 % par an, au début des années 2000.
C’est comme cela que vous pouvez expliquer que le commerce entre l’Afrique et la France n’a jamais cessé de progresser et qu’elle ait cependant perdu continûment des parts de marché, surtout au profit des pays émergents, et principalement en Chine. La Chine, en effet, ne s’est pas trompée, ni sur la date du décollage, ni sur sa pente, ni sur sa durée. La France doit rompre avec le déni de croissance et cesser de moquer l’afro-optimisme. C’est d’ailleurs ce qu’a fait le président Macron en dix voyages et vingt-deux mois.
Le deuxième thème qui mérite compréhension, c’est la dynamique démographique africaine. Il faut traiter à part deux phénomènes qui biaisent la réflexion sur la démographie à cause de l’hystérisation des flux migratoires en Europe : le premier c’est le cas particulier du Maghreb et le second celui des pays en guerre, Érythrée, Soudan, Libye, qui pour des raisons historiques connaissent des flux migratoires significatifs.
Mais les migrations clandestines de l’Afrique subsaharienne représentent en Europe 3 % des entrées estimées. Ce ne sont pas des migrations de la misère, mais des plus entreprenants ; ce ne sont pas des migrations climatiques.
En réalité, l’Afrique migre vers l’Afrique, pour les trois quarts de sa mobilité. Et elle n’y est pas poussée par la surpopulation : sa densité de 40 habitant/km² est le tiers de celle de l’Union européenne. L’Afrique est un continent vide. Il ne faut pas extrapoler les cas de Lagos, du Caire ou de Nairobi.
De même, il ne faut pas prendre le Sahel et ses six enfants par femme pour l’archétype d’une Afrique profondément engagée dans la transition démographique. Le Sahel du Sud abrite 10 % de la population africaine. La natalité s’effondre dans les villes et les régions côtières. Ce qui nourrit la croissance démographique (3 % par an) c’est l’allongement de l’espérance de vie à la naissance, du fait de la baisse de la mortalité infantile : c’est l’effet de la santé – notamment par la vaccination – , de l’éducation, de l’hygiène et du recul de la sous-nutrition. Des pays qui avaient une espérance de vie de 40 ans à la naissance ont gagné 15 ans en soixante ans d’indépendance, mais désormais ils gagnent un an d’espérance parannée de vie.
Pour une bonne compréhension entre France et Afrique, il faudrait idéalement calmer les phobies migratoires des partis extrêmes et réduire les discriminations à l’encontre des diasporas. Regardons encore la Chine : plus d’un million de nationaux chinois se sont installés en Afrique en vingt ans. Ils sont 1,5 million pour un nombre stable de 250 000 Français (y compris les bi-nationaux). Les flux migratoires sino-africains sont inverses. Là devrait s’investir l’anxiété européenne.
Le troisième thème de compréhension digne de nos efforts est celui de la dynamique du développement.
L’Afrique n’a plus d’angoisse de croissance : le continent détient la recette de cinquante années de croissance. Elle sera soutenue par la demande des nouvelles classes moyennes, l’accroissement de la monétarisation, et le meilleur rapport au monde entre inactifs et proportion de jeunes actifs.
En revanche, il faut accroître encore le niveau d’investissements dans les infrastructures, dans la productivité agricole, dans l’industrie manufacturière et dans les biens publics. Des entrées de capitaux productifs sont désirées et plus importantes que les flux d’importations.
En effet, la croissance ne résout pas tout. Elle n’est pas synonyme du développement. Elle manque deux objectifs : d’abord, elle ne permet pas l’entrée des jeunes qualifiés sur le marché du travail car c’est une croissance par nature plus intensive en capital qu’en travail. Quand l’Europe fait régresser le chômage à 1,5 % de croissance du PIB, l’Afrique devrait y parvenir à 4 %, or elle n’y parvient pas. Elle crée ainsi des frustrations qui ont pour corollaire la radicalisation, les trafics et les colères sociales. C’est que nous vivons une croissance anomique. La France s’illustrerait en investissant dans des activités manufacturières et tertiaires modernes à fort coefficient de main d’œuvre qualifiée (logistique, services financiers et numériques, éducation et santé privées …). La seconde pathologie de notre croissance est son impuissance à réduire l’extrême pauvreté. Ses foyers sont le monde rural et les très dangereux quartiers péri-urbains des grandes agglomérations, produits de l’exode rural. Les réponses sont dans l’investissement dans la productivité agricole et la solvabilisation de masse à travers le micro-crédit numérique. Le secteur privé n’est en effet pas financé à hauteur de ses besoins, à commencer par l’agriculture et par le secteur informel auquel elle appartient. Les actifs financiers du continent représentent le quart de la moyenne mondiale. Le crédit aux ménages et aux PME n’existe pratiquement pas. Cette pénurie crée par compensation un surendettement artificiel du secteur public et d’abord des Trésors Publics.
Les banques françaises se retirent de leurs réseaux africains, les assurances et le capital-investissement y sont presque absents : cette absence et cet absentéisme risquent de devenir des handicaps.
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Pourquoi rester franco-optimiste devant ces risques d’incompréhension?
Parce qu’ils me semblent mieux maîtrisés. La concurrence de la Chine, de l’Inde, de la Turquie ou de la Corée, et même désormais de l’Espagne, devenue premier partenaire commercial du Maroc, ou de l’Italie, premier partenaire de la Tunisie, pour ne pas parler de l’Allemagne, partout active… Toutes ces concurrences ont dissipé les plus graves dénis et les entreprises françaises les plus actives aujourd’hui n’ont pas de passé colonial, elles ne se trompent pas de modèle économique en Afrique. Il n’y a plus de situations de rentes, plus d’exclusif colonial, plus d’apologie de l’extraversion. Il s’agit de s’insérer dans des économies dont les leviers de croissance sont endogènes.
Il y a en outre deux grandes évolutions qui donnent un avenir à la relation entre l’Afrique et la France.
La première évolution est d’abord technologique et liée à la mondialisation : l’Afrique et la France doivent aujourd’hui relever les mêmes défis, et, par-delà leurs différences, avec les mêmes outils. C’est vrai de la transition énergétique : l’Afrique est beaucoup mieux préparée à des modes de consommation frugaux et de circuits courts. Elle a plus de terres arables et moins d’eau polluée. Mais la France est encore en avance sur les technologies d’irrigation, de pompage solaire, de semences sélectionnées, d’électrification décentralisée, etc. La révolution verte africaine, qui progresse très vite, a besoin des technologies françaises.
La métaphore de la révolution numérique est pleinement valide : contre toute attente, l’Afrique devient, à l’instar de l’Asie, un continent métamorphosé par le smartphone et un « start-up continent ». Les paiements sans numéraire – la banque digitale – vont plus vite en Afrique de l’Est qu’en Europe. Orange Money a beaucoup plus de clients en Afrique qu’en France. La France possède des technologies, mais elle n’est pas seule à les posséder ; la Chine et l’Inde sont hyperactives. L’Afrique a pour elle la demande et les usages sociaux. Elle va très vite parce que les technologies n’y créent pas de « disruption ».
L’ubérisation des transports urbains ne pose pas de problème de taxis dans les nombreux pays qui n’ont pas de taxis. Tout comme les paiements et les crédits numériques ne déstabilisent pas les banques quand vous n’avez pas de banques. Tout comme les télémédecines quand vous avez une terrible carence des systèmes de santé. Les flux d’informations compensent une partie des carences d’infrastructures.
Les technologies contemporaines ont en outre un immense avantage : elles ont des coûts marginaux pratiquement nuls. C’est par excellence ce qu’on voit apparaître dans l’éducation : l’enseignement numérique de masse, les MOOC, pour autant que les écoles aient de l’électricité solaire à coût marginal nul, coûtent le même prix pour former en permanence mille ou dix mille maîtres, cent apprentis ou mille apprentis, dix mille étudiants ou un million d’étudiants.
Dans tous les domaines, les technologies contemporaines sont la solution des pays en surchauffe de croissance et en crue démographique. L’Afrique jouit à son tour de ce que les historiens appellent « l’avantage de l’arriération ». Cet avantage qui consiste à sauter les étapes techniques et à développer les usages les plus modernes de leur temps sans avoir à amortir des investissements productifs anciens. C’est ce qui permet de reprendre la course en tête et qui a fait l’apparition industrielle de l’Allemagne au XIXesiècle, du Japon de l’ère Meiji, ou de la Chine contemporaine.
Les nouveaux défis contemporains sont identiques pour l’Afrique et pour la France. Leur offre et leur demande sont complémentaires. Les réseaux d’échange, d’investissement et de recherche sont en place mais la France me semble avoir environ cinq ans pour être invitée à participer à cette nouvelle révolution industrielle et à s’associer à l’Afrique. Cinq ans, non pas pour regarder cette Afrique qui lui semble de science-fiction, mais pour se regarder elle-même et ses concurrents. Elle est au premier rang des sciences de la vie, des sciences de la terre ou des data sciences. L’est-elle encore en intelligence artificielle, en stockage de l’énergie, en énergie renouvelable ou en fintech ?
Ce sont de vraies demandes nouvelles de l’Afrique. On n’échange plus du coton contre de la quincaillerie. Nous sommes solidaires si nous ne voulons pas devenir ensemble les pays pauvres du XXIIe siècle, le jour où il y aura 4 milliards d’Africains et seulement 400 millions d’Européens.
La seconde évolution porteuse d’avenir est encore plus immatérielle, plus incorporelle : c’est le primat que la culture prend sur l’économie. La France et l’Afrique francophone ont le français en partage, son découpage du monde, ses codes, ses paradigmes philosophiques, politiques et juridiques. Là encore, la relation est devenue égalitaire. Elle s’est même renversée. La France a ses académies, l’Afrique a désormais les locuteurs et les lecteurs. C’est toute la connaissance, la recherche scientifique et la création littéraire qui vont être désormais co-produites solidairement. C’est une inflexion importante qui a été donnée par le président de la République dès 2017 : il a dialogué avec la jeunesse africaine sans intermédiaire et sans censure à Ouagadougou, mais aussi à Lagos et à Nairobi. Il a renversé la position française sur la restitution des œuvres d’art pillées dans les expéditions coloniales. Et enfin, il a décidé de consacrer 2020 à des co-productions et à la présentation en France de créations culturelles et scientifiques de toute l’Afrique, pour changer le regard sur le continent. Beaucoup d’observateurs pourraient se moquer. Certains pourraient dire : la Chine crée des routes et des ports alors que la France fait de la littérature et des expositions. Qui va gagner, de la francophonie ou des nouvelles routes de la soie ?
Le président français a mesuré deux dimensions importantes : il y aura rapidement autant de francophones dans l’Égypte arabophone, dans l’ Éthiopie amharophone ou dans le Nigéria ou le Kenya anglophones que dans la plupart des pays anciennement colonisés par la France et la Belgique.
Grâce au partage de la langue, au soutien des artistes, à la sauvegarde du patrimoine ou à la restitution des œuvres d’art, on reconstruit du respect, on rend mémoire, on exhausse l’histoire. C’est la jeunesse du continent qui le demande, c’est elle qui veut pouvoir retrouver l’histoire précoloniale, celle des grands empires. Il faut dire l’esclavage et les crimes de guerre si on veut les mettre derrière soi. Il faut sortir des frontières des départements français d’Afrique ou des colonies et des protectorats, cette géographie imaginaire et restreinte d’un continent beaucoup plus divers et qui veut réussir son unité sans référence à la colonisation.
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Quand Michel Leiris apporta à André Malraux, lecteur chez Gallimard, son manuscrit Dakar-Djibouti (1931-1933), Malraux lui a demandé d’en changer le titre qu’il trouvait terne. Cela devint L’Afrique fantôme, un titre digne d’un chef-d’œuvre. Il s’explique dans la préface de la réédition de 1981. Cette Afrique « fuyante », c’est celle où il avait ressenti en 1931 l’oppression et la rébellion universelle mais silencieuse contre l’oppression. Cela devait changer l’ethnologie française : elle ne pouvait pas rester un « examen détaché », une « dégustation artiste » d’exotisme. Notre propos devant votre compagnie aujourd’hui est proche de cette inspiration : comprendre l’autre, éradiquer les idées reçues, construire sur la connaissance et la technologie, créer ensemble. Ce que Michel Leiris appelait « la fraternité agissante ».
[1] Lionel Zinsou est un économiste franco-béninois, banquier d’affaires, fondateur et managing partner de la société de conseil financier et stratégique Southbridge. Il a été Premier ministre du Bénin (2015-2016). Il est président de la Fondation Terra nova et membre du comité directeur de l’Institut Montaigne.