Les questions morales et philosophiques soulevées par la stratégie de dissuasion nucléaire
Nicolas Roche[1]
Mon propos est issu d’une réflexion que nous avons lancée il y a maintenant trois ans à l’École normale supérieure, avec Hubert Tardy-Joubert et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, dans le cadre du Centre interdisciplinaire d’études sur le nucléaire et la stratégie. Son ambition était de revisiter les dilemmes moraux de la dissuasion, en associant philosophes et stratèges. J’avais en particulier posé une question impossible à Hubert Tardy-Joubert, qui a nourri notre dialogue constant depuis : peut-on réconcilier la dissuasion nucléaire avec une vision kantienne de la morale et du projet politique que nous avons hérités des Lumières ? Qu’il soit ici remercié car mes propos à venir, qu’il a bien voulu corriger, lui doivent énormément. Cela reste un effort en cours, une étude en construction et je vais vous en présenter un état bien imparfait, qui n’a d’autre ambition que de susciter le débat, la délibération rationnelle. On ne saurait imaginer meilleur cadre que l’Académie des sciences morales et politiques pour cela.
Définitions, concepts et histoire
Les 6 et 9 août 1945, l’humanité comprend qu’elle dispose désormais des moyens de sa destruction totale. C’est une rupture profonde dans notre histoire. Dans les mois qui suivent Hiroshima, se développent des mouvements de pensée remettant en cause, sur des fondements éthiques, l’existence même d’une arme d’une nature aussi différente, et appelant à une transformation radicale des relations entre puissances pour contenir cette menace. Cette critique, éthique et politique, de l’arme nucléaire traverse toute notre histoire contemporaine. Elle soulève des questions essentielles pour une démocratie libérale comme la France.
Et pourtant, cette question de l’éthique des armes nucléaires fait en règle générale l’objet de deux débats totalement séparés, comme le disait déjà Pierre Hassner en 1989 dans son livre La violence et la paix. Le premier débat est de nature philosophico-religieuse : il interroge des réalités stratégiques au prisme de la morale ; le second est un débat politico-stratégique sur la dissuasion ; les deux interviennent dans deux mondes séparés qui se parlent peu et s’écoutent encore moins. Or, comme l’écrit Hassner, il faut « distinguer et réunir, désagréger et recombiner » systématiquement en prenant ces deux aspects comme une double tâche. Il s’agit bien ici d’approfondir la réflexion, le débat, le savoir, c’est-à-dire la délibération et l’argumentation, pas de s’indigner. Comme le dit Joe Nye dans l’introduction de son livre Nuclear Ethics en 1986 : nous sommes tous, dans nos démocraties occidentales, des cibles, des victimes et des participants, au minimum comme contribuables et citoyens politiques, à la dissuasion nucléaire ; il doit donc s’agir d’appliquer sa raison morale à ces objets, d’élaborer un « raisonnement moral », et non d’en rester à la simple émotion, ou à un « cri d’indignation morale ».
Cadrer le champ de la recherche : pourquoi exclure par principe trois débats
Pour éviter de se disperser et concentrer un débat qui a finalement très peu occupé les Français dans leur histoire nucléaire, il est utile de fixer un cadre intellectuel à notre entreprise. Trois positions extrêmes ne seront pas examinées ici, non qu’elles ne soient pas intéressantes mais elles nous empêcheraient de penser l’arme nucléaire dans sa spécificité. Les relations internationales et les rapports de puissance entre États sont par nature amoraux. Ce serait là une maxime de « realpolitik » poussée à son comble, pour laquelle la moralité n’est pas une question pertinente du débat stratégique. Nous vivons dans un monde international purement hobbesien où seuls les rapports de force comptent. C’est une tendance fréquente et récurrente des stratèges, notamment en France, où un Raymond Aron pouvait écrire en 1976 : « Quiconque aujourd’hui réfléchit sur les guerres et la stratégie élève une barrière entre son intelligence et son humanité ». On pourrait aussi citer Thucydide : « le fort fait ce qu’il veut, le faible souffre ce qu’il doit ». La question posée de la moralité des armes nucléaires n’aurait donc aucun sens puisque ce sont toutes les relations internationales qui seraient amorales.
Nous rejetterons aussi l’idée que puisque d’autres États envisagent l’emploi de l’arme nucléaire, nous avons le droit de les imiter, que l’état du monde nous exonère de toute réflexion morale correspondant à la nature profonde de nos sociétés démocratiques. Notre débat part du point de vue d’une démocratie classique, fondée dans son organisation intérieure sur un ensemble de normes et notamment sur certaines valeurs et principes moraux, où l’adjonction de deux maux ne fait pas un bien. « Si nous possédons des armes nucléaires pour défendre nos valeurs, il est important de se rappeler qu’il existe plus d’une manière de perdre nos valeurs », ainsi que le disait Joe Nye dans Nuclear Ethics. Aujourd’hui encore, l’évolution des pratiques et doctrines nucléaires dans le monde ne saurait exonérer par principe nos démocraties d’une telle réflexion morale, et plus généralement d’une interrogation normative sur la dissuasion.
La troisième maxime à rejeter à ce stade pour cadrer notre réflexion est inverse. La guerre est par principe immorale car elle consiste à donner la mort, ce qui équivaut au meurtre. Il faudrait donc à une morale de la guerre, contradiction dans les termes si l’on suit la proposition que je viens de mentionner, substituer complètement une éthique de la paix et un pacifisme absolu. On le verra, c’est une critique de la dissuasion très présente dans les années 1980, mais qui ne permet pas de penser la spécificité des armes nucléaires et qui, par son radicalisme pacifiste, englobe dans une même condamnation tout acte violent des États. Pourquoi dans cette optique réfléchir à la dimension morale ou immorale des armes nucléaires puisque c’est toute la guerre qui est par principe immorale ?
Le débat qui nous occupe porte sur la moralité, l’amoralité ou l’immoralité de l’arme nucléaire et de ses différentes doctrines stratégiques.
À cet égard, certaines approches éthiques devraient par nature être inconciliables avec l’arme nucléaire. Comme le soulignait Pierre Hassner, ce devrait être le cas de l’impératif catégorique kantien ou de l’éthique de conviction analysée par Max Weber, qui postulent la priorité inconditionnelle de certaines fins ou l’inacceptabilité inconditionnelle de certains moyens. Pour autant, gardons à l’esprit ces catégories car il est rare que ces approches soient pures et parfaites et n’intègrent pas dans leurs réflexions morales un souci et une attention aux conséquences des actes ou des menaces. Par ailleurs, et j’y reviendrai plus loin, l’aspiration vers certaines fins que met en lumière ce type de théorie morale est profondément liée à la part « idéaliste », au sens philosophique du terme, de nos démocraties et du mouvement des Lumières qui leur a servi de cadre historique d’élaboration.
À l’inverse, certaines approches stratégiques sont incompatibles avec un réel débat et nous les écarterons donc : si la stratégie est une science apodictique, avec des conclusions certaines reposant sur une prédiction déterministe, le débat est nécessairement clos; si l’échec de la dissuasion est inévitable et certaine l’impossibilité de contrôler l’escalade, ou si au contraire la dissuasion empêche de façon absolue la guerre et l’emploi de l’arme nucléaire sans échec possible, aucun débat moral n’est possible. Nous devons postuler qu’il n’y a pas de « vérité scientifique ultime révélée à la stratégie nucléaire » (Hassner) et reconnaître une forme d’ignorance et d’incertitude.
C’est ce qui explique le besoin d’un véritable croisement d’approches stratégique, philosophique et religieuse : aucun de ces trois champs ne peut épuiser à lui seul le débat ; il est facile d’être abstrait et de déconnecter la morale des réalités stratégiques, sans se préoccuper de la mise en œuvre pratique des grandes maximes philosophiques ; comme il peut être tentant de ne regarder que la réalité des rapports de force stratégiques sans les confronter aux grands principes moraux de nos sociétés occidentales.
Une approche historique de la critique morale
Trois grandes étapes peuvent être distinguées.
Les années 1945-1965
Les frappes sur Hiroshima et Nagasaki font découvrir au plus grand nombre l’horreur d’une guerre nucléaire. Le sentiment naît qu’une guerre nucléaire globale est devenue inévitable. Les appels se multiplient pour, soit mettre les armes nucléaires sous un contrôle mondial total, soit entièrement les supprimer.
La première phase de la guerre froide qui couvre l’ensemble des années 1950 et le début des années 1960 se caractérise par une course massive aux armements nucléaires, une compétition nucléaire pure, la multiplication des crises, avant la détente de la fin des années 1960 et le début de l’Arms control. C’est une époque de floraison des questionnements éthiques et religieux sur l’arme nucléaire, dans les pays occidentaux. Les Églises réfléchissent à ce problème moral d’une radicalité nouvelle. Une première vague de publications sur le sujet s’enclenche. Les débats mettent en place nombre des questions encore d’actualité : les théories classiques de la guerre juste, du double effet s’appliquent-ils ou l’arme nucléaire, dont l’emploi est pensé en termes de représailles massives, est-elle tellement radicalement nouvelle qu’elle transforme la nature du problème éthique de la guerre ?
Sans prétendre exposer les détails de ce premier débat stratégique, philosophique et théologique, notons quelques moments forts. De vrais mouvements pacifistes naissent en Allemagne : on citera à cet égard le livre de Karl Jaspers, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, publié en 1958 ; on citera également le positionnement politique du SPD. Au Royaume-Uni, est créée la Campaign for Nuclear Disarmament ou CND ; le mouvement unilatéraliste et pacifiste se développe au sein du parti travailliste, marqué par le poids intellectuel de Bertrand Russell en particulier. Le grand débat portait d’abord sur le ciblage intentionnel de larges villes et centres de population alors au cœur de la dissuasion nucléaire naissante ; la fin des années 1950 est en effet la période de l’histoire où le ratio énergie / précision est le plus mauvais. Les spécificités stratégiques de l’époque influencent considérablement le débat moral.
Du côté des Églises, les Églises protestantes adoptent une attitude pacifiste radicale. L’Église catholique suit, elle, un chemin plus sinueux. Face à l’apparition de la bombe atomique, les autorités catholiques tentent de définir les conditions d’une acceptabilité morale de la dissuasion nucléaire, avec quelques grandes lignes de force qui traversent toute la guerre froide et qui sont codifiées lors du concile Vatican II : la stratégie de dissuasion vise un équilibre et, dès lors qu’elle ne recherche qu’à détourner un adversaire de ses projets d’agression, elle est un mal moralement acceptable imposé par les circonstances ; il est néanmoins impératif d’inverser la tendance et il existe une exigence du désarmement.
Les années 1978-1985
Le deuxième grand temps du débat moral occidental correspond à la remontée des tensions Est-Ouest à partir de la fin des années 1970, marquée par une forte course aux armements. Deux développements stratégiques alimentent tout particulièrement ce débat :
- Les travaux lancés par les États-Unis, bientôt suivis par d’autres (URSS, Chine, France…) sur l’arme à neutrons.
- Plus encore, le débat moral et politique renouvelé s’inscrit dans la crise des Euromissiles ; une floraison de publications, de séminaires, de débats s’ensuit, en parallèle de la montée en puissance des mouvements pacifistes. C’est l’époque des manifestations, des slogans (« better red than dead »)… La renaissance et l’élargissement du mouvement pacifiste est alors plus profond et plus puissant, y compris aux États-Unis ; deux groupes sociaux, les savants et les Églises, jouent alors un rôle-clé.
C’est un mouvement vaste de dévaluation de la dissuasion nucléaire, qui ne touche pas que les milieux pacifistes ou contestataires. Les États-Unis en particulier cherchent à remplacer l’arme nucléaire par d’autres concepts ne reposant pas sur le risque de dévastation nucléaire : le développement d’options de défense ou de dissuasion conventionnelle ; la volonté de dépasser la dissuasion grâce à la défense anti-missiles ; le discours de Ronald Reagan en 1983 contient une forte critique morale de la dépendance aux armes nucléaires.
Ce deuxième mouvement de la paix prend dans certains pays un tour plus radical. La guerre nucléaire est décrite comme un mal moral ultime et absolu ; l’arme nucléaire révèle la vraie nature de la guerre, c’est-à-dire simplement celle du meurtre de masse.
Dans l’Église catholique, Jean-Paul II reprend et développe la notion de mal transitoire, dans un message de juin 1982, en pleine crise des Euromissiles. Il s’y transforme à la fois en moraliste et en stratège :
L’Église réclame pour chaque nation le respect de l’indépendance, de la liberté et de la légitime sécurité. Dans les conditions actuelles, une dissuasion basée sur l’équilibre, non certes comme une fin en soi, mais comme une étape sur la voie d’un désarmement progressif, peut encore être jugée comme moralement acceptable.
Les années 2000
Le troisième temps du débat moral peut être situé à partir du milieu des années 2000. Après la fin de la guerre froide, stratèges, experts et philosophes perdent de vue l’intérêt de la dissuasion en l’absence de menaces totalitaires ; passent alors au premier rang des réflexions, les menaces terroristes et le risque de convergence entre terrorisme et fait nucléaire.
Le mouvement Global Zero, lancé aux États-Unis en 2008, officialisé dans le discours de Prague du président Obama (2009) exprimant sa « vision » d’un « monde libre d’armes nucléaires », puis dans le mouvement dit des « conséquences humanitaires » (Oslo, Nayarit, Vienne), qui a abouti au traité d’interdiction des armes nucléaires (2017), comporte une dimension morale essentielle.
Ces prises de position reposent aussi sur un diagnostic historico-moral : ce qui était acceptable du bout des lèvres pendant la guerre froide ne l’est plus ; la menace nucléaire était destinée à conjurer la menace totalitaire – toutes les deux existentielles. Puisque la menace totalitaire n’existe plus, l’arme nucléaire n’a plus de justification.
C’est l’application au domaine nucléaire du raisonnement moral du désarmement humanitaire, qui a conduit par ailleurs à l’interdiction des armes chimiques, biologiques, des mines anti-personnelles ou des sous-munitions. Le raisonnement moral supplante l’intérêt stratégique.
À cet argument se sont ajoutés deux autres arguments moraux :
- le premier repose sur une norme de justice : le caractère inégalitaire de la possession légale de l’arme nucléaire ;
- le second est relatif à la préservation des générations futures et recoupe les préoccupations environnementales au fondement du principe de précaution.
La fin de la guerre froide permet un rapprochement des positions des confessions catholique et protestante. Les controverses religieuses ne portent alors plus sur l’objectif de l’abolition d’une arme de destruction massive, mais sur les modalités de parvenir à cet objectif : l’arme étant par nature mauvaise, elle doit être supprimée.
Cette troisième floraison de débats moraux et éthiques est donc différente. L’accent est mis sur le caractère inacceptable des conséquences d’une guerre nucléaire : conséquences humaines, humanitaires, environnementales, générationnelles…
La singularité de la France dans cette histoire des idées
Dans ce survol historique rapide, la singularité de la France dans ces trois débats, au regard des Américains, Britanniques et Allemands, est frappante. Le débat moral y est à chaque fois moins fort, moins profond, moins large, moins prégnant. Il n’est pas absent naturellement, mais il ne prend pas politiquement. D’ailleurs, ce thème n’a pas été abordé dans les discours des présidents successifs sur la dissuasion, probablement pour trois grandes raisons :
- le poids de la religion dans la définition morale des politiques publiques y est structurellement plus faible que chez nombre de nos partenaires ;
- la dissuasion est pour la France, depuis de Gaulle, consubstantielle des notions de souveraineté et d’indépendance nationales, marqueurs de notre identité depuis le traumatisme de juin 1940 et les crises de la fin de la IVe République (Suez, Indochine…) ;
- la doctrine nucléaire française de dissuasion, ou d’empêchement de la guerre, nous interdit de penser son emploi dans un conflit ; il n’est pas besoin de poser la question morale puisque la théorie pure de la dissuasion interdit l’emploi ; la doctrine nucléaire française est en effet d’abord une doctrine d’empêchement de la guerre, abstraite et théorique, qui pose comme principe absolu que la dissuasion fonctionne avec certitude et est garante de la stabilité, rendant donc le débat moral sans objet.
En France, poser le débat moral, ce serait donc tout à la fois perdre la foi dans la crédibilité et l’efficacité de la dissuasion et accepter la logique de discrimination, de contrôle et de proportionnalité ; ce serait accepter la guerre nucléaire limitée et donc l’échec de la dissuasion.
Pourquoi reposer en France la question morale de la dissuasion aujourd’hui ?
Nous sommes tout d’abord à la fin d’un cycle politique et stratégique, ouvert il y a 25 ans en Europe et en Occident, reposant sur la décroissance progressive, en tendance, du fait nucléaire et des rapports de force purs dans le jeu international ; après la fin d’une menace totalitaire, la dissuasion était vouée à perdre du sens et de l’intérêt. Nous redécouvrons depuis le milieu des années 2010 que les « menaces de la force » restent importantes et que d’autres acteurs étatiques conservent une logique agressive et nucléaire.
Au-delà, cependant, une question politique et morale plus profonde nous est reposée, qui a trait non à la stratégie nucléaire mais à l’organisation du monde. L’ère des totalitarismes n’est plus mais il est évident que l’ambition établie après 1945 d’un ordre mondial tendant progressivement vers la coopération, le droit et le multilatéralisme, aussi précaire, imparfaite et parfois illusoire a-t-elle été, est aujourd’hui contestée comme jamais : autoritarismes, dérives dites illibérales, remise en cause et destruction des normes de droit, blocage ou affaiblissement du multilatéralisme, primauté des pures logiques de force et de puissance militaire, retour des risques de guerre majeure… les tendances inquiétantes d’évolution du monde se multiplient en ce début d’année 2019.
Deux tendances s’affrontent en Occident dans ce contexte : l’une, à dominante morale, a abouti au traité d’interdiction des armes nucléaires, adopté en 2017, qui pose comme fin inconditionnelle la suppression de ces armes ; l’autre, qui se qualifie elle-même de réaliste, assume de façon décomplexée les responsabilités de la puissance militaire. Mais sommes-nous condamnés à cette opposition binaire et stérile, entre nouvel abolitionnisme inconditionnel ou cynisme militaire ?
C’est cette question qui est légitime et qu’une démocratie européenne comme la France ne peut plus aujourd’hui éviter. Pour esquisser des pistes de réponse, deux grandes voies nous sont ouvertes.
La première est classique et a irrigué la totalité des réflexions morales sur la dissuasion depuis 1945 : comme il existe une physique des extrêmes associée au fonctionnement de l’arme nucléaire, peut-on identifier une éthique de la guerre des extrêmes ?
La seconde piste, très présente dans les premières années de l’ère nucléaire, vise un discours plus complexe et plus complet d’explication philosophique, en conjuguant l’enjeu moral propre à la dissuasion nucléaire et les finalités historiques de notre action internationale.
Les critères de la guerre juste appliqués à l’arme nucléaire : quelles conclusions ?
La question centrale ici revient à examiner les grands critères de la guerre juste, tels que définis depuis Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin, et à les appliquer à ces deux objets que sont l’arme nucléaire et la dissuasion nucléaire : la rupture anthropologique essentielle que représente l’irruption de l’humanité dans l’âge nucléaire fait-elle voler en éclat l’éthique classique de la guerre, comme le soutient par exemple Walzer ? Ou ne fait-elle que rendre plus apparents et plus aigus les innombrables paradoxes moraux de la guerre ? Autrement dit, s’agit-il juste d’une question de degré dans l’application des paramètres de la guerre juste, ou d’un changement radical de paradigme ?
Le critère de l’autorité légitime
Au cœur des théories de la guerre juste figure la notion d’autorité légitime : la décision d’engager la guerre, et donc de donner la mort, doit être prise par la seule autorité publique. L’arme nucléaire, par ses caractéristiques propres, a pu être qualifiée en France de fondement d’une « monarchie nucléaire ».
La seule question généralement posée est : quelle autorité serait légitime pour déclencher le feu nucléaire ? Et la réponse est : aucune car dans une crise aussi grave, la démocratie provoquerait des débats publics et des hésitations collectives. Cette approche est réductrice mais la question est bonne : comment définir la légitimité des décisions nucléaires dans une démocratie libérale ? Il faut pour cela distinguer les différentes décisions et les différentes autorités qui interviennent dans les doctrines d’emploi de l’arme nucléaire : décision de lancement du programme et de financement, définition de la doctrine, planification et plans de ciblage.
La décision d’emploi de l’arme n’est en fait que la résultante de toutes ces décisions préalables. Et pourtant, c’est souvent sur ce seul dernier élément, la décision d’emploi, que porte la réflexion : c’est la situation extrême dans cette éthique de l’extrême dont relève la dissuasion. La personnalisation de la stratégie de dissuasion, et le fait que la théorie de la guerre juste réfère généralement l’autorité légitime à la figure individuelle du Prince, ne doit pas nous faire oublier que nos systèmes politiques rendraient impossible et sans objet la question de la légitimité de la décision d’emploi sans que toutes les autres décisions n’aient été prises au préalable, selon des modalités variées mais globalement plus larges que celle-ci.
Comment définir l’autorité légitime en matière nucléaire ?
Ce qui nous amène rapidement à reprendre la question sous l’angle de la philosophie politique et de la définition du souverain. Car ce dont il est question dans la dissuasion nucléaire avant tout, c’est de la préservation de la communauté politique, la survie de la Nation, et de la forme politique et juridique qu’elle s’est donnée, l’État. Comme le dit Kant, toute atteinte à l’État est une atteinte à la forme politique que les peuples se donnent pour exercer leur liberté.
Dans nos démocraties contemporaines, la responsabilité de décider de la guerre est encadrée par un référentiel et un corpus de normes sécularisé, qui définit les limites et les principes intangibles de ce droit de légitime défense : le droit international public, les principes fondamentaux des droits de l’Homme.
Dès lors, la tension inévitable entre la préservation de l’existence même de l’État et le respect de certains principes fondamentaux doit être arbitrée par une autorité dont la légitimité est susceptible de puiser à plusieurs sources : la loi elle-même, le charisme et la tradition, les procédures de délibérations collectives et la confiance qu’elles permettent dans les institutions.
Dans tous les cas, légitimité et publicité vont de pair : la décision et l’autorité qui la prend ne seront considérées comme légitimes que si un espace public a pu être constitué, si un discours rationnel, clair et honnête justifie la politique suivie. C’est sans doute sous cet aspect que la tension est la plus vive dans le champ de la dissuasion nucléaire, entre le besoin de concertation et de cohésion, et celui du maintien du secret. Tout particulièrement, pour ce qui relève de la définition des intérêts vitaux, dont l’ambiguïté et l’imprécision sont au cœur de la doctrine de dissuasion, et qui pourtant font partie aussi du cœur de ce que devrait être la définition du corps politique par le souverain, donc par le peuple.
Dès lors, par l’élection du président de la République au suffrage universel direct, par la participation de ses représentants au vote de l’impôt et à la définition de la politique publique de défense, le peuple participe dans notre démocratie – parfois directement, le plus souvent indirectement – à légitimer cette politique exorbitante au regard dudroit commun que représente la légitime défense assurée par la dissuasion nucléaire. L’arme nucléaire porte ainsi à son paroxysme des débats finalement très classiques sur le souverain et la guerre. Cette montée aux extrêmes tient à ce que la guerre nucléaire emporte la possibilité finale d’une non-existence, celle de l’État et de la nation elle-même. Mais fait-elle voler en éclat ce critère de la guerre juste ? Encore faut-il vérifier que l’espace du débat public existe suffisamment, que l’énoncé de la politique de dissuasion soit renouvelé publiquement régulièrement et que le choix libre et rationnel de ceux qui accordent leur confiance à l’autorité responsable soit garanti.
Les critères de la cause juste et de la bonne intention
Dans l’éthique de la guerre, l’autorité légitime, une fois définie, doit avoir une cause juste de faire la guerre et prendre cette décision avec une bonne intention. Cette intention droite, dit Saint Augustin, est celle qui poursuit le bien, la paix et la justice ; elle ne saurait être une simple volonté de punir, de rétribution, de dominer. Elle est volonté de faire le bien et d’éviter le mal, dit Saint Thomas d’Aquin. Cette vision chrétienne de la morale fait de l’intention, du for intérieur, le paramètre essentiel.
Or, la dissuasion repose sur la crédibilité d’une menace sur l’adversaire de dommages inacceptables pour lui. Le non-emploi effectif suppose donc la menace de l’emploi. Mais quelle est l’intention dans ce cas ? L’intention est-elle vraiment de causer de tels dommages disproportionnés et comment savoir que ce n’est pas du bluff ? Comment résoudre le paradoxe qu’il serait moral d’avoir l’intention de faire quelque chose d’immoral ?
Les circonstances extrêmes de légitime défense et la prévention de la guerre majeure
La Cour internationale de Justice s’est refusé dans son avis de 1996 à conclure à l’illégalité de principe, absolue et inconditionnelle, des armes nucléaires. Elle avait en effet statué qu’elle « ne peut conclure de façon définitive que la menace ou l’emploi d’armes nucléaires serait licite ou illicite dans une circonstance extrême de légitime défense dans laquelle la survie même d’un État serait en cause ». Cet élément clé a été interprété par la France, comme par les autres États dotés comme ne remettant pas en cause mais confortant la licéité de sa doctrine de dissuasion, qui précisément vise des circonstances extrêmes de légitime défense où la survie de la nation est en jeu. Si l’intention et la cause sont justes donc, la protection de l’État contre une menace mettant en jeu sa survie même, la dissuasion n’est pas illicite. Elle n’en pose pas moins des dilemmes moraux lourds.
Dans les justes causes, il faut en effet distinguer plusieurs éléments.
La légitime défense proprement dite recouvre le droit à survivre comme entité politique étatique. Mais comment la définir effectivement ? Joe Nye indique que l’objectif de la menace ne saurait être limité à la seule survie de l’espèce ou des individus de la collectivité. Il faut l’élargir aux valeurs, à la liberté « qui donne de la valeur à nos vies au-delà de la seule existence ». Mais pour autant, ajoute-t-il, pas de « croisade » pour promouvoir les valeurs démocratiques et occidentales à l’abri de l’arme nucléaire, car il faut éviter l’hubris. Ce qui semble disqualifier les doctrines de sanctuarisation agressive, de chantage. Pour autant, cette conception soulève un problème évident d’interprétation et de compréhension des intentions d’un État : par exemple, l’URSS avait une conception extensive de sa légitime défense, qui passait par la création d’un glacis lui donnant de la profondeur stratégique à l’Ouest, pas si éloignée des doctrines de la Russie contemporaine ; ce que nous estimons agressif et offensif peut donc être vu comme profondément défensif par l’autre.
L’objectif de prévention de la guerre et de maintien de la paix recouvre lui une version plus générale et absolue de la dissuasion : elle n’agit pas pour protéger un État, une collectivité dont le Prince est responsable, mais l’humanité même, d’une guerre totale entre puissances majeures. L’arme nucléaire devient alors une arme paradoxale, d’interdiction de la guerre, même des guerres limitées et conventionnelles entre grandes puissances par impossibilité de maîtriser l’escalade. Cette cause-là ne peut être que louable et juste. Mais elle pose le problème de l’intention de la menace elle-même : si elle n’est pas un bluff pur, et elle ne peut pas l’être pour être crédible et donc efficace, alors, l’intention de la menace est de répondre à une agression adverse par une frappe de représailles qui soit disproportionnée, aux conséquences lourdes sur les populations.
La théorie du double effet appliquée par Michael Quinlan
Sir Michael Quinlan a consacré beaucoup de temps à développer une pensée propre sur l’éthique de la dissuasion nucléaire : non pas des armes nucléaires en elles-mêmes, mais de la politique de dissuasion. On peut tenter de résumer une pensée foisonnante et subtile par l’emploi d’un concept philosophique, celui du double effet, c’est-à-dire la distinction entre l’intention principale et les effets secondaires de l’action.
La doctrine du double effet est une thèse de philosophie morale. Elle vise à expliquer dans quelles circonstances il est permis de commettre une action ayant à la fois de bonnes et de mauvaises conséquences. Cette thèse soutient qu’il est parfois justifié de produire une conséquence mauvaise si elle est seulement un effet secondaire de l’action, et non pas intentionnellement recherchée. Ainsi, l’action de se défendre peut entraîner un double effet : l’un est la conservation de sa propre vie, l’autre la mort de l’agresseur. Une telle action sera donc licite si l’on ne vise qu’à protéger sa vie, puisqu’il est naturel à un être de se maintenir dans l’existence autant qu’il le peut. Cependant, un acte accompli dans une bonne intention peut devenir mauvais quand il n’est pas proportionné à sa fin. Si donc, pour se défendre, on exerce une violence plus grande qu’il ne faut, ce sera illicite. Cette thèse est au fondement des principes juridiques du droit de la guerre développés depuis la Seconde Guerre mondiale dans les Conventions de Genève.
Michael Quinlan a cherché à l’appliquer à la dissuasion nucléaire. Sa faiblesse, qui lui est souvent opposée, tient à l’absence même de sens commun dans la proportion qu’il faudrait dès lors établir entre la menace d’emploi d’une arme nucléaire et ses effets « incidents ». Cette pensée, profondément marquée par l’époque de la guerre froide, représente un effort philosophique original, mais contesté, pour justifier moralement et par essence la dissuasion nucléaire.
Comment connaitre et juger les intentions ? Dilemmes spécifiques de la dissuasion
Un dilemme fondamental de la course aux armements stratégiques américano-soviétique de la guerre froide permet de poser la question de notre connaissance des intentions de l’adversaire, et des limites consubstantielles à la dissuasion qui nuisent à leur bonne compréhension. À partir de la fin des années 1950, la course aux armes nucléaires part d’une impossibilité épistémique :
- les États-Unis pensent que l’URSS a une doctrine agressive de renversement du statu quo territorial et politique et qu’elle cherche à se garantir une capacité de frappe en premier garantie.
- L’URSS en retour voyait dans l’effort militaire américain, non la volonté de crédibiliser la dissuasion, mais la façade d’une stratégie nouvelle d’agression en premier et de renversement du régime communiste ; d’où la crainte presque paranoïaque de Moscou de voir se développer notamment une stratégie américaine de décapitation du régime soviétique.
Ce paradoxe de l’intention dissuasive, qui a pour objectif de ne pas réaliser ce qu’elle a l’intention de faire, la rend-elle moralement acceptable même lorsque son action viserait la mort de milliers d’innocents ? Cette question, qui cherche à différencier la menace (l’intention) et l’emploi (le passage à l’acte), est au cœur d’une grande partie de la littérature américaine des années 1980 sur l’éthique nucléaire. On pourra citer notamment les travaux de Kavka, qui cherche à dépasser le principe classique selon lequel il est mal de former l’intention d’une action, si cette action est mauvaise : en dissuasion, il peut être bon d’avoir l’intention d’une action, même si cette action est mauvaise, si elle permet d’éviter la réalisation d’un mal.
Si la juste cause est la légitime défense ou l’interdiction de la guerre,
- faut-il considérer alors que seul le bluff serait susceptible de remplir le critère de l’intention droite ? Autrement dit, faudrait-il que l’intention intime du président soit de ne jamais ordonner de représailles nucléaires ? L’ambiguïté, l’incertitude joueraient chez l’adversaire leur fonction dissuasive, l’intention serait par essence morale ; c’est proche d’une certaine tradition française ;
- Faut-il considérer plutôt que la valeur dissuasive de la menace provient nécessairement des dégâts et dommages faits aux civils, même s’ils ne constituent pas la cible directe des représailles ? Auquel cas, il devient plus difficile d’appliquer la théorie du double effet car l’intention dissuasive provient des dégâts collatéraux.
Si on considère au contraire que l’intention intime dissuasive consiste non pas dans le châtiment, la logique rétributive, mais dans le rétablissement de la dissuasion en visant les forces adverses ou les éléments ayant le plus de valeur aux yeux du décideur de l’agression pour lui faire stopper son agression (et que ces valeurs ne soient pas des civils), alors le double effet fonctionne.
En poussant ce débat sur l’intention de la frappe nucléaire, et non seulement de la menace, on pousse cependant toute la stratégie nucléaire vers l’emploi : la tension entre stratégie et morale, enfermée dans les catégories et critères de la guerre juste, atteint donc ici son apogée ; le critère de la bonne intention ne fait pas nécessairement voler en éclat l’application à la dissuasion des théories de la guerre juste, mais elle tend les dilemmes et les paradoxes préexistants à leur extrême et fait in fine primer le critère de la juste cause sur celui de l’intention droite.
Les critères de proportionnalité et de dernier recours
Le principe de proportionnalité veut que les représailles militaires dans un conflit ne provoquent pas des pertes ou des dommages parmi les personnes et les biens civils qui seraient excessifs par rapport à l’avantage militaire attendu. La dissuasion nucléaire postule de façon classique que la menace de représailles de l’État agressé serait disproportionnée pour l’agresseur au regard du bénéfice que ce dernier attend de son action initiale. Cette disproportion suffit à le dissuader d’agir.
Si des armes nucléaires aux usages plus discriminés et contrôlés, plus proportionnés donc, devaient être privilégiées pour des raisons morales, comment dès lors résoudre ce dilemme qu’elles deviendraient plus propres à l’emploi ? Certains progrès technologiques depuis 1945 ont en effet rendu possible la mise au point d’armes nucléaires miniaturisées : quel jugement moral porter sur ces évolutions qui aboutiraient à banaliser leur emploi et à abaisser le seuil ? Nous nous sommes précédemment demandé si avoir l’intention de faire quelque chose de mal pour produire un bien était bien ou mal ; il faut maintenant examiner plus en détail si ce « quelque chose » est vraiment toujours et en toutes circonstances un mal.
Ces principes de limitation de la guerre nucléaire ont été peu étudiés en France, traditionnellement peu encline doctrinalement à envisager l’échec de sa politique de dissuasion. Pourtant, ces principes pèsent, ou devraient peser, sur la définition des politiques de ciblage et de planification opérationnelle par exemple, ainsi que sur la définition des spécifications techniques des armes nucléaires elles-mêmes.
Existe-t-il des doctrines nucléaires morales au regard des critères de la guerre juste ?
Quels seraient donc les maximes et principes tirés de l’éthique de la guerre ?
L’arme nucléaire ne vaut que dans un contexte strict de légitime défense.
Le monde est encore fondé sur la souveraineté des États, qui garantissent le libre exercice de la volonté des peuples et peuvent donc prendre les mesures nécessaires pour assurer leur survie. Cette légitime défense doit être à la fois une cause juste – elle doit suivre effectivement un fait, une attaque initiale, et relever d’une bonne intention – et elle doit poursuivre de bonne foi et sans duplicité l’objectif de faire cesser l’agression et non pas cacher d’autres motivations.
Cette juste cause de la légitime défense doit avoir une relation particulière avec des objectifs plus généraux de politique étrangère, ce que Joe Nye appelle « a just but limited cause ». Elle ne peut pas être la couverture d’une volonté agressive de transformation de l’ordre mondial. C’est là une façon de condamner des doctrines de sanctuarisation agressive, où l’intention de la menace nucléaire n’est plus la préservation de la survie de l’État mais la promotion active de ses intérêts.
L’intention de la menace d’emploi de l’arme nucléaire doit donc être fondamentalement dissuasive, c’est-à-dire qu’elle doit avoir pour objet de convaincre un autre État de ne pas vous agresser de façon extrême.
Les conditions d’emploi de l’arme nucléaire à la guerre
Mais ce droit à la légitime défense, si juste soit la cause et droite l’intention, n’autorise pas tout et nécessite de prendre en compte les droits fondamentaux de l’individu, principe normatif fondamental dans nos démocraties.
Le premier principe dans cette approche relève d’un refus de principe du ciblage anti-démographique : l’efficacité dissuasive ne peut pas, si l’on veut rendre la dissuasion acceptable sur le plan moral, reposer sur la menace directe de mort d’une partie de la population civile d’un État agresseur. Une obligation se fait jour donc de trouver des cibles des armes nucléaires qui auront sur les dirigeants de l’État agresseur un effet dissuasif en dehors du nombre de victimes civiles.
La question clé devient alors de savoir comment, en cas d’échec initial de la dissuasion, organiser la proportionnalité in bello ? Il ne saurait s’agir ici d’une seule dimension punitive, de vengeance ou de châtiment, surtout si la punition devait être collective. Elle doit donc viser l’avenir, c’est-à-dire le rétablissement de la dissuasion et l’arrêt de l’agression entamée. L’emploi effectif de l’arme nucléaire devrait donc logiquement être proportionné à ce seul objectif, avec un impératif de minimisation des victimes civiles au strict nécessaire pour garantir cet objectif.
La définition des conditions de l’autorité légitime
La nature radicale des décisions à prendre dans le domaine nucléaire militaire nécessite de fonder avec soin la légitimité de l’autorité décisionnaire. Un objectif se fait jour, celui de favoriser au maximum la délibération collective et rationnelle : avec le Parlement, au sein même de l’administration entre plusieurs ministères, plusieurs corps constitués, entre toutes les personnes susceptibles d’être concernées par une décision rationnelle. Aucun de ces éléments n’a vraiment de sens dans une démocratie si tout n’est pas fait pour favoriser la publicité des décisions et de la délibération lorsque c’est possible, pour favoriser la constitution d’un espace public de la dissuasion nucléaire, et assumer un réel devoir d’explication honnête et régulière des justifications de l’arme nucléaire.
Dépasser la guerre juste et penser une morale des armes nucléaires ?
Une critique de la guerre juste appliquée à la dissuasion
Le questionnement moral relatif aux armes nucléaires tel qu’il a lieu aujourd’hui trouve l’essentiel de ses concepts dans les théories de la guerre juste. Or cette manière d’envisager la question est loin de recouvrir la totalité des problèmes moraux que posent les armes nucléaires.
Car sa force semble être au fond dans sa démarche visant à caractériser concrètement, précisément ce que seraient les effets d’un affrontement nucléaire.
On peut voir les choses autrement cependant et considérer que ce caractère analytique est en réalité la signature d’une abstraction philosophique. Pour une raison massive d’abord : en voulant caractériser la singularité de ce qu’est une arme de dissuasion par les concepts d’une éthique de la guerre, cette manière d’aborder la question prend le risque de manquer son objet.
Les critères de la guerre juste ne sont pas opératoires quand on veut distinguer et singulariser sur le plan moral la menace d’une part, et l’emploi d’autre part. Autre paradoxe intéressant à ce niveau : les partisans de la dissuasion en cherchant à trouver une acceptabilité morale des armes nucléaires selon les critères de la guerre juste (proportion, discrimination) courent le risque de participer à une forme d’abaissement du seuil. De façon symétrique, en se focalisant sur l’image apocalyptique d’un conflit nucléaire, les partisans de l’abolition s’interdisent de saisir la dissuasion dans la totalité de ses aspects qui suppose, elle, de penser la morale dans sa relation à la politique et à l’histoire.
La difficulté tient à ce que la dissuasion est prise dans une double antinomie morale.
En elle-même, sa rationalité tient au fait qu’elle « contient » la violence, aux deux sens du terme, c’est-à-dire qu’elle est cette stratégie (raison, langage et force à la fois) qui intériorise une violence sans comparaison possible pour la limiter, c’est-à-dire pour en interdire l’emploi. Les armes nucléaires sont depuis 1945 l’incarnation de la démesure. La dissuasion est une stratégie de limitation de cette démesure. La dissuasion nucléaire intériorise la violence pour travailler à sa négation.
Ce constat ouvre sur une seconde antinomie en rapportant la dissuasion au bien politique suprême que représente la paix. C’est sans doute la tension fondamentale qui oppose partisans de l’abolition et partisans de la dissuasion et d’une perspective de désarmement fonction des évolutions stratégiques. La paix peut s’entendre de deux manières :
- de façon négative, c’est l’absence de conflit ;
- au sens plein, c’est une coopération réelle (pouvant aller jusqu’à une forme de société internationale), qui est une « idée régulatrice » ou une « idée de la Raison » au sens kantien. Le désarmement complet et un monde libéré des armes nucléaires relèvent d’une telle notion. Il ne s’agit pas d’une chimère ou d’une utopie mais du principe normatif à partir duquel ordonner nos actions dans l’Histoire. Elle ne démontre pas la nécessité inéluctable d’un progrès historique ; elle nous oblige à agir pour le faire advenir.
Mais puisque la dissuasion implique également une relation d’hostilité minimale, elle limite nécessairement les aspects coopératifs de la paix et rend le processus de désarmement incertain dans sa progression et son achèvement. C’est ce sur quoi insistent précisément les partisans du désarmement immédiat en pointant une contradiction normative entre les garanties qu’apportent la dissuasion et la perspective historique du désarmement.
La rationalité dissuasive ne suffit pas à la paix au sens plein du terme. La rationalité dissuasive fonde un ordre politique où l’accord des parties ne repose pas sur une convergence morale, sur l’identification commune d’un bien mais sur la menace réciproque de la violence qui conduit à sa suspension.
C’est ce qui fait aussi l’instabilité de cette relation parce qu’elle ne dépasse pas le rapport de forces, elle s’y installe et fait émerger en son sein même une régulation de la violence qui suppose son maintien, à l’état de simple possible. C’est le caractère biface de la dissuasion : à la fois rapport de force, course aux armements et à la mort d’une part, et neutralisation réciproque de l’autre, contrôle, accords, etc. On ne sort pas de l’ordre de la force pour entrer dans un ordre purement et simplement moral. C’est de l’intérieur même du rapport de force qu’une relation nouvelle émerge, celle d’une dissuasion réciproque.
Comment reconstruire une théorie morale de la dissuasion sur d’autres bases ?
L’entrée dans « l’âge atomique » est un événement ontologique où l’humanité se révèle à elle-même comme liberté.
Cette prise de conscience d’une responsabilité absolue de l’Homme sur son propre destin est très précoce, dès les lendemains d’Hiroshima. J.P. Sartre, pour prendre un exemple, écrit : « Il fallait bien qu’un jour l’humanité fût mise en possession de sa mort… Chaque matin, nous serons à la veille de la fin des temps… L’humanité toute entière, si elle continue de vivre, ce ne sera pas simplement parce qu’elle est née mais parce qu’elle aura décidé de prolonger sa vie ».
L’arme nucléaire est donc ici un opérateur d’universalisation : le monde et l’humanité sont doués d’une consistance propre, parce que par l’intermédiaire de la bombe atomique, ils peuvent se rapporter à leur propre disparition. L’arme nucléaire « réalise l’homme », elle opère une transformation métaphysique de l’homme qui dispose désormais des moyens de sa propre fin, de la liberté absolue de sa vie et de sa mort. Désormais l’humanité elle-même fait l’expérience de sa finitude. C’est là la « dernière blessure narcissique » dans l’histoire de notre modernité.
André Glucksmann, en 1983, va plus loin encore et écrit en parlant à la place d’une fusée : « Je ne crée rien, je dévoile… Je suis vraie… Une fusée est une arme de vérité… La dissuasion n’invente pas l’inhumanité, elle la manifeste en la sommant d’exister manifestement… Je ne suis ni bonne ni mauvaise, on peut mésuser de moi, je suis vraie. C’est une qualité rare. »
L’arme nucléaire révèle la face cachée de la guerre entre les hommes, sa vraie dimension potentielle, elle dévoile en montrant de quoi sont capables les hommes livrés à leurs passions, de quelles extrémités d’inhumanité ils sont capables.
L’arme nucléaire est conscience de l’unité de l’humanité face à la menace
À cette prise de conscience de la nature profonde de la guerre et de l’homme, s’ajoute très vite le sentiment que les enjeux ne concernent plus après 1945 l’individu ou même une communauté politique constituée, mais l’humanité dans son ensemble, qui fait donc l’expérience de son unité absolue. B. Russell et A. Einstein écrivent dans leur manifeste qu’il faut désormais se « considérer exclusivement comme les membres d’une espèce biologique qui a derrière elle une histoire exceptionnelle et dont aucun d’entre nous ne peut souhaiter la disparition… tous les hommes sont également en danger ». Jaspers radicalise cette analyse dans une alternative simple : « ou bien l’humanité disparaîtra corps et biens, ou l’homme se transformera dans sa condition politique et morale ».
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, peut-être l’entrée dans l’âge atomique marque-t-il donc aussi l’entrée de l’homme, par la face négative, dans une histoire réellement universelle, c’est-à-dire une histoire où l’humanité peut et doit se poser comme un sujet responsable de lui-même et son avenir.
Peut-on désinventer l’arme nucléaire ?
Le troisième temps du raisonnement consiste dès lors à se demander si l’homme peut revenir en arrière dans son histoire, défaire cette rupture anthropologique profonde. Le plus intéressant est ici de revenir aux premiers critiques de l’arme nucléaire, largement oubliés, notamment dans la troisième phase qui s’est ouverte depuis le milieu des années 2000.
- Russell et A. Einstein écrivent à propos du désarmement nucléaire : « C’est là un espoir illusoire. Quels que soient les accords sur la non-utilisation de la bombe H qui auraient été conclus en temps de paix, ils ne seraient plus considérés comme contraignants en temps de guerre, et les deux protagonistes s’empresseraient de fabriquer des bombes H dès le début des hostilités ; en effet, si l’un d’eux était seul à fabriquer des bombes et que l’autre s’en abstenait, la victoire irait nécessairement au premier. » Karl Jaspers ira plus loin en soulignant que « mettre en vigueur sans plus attendre les principes de l’état de paix juridique sans restriction serait, pour celui qui le ferait de façon unilatérale, commettre un acte de suicide ». Et pour revenir aux fondamentaux de la philosophie politique, citons Hobbes dans le Léviathan : « mais si les autres hommes ne veulent pas se dessaisir de leur droit aussi bien que lui-même, nul homme n’a de raison de se dépouiller du sien, car ce serait là s’exposer à la violence (ce à quoi nul n’est tenu) plutôt que disposer de la paix ».
Le désarmement unilatéral devient alors équivalent au risque, pour une communauté politique donnée, de s’exposer nue à la violence des autres, plutôt que d’être en chemin vers la paix. Dans la guerre totale, toute convention préalable saute, le premier à construire l’arme absolue gagne ; le risque est donc grand dans cette approche que seuls les dictateurs n’aient l’arme. Raymond Aron soulignait au cœur de la guerre froide la nécessité de regarder les conséquences d’une adoption d’un pacifisme radical à l’ère nucléaire.
Le désarmement nucléaire dans le cadre d’une « paix perpétuelle »
Faut-il s’arrêter là et renoncer à toute finalité morale de l’action des hommes ? Et simplement constater qu’à l’âge nucléaire, cette humanité qui a désormais les moyens de sa destruction ne saura pas trouver les chemins d’un dépassement de cette fausse paix, qui n’est qu’une imperfection morale, une absence de guerre totale ? Là aussi, le retour aux premiers philosophes de la nouvelle ère nucléaire qui s’ouvre en 1945 est particulièrement éclairant car l’exigence qu’ils posent est bien plus ambitieuse que les critiques contemporains de la dissuasion : ils en appellent à une véritable transformation de l’homme et de l’organisation politique de l’humanité à l’échelle du globe. Ils en appellent à ce qu’il faut bien appeler, au sens littéral, une « cosmo-politique ».Albert Camus souligne que désormais, « il va falloir choisir… entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques… Plaider plus énergétiquement encore en faveur d’une véritable société internationale… ».
- Russell et A. Einstein, encore eux, lancent cet appel pressant : « l’abolition de la guerre exigera des limitations déplaisantes de la souveraineté nationale… Nous invitons instamment les gouvernements du monde à comprendre et à admettre publiquement qu’ils ne sauraient atteindre leurs objectifs par une guerre mondiale et nous leur demandons instamment, en conséquence, de s’employer à régler par des moyens pacifiques tous leurs différends. »
Karl Jaspers transforme cet appel en une exigence philosophique de conversion : « ou bien toute l’humanité disparaîtra corps et biens, ou l’homme se transformera dans sa condition politique et morale… Il faut que la raison pénètre parmi les peuples, pour qu’elle devienne efficace et durable. On ne peut par conséquent éluder la « démocratie »… Si la raison doit parvenir par la paix mondiale à éliminer les bombes atomiques, ce ne sera que par la démocratie en tant que forme de vie politique ».
Nous ne sommes finalement plus si loin d’un retour aux conditions posées par Kant pour l’établissement d’une paix perpétuelle dans son premier article définitif : « la constitution civile de chaque État doit être républicaine… ».
Dès les premiers temps de l’arme nucléaire, celle-ci est donc perçue comme impliquant deux exigences : une réforme morale de l’humanité elle-même, une transformation de l’organisation des relations internationales, seule à même de canaliser cette invention. L’arme devient un appel pressant, par ce qu’elle dévoile de nos capacités de destruction, à réaliser pleinement notre condition d’être de raison, libre et moral. Cette transformation morale de l’homme est bien un préalable au désarmement universel : l’arme nucléaire, celle qui de façon ultime le dévoile comme être raisonnable et moral, le force à ce choix radical, entre l’anéantissement et la création d’une société internationale.
Établir donc la paix mondiale sur le droit et non sur la terreur ; passer de la coexistence armée à la coopération, à l’intégration, à la communauté, à la résolution pacifique des différends. Tel est l’appel fait à l’homme depuis son entrée dans l’âge nucléaire. On remarquera que cette exigence est exactement celle posée par l’Église catholique depuis 1945, et rappelée avec force depuis le milieu des années 2000. Cette utopie a pourtant bien été réalisée à échelle réduite en Europe : celle-ci a fait pour ses membres depuis 1945 œuvre pour, non pas supprimer les différends, mais canaliser la violence dans des procédures et des interdépendances consenties, transformer nos affrontements de puissance militaire en mécanismes de délibération collective fondée sur quelques principes essentiels et la forme républicaine de nos constitutions, au sens kantien du terme. Et c’est là probablement le point le plus difficile de ce raisonnement philosophique : il postule l’impératif de la forme républicaine des gouvernements, d’une démocratie généralisée à l’échelle du globe. Il implique qu’une vie internationale accomplie ne suppose pas seulement une approche formaliste en termes de procédure de délibération collective, de vote et de décision mais aussi une dimension substantielle, impliquant des principes et des finalités historiques partagées.
Un idéal régulateur qui impose des contraintes en attendant sa réalisation
Cette approche insère donc l’arme nucléaire dans une vision morale de l’homme, de sa finalité historique et des relations internationales. Revenons-là à la philosophie et à la définition ontologique du bien et du mal. On peut dire en effet, avec les critiques radicaux de l’arme nucléaire, que celle-ci doit être perçue comme une imperfection, un défaut par rapport à ce qui devrait être, selon la formule de Saint Thomas d’Aquin : le mal est une privation, une chose privée d’un bien, une imperfection, une déficience ontologique. La morale ne saurait s’abstraire des circonstances historiques : en situation d’existence de l’arme nucléaire, la dissuasion est un moindre mal par rapport à une doctrine d’emploi ; allons même plus loin : la négativité propre des armes nucléaires encadrées par des stratégies de dissuasion est productrice d’un certain bien, la limitation historique de la violence.
Ne peut-on dès lors aller jusqu’à dire que la dissuasion peut être à la fois un bien politique puisqu’elle vise pour une communauté politique à la conservation de son Être ; un bien stratégique puisqu’elle instaure un équilibre précaire et instable de sécurité, en tension avec le Bien absolu que serait la coopération, mais qu’elle est une meilleure stratégie dans un monde nucléarisé que toute autre ; et surtout un bien historique puisque la dissuasion concourt à la diminution historique de la violence militaire, même de façon paradoxale. La paix nucléaire est une paix armée, négative, car elle se caractérise uniquement par une situation privée d’un mal : c’est le paradoxe souligné par R. Aron, la possibilité d’une menace illimitée restreint la menace effective de destruction.
Le mal ne fait pas sens seul ; il est pris dans un couple dialectique avec un bien ; le mal suppose ainsi toujours la relation à un bien, de telle sorte que la situation privative propre à notre monde nucléaire est celle d’une époque de l’histoire humaine qui aspire à la recherche d’un véritable bien historique, qui pose l’exigence de la paix non comme une simple inhibition de la violence mais comme un état de coopération et de concorde entre les États, c’est-à-dire l’horizon cosmopolitique que nous ont légué les Lumières. Cette conception suppose une forme de finalité du devenir historique, qui n’est ni une donnée de l’expérience ni indexée sur une quelconque Providence mais qui requiert une action volontaire, un effort, celui de la liberté humaine. Quelle conséquence faut-il donc en tirer sur la conduite des hommes dans cette phase transitoire de leur devenir historique que sont l’âge nucléaire et l’équilibre de la terreur ?
- Première exigence : la dissuasion comme outil de limitation de la violence historique.
Hegel a posé quelques principes qui peuvent ici nous guider : impératif de conversion de la violence en langage, création d’une situation instable et précaire de spiritualisation de la violence, exigence de retenue des volontés… Raymond Aron le traduisait en termes plus stratégiques : « le jour où se serait établie une sorte d’égalité en fait d’armes de destruction massive, la crainte de représailles pourrait inciter les combattants à la modération… La paix naissant de la peur ? Ce ne serait pas la première ni la pire des ruses de la Raison ». Dans des termes proches de ce qu’écrivait Karl Jaspers :
car comme dans une guerre mondiale à la vie à la mort, la bombe atomique menace à un moment quelconque d’entrer en jeu, aucune grande puissance n’osera plus commencer la guerre… La menace totale engendre le salut total […] Il n’est jamais de paix dans la coexistence, mais seulement dans la coopération. Mais pour souffler un instant, on se résigne à la coexistence afin de repousser du moins l’échéance de la guerre.
- Deuxième exigence : un objectif restreint et limité fixé à la dissuasion.
Pour que cet objectif transitoire de limitation paradoxale de la violence soit réalisé sans mettre en péril l’idéal qui doit in fine le dépasser, il devient indispensable de circonscrire son rôle aux circonstances les plus extrêmes. Karl Jaspers encore posait une exigence très élevée : « En face de la bombe atomique, considérée tout simplement comme le problème de l’existence de l’humanité, il n’y a qu’un seul autre problème qui ait la même valeur : le danger de la domination totalitaire… avec sa structure terroriste qui abolit toute liberté et toute dignité humaine. Là on perd l’existence, ici on perd l’existence digne d’être vécue. » La menace totalitaire, au sens du nazisme ou du communisme soviétique, n’est plus mais cette exigence invite donc à limiter le rôle de la dissuasion à la préservation par une communauté politique constituée dirait Kant d’hommes, de citoyens et de sujets, de son existence digne d’être vécue, et donc libre. Cela réduit singulièrement la nature des menaces auxquelles s’adresse la dissuasion.
- Troisième exigence : une conscience permanente du caractère transitoire de cet état historique.
André Glucksmann, dans son livre La force du vertige, rappelle le caractère profondément transitoire et imparfait de la dissuasion à l’âge nucléaire : « la dissuasion est l’entente de ceux qui ne s’entendent pas… » Si chacun était philosophe, la seconde justice gouvernerait sans partage : « Nous ne nous observerions pas les uns les autres pour empêcher l’injustice, mais chacun s’observerait soi-même dans la crainte qu’admettant l’injustice en son âme, il ne cohabitât avec le plus grand des maux. » « Néanmoins, l’hypothèse que tous sont philosophes est la moins philosophique qui soit ». Ce qui nous renvoie à la définition de la justice par Glaucon dans La République de Platon : « Telle serait tout à la fois la genèse et l’essence de la justice, qui est à mi-chemin entre ce qui est le mieux – commettre l’injustice sans être châtié – et le pire – subir l’injustice sans être capable de s’en venger. » La dissuasion est donc bien cette définition « à mi-chemin » de la justice, dans l’attente d’une unification du monde sous un même système de normes et de principes moraux.
- Quatrième exigence : le retour à l’autorité légitime, à la démocratie et à la délibération.
Sartre, dans une vision très marxiste de l’histoire humaine faite par les peuples contre les gouvernements, a posé l’une des critiques les plus radicales de l’effet produit par les armes nucléaires sur l’organisation des États et donc sur leur devenir historique :
« La guerre décolle de l’humanité, elle n’est plus freinée par les masses qui en souffraient […]. La guerre atomique échappe à tout contrôle, elle pourrait être demain décidée contre la volonté et contre les intérêts de leur propre nation par quelques hommes de cabinet… Puisqu’elle peut être lancée sans le contrôle du peuple, elle représente entre les mains de quelques hommes un pouvoir arbitraire […]. La bombe atomique est une arme contre l’Histoire ».
C’est là une version absolue de la critique du critère d’autorité légitime posée par l’éthique de la guerre, combinée à une certaine philosophie de l’histoire. Il n’est point besoin de la partager entièrement pour souligner à nouveau le soin qui doit être apporté, dans cet état transitoire d’imperfection qu’est l’âge nucléaire actuel, à la tension entre dissuasion et démocratie, entre délibération collective et décision individuelle, entre débat public et préservation du secret. Cette exigence est d’autant plus importante si l’on accepte le postulat que parmi les conditions de réalisation de la concorde et de la paix perpétuelle figure la forme républicaine des États. Il ne faudrait pas que la dissuasion empêche cette ambition historique.
Traduisons dès lors cette série d’exigences philosophiques et morales en principes de stratégie nucléaire.
Raymond Aron soulignait que « la raison des stratèges nucléaires est, par essence, immorale puisqu’elle accepte ou décide conditionnellement un acte pervers, l’extermination de milliers d’êtres humains […] ; les théologiens n’ont pas réussi à surmonter l’antinomie : dès lors que ces armes existent, la menace de les employer contribue à prévenir les guerres (au moins les grandes) ; mais la menace, même conditionnelle, de les employer n’en est pas moins monstrueuse puisque la mise à exécution le serait. […] Toutes les subtilités de la stratégie nucléaire ne résolvent pas le paradoxe, ils l’atténuent ».
Notre situation nucléaire, ressaisie à l’aune de la morale, est aporétique : on peut contenir l’immoralité, l’atténuer, mais pas résoudre complètement ce paradoxe moral fondamental sur lequel repose la dissuasion. Afin de l’atténuer, et en reprenant certains postulats tirés de l’étude des critères de la guerre juste, on pourrait fonder une théorie morale de la dissuasion nucléaire sur les principes suivants.
D’abord, l’arme nucléaire ne saurait être qu’une arme d’empêchement de la guerre majeure entre grandes puissances. Elle doit donc être limitée dans sa diffusion et dans sa finalité stratégique. Autrement dit, si arme nucléaire il doit y avoir, elle ne peut être que de dissuasion.
Ensuite, la menace d’emploi de l’arme ne saurait être acceptée que dans des circonstances extrêmes de légitime défense, face à une menace extrême.Il s’agit de préserver ce bien essentiel à la condition humaine qu’est la possibilité pour une communauté politique de vivre une vie libre et digne : la dissuasion nucléaire doit donc être liée à la survie même de la communauté politique, dans son existence physique ou dans son refus de l’asservissement qui serait la fin de son existence morale et républicaine.
La dissuasion doit par ailleurs s’inscrire dans un effort nécessaire et impératif de limitation de la course aux armements, c’est-à-dire dans un refus de la dérive vers l’hégémonie, la victoire. Il s’agit ici, pour être conforme à l’idée régulatrice qui guide tout notre projet historique et politique, de poursuivre systématiquement la domestication de la violence par le droit. Traduit en termes stratégiques, et pour reprendre les exigences du manifeste Russell-Einstein et de Karl Jaspers, cela signifie de toujours chercher à conclure et adapter des accords juridiquement contraignants de maîtrise des armements et de désarmement progressif, multilatéral et négocié.
Enfin, cette acceptation conditionnelle et transitoire de la dissuasion doit faire l’objet d’un encadrement par les grands principes de la guerre juste : l’autorité légitime, la proportionnalité, la distinction, l’intention et la juste cause. Cet encadrement répond à ce que l’on pourrait appeler un « impératif catégorique nucléaire » et qui pourrait se résumer ainsi : « ne fais rien aujourd’hui en matière d’arme nucléaire qui empêcherait ou éloignerait la réalisation de la paix entre les Nations, de la transformation radicale de l’homme comme être libre et moral et la possibilité pour ta communauté politique de participer à cet avenir ».
C’est donc bien là un idéal régulateur que nous avons défini : le principe à partir duquel un État doit régler ses actions pour faire advenir un certain état du monde conforme à la raison. Dans l’ordre historique, la paix perpétuelle a cette fonction. Elle ne se décrète pas, elle ne se déclame pas. Elle est le principe à partir duquel les multiples progrès du droit prennent le sens d’un progrès historique général. Il n’y a donc pas de passage immédiat de la conflictualité historique, rendue extrême à l’âge nucléaire, au règne de la morale mais un lent travail historique opéré par la médiation du droit.
[1] Nicolas Roche est archiviste-paléographe, énarque et diplomate. Il est directeur du cabinet du ministre de l’Europe et des Affaires étrangères. Il a été directeur de la stratégie à la Direction des applications militaires du Commissariat à l’Energie atomique (CEA).