Jean-David Lévitte :
Avec la fin de quatre siècles de domination occidentale, quel sera l’ordre du monde au XXIe siècle ?

Avec la fin de quatre siècles de domination occidentale,
quel sera l’ordre mondial au XXIe siècle ?

Jean-David Lévitte[1]

 

Monsieur le Président, Monsieur le Vice-Président,

Monsieur le Secrétaire Perpétuel,

Monsieur le Chancelier,

Chers confrères et amis,

C’est un honneur pour moi d’ouvrir cette année dédiée à l’action extérieure de la France, en tentant de répondre avec vous à une interrogation essentielle : « Avec la fin de quatre siècles de domination occidentale, quel sera l’ordre mondial au XXIe siècle ? ». Je le ferai en traitant successivement trois questions : d’où venons-nous ? Où allons-nous ? Enfin, que faire ?

Il est une autre question que je n’aborderai pas aujourd’hui, mais qui m’a toujours fasciné : comment expliquer que les peuples de ce petit cap du continent asiatique qu’est l’Europe aient pu imposer leur domination militaire, économique, intellectuelle, juridique au monde entier pendant si longtemps ?

 

 

Sans répondre à cette question, je me bornerai à un bref rappel : d’où venons-nous ? La domination occidentale a commencé au XVIe et XVIIe siècles, les siècles des grandes découvertes, qui furent ceux de l’Espagne et du Portugal. Elle a continué avec le XVIIIe siècle, que l’on peut sans doute qualifier de siècle de la France, puis le XIXe, qui fut incontestablement celui du Royaume-Uni, et enfin le XXe siècle où les États-Unis ont pris le relais de l’Europe pour affirmer nos valeurs occidentales.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les présidents américains ont réussi ce que leur prédécesseur Woodrow Wilson avait tenté avec un succès mitigé en 1919 : doter le monde entier d’institutions internationales globales, fondées sur les valeurs inventées en Europe, en particulier l’ONU, le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, tous trois installés aux États-Unis.

La guerre froide a imposé trente-cinq années de rivalité, mais aussi de stabilité, bipolaire. Et puis l’Histoire s’est remise en marche. Et depuis lors, tous les dix/douze ans, me semble-t-il, nous changeons de monde.

La première question que nous devons donc nous poser est celle de savoir quand l’Histoire s’est remise en marche. Chacun peut avoir son opinion sur ce sujet. Ma réponse est : 1979. Pourquoi ? Parce que pendant cette année 1979, trois événements très différents ont littéralement provoqué des réactions en chaîne dont on perçoit encore l’écho aujourd’hui à l’échelle du monde entier.

Le premier événement est intervenu le 11 février 1979 en Iran, avec la chute du Shah. Ce jour-là, les États-Unis ont perdu leur meilleur allié au Moyen-Orient. Mais surtout, l’accession au pouvoir de l’imam Khomeiny a changé la donne dans toute la région. Jusqu’alors, les États se livraient à une compétition pour le leadership régional selon les règles traditionnelles de la rivalité interétatique. Khomeiny, lui, se veut de surcroît le protecteur des Chiites où qu’ils soient, y compris dans les pays arabes sunnites. On en a vite vu les conséquences, d’abord au Liban avec l’ascension du Hezbollah comme acteur politique et militaire décisif de la scène locale et régionale. Puis en Irak lorsque les États-Unis lancèrent leur invasion en 2003. Enfin, en Syrie à partir de 2011 avec la révolte des Sunnites écrasée dans le sang par Bachar el-Assad avec le soutien de l’Iran et de la Russie.

Le deuxième changement majeur de l’année 1979 est intervenu en Chine. Deng Xiaoping a consolidé son pouvoir et peut lancer ses réformes économiques. Il le fait progressivement et avec le pragmatisme qui le caractérise. Quarante ans plus tard, on en mesure les effets : il s’agit incontestablement du changement économique et social le plus rapide et le plus massif dans l’histoire de l’humanité. D’autres États, comme la Corée ou Singapour, ont construit leur économie au même rythme effréné. Mais la Chine est la seule à l’avoir réussi à l’échelle d’un pays de 1,4 milliard d’habitants !

Le troisième événement, qui n’est en rien lié aux deux précédents, est intervenu le jour de Noël 1979. Ce jour-là, l’armée soviétique envahit l’Afghanistan. Et toute la presse titre alors sur l’ascension irrésistible de l’URSS, à l’offensive non seulement en Afghanistan, mais aussi en Afrique, en Angola comme en Éthiopie, avec l’aide des Cubains. En face, les États-Unis apparaissent en perte de vitesse, englués dans la crise des otages à Téhéran, une crise qui coûtera le pouvoir au Président Carter.

Alors, comme je vous le proposais, nous franchissons maintenant une décennie : nous voici en 1989, et plus précisément le 9 novembre 1989. Ce jour-là, le Mur de Berlin est détruit. Pour sauver l’URSS, Gorbatchev décide de laisser partir vers l’Occident les pays d’Europe orientale. Deux ans plus tard, en 1991, Boris Eltsine, pour sauver la Russie, décide de se séparer des autres États formant avec elle l’Union soviétique, tels l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie ou les États d’Asie centrale.

1991, c’est le début d’une décennie fabuleuse. C’est, d’une certaine manière, l’apogée des quatre siècles du règne de l’Occident sur le monde. C’est d’abord la fin d’un siècle d’idéologies, et notamment du communisme qui ne survit plus qu’en Corée du Nord. L’économie de marché règne sans partage et c’est le début d’une troisième ère de mondialisation de l’économie, après celle qui a suivi les grandes découvertes puis celle qui a été marquée par les empires coloniaux. Cette troisième mondialisation résulte de l’ouverture des frontières en Europe de l’Est et en Chine. La globalisation de l’économie est accélérée par deux révolutions : celle des technologies de l’information, bien sûr, mais aussi celle, dont on parle beaucoup moins mais qui n’est pas moins importante, des conteneurs et des porte-conteneurs, qui vont réduire de façon drastique le coût et le temps de transport des marchandises, au moment même où la Chine devient l’atelier du monde.

Pendant cette décennie, les États-Unis dominent sans partage la scène mondiale. Ils sont l’hyper-puissance, pour reprendre le mot d’Hubert Védrine. Le monde est devenu unipolaire. Pour l’Union européenne, le changement n’est pas moins important : nous avions commencé la construction européenne à six pays avec 180 millions d’habitants. En face de nous, il y avait l’empire soviétique avec ses 300 millions de citoyens. À partir de 1991, l’Union européenne va accélérer son élargissement pour devenir un ensemble de 28 pays avec plus de 500 millions d’habitants, tandis que la Russie n’en compte désormais plus que 143 millions. C’est un changement stratégique majeur, très mal vécu, il faut le comprendre, par les dirigeants russes à commencer par le Président Poutine.

Nous franchissons à nouveau une décennie, et nous voici en 2001. Et plus précisément, le 11 septembre 2001. Ce jour-là, j’étais à New York et présidais le Conseil de sécurité. Et j’ai pu mesurer le choc profond que représentait pour les États-Unis la destruction des tours jumelles du centre financier : soudain l’Amérique, au faîte de sa puissance, découvrait son extrême vulnérabilité face à deux douzaines de terroristes suicidaires armés de cutters. Les deux guerres qui ont suivi, en Afghanistan puis en Irak, ont surtout montré les limites de la toute-puissance militaire américaine pour régler les problèmes du monde.

À cela s’est ajoutée, en 2007-2008, la crise financière partie des États-Unis, mais qui a rapidement gagné le monde entier. L’image de l’Amérique, et de tout l’Occident, a été durement atteinte par ces deux crises. À partir de ce moment-là, apparaît une contestation de l’ordre occidental. Elle s’incarne dans le club des BRICS, mais va bien au-delà. Elle peut se résumer dans les termes suivants : les pays émergents disent oui à la modernisation. Ils disent oui à la mondialisation de l’économie. Mais ils disent non à l’occidentalisation de leurs sociétés. Ils refusent d’adopter les normes et les valeurs qui fondaient depuis quatre siècles l’ordre occidental du monde. Ils veulent en revenir aux valeurs nationales ancrées dans leur mémoire collective. Ainsi, la Russie de Poutine rêve de recréer l’Empire russe de Catherine la Grande. La Turquie d’Erdoğan veut effacer Atatürk et en revenir à Soleiman le Magnifique. L’Iran se plie aux règles du Chiisme ancestral. L’Inde de Modi veut réaffirmer les valeurs de l’Hindouisme. Et la Chine de Xi Jinping ambitionne de renouer avec le passé glorieux des grandes dynasties de l’empire du Milieu. Pendant la décennie triomphante 1991-2001, nous, les Occidentaux, nous avions la conviction, en tout cas l’espoir, que progressivement tous les pays émergents adopteraient non seulement les règles de l’économie de marché, mais aussi les valeurs qui la sous-tendent et qui fondent l’ordre occidental. Aujourd’hui, cette illusion a disparu.

 

 

Alors, j’en viens à ma deuxième question : où allons-nous ? Après quatre décennies d’ordre bipolaire, après une décennie d’ordre unipolaire occidental, nous sommes aujourd’hui entrés dans un monde multipolaire aux règles du jeu contestées.

Cette évolution a été accélérée par les États-Unis eux-mêmes, pendant les huit années du règne du président Obama. À l’unisson des souhaits du peuple américain, frustré devant les échecs graves des guerres en Afghanistan et en Irak, il a conduit une politique étrangère de retrait relatif des affaires du monde, illustrée de façon catastrophique en Syrie avec la fameuse « ligne rouge » franchie par Assad sans aucune des « conséquences graves » annoncées par le président Obama lui-même. De façon plus positive, sa présidence a été illustrée par sa volonté de ne plus être le seul gendarme du monde et de jouer collectif. Sur le plan économique, cette ambition s’est incarnée dans deux négociations régionales : l’accord de partenariat transpacifique (TPP), et le partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP). Sur le plan global, l’accord de Paris sur le climat n’aurait pas été possible sans l’engagement de Washington et l’entente entre les États-Unis et la Chine. Enfin, Washington a joué un rôle majeur pour faire aboutir, avec la Russie, la Chine et les trois pays européens, l’accord nucléaire avec l’Iran.

 

L’élection du président Trump en novembre 2016 va accélérer de façon dramatique cette « désoccidentalisation » de l’ordre international.

Même si elle a été obtenue sur le fil et résulte autant des faiblesses de la candidate démocrate que du projet du candidat républicain, il faut souligner d’emblée que la victoire du président Trump est celle d’un courant profondément ancré dans la société américaine, celui de la « forteresse Amérique » qui doit éviter de se laisser entraîner dans les querelles du monde. Il s’incarne dans la doctrine Monroe de 1823. Il explique que les États-Unis ne soient entrés qu’en 1917 dans la Première Guerre mondiale, que le projet de Société des Nations ait été rejeté par le Sénat américain, et que l’Amérique ne soit entrée dans la Seconde Guerre mondiale qu’après le bombardement de Pearl Harbor en 1941. Il a fallu le défi posé par l’URSS pour que les États-Unis restent pleinement engagés dans les affaires du monde pendant les décennies d’après-guerre.

À cela s’ajoute aujourd’hui un phénomène que nous connaissons aussi en Europe : le niveau de vie des classes moyennes aux États-Unis baisse lentement mais sûrement depuis plus de vingt ans. La crise des subprimes a aggravé le phénomène, jetant à la rue dix millions d’Américains qui ont perdu leur logement. Enfin, dans cette « nation monde », les Blancs sont en passe de devenir une minorité face à l’addition de toutes les minorités. Ce sentiment de dépossession est, comme en Europe, largement imputé aux effets négatifs de la mondialisation de l’économie et d’une immigration non maîtrisée. Le président Trump joue de tout cela pour tenir son électorat à travers ses tweets quotidiens, lus par des dizaines de millions de followers fidèles, qui lui ont permis de prendre fermement le contrôle du Parti Républicain.

En politique étrangère, le président Trump clame : « America First ! ». Mais il faut comprendre aussi « America alone ! ». Pourquoi ? L’explication réside dans son ouvrage The Art of the Deal, fruit de son expérience professionnelle. Pour lui, il n’y a pas d’accord « gagnant-gagnant ». Il y a nécessairement un gagnant et un perdant. Et comme dans cette jungle, les États-Unis sont le lion le plus puissant, ils doivent pouvoir imposer leur volonté sans être entravés par des règles du jeu fixées par les organisations internationales sous prétexte que les États sont égaux en droit. D’où sa décision de sortir de l’accord de partenariat transpacifique, de l’accord de Paris sur le climat, de l’accord nucléaire avec l’Iran et de renégocier l’accord nord-américain ALENA. D’où aussi sa volonté d’affaiblir les organisations internationales, de l’ONU au G7 et au G20, en passant par l’OMC et l’OTAN. Il accélère l’affaiblissement de l’ordre international fondé sur les valeurs de l’Occident, déjà contesté par les grandes puissances émergentes. Et il veut agir seul. Les Européens et le Japon lui ont bien proposé de joindre leurs forces aux siennes pour obtenir une réforme de l’OMC et le respect de ses règles par la Chine : cela ne l’intéresse pas ! Il ignore tout aussi résolument que les États-Unis disposent d’un atout majeur depuis la Seconde Guerre mondiale : un réseau d’alliances, de l’OTAN au Japon et à la Corée, sans équivalent dans l’histoire de l’humanité et dont ne disposeront jamais les rivaux de l’Amérique.

Or, dans cette jungle qu’il veut débarrasser de toute contrainte liant les États-Unis, arrive un autre lion qui grandit rapidement et est déjà de taille à rivaliser avec les États-Unis. Il s’agit bien sûr de la Chine.

La Chine n’a jamais partagé et ne partage guère aujourd’hui encore notre vision de l’ordre mondial, tel qu’il est inscrit dans la Charte des Nations unies et celles des autres grandes organisations internationales. L’idée de l’égalité en droit des États lui est étrangère. Depuis des millénaires, elle se voit comme LA civilisation, entourée de royaumes barbares dont le rôle est d’envoyer des émissaires à la cour de l’Empereur, pour y faire kowtow, payer tribut et repartir illuminés par la sagesse chinoise ! Le monde sinisé, c’est-à-dire l’espace proprement « Han » et ses voisins immédiats (Japonais, Coréens, Mandchous, Mongols, Ouïghours, Tibétains, Vietnamiens), ne s’est pas constitué en États-nations, sur le modèle « westphalien ». Il reposait sur la centralité non pas d’un État mais d’une civilisation qui, par cercles concentriques à partir du siège chinois de l’Empire, est parvenue à assimiler les populations allogènes en les faisant adhérer au contrat social confucéen du « bien commun » (wei gong) et de la « grande communauté » (da gong). Cette capacité d’absorption était unique dans l’histoire de l’humanité depuis la Pax Romana.

Or, après 150 ans d’éclipse, des décennies d’invasion occidentale puis japonaise suivies par une guerre civile et des décennies de dictature maoïste, la Chine, grâce à Deng Xiaoping et à ses réformes, est en passe de retrouver la place qui était traditionnellement la sienne dans son environnement : celle d’une puissance suzeraine. Elle ne se sent guère liée, quoi qu’elle en dise, par les chartes des organisations internationales pour une raison simple : de 1945 à 1971, ce n’est pas Pékin qui occupait le siège de la Chine, mais Taipeh !

Cette vision suzeraine, largement partagée au sommet de l’État et du Parti, si ce n’est dans la population toute entière, conduit la Chine à construire une force de projection militaire puissante. Elle militarise rapidement les îlots contestés de la Mer de Chine du Sud et refuse toute valeur à la décision du tribunal international de La Haye qui, en 2016, sur tous ces mêmes îlots, a donné totalement raison à Manille contre Pékin.

Au-delà de son environnement immédiat, la Chine transpose aujourd’hui à l’échelle du monde entier cette vision millénaire de sa place « Sous le Ciel » (Tianxia). Comme l’a affirmé solennellement le président Xi Jinping lui-même devant le XIXe congrès du Parti le 18 octobre 2017, et je le cite : « La Chine doit prendre une place centrale sur la scène internationale et offrir une plus grande contribution à l’Humanité. » C’est ainsi qu’il faut comprendre son programme gigantesque intitulé « Belt and Road Initiative », les nouvelles routes de la soie. Sous l’Empire romain, toutes les routes conduisaient à Rome. Au XXIe siècle, toutes les routes devraient, vu de Pékin, conduire à la Chine. Et pour occuper cette place centrale dans le monde, la Chine affiche officiellement sa volonté d’être, dans quelques années seulement, la première puissance dans les technologies décisives que sont l’intelligence artificielle, la robotique et les sciences de la vie.

Dans cette montée en puissance très rapide, la Chine est cependant confrontée à deux handicaps majeurs : à l’intérieur, le vieillissement accéléré de sa population, fruit de la politique de l’enfant unique conduite depuis Mao. À l’extérieur, l’absence de vrais alliés : la Chine n’a que des obligés.

 

Alors, quel sera l’ordre mondial au cours des prochaines décennies ?

Il n’est déjà plus occidental et l’absence dramatique de l’Union européenne, absorbée par ses défis internes et externes, l’empêche de prendre le relais de l’Amérique au moment même où ce serait indispensable. Mais l’ascension de la Chine se heurte à des forces de résistance dans son environnement même. Et les États-Unis sont déterminés à lancer un triple mouvement pour freiner son ascension.

Sur le plan géostratégique d’abord, ils cherchent à mettre en place une coalition à laquelle participeraient l’Inde, l’Australie et le Japon. Cette coalition « indo-pacifique » aurait vocation à aider les pays d’Asie du Sud-Est et du Pacifique Sud à résister aux pressions chinoises en leur offrant une alternative crédible et séduisante.

Sur le plan technologique ensuite, sous la pression notamment du Pentagone et de la CIA, la Maison Blanche s’efforce par tous les moyens de freiner l’accession de la Chine à la première place dans l’intelligence artificielle et la robotique, qui seront aussi les éléments décisifs des armes de demain.

Enfin, et c’est peut-être l’élément le plus ambitieux et le plus dangereux pour l’avenir, Washington cherche à freiner l’ascension économique de Pékin en cassant, quand c’est possible, les « chaînes de valeur » qui permettent aux produits les plus divers, des panneaux solaires aux téléphones portables les plus sophistiqués, d’être assemblés dans cet atelier du monde qu’est la Chine. Pékin entend réagir en organisant autour de la Chine des « chaînes de valeur » qu’elle maîtriserait, de l’Asie du Sud-Est à l’Afrique et à la Russie. Le risque est de voir se réduire progressivement cette économie globalisée qui, malgré ses imperfections, a permis de sortir de la pauvreté des centaines de millions d’êtres humains et d’offrir à tous des produits à des prix imbattables. En lieu et place, le risque est grand de voir apparaître une économie mondiale fondée sur deux pôles rivaux, le pôle américain et le pôle chinois.

Si cette perspective se réalisait dans le contexte d’un affaiblissement durable des organisations internationales, incapables de résister aux coups de boutoir du président Trump et de s’adapter aux réalités nouvelles, géopolitiques et économiques, il faut craindre que l’ordre mondial du XXIe siècle soit basé sur une compétition stratégique dangereuse, alors que les défis à relever, à commencer par le réchauffement climatique, appellent plus que jamais une réponse concertée et une coopération planétaire. Sans vouloir tomber dans un pessimisme excessif, nous devons être conscients du risque réel de voir apparaître ce que l’historien américain Graham Allison appelle « le piège de Thucydide », c’est-à-dire l’antagonisme conduisant à l’affrontement entre la puissance établie et la puissance ascendante, celui qui opposa Sparte à Athènes et déboucha sur la guerre du Péloponnèse au Ve siècle avant J.-C., ou le Royaume-Uni à l’Allemagne au tournant du XXe siècle et qui conduisit à la Première Guerre mondiale.

 

 

J’en arrive donc à ma troisième question : que faire ?

Ma première recommandation est de ne surtout pas désespérer des États-Unis. Face au mouvement actuel dont j’ai décrit les racines profondes, existent dans tout le pays d’autres forces, déjà à l’œuvre, qui agissent en faveur d’une Amérique assumant pleinement ses responsabilités dans la préservation d’un ordre mondial fondé sur le droit et nos valeurs. Les dirigeants français et européens, tout en poursuivant un dialogue sans illusions excessives avec l’équipe actuellement au pouvoir, doivent partager leur vision et leurs ambitions avec les nombreux responsables américains qui, demain ou après-demain, pourraient être en charge des destinées des États-Unis.

Ma deuxième recommandation est, pour la France et l’Europe, et malgré les difficultés actuelles, d’assumer pleinement leurs responsabilités, face aux États-Unis s’il le faut. Prenons deux exemples.

Le premier est l’accord nucléaire avec l’Iran signé en 2015 par les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie et la Chine. Il n’est pas parfait, mais il a l’immense mérite de geler, sous contrôles étroits, le programme nucléaire iranien. Et du reste, lors de sa négociation, la France a été, avec succès, plus exigeante que les États-Unis eux-mêmes. Non seulement le président Trump a décidé de s’en retirer unilatéralement, mais les États-Unis veulent imposer des sanctions extra-territoriales aux sociétés non américaines qui resteraient engagées en Iran. C’est totalement inacceptable et les Européens ont raison de travailler avec la Chine, la Russie et d’autres pour sauver cet accord. D’une certaine façon, Washington place l’Europe devant un double défi : saura-t-elle, sur ce dossier majeur pour elle, développer une concertation fructueuse avec Moscou et Pékin, démontrant ainsi qu’elle peut être un acteur crédible sur la scène internationale, sans et même face aux États-Unis ? Beaucoup plus difficile  : l’Union européenne saura-t-elle faire de l’euro une alternative au tout puissant dollar pour permettre aux entreprises qui le souhaiteraient de rester présentes en Iran ?

Mon deuxième exemple porte sur la réforme nécessaire de l’Organisation Mondiale du Commerce. La Chine n’en respecte pas les clauses actuelles et les États-Unis menacent de s’en retirer. La Commission de l’Union européenne, elle, a mis sur la table un plan cohérent de réformes qui permettrait à l’OMC d’être l’outil dont l’économie globalisée a besoin pour fonctionner sur la base du droit et non de la loi de la jungle. Dans sa démarche, l’Union cherche à rassembler progressivement autour d’elle tous les pays qui partagent notre vision d’une économie mondiale fondée sur le droit.

Vous l’aurez compris : malgré les nombreuses difficultés actuelles, je reste convaincu que l’Union européenne est sur la scène mondiale une sorte d’« empire des normes » dont les règles s’imposent car nous sommes un marché intégré de 500 millions d’Européens. Pour y avoir accès, tous les pays au monde, y compris les États-Unis et la Chine, y compris bien sûr le Royaume-Uni post-Brexit, sont prêts à en accepter les lois. C’est même vrai dans la nouvelle économie. L’Europe a été la première à adopter un « Règlement Général sur la Protection des Données ». Google, Apple, Facebook et Amazon, malgré leur toute-puissance, n’ont d’autre choix que d’y souscrire. Et la Commission, en la personne de Margrethe Vestager, n’hésite pas à imposer des amendes considérables aux groupes, européens ou non, qui ne respectent pas les règles européennes de la concurrence.

En un mot, dans ce monde globalisé menacé du règne de la loi de la jungle, l’Union européenne est aujourd’hui l’ancre à laquelle le droit de l’économie mondiale peut s’arrimer. J’en veux pour preuve les accords ambitieux dont la Commission a achevé ou achève la négociation avec le Japon, le Vietnam, l’Indonésie, d’autres encore.

Et l’Union européenne, parce qu’elle est le partenaire naturel de la Russie sur les plans économique et stratégique, doit aussi poursuivre son dialogue exigeant avec Moscou sur notre voisinage commun, à l’image de ce que la France avait réussi en Géorgie en 2008. Le « format Normandie » qui rassemble la France, l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine offre le seul chemin vers une solution qui fera de l’Ukraine un pont d’amitié et de coopération entre l’Union et la Russie.

Il reste que si l’Union européenne a réussi à s’imposer dans le domaine du droit comme dans celui de la monnaie avec la réussite incontestable de l’euro, l’Union européenne traverse aujourd’hui une crise grave. Elle ne pourra exercer pleinement ses responsabilités globales que si elle parvient à la surmonter. Cette crise a des causes multiples, mais l’une d’elles l’emporte de loin sur toutes les autres : l’incapacité de l’Europe à répondre d’une seule voix à la crise migratoire, et d’abord à contrôler efficacement ses frontières extérieures.

L’objet de cet exposé n’est pas de traiter ce sujet. Je dirai seulement qu’il n’y aura de solution durable qu’à travers un renforcement significatif de nos moyens de contrôle, y compris militaires. À travers aussi une politique de coopération exigeante avec les pays voisins du Sud et de l’Est de la Méditerranée, à l’image de ce qui a été négocié avec la Turquie. Et une politique de coopération non moins exigeante avec les pays d’Afrique au sud du Sahara.

Mais précisément, et c’est ma conclusion, si l’Europe s’engage avec détermination dans cette politique avec ses voisins du Sud ; si elle réussit à obtenir à l’Est un accord avec la Russie sur l’Ukraine ; si elle parvient à sauver avec la Russie et la Chine l’accord nucléaire avec l’Iran ; si elle prend le leadership des nécessaires négociations sur les règles du jeu de l’économie globalisée, et notamment de la réforme de l’OMC ; cette Europe-là, l’Europe qui protège mais aussi l’Europe puissance économique du XXIe siècle, ne serait-elle pas capable de rassembler les Européens autour d’une vision et d’une ambition partagées ?

Et si les États-Unis en reviennent dans quelques années, comme c’est fort possible, à une vision de leur rôle dans le monde plus conforme à leurs idéaux, alors le monde multipolaire du XXIe siècle pourrait bien être moins dangereux et plus harmonieux qu’il n’y paraît aujourd’hui. Et la Chine, par réalisme et parce que ce serait son intérêt, pourrait probablement s’y rallier.

Vous me trouvez sans doute bien optimiste. J’en conviens volontiers. Mais puisque nous sommes encore dans la période des vœux, voilà ceux que je forme à l’orée de cette nouvelle année !

Je vous remercie.

[1] Jean-David Lévitte est ambassadeur de France et membre de l’Académie des sciences morales et politiques. Il a été notamment en poste en Chine, aux Nations unies et aux États-Unis. Il a été conseiller diplomatique et sherpa du Président de la République à deux reprises, de 1995 à 2000 et de 2007 à 2012.

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