Marianne Bastid-Bruguière :
La France vue de Chine

 

 


La France vue de Chine

par Marianne Bastid-Bruguière[1]
membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Comment les Chinois voient-ils la France d’aujourd’hui ?

Il n’est pas si facile de répondre à la question car les sondages d’opinion effectués par des méthodes rigoureuses et vérifiables sur l’opinion chinoise concernant l’étranger sont rares. Le dernier disponible date de 2016 et compare le sentiment sur les États-Unis et celui sur l’Europe en général, sans distinguer la France[2] ; or la situation a passablement changé depuis. Il est impossible à un enquêteur sans accréditation et contrôle officiel par les autorités locales de téléphoner aux gens pour demander leur avis sur un tel sujet ou de se poster à une sortie de métro pour faire remplir des formulaires. Le risque est l’arrestation immédiate sous le chef de « viol de secret d’État », qui peut coûter très cher.

Pour éclairer les données du sujet, j’examinerai d’abord les particularités historiques de l’image de la France en Chine et de ses modes de transmission et d’action sur le public chinois et les acteurs gouvernementaux. J’y montrerai la création de stéréotypes littéraires plutôt sympathiques et durables, nourris par les livres, les traductions, la fréquentation des savants, les séjours en France ; et celle d’images négatives provenant des conflits coloniaux et des contacts sur le terrain chinois. Je vous proposerai ensuite une analyse de la formation et du fonctionnement des stéréotypes sur la France dans la Chine d’aujourd’hui. Nous y verrons comment l’image littéraire survit, se transforme et continue d’agir à différents niveaux de la société chinoise, mais surtout comment de nouveaux stéréotypes politiques et culturels, nés à la fois d’une réflexion théorique plus large et de la pratique des relations avec les Français à tous les niveaux, gagnent l’opinion et inspirent l’action des cadres dirigeants.

Avant d’aborder l’examen historique, je voudrais faire quelques remarques plus générales pour justifier le parti que j’ai adopté.

La communication que notre Président m’a demandé de vous présenter emprunte, selon son vœu, une approche différente de celle des autres interventions annoncées dans notre programme de l’année. En effet, ces interventions examinent l’action de la France dans le monde sous l’angle de vue de l’acteur – la France – en analysant les forces et faiblesses de cette action dans ses différents théâtres internationaux, ses objectifs, ses moyens et ses résultats.

Ma communication envisage la question sous l’angle de vue des protagonistes de la France sur le plan international, en l’occurrence le regard de la Chine sur la France. Ce renversement de perspective se justifie parfaitement. Pour définir une politique extérieure, ses objectifs, ses méthodes et moyens, aussi bien que pour juger de l’efficacité d’une politique extérieure, il est nécessaire de bien connaître les dispositions, les représentations, les attentes, les attitudes psychologiques des partenaires, protagonistes ou adversaires de l’acteur principal.

L’intervention de Philippe Levillain, au mois de juin, examinera le point de vue du Saint-Siège sur la France. On aurait pu imaginer d’étudier aussi le point de vue russe, américain, allemand ou britannique. J’ai cru comprendre que le choix de se limiter à la Chine seule, parmi les grands États, ne tient pas, chez notre Président, au souci d’éviter les répétitions ou la monotonie, mais plutôt à l’idée que la Chine prend une importance de premier rang dans le jeu mondial et que ses points de vue sur les différents pays sont beaucoup moins familiers au public que ceux des pays d’Europe et d’Amérique.

En réalité, ces regards des pays les uns sur les autres changent, et il ne serait pas mauvais de faire le point de façon précise sur ce sujet, qui peut révéler des surprises désagréables. Mais il est vrai que les vues chinoises sur l’étranger ne sont pas diffusées par des sondages ni répandues par des traductions d’œuvres littéraires facilement accessibles. Il est donc utile d’apporter un éclairage sur la question, bien qu’elle ne soit pas tout à fait un des innombrables « mystères » attribués à la Chine.

À dire vrai, la question se présente exactement comme dans les autres pays. La perception de « l’Autre » est une affaire individuelle ; elle varie selon les personnes, le moment de leur vie, les circonstances où elles se trouvent, leurs besoins précis ou leurs attentes par rapport à cet « Autre » à un instant donné. On peut repérer des représentations collectives communes à un groupe ou même qu’on attribue à une nation par rapport à une autre. Ces représentations sont exprimées par des formules toutes faites : « l’ennemi héréditaire », « la perfide Albion ». Mais ces stéréotypes ne sont jamais unanimement partagés dans un pays. Chez ceux qui les partagent, ces stéréotypes n’informent pas forcément l’action en toute circonstance. Leur influence est partielle, souvent temporaire. Les stéréotypes nationaux se succèdent – après « la perfide Albion » est venue « l’Entente cordiale » –, ils disparaissent, renaissent, se transforment. Leur rôle et leur poids dans l’opinion publique d’une part, et d’autre part dans la conduite et les décisions des responsables à divers échelons, sont très variables et dépendent, si on y regarde de près, de l’éducation individuelle et de l’expérience vécue personnelle.

 

Les particularités historiques de l’image de la France en Chine et de ses modes de transmission et d’action sur le public chinois et les acteurs gouvernementaux

 

C’est assez tardivement, au début du XVIIe siècle seulement, que les Chinois ont identifié la France comme un pays en soi et un État distinct. Le premier sujet du roi de France à avoir eu un contact direct avec le monde chinois est André de Longjumeau en 1249, mais c’était avec l’empire mongol. Dans les annales chinoises, lui et ses successeurs étaient désignés comme « Francs » (Folanji 佛兰基), de même que tous les étrangers venus d’Europe. Cette appellation resta appliquée aux Portugais, Espagnols et autres arrivés par la mer au début du XVIe siècle.

Les Français ont la chance que la première mention et description de leur pays en chinois soit l’œuvre d’un jésuite italien très bienveillant à leur égard, le P. Jules Aleni (1582-1649). Aleni composa et publia en chinois en 1623 un petit ouvrage intitulé Zhifang waiji 职方外记 (Abrégé géographique des lieux hors de ceux qui versent un tribut à l’empereur), qui était un commentaire de la Mappemonde de Matteo Ricci[3], destiné à informer le public lettré sur les différents pays d’Europe. La première partie de l’opuscule d’Aleni donnait un aperçu d’ensemble des caractéristiques et du haut degré de la culture commune qui unissait ces pays : non seulement la foi chrétienne, la monogamie, mais l’usage du droit et des tribunaux, celui de monnaies métalliques, les habitudes alimentaires (comportant vin, bière, blé, viandes), le vêtement (pantalons pour les hommes, robes pour les femmes), l’amour des lettres et l’éducation pour tous, le culte des arts et de la science. Chez les Chinois, la représentation d’un Occident[4], qui est constitué d’abord par l’Europe, à laquelle on ajoute les États-Unis dès la fin du XVIIIe siècle, et qui forme un bloc culturel homogène et étranger, voire irréductible au leur, vient des jésuites.

Dans les deux pages qu’il consacre à la France[5], Aleni appelle le pays « Folangcha 佛朗察 » car il transcrit en chinois la nomenclature latine. La désignation actuelle « Faguo 法国 » (littéralement, pays de la loi ou du droit) se répand au XVIIIe siècle par l’influence des missionnaires français. Aleni mentionne que la France a été désignée comme « Folangji 佛朗機 » (Francs) au temps des Croisades. Il décrit la France comme un pays de cocagne, fertile, prospère, où les habitants mènent une vie paisible et agréable. Il s’y trouve beaucoup de grandes églises, les toits des maisons sont en ardoise bleue ou en tuiles. Les Français sont « modérés, polis, accomplis. Ils ont le culte des lettres et de l’étude ». Leur capitale, très célèbre, compte 40 000 étudiants, dont les plus pauvres sont accueillis gratuitement. Elle possède et publie beaucoup de livres.

Cet ouvrage d’Aleni fut inclus dans la grande collection du Siku quanshu (les livres complets des quatre magasins, titre souvent traduit Quatre Trésors de l’empereur), éditée sur ordre de l’empereur Qianlong entre 1773 et 1782, qui rassemblait tous les ouvrages jugés importants, dignes d’être lus et conservés. Le texte d’Aleni recevait donc une sanction officielle et devint la base des écrits littéraires ultérieurs sur la France. En effet, la tradition lettrée chinoise est de toujours citer et suivre les auteurs classiques afin de montrer son érudition, en apportant éventuellement des détails ou interprétations supplémentaires, mais sans contredire de front les textes consacrés.

Les premiers missionnaires français, des jésuites, arrivent en Chine en 1658. Personne ne leur demande d’écrire sur la France. Ils ne le font pas. Leur mission intellectuelle est seulement d’instruire les Chinois en science et religion et d’instruire les Français sur la Chine. Quelques compléments de témoignage vécu sont apportés au récit d’Aleni par les souvenirs d’un marin chinois de Canton qui avait bourlingué quinze ans, entre 1782 et 1796, dans l’équipage de navires portugais à travers le monde. Un lettré qui vivait comme lui à Macao recueillit ses observations et les publia en 1820 sous le titre de Journal maritime[6]. Les Français y sont « simples et généreux ». Ils possèdent « une grande habileté. Les horloges qu’ils fabriquent sont supérieures à celles des autres pays. Leurs vins aussi sont les meilleurs ».

Le livre fut lu par les hauts fonctionnaires chargés à Canton de gérer le conflit de la guerre de l’Opium avec les Anglais. Les informations concrètes qu’il contenait furent reproduites dans les ouvrages généraux que ceux-ci firent alors éditer pour une meilleure information du gouvernement et du public sur les pays étrangers. Parmi ces ouvrages, assez répandus, les plus importants sont La Chronique illustrée des pays au-delà des mers de Wei Yuan[7], sortie en 50 chapitres en 1843, et 100 chapitres en 1847, et d’autre part, le Précis de géographie universelle de Xu Jiyu, paru en 10 chapitres avec des cartes en 1848[8]. Les deux livres se fondaient très largement sur les renseignements puisés dans les traductions d’articles d’encyclopédies anglaises et américaines de vulgarisation publiées dans leurs périodiques chinois par les missionnaires anglo-saxons à Macao ou sur l’information empruntée aux traductions faites par les missionnaires à la demande des auteurs chinois.

Sur la France, Wei Yuan et Xu Jiyu ajoutent beaucoup de précisions géographiques et historiques. Le nom devient « Folanxi 佛兰西 » ou « Falanxi 法兰西 » (transcriptions phonétiques encore en usage de nos jours). Xu Jiyu donne une carte de France avec les départements, les grandes villes et leur nom en transcription chinoise. Tous deux présentent un abrégé de l’histoire française, en insistant sur l’antagonisme avec l’Angleterre, inspirés évidemment par leurs sources britanniques. Ils signalent l’exécution de Louis XVI, les troubles qui ont suivi. Ils s’étendent sur Napoléon, ses conquêtes et son œuvre. Ils expliquent la Restauration et la Monarchie de Juillet, qui apporte la paix et gouverne bien. Ils signalent que la France a très peu de colonies et ne s’en soucie guère. Les chiffres de la population, des forces armées, du budget, du commerce sont donnés. Les Français sont peints comme des gens aimables, polis, passionnés par les études et le savoir. Mais viennent aussi quelques traits moins confucéens. Leurs femmes, très jolies et séduisantes, sont aussi fort légères. Les hommes ont un amour-propre très chatouilleux. Hommes et femmes passent leurs journées entières à danser, chanter et s’amuser ensemble. Les hommes sont courageux et audacieux au combat. C’est un peuple qui change souvent d’humeur et d’avis, auquel on ne peut pas se fier. C’est donc un portrait très opposé à celui de l’idéal confucéen masculin et féminin, mais pourtant avec des passions communes : le savoir, l’art, la musique, l’agrément d’une vie sociale policée.

À la même époque, les rapports des hauts fonctionnaires sur les relations avec les étrangers que publie la Gazette de Pékin (le journal officiel, lu par au moins 400 000 personnes à travers tout l’empire), sont, jusqu’en 1860, assez bienveillants pour la France. Au temps du commerce à Canton, avant l’ouverture, les Français causaient très peu d’ennuis, contrairement aux autres nationalités ; ils payaient amendes et compensations sans grand problème. Durant les négociations avec l’ambassade de Lagrené en 1844-1845, grâce à l’excellent interprète Calleri, grâce à l’extase d’être pris en photo pour la première fois par Itier qui expérimentait le daguerréotype, grâce aussi à son goût pour le champagne, le vice-roi Qiying considère la France avec beaucoup plus de faveur que l’Angleterre. La France, selon lui, n’est pas mue par le seul appât du gain. On peut discuter raisonnablement avec elle et faire confiance. À titre personnel, Qiying éprouve même une certaine sympathie pour son interlocuteur et trouve du goût aux conversations générales avec lui.

L’image littéraire de la France est ensuite enrichie, fixée et répandue parmi l’opinion chinoise par les récits de voyages ou séjours en France des diplomates et des premiers étudiants envoyés par le gouvernement chinois. Les pionniers dans le genre sont deux Mandchous, Binchun 斌椿, âgé de 63 ans, envoyé en mars 1866 en mission de première visite diplomatique exploratoire dans les divers pays d’Europe, et Zhang Deyi 張德彝, son interprète âgé de 19 ans, qui avait étudié le français pendant quatre ans au Collège des langues que le gouvernement venait d’ouvrir à Pékin[9]. Ils étaient tenus de rédiger un journal, à remettre au ministère à leur retour. Celui de Binchun fut publié dès 1868, avec des poèmes sur son voyage, sous le titre Notes d’une traversée en radeau. Celui de Zhang Deyi, intitulé Relation des merveilles d’une traversée maritime, parut en 1891, dans une collection très répandue. Zhang Deyi est retourné trois fois en France et y a séjourné en poste. Ses journaux ont été publiés avant 1900, sauf celui sur son voyage de 1870-1871, où il fut témoin de la Commune de Paris, qui n’a été retrouvé qu’en 1982.

À côté d’une foule de renseignements très terre à terre et minutieux qu’ils ont mission de récolter sur les constructions, l’assainissement, les transports, les cultures, les techniques, l’alimentation, le vêtement, le droit et son application, les us et coutumes, les deux envoyés ne cachent pas leur émerveillement, même si le plus âgé feint, devant ses interlocuteurs étrangers, d’être blasé.

Binchun est ébloui par la splendeur des villes. De Lyon, il écrit : « La foule est aussi nombreuse que fourmis, le bruit des voitures qui roulent n’arrête pas, pourtant tout reste calme et sans désordre… tout est parfaitement entretenu… Les cours d’eau sont traversés par des ponts métalliques parfois de 10 à 20 li (5 à 10km) ». Le téléphone, le télégraphe les sidèrent, et l’électricité. À Paris, « les lumières de la rue sont si brillantes que la lune et les étoiles perdent tout éclat… On dirait la cité en fête chaque jour : c’est à vous en arracher des soupirs d’admiration incessants ». Dans les magasins, les vendeurs sont de charmantes jeunes femmes. Elles répondent avec prévenance et le sourire aux lèvres, par une litanie de « Monsieur ». On peut les inviter à se promener le dimanche. À l’opéra, Binchun tombe sous le charme de 50 ballerines fort belles, à moitié nues. Les deux diplomates rendent visite à Stanislas Julien, le sinologue. Bien qu’il ne puisse s’entretenir avec eux que par écrit, son érudition classique les stupéfait, Hervey Saint-Denys, le professeur au Collège de France, aussi, quelle que soit la réputation de médiocrité que Julien et ses disciples lui aient faite parmi la sinologie européenne. La danse, la musique, les spectacles sont partout[10].

Cette image de lumière, de beauté, de plaisir dans une vie urbaine, de facilité de l’existence, de goût pour les choses de l’esprit, mais aussi d’audace tranquille dans la transgression est reprise, affinée, rendue plus subtile et tentatrice encore par d’autres visiteurs en France de grand prestige intellectuel, dont, faute de temps, je ne donnerai pas le détail. Un Mandchou, invité à un bal par Napoléon III en 1869, s’extasie sur les danses en couple :

Leur signification est d’harmoniser les sentiments des uns aux autres, de lier par la joie l’inférieur au supérieur, de sorte qu’ils trouvent contentement à entretenir des relations et donner libre cours à leur allégresse…mais ce serait inapplicable à la Chine car on préfère y suivre la raison plutôt que les sentiments, alors qu’en Occident, il importe davantage de se conformer aux sentiments qu’à la raison[11].

Les visiteurs chinois et mandchous de la fin du Second Empire, qui souffrent chez eux depuis vingt ans d’immenses rébellions populaires, relèvent en France l’absence générale de brutalité dans les gestes et les paroles.

Wang Tao (1828-1897) est un journaliste excellent prosateur qui séjourne en Angleterre et en France de 1867 à 1870. Ses Souvenirs de vagabondage paraissent en bonnes feuilles dans un hebdomadaire illustré très apprécié à Shanghai, en 1887-1889, puis sous forme de livre en 1891. Il répète la « splendeur des villes » et, au-dessus de toutes, celle de Paris.

Elle est sans rivale, la première de notre temps pour la splendeur de ses palais, le luxe de ses habitations, la beauté de ses parcs, le nombre des personnalités qui y vivent […]. Aucun autre pays n’est aussi bien équipé en bibliothèques et en musées. La France attache la plus grande importance à la lecture, et la richesse de ses collections est sans doute unique au monde […] 30 000 ouvrages chinois à la Sorbonne […]. Les Champs-Élysées sont d’une largeur exceptionnelle […]. Les fils de roi y côtoient des hors-la-loi en quête d’aventures galantes, à leur extrême plaisir. Il y a des théâtres de chaque côté où costumes et décorations sont d’une magnificence et d’une beauté éblouissantes. Les actrices sont toutes d’exceptionnelle beauté. Elles découvrent leur poitrine et leurs épaules avant de monter en scène, de sorte que l’éclat des lampes se reflète sur leur teint de jade[12].

L’Exposition universelle de 1867 au Champ-de-Mars est évidemment un clou. Plusieurs ministres et de jeunes étudiants envoyés de Chine dans les années 1860-1890 disent leur admiration pour le mode d’administration en France, sinon pour le régime de gouvernement, mais la plupart ne s’y intéressent pas et ne les comprennent pas.

Ce qui ajoute à l’image littéraire donnée à la France et la transforme en véritable stéréotype est l’imitation et la traduction d’œuvres françaises. Chen Jitong (1851-1907), qui savait parfaitement le français, était venu étudier à l’École libre des sciences politiques en 1875 et était resté ensuite en poste à Paris jusqu’en 1891. Il s’employa à écrire des romans romantiques de genre français, à diffuser en Chine des articles sur le mouvement littéraire en France, sur les genres à la mode, à en publier à Shanghai des imitations en chinois, et à répandre ces inspirations dans ce milieu actif des ports ouverts.

C’est dans ce contexte que l’épithète de « romantique » devint en Chine, entre 1895 et 1900, dans le milieu littéraire de Shanghai, la caractéristique nationale de la France et des Français[13]. Ce qui fit la fortune de cette épithète fut qu’un étudiant venu faire son droit à Paris, ami de Chen Jitong, se passionna comme lui pour les romans d’Alexandre Dumas. Ne parvenant à les traduire lui-même, il travailla avec son ami Lin Shu, lui racontant chaque scène que Lin Shu adaptait ensuite dans un style imagé et fluide. Leur traduction de La Dame aux camélias, parue en 1898, fut et resta en Chine un immense succès. Elle scella, jusqu’à nos jours, la vertu « romantique » de notre nation et de ses citoyens dans le sentiment des Chinois.

Mais il faut prendre garde au double sens du terme chinois qui désigne notre « romantisme » collectif. Le mot langman 浪漫 qui nous est appliqué est bien celui qui a été utilisé pour traduire le mouvement littéraire et artistique appelé romantisme en Europe, et cela dans des revues et livres en chinois antérieurs à notre dénomination. Mais ce terme chinois existait avant son application à l’histoire littéraire européenne. Son sens premier, qu’il conserve toujours aujourd’hui, désigne une personne qui mène une vie de débauche, de libertinage, une existence dissolue. Le second sens du terme qualifie quelqu’un ou quelque chose qui est plein de poésie et déborde d’illusions. Le premier caractère du mot langman, lang, signifie la prodigalité, le gaspillage ; c’est le caractère qui se trouve dans le mot rônin en japonais (l’aventurier, le samouraï sans maître). Le second caractère, man, signifie déborder, ne pas se gêner, prendre ses aises, suivre son gré, son caprice, sa fantaisie, ses envies. Ce « romantisme » attribué aux Français et à la France est aussi une incapacité fondamentale à s’en tenir seulement aux commandements du bon sens, aux règles des convenances et de la bienséance. Ce trait est en réalité la source de la fascination que la France exerce sur nombre d’esprits chinois et celle aussi de l’aversion invétérée que notre pays peut inspirer à d’autres Chinois. Les Français sont capables de dire et de faire ce que beaucoup de Chinois pensent et désirent mais n’osent pas exprimer : ils savent braver l’ordre établi.

Parallèlement à ce stéréotype littéraire d’une France romantique, au cours du XIXe siècle la fréquentation des résidents français en Chine, les relations politiques et militaires ont façonné aussi des contre-modèles venant de l’expérience vécue. La seconde guerre de l’Opium dans laquelle les Chinois estimaient que la France suivait l’Angleterre n’a pas, sur le moment, suscité une haine durable. La guerre franco-chinoise de 1884-1885 a en revanche exposé les Français à une vague d’hostilité populaire qui est restée tenace dans les provinces limitrophes du Tonkin. Pendant les événements se sont déversés des torrents d’affiches, de caricatures, de placards, d’écrits injurieux et méprisants, laissant une méfiance invétérée envers un pays qui n’avait cessé de tergiverser, de se dédire puis d’exiger davantage. Les hésitations de la politique française en Chine après 1870, dues largement à la fragilité et aux aléas d’une république démocratique, ont donné aux élites dirigeantes chinoises un sentiment très défavorable à ce régime.

Il y a un siècle, les Français étaient encore très peu nombreux en Chine, 2 000 en 1912[14] (parmi 450 millions de Chinois), dont la moitié de missionnaires. Leur racisme ou leur mauvais comportement envers les Chinois n’étaient pas spécialement épinglés par rapport à ceux d’autres nations. En revanche, dans les cercles officiels, on les considérait souvent comme arrogants et hautains. Ce qui aigrissait les relations et entretenait parmi le gouvernement, l’élite lettrée et le petit peuple, de la défiance et une forte antipathie était d’une part les problèmes avec les missionnaires et d’autre part, mais plus localement, le voisinage avec l’Indochine. Le zèle des missionnaires à convertir sans vérifier la moralité de leurs catéchumènes et à intervenir sans cesse pour les sauver de la justice était insupportable à beaucoup, même aux diplomates français, d’ailleurs. Dans les villages, les habitants acceptaient mal que leurs voisins chrétiens échappent à beaucoup de charges collectives, sous prétexte qu’elles étaient liées à un culte idolâtre (entretien des digues où se trouvait l’autel d’une divinité protectrice, frais des spectacles d’opéra associés aux fêtes religieuses), tout en profitant des biens communautaires. Pour l’Indochine, la tension récurrente concernait la police du brigandage et de la contrebande sur la frontière et le refuge des opposants vietnamiens en territoire chinois.

Ce regard politique négatif sur la France de la part d’une large partie des élites chinoises s’est amplifié après la Première Guerre mondiale, du fait de l’impuissance française en Asie orientale après le conflit. La capitulation française de 1940 après très peu de jours de combat a été aussi très mal vue et est restée dans la mémoire d’une population chinoise qui depuis plusieurs années déjà continuait à se battre contre les Japonais.

Très curieusement, c’est pourtant dans la première moitié du XXe siècle que s’est forgée aussi chez certains jeunes Chinois une image politique très positive de notre pays. Plusieurs des étudiants venus en France avant 1900 y appréciaient, comme Chen Jitong, la liberté et le sentiment d’égalité. D’autres ont ouvert les yeux avec acuité. L’un écrit en 1879 qu’il croyait, pendant sa première année à Paris, que les gouvernements européens étaient la perfection : ils avaient le soutien du peuple pour développer leur richesse et leur puissance, et non pas seulement des machines.

Mais quand je suis entré à l’Institut d’études politiques, après avoir suivi les cours et discuté sous tous les angles avec des savants, je conclus qu’il ne faut pas croire les livres. En Angleterre, seuls le Premier ministre et quelques-uns tiennent le pouvoir. Aux États-Unis, les élections sont totalement corrompues. En France, les factions font la loi. Il est extrêmement difficile d’obtenir un bon poste si on n’est pas du clan influent[15].

Les étudiants venus après 1900 ont une meilleure insertion dans le milieu français. Ils sont moins tendus sur leurs résultats aux examens, davantage curieux de tirer large parti de leur séjour à l’étranger, et aussi plus mûrs politiquement, du fait du mouvement de réforme alors engagé en Chine. La France est pour eux la patrie des droits de l’homme, le modèle de la république dont ils rêvent. Sa révolution a transformé un pays de vieille monarchie, sa science est à la pointe du progrès. Toute une partie de la jeune élite révolutionnaire qui installe la république en Chine en 1912 regarde vers la France et continue à le faire, puisque c’est Li Shizeng, plus connu en France sous le nom de Li Yuying, ami d’Herriot, de Marius Moutet, d’Aulard, hôte assidu du salon de Madame Mesnard-Dorian, qui organise la venue en France de 1600 étudiants chinois à partir de 1919, parmi lesquels se trouvent nombre des futurs dirigeants de la Chine populaire[16].

Le programme supposait que les étudiants travaillent pour financer leurs études. Il a dramatiquement échoué à cause de la crise économique. Les communistes n’ont guère étudié dans nos universités et sont repartis, souvent par Moscou, pour aller faire la révolution. Il est difficile de savoir ce qu’ils ont vraiment gardé de leur séjour en France. Mais il leur est resté quand même, semble-t-il, une certaine sympathie personnelle envers le genre de vie et les gens ordinaires qu’ils avaient fréquentés, et, pour quelques-uns, l’idée que c’était bien un pays romantique. Quand Deng Xiaoping est revenu pour la première fois à Paris en 1975, il a rapporté des croissants, payés de sa poche, pour tous ses anciens condisciples encore vivants. Mais d’autres étudiants venus en France grâce au programme de Li Shizeng ou ses suites sont restés plus longtemps, ont fait de vraies études, avec ou sans l’aide matérielle de leur famille, et ont continué par l’art et la littérature à faire vivre l’image romantique de la France parmi leurs concitoyens. C’est de l’entre-deux guerres que datent les admirables traductions chinoises de Balzac, Hugo, Stendhal, Romain Rolland qui ont perpétué, affiné et renouvelé la vision romantique de la France.

 

La situation aujourd’hui : le stéréotype fonctionne-t-il encore ? A-t-il cédé la place à d’autres visions ?

Depuis 1949, le monopole exercé par le parti communiste chinois sur la pensée, la presse et l’édition, sans parler de la quasi-fermeture du pays pendant trente ans, a beaucoup changé les conditions de la perception de « l’Autre ». La France a eu la chance de survivre grâce aux classiques marxistes qui parlent abondamment de la Révolution française, de Napoléon, de 1848, de la Commune. Si bien que par les programmes d’histoire et d’instruction politique, tous les Chinois, jusqu’à ces dix dernières années, ont une connaissance de l’histoire de France qui dépasse de loin celle de la majorité des Français sur l’histoire de Chine.

De même, Dumas, Balzac, Hugo, Stendhal, Maupassant, Zola et Romain Rolland ayant été décrétés « progressistes » par Staline et leurs traductions chinoises, notamment celles de Fu Lei, étant écrites dans une langue merveilleuse, ces auteurs ont été lus et restent lus par une très grande partie de la jeunesse. Ils ont figuré longtemps dans les morceaux choisis des programmes scolaires. Ils en ont disparu une dizaine d’années, mais y figurent à nouveau. Ces lectures perpétuent l’image romantique, sympathique de notre pays.

Il est important de savoir que les dirigeants de haut rang aujourd’hui en place, Xi Jinping compris, ont reçu cette éducation. Ils savent des choses plutôt flatteuses pour la France, mais qui montrent aussi une très grande instabilité politique de ce pays.

À ces notions générales s’ajoute l’héritage de l’expérience des rapports politiques avec la France depuis 1964. Quel est-il ?

Dans la génération des hauts dirigeants en place lors de l’instauration des relations diplomatiques entre la République populaire de Chine et la France en 1964, la plupart, y compris Mao, n’avait aucune connaissance historique ni littéraire de la France. Ils avaient fait leurs études avant les traductions des grands auteurs français et avaient appris la révolution russe plutôt que celle de 1789. Dans le rapprochement avec la France, ils agissaient par pur opportunisme politique. De Gaulle venait vers eux. Ils étaient très isolés à cause de leur brouille avec l’Union soviétique : ils ont saisi la perche. Mais d’autres dirigeants – notamment Zhou Enlai, Chen Yi, Deng Xiaoping – avaient vécu en France et éprouvaient une certaine sympathie pour le pays de leur jeunesse. Ils savaient ses faiblesses mais connaissaient aussi ses forces spirituelles, son ressort. Ils étaient prêts à faire confiance aux Français pour les aider à sortir de certaines difficultés.

Tout d’abord, il s’agissait de récupérer le siège à l’ONU. Ils ont compté, à juste titre, sur la France pour convaincre un certain nombre de pays africains de voter en faveur de la Chine. Le résultat a été obtenu en novembre 1971. L’aide de la France a joué un rôle important aussi dans l’ouverture et la conduite des négociations pour mettre fin à la guerre du Vietnam. En 1974 encore, Zhou Enlai a demandé à Georges Pompidou en visite d’État à Pékin de prendre une initiative sur le Cambodge pour éviter que les Khmers rouges ne fassent main-basse sur le pays. La France a un peu tardé. Le président Giscard d’Estaing, après son élection, a soutenu avec énergie des démarches françaises en ce sens. Mais Kissinger a absolument refusé d’écarter Lon Nol, condition indispensable, contre l’avis de ses ambassadeurs sur le terrain[17].

Après la Révolution culturelle et le retour de Deng Xiaoping au pouvoir en 1978, les rapports de la Chine avec les États-Unis l’emportent évidemment de beaucoup dans les soucis des dirigeants chinois sur ceux avec la France. Cependant, les dirigeants chinois, subtils stratèges, voient une certaine utilité à l’Europe, comme contrepoids pour certaines manœuvres. En outre, la diplomatie avec chacun des petits pays européens absorbe du temps, des forces et des moyens, sans résultat substantiel pour faire reculer l’offensive soviétique, qui est alors leur souci majeur. Comme le disait crûment le chef d’État-major de l’Armée populaire de libération à une délégation française, sans que son interprète n’ose traduire : « Qu’est-ce que c’est que cette poussière d’États en Europe ? La France n’a même pas la taille d’une province chinoise. Mettez-vous ensemble, alors on pourra peut-être s’entendre pour agir ! » Quant à la force française de dissuasion nucléaire, il la tournait en dérision[18].

En 1989, l’alignement de la position française sur celle des Américains après les événements de Tiananmen a profondément irrité les dirigeants chinois. On trouve dans les mémoires de l’ambassadeur Claude Martin le détail des manœuvres et contre-manœuvres sur la vente des bateaux de guerre et armements à Taiwan. Les conditions d’investissement en Chine sont à cette époque très précaires et les Chinois éprouvent des déceptions techniques pour certaines commandes et réalisations. Elles prennent du retard ou ne correspondent pas aux attentes. L’analyse qu’en retirent les Chinois est que ces déceptions sont la conséquence de l’inconsistance et de la médiocrité du gouvernement socialiste.

Les relations s’améliorent entre 1994 et 2004, à partir du voyage du Premier ministre Édouard Balladur à Pékin. Les visites s’échangent sous la présidence de Jacques Chirac. On se reçoit chacun dans son pays natal, on se téléphone, on danse même avec le président Jiang Zemin. Les échanges et les affaires reprennent. La position française sur l’Irak est très appréciée à Pékin, ainsi que la priorité au multilatéralisme prônée par la France. Les difficultés reviennent sous la présidence de Nicolas Sarkozy puis de François Hollande à cause d’hésitations, d’initiatives mal comprises à propos du Tibet ou des dissidents.

Pendant ce temps, comment évolue le regard de la population ? Les frictions du sommet ne l’intéressent guère. La France tient une place relative bien moindre qu’auparavant à l’école et dans la culture générale que reçoit la jeunesse. Il n’en va pas de même à Taiwan, il faut le noter. La connaissance de la France y a été récemment accrue dans les programmes scolaires.

Sur le continent, la France subsiste dans l’horizon du grand public par la mode, le luxe, le vin, la gastronomie, boulangerie et pâtisserie comprises. Ce n’est pas que ce qui est proposé par l’exportation française dans ces domaines soit de qualité supérieure à ce qui est offert par des concurrents. Cet engouement pour les produits de luxe français est un genre de snobisme porté par la force du stéréotype de la France romantique et raffinée. Ce snobisme joue aussi en faveur du tourisme vers la France : c’est le lieu rêvé par les midinettes chinoises pour le voyage de noces ou le mariage. Mais il faut mettre un bémol. L’hôtellerie, le service et la propreté en France paraissent aux voyageurs chinois, sauf dans les palaces, d’un niveau très inférieur aux pays européens voisins et à la Chine. On préfère ne rester que trois jours et deux nuits seulement, dans un circuit entièrement organisé par un voyagiste chinois, et passer plus de temps dans d’autres pays de l’espace Schengen.

La connaissance cultivée de la France, l’intérêt pour le pays et sa culture persistent assurément, mais cet attachement est un genre de refuge, parfois de défi, voire encore de cabotinage ou de snobisme par rapport au milieu chinois ambiant. On veut échapper à un horizon culturel local ressenti à la fois comme vide et oppressant, ou bien se distinguer d’une masse jugée vulgaire. La francophilie demeure, comme souvent par le passé, un élixir contre les tourments du refoulement.

En dehors de ce cercle relativement restreint de passionnés, l’opinion ne suit pas ce qui se passe en France. Elle éprouve une sorte de pitié pour le mauvais fonctionnement du système politique et considère plutôt les gilets jaunes comme des feignants qui devraient être heureux d’avoir une médecine et une école gratuites, une retraite et des allocations familiales. Mais d’autres voudraient bien acheter des gilets jaunes et regrettent de ne pouvoir le faire, bien qu’ils soient fabriqués en Chine.

Parmi les hauts cadres qui suivent la politique extérieure ou y participent, il est certain qu’un bon nombre estime que rationnellement la France ne mérite pas un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. On voit aussi les petites îles du Pacifique, tous les confettis français à travers les océans comme des anomalies à résorber. L’opinion de beaucoup est que la France n’est pas un pays vraiment fiable. Dans les milieux d’affaires, on pense que les investissements en France sont peu rentables à cause de la lourdeur et de la complication de la fiscalité, de la bureaucratie, de la règlementation et des habitudes de la main d’œuvre. Il peut se trouver quelques spéculations à tenter mais il faut se hâter de revendre dès que le profit fléchit. Pour les investisseurs privés, seul le rendement compte. Chez les investisseurs d’État, la notion de rentabilité obéit souvent à une logique plus complexe mais est toujours dictée par un intérêt concret, même s’il n’est pas forcément comptable.

La représentation de la France aujourd’hui répandue dans le public chinois, à la fois communément et par les divers moyens de propagande officielle, est bien illustrée par un petit livre qui figurait en place d’honneur, entre les œuvres de Xi Jinping et un ouvrage de vingt généraux chinois sur la stratégie globale de la Chine en tant que grande puissance, à l’entrée de la grande librairie Xinhua de Pékin à la fin d’octobre 2018. Le petit livre, une bande dessinée en trois volumes intitulée Comment se sont forgés les États : comprendre le monde en trois minutes, sortie aux Éditions du dévouement au bien public en avril 2018, en était déjà à sa quatrième édition. L’auteur, Sai Lei, un pseudonyme qui signifie « tonnerre de la compétition », est un dessinateur plein d’humour souriant, un genre de Plantu, qui a beaucoup de succès et publie dans de nombreux journaux et magazines.

Le but de la série est clairement énoncé dans l’introduction : comprendre comment les États-Unis, qui ont seulement 200 ans d’existence, sont parvenus à dominer le monde, et, sous-entendu, comment la Chine, qui, elle, existe depuis 5 000 ans, pourrait faire la même chose, et mieux. Le livre montre donc les forces, mais surtout les points faibles de chaque pays.

Dans le volume où figure la France, celle-ci n’a droit qu’à 13 pages, le plus faible nombre, de même que l’Argentine et le Mexique, tandis que l’Islande, la Norvège, la Hollande, l’Allemagne et l’Australie ont chacune 17 pages, le nombre le plus fort. Les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie se rangent derrière, aux côtés de la Pologne, du Danemark, de la Belgique, de la Suisse, de l’Égypte et de l’Afrique du Sud, avec 15 pages.

Le chapitre sur la France brise d’emblée la légende dorée : « Quand on parle de la France, tout le monde a pour première réaction : romantique, raffinée, tranquille, en paix avec tout le monde. Mais en réalité, le sens qu’a la France de son rôle dans l’histoire est celui d’une superpuissance car elle a été la maîtresse de toute l’Europe. » Le récit s’attache ensuite à démolir le mythe. La France devient un pays de petits vantards, très souvent en désordre. Elle doit sa civilisation et sa langue à la conquête romaine, qui a assimilé les Gaulois. Après la chute de Rome, elle a été conquise par les Francs et n’est devenu un État qu’en 1190. Les seuls personnages mentionnés sont Charlemagne, qui était Franc, pas Français ; Jeanne d’Arc, qui est dite Sainte ; Louis XIV qui a régné onze ans de plus que Kangxi, dont le règne fut le plus long de l’histoire chinoise ; Louis XVI, qui a permis aux États-Unis de devenir indépendants, mais en endettant tellement la France que cela a suscité la Révolution, qui l’a « tragiquement » guillotiné ; enfin vient Napoléon, sur lequel l’auteur s’étend avec éloge. On passe sur le XIXe siècle (aucune précision, pas même sur l’action de la France en Chine ou à ses frontières). Il est dit seulement que la France a fini par devenir un pays démocratique, mais a perdu sa force militaire. La Première Guerre mondiale est une catastrophe, la Seconde une honte sans précédent. Il n’est question ni du général de Gaulle ni de la Résistance. La France a été sauvée par les Alliés ; ensuite, « quelques chefs » ont permis qu’elle se développe assez vite et garde sa place de grande puissance. Mais les dirigeants actuels de l’Europe n’ont vraiment pas le calibre de Charlemagne ou Napoléon. Rien n’est dit des lettres, des arts, des sciences, ni d’ailleurs de l’empire colonial.

Cet envers rabougri de la France « romantique » correspond assurément à la conviction intime de nombre de hauts responsables politiques et militaires chinois aujourd’hui. Il répond parfaitement à la volonté actuelle affichée par le parti communiste chinois de déprécier le « culte de l’Occident » et de ses « prétendues valeurs universelles ». Il ne saurait réduire beaucoup le nombre des francophiles convaincus. Son effet peut être nocif surtout sur ceux qui savaient peu de chose encore et seront dissuadés d’essayer d’en apprendre davantage.

 

Conclusion

 

Cela dit, et ce sera ma conclusion, les dirigeants chinois sont pragmatiques. Ils ménagent les instruments possibles. Xi Jinping vient en visite à la fin de ce mois de mars 2019. En décembre dernier, il a décerné dix médailles « d’amis de la Chine ». Sur les dix lauréats, il y avait un français, Alain Mérieux, gendre de Berliet qui construisait des camions pour les Chinois dès les années 1950. Il y avait aussi deux Allemands, deux Japonais, un Anglais, un Espagnol (Samaranch pour les JO), deux Américains, un Singapourien.

Si la France se rend utile par ses idées ou initiatives, notamment en Europe pour parvenir à un jeu fiable, stable et prévisible au niveau européen, les Chinois préféreront ne pas toucher à ses privilèges. La France peut leur être utile aussi dans le jeu bilatéral, qui n’est pas négligeable en ce qui concerne le progrès des sciences et des techniques. Le nucléaire est un domaine où la Chine consent de gros investissements pour mettre au point de nouvelles techniques de fusion, en se heurtant à des difficultés que les savoirs des experts français, familiers du milieu chinois depuis des dizaines d’années, pourraient aider à résoudre. Dans le numérique aussi, la Chine a intérêt à développer une coopération qu’elle a su engager très tôt et qui lui a beaucoup rapporté. Or sa politique intérieure despotique menace son ouverture vers les meilleurs foyers scientifiques et techniques et son initiative des nouvelles « routes de la soie » suscite aussi des méfiances. En Afrique, au Moyen-Orient où la France a, sur le terrain, des forces militaires dont la Chine ne dispose pas encore sur ces théâtres, l’aide de la France peut être appréciable. Dans le Sud-Est asiatique aussi, où les difficultés s’accroissent dans les rapports avec plusieurs États, l’intermédiaire français peut être secourable. Enfin, au sein de la gouvernance des grandes organisations, la coopération avec les Français a des avantages.

Le jugement officiel chinois sur le président Macron est plutôt favorable. On le trouve intelligent, ouvert, sachant formuler clairement une pensée et d’un naturel assez rationnel.

Jean Tulard disait récemment à propos de Napoléon que l’histoire est menée par les passions humaines. Il faut savoir les susciter, les entretenir. Le plus difficile dans les rapports internationaux est de comprendre vraiment les sentiments qui animent les hommes appartenant à une autre culture. Le jeu avec la Chine est certainement complexe pour la France, mais il n’est pas impossible si notre accord avec l’Union européenne est solide et si, en suivant le principe de Talleyrand, nous nous en tenons à dire toujours la vérité.

 

[1] Marianne Bastid-Bruguière est historienne et sinologue, directeur de recherche honoraire au Centre national de la Recherche scientifique.

[2] Pew Research Center, China Report, 5 octobre 2016, http://www.pewglobal.org/2016/10/05/2-china-and-the-world/ consulté le 9 mars 2019.

[3] Comme les Chinois qui visitaient la mission à Zhaoqing, près de Canton, se montraient extrêmement intéressés par une carte du monde pendue au mur, Ricci en fit une autre version en 1584 avec une nomenclature en chinois et en plaçant la Chine vers le centre de la carte. Le succès en fut considérable car il n’existait pas en Chine de carte du monde au-delà des régions asiatiques proches du pays. Ricci réalisa une deuxième version à Nankin en 1599, et une troisième en 1602 à Pékin, la seule qui soit conservée, en six copies. Des copies de cette mappemonde, très rapidement répandues, circulaient en Corée et au Japon.

[4] Au XVIIe siècle, on l’appelle volontiers Daxi大西, Grand Ouest, l’Ouest, xi西 , étant compris comme l’Asie centrale. Au XIXe siècle l’appellation courante devient Xifang 西方.

[5] L’Espagne a droit à six pages et demie, l’Italie à neuf.

[6] Ce marin, Xie Qinggao 謝淸高 (1765-1821), était devenu aveugle et vivait d’un petit commerce à Macao. Son récit, intitulé Hailu 海录(Journal maritime) fut publié par Yang Bingnan杨炳南, un lettré titulaire de la licence. Zhang Wenqin, Xie QInggao and Portugal, http://www.icm.gov.mo/rc/viewer/20023/1078, consulté 9 mars 2019.

[7] Wei Yuan 魏源, Haiguo tuzhi 海国图志, 1e édition, 50 juan卷, 1843 ; 2e éd., 60 juan卷, 1847 ; 3e éd., 100 juan卷, 1847, fut très lu en Chine, mais surtout au Japon où les propositions de Wei Yuan pour résister aux étrangers inspirèrent à la fois le shogunat et la réforme de Meiji.

[8] Xu Jiyu 徐繼畬, Yinghuan zhilue 瀛環志略, 1848, 10 juan卷. La France est couverte par onze doubles pages.

[9] Sur cette mission, voir Knight Biggerstaff, Some Early Chinese Steps toward Modernization, San Francisco, Chinese Materials Center, 1975, p. 39-51.

[10] Les citations sont empruntées aux extraits du journal de BInchun traduits par André Lévy, Nouvelles lettres édifiantes et curieuses d’Extrême-Occident par des voyageurs lettrés chinois à la Belle Époque, (Paris, Seghers, 1986), pp. 82-87, 91, 94.

[11] Journal de Zhigang, un des ministres qui accompagnaient l’Américain Anson Burlingame, envoyé extraordinaire de la cour de Pékin, chargé en 1867 d’aller négocier des traités avec les États-Unis et les monarchies du Nord de l’Europe, cité par André Lévy, op. cit., pp. 108-109.

[12] Traduction d’André Lévy, op. cit., pp.158-161.

[13] Sur cette construction littéraire d’une France « romantique », voir Meng Hua, « From Jules Aleni to Zhu Ziqing : Travel accounts and the construction of « Romantic France », Frontiers of Literary Studies in China, 2008, vol.2, n°2, p. 304-320.

[14] Fernand Farjenel, À travers la révolution chinoise, Plon, Paris, 1914, p.161.

[15] Lettre de Ma Jianzhong (1845-1900) à Li Hongzhang, gouverneur-général du Zhili (province de Pékin), été 1878 : Ma Jianzhong 马建忠, Shike zhai jiyan适可斋记言 (Propos du cabinet du respect du possible), édition de Pékin, Zhonghua shuju 中华书局, 1960, p. 31. Ma Jianzhong (1845-1900), issu d’une très ancienne famille catholique, qui, pour se protéger de l’insurrection des Taiping, s’était réfugiée à Shanghai, avait fait ses études secondaires au Collège Saint-Ignace des jésuites dans cette ville. En 1867, il était entré comme novice dans la Compagnie de Jésus. À la suite de différends avec ses supérieurs, il la quitta en 1874, sans renoncer à sa foi catholique mais en gardant une profonde méfiance envers les missionnaires, et, grâce à son frère aîné, fut recruté dans le secrétariat particulier de Li Hongzhang à Tianjin pour s’occuper des relations avec l’étranger. C’est Li Hongzhang qui intervint pour que Ma Jianzhong soit envoyé en France en 1877 avec le groupe d’étudiants provenant des écoles de l’arsenal de Fuzhou, dans le cadre de la Mission chinoise d’instruction en Europe dirigée par Prosper Giquel. Ma Jianzhong suivit la scolarité de l’École libre des sciences politiques et y obtint le diplôme en novembre 1879. Ayant passé avec succès les baccalauréats de lettres et de sciences en 1878, il put s’inscrire à la Faculté de droit et y réussit la licence en juillet 1879, avec les deux thèses alors requises, l’une en latin, l’autre en français, sur les sociétés anonymes. À son retour en Chine en janvier 1880, il revint au secrétariat de Li Hongzhang, qui lui confia d’importantes fonctions dans les négociations internationales, notamment celles du conflit avec la France, puis à la tête des entreprises modernes qu’il avait créées.

[16] Li Shizeng (1881-1973), fils d’un très haut et illustre dignitaire de la cour mort en 1897, était arrivé à Paris en 1902 dans la suite du ministre de Chine en France. Après une initiation au français, il était entré à l’École pratique d’agriculture de Montargis, faute de baccalauréat ou d’équivalent, et faute des mensurations requises par les écoles militaires. Il avait obtenu le diplôme en 1906. À Montargis, ses professeurs l’avaient converti au positivisme, à la libre-pensée et aux idées du radicalisme républicain. Établi ensuite à Paris, il adhéra à l’anarchisme sous l’influence d’Onésime Reclus, rencontré dans une pension de famille, et fut introduit dans les salons de gauche où il noua d’utiles relations politiques et universitaires. Tout en continuant quelques travaux de biochimie à l’Institut Pasteur, il créa plusieurs revues qui diffusaient les idées anarchistes dans le milieu chinois de Paris et en Chine du Nord. En 1909, il ouvrit une fabrique de fromage de soja à La Garenne-Colombes avec une trentaine de travailleurs qu’il fit venir de la bourgade natale de sa famille non loin de Pékin et auxquels il dispensait une instruction régulière. Après la révolution républicaine, à laquelle il alla participer au début de 1912 à Pékin, il organisa, avec d’illustres amis, dont le grand lettré Cai Yuanpei, devenu ministre de l’Éducation de la République chinoise, la formation en France de jeunes Chinois à un coût réduit. Une centaine d’étudiants et 58 ouvriers furent envoyés sous l’égide de sa Société d’éducation rationnelle française. L’éclatement de la Première Guerre mondiale mit fin au programme. Li Shizeng et Cai Yuanpei, exilés en France au début du conflit, s’ingénièrent à instruire les travailleurs chinois alors recrutés pour les tâches de l’arrière par le gouvernement français. Rentrés en grâce dans leur patrie, ils regagnèrent la Chine à la fin de 1916, après avoir fondé à Paris une Société franco-chinoise d’éducation, avec pour président français l’historien Alphonse Aulard, pour président chinois Cai Yuanpei, appelé aux fonctions de recteur de l’Université de Pékin, et une subvention de 10 000 francs du ministère de l’Instruction publique pour aider la venue d’étudiants chinois. À Pékin, Li et Cai lancèrent en mars 1917 l’annonce de ce nouveau programme « d’études frugales » en France, ouvert aux filles et aux garçons à partir de 13 ans. Le premier groupe de 89 étudiants quitta Shanghai pour Marseille en mars 1919, après quelques stages d’initiation linguistique, culturelle et pratique.

[17] D’après un article inédit de Marc Menguy, « Manac’h and the French diplomatic initiative to save Cambodia », (2016), fondé sur le manuscrit inédit du 4ème volume des Mémoires d’Extrême-Asie d’Étienne Manac’h. En 1974-1975, Marc Menguy était conseiller pour les affaires d’Asie à l’ambassade de France à Washington.

[18] Propos tenus par le général Zhang Aiping (1910-2003) le 9 mai 1978 à Pékin, lors d’une visite où j’accompagnais une délégation du Centre d’études de politique étrangère.

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