Allocution de présentation d’Hervé Gaymard
par M. Georges-Henri Soutou, Président de l’académie
Monsieur le Ministre,
On ne vous présente pas. Vous êtes savoyard, et président du Conseil départemental de Savoie depuis 20 ans.
Vous êtes également gaulliste depuis toujours, et, en 2001, à l’invitation de notre confrère Thierry de Montbrial, vous avez prononcé devant notre Académie, une très belle communication intitulée : « Engagement politique et nation ». Votre admiration pour la figure du Général ne s’est pas démentie. Vous avez signé la présentation de la réédition de trois de ses textes, que l’on évoquait plus qu’on ne les relisait :
- Le Fil de l’épée en 2010
- La France et son armée suivi de Histoire des troupes du Levant, en 2016
- et La discorde chez l’ennemi, en 2018.
Enfin, l’an dernier, vous avez été élu président de la Fondation Charles De Gaulle, où vous succédez à Jacques Godfrain. J’ajouterai que l’histoire vous passionne, et que l’on vous rencontre fort souvent à nos colloques d’histoire de la Savoie, où les sociétés savantes sont nombreuses et actives.
Avec vos centres d’intérêt et vos engagements, la voie était tracée : la licence en droit, Sciences Po et l’École nationale d’administration où vous entrez en 1984. À votre sortie, vous êtes administrateur civil au ministère du Budget, et occupez successivement de nombreux postes.
Mais vous avez aussi milité à l’UDR, puis au RPR, puis à l’UMP, sans cesse depuis 1975, montant jusqu’aux sommets de la hiérarchie. En mars 1993 donc, vous entrez à l’Assemblée nationale et vous serez réélu régulièrement jusqu’en 2012, ne vous représentant pas en 2017 pour pouvoir conserver votre mandat en Savoie..
Vous avez occupé plusieurs fois des postes gouvernementaux dont le ministère de l’Économie et des Finances.
Vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages, fort variés, dont La ligne de force en 2017 couronné par le Prix Louis Marin de notre Académie.
Votre présence pendant de nombreuses années dans les Commissions des Affaires étrangères et des Affaires européennes à l’Assemblée nationale vous a amené à présider, de 2013 à 2015, le groupe d’études de la Commission des Affaires étrangères consacré aux enjeux écologiques, économiques et géopolitiques du changement climatique en Arctique et en Antarctique. C’est de ces deux années d’auditions, de voyages et de synthèses que vous allez aujourd’hui nous faire profiter, au sujet d’un monde fascinant, enjeu essentiel pour notre action extérieure.
Je vous donne la parole.
La France, puissance polaire
Hervé Gaymard[1]
Le 15 novembre 1746, Louis-Antoine de Bougainville boit les paroles de son frère aîné Jean-Pierre, reçu ce jour-là à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dont la communication, « Éclaircissements sur la vie et sur les voyages de Pythéas de Marseille », est une invitation au voyage. Il n’ira pas sur ses traces, qui l’avaient conduit trois siècles avant Jésus-Christ, dans sa quête d’Ultima Thulé, quelque part au nord-ouest de l’Islande. Aide de camp de Montcalm au Québec, il contracte définitivement le goût de l’aventure, des grands espaces et des terres lointaines. Revenu en France, il part de Saint-Malo, met cap au sud et fonde le 3 février 1764 la colonie de Port-Saint-Louis aux Îles Malouines où il installe 75 Acadiens ramenés d’Amérique. Le rêve d’une France australe est hélas ruiné par le pacte de famille. Louis XV lui demande de remettre la colonie aux Espagnols, ce qu’il fait le 1er avril 1767.
Dans la fascination que les pôles ont exercée sur les hommes depuis la plus haute Antiquité, les fantasmes qu’ils ont véhiculés – au nord une mer libre de glace, au sud un continent tempéré où coulerait le lait et le miel –, on constate à partir de 1770 une pause dans les explorations qui durera une cinquantaine d’années. Après les guerres de la Révolution et de l’Empire, la Royal Navy trouvera ainsi de nouveaux terrains de jeu, et la Royale reconstituée par la Monarchie de Juillet sera à nouveau capable de se projeter. Seuls les écrivains avaient maintenu le songe, comme Chateaubriand, fasciné par ce fameux « passage du Nord-Ouest » qui ne sera franchi qu’en 1906 par Amundsen, après tant d’échecs mortels comme l’expédition de John Franklin en 1845. En 1827, dans son Voyage en Amérique, il revient sur « ce fameux passage que je m’étais mis en tête de chercher, et qui fut la première cause de mon excursion d’outre-mer».
Voilà que souffle le vent du grand large ; la mémoire des épopées de ces grands capitaines, de ces explorateurs ardents, dont beaucoup ne revinrent pas ; l’émerveillement des aurores boréales ; la sidération devant la beauté de ces glaces irisées de toutes leurs nuances de bleu ; le mystère de la longue nuit polaire et de sa vie enfouie ; la fascination qu’exercent sur nous ces peuples premiers du Grand Nord, ces mangeurs de cru dont nous avons du mal à percer la cosmogonie. Mais les « amoureux de carte et d’estampes » doivent prendre garde de ne pas se laisser dériver sur ces délicieux chemins de traverse. Car ce n’est pas sur un détour de nostalgie que je veux vous entraîner, mais bien plutôt vous faire partager les enjeux d’un sujet contemporain, et davantage encore d’avenir, pour notre planète et pour la France qui doit renforcer son rôle de puissance polaire. Elle présidera en juin 2021 la Réunion des Parties consultatives sur le Traité sur l’Antarctique (RCTA), occasion pour elle de clarifier sa vision, alors que l’on fêtera à l’automne le 30e anniversaire du Protocole de Madrid.
Découvrons le paysage de ces mondes fascinants, et tentons d’en éclairer les enjeux, pour appeler de nos vœux une politique polaire de la France plus lisible et plus active. Car les pôles sont un miroir de l’état de notre monde.
Arctique et Antarctique
Entamons la « découverte de l’archipel », pour reprendre un beau titre d’Élie Faure, en évoquant « la preuve par l’étymologie », comme dirait Jean Paulhan. Selon la légende, Zeus tomba amoureux de Callisto, transformée en ours par une dangereuse rivale. Zeus projeta alors l’ours dans le ciel, tout près de l’étoile polaire. Arktikos est donc le pays de l’ours, Antarktikos, à l’opposé, là où il n’y en a pas. À part cette racine sémantique, chacun le sait, l’Arctique et l’Antarctique ont peu de points communs, si l’on excepte l’alternance semestrielle de jours et de nuits polaires, le soleil rasant à l’horizon et les grands froids. Leur seul lien naturel est cet oiseau étonnant, la sterne arctique, qui pèse une centaine de grammes, et qui migre tous les ans d’un pôle à l’autre. Elle parcourt en zig-zag 80 000 kilomètres, s’alimente au passage dans tous les plans d’eau du monde, dont elle transporte d’ailleurs les pollutions dans les zones polaires.
Le pôle Nord est au centre d’un espace marin, l’océan glacial Arctique, entouré par les masses continentales de l’Eurasie et de l’Amérique du Nord. Les pourtours de l’Arctique sont peuplés depuis des milliers d’années par des peuples traditionnels, dont les descendants sont aujourd’hui 500 000, parmi les 4 millions de personnes vivant au-delà du cercle polaire.
Le pôle Sud est au cœur du continent Antarctique, situé à plusieurs milliers de kilomètres des autres terres, entouré du vaste océan Austral, qui enregistre les records de froid (-90°), et est recouvert d’une calotte glaciaire qui avoisine 5 000 mètres en son point le plus élevé. À la différence de l’Arctique, il n’y a pas d’autochtones en Antarctique, dont le sol n’a été foulé pour la première fois qu’en 1820, et dont les seuls résidents ou habitants temporaires sont les scientifiques et les touristes.
Le statut géopolitique de ces deux espaces est donc radicalement différent. Au Nord, le système est caractérisé par la tension entre la souveraineté des cinq États riverains de l’océan glacial Arctique (les États-Unis, le Canada, le Danemark au titre du Groenland, la Norvège et la Russie), et l’application du droit international de la mer régi par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de Montego Bay de 1982, non ratifiée par les États-Unis. La situation juridique de la zone n’est pas stabilisée, car elle fait l’objet d’un certain nombre de différends.
Le premier différend porte sur le statut du passage du Nord-Ouest et le passage du Nord-Est. Sans faire l’exégèse de l’article 7 de la Convention, ni commenter les ambiguïtés que recèle la notion de « ligne de base », retenons seulement que le Canada soutient que le passage du Nord-Ouest est formé d’eaux intérieures, assimilées juridiquement à ses espaces terrestres, et qu’il a ainsi le droit de contrôler, et éventuellement de refuser, le passage de tout navire étranger. De même, les Russes incluent dans leur ligne de base plusieurs détroits entre la Sibérie et des îles russes de l’océan Arctique (Nouvelle-Zemble, Terre du Nord, Nouvelle-Sibérie, île Wrangel). Les deux pays revendiquent également le droit de réglementer la navigation dans leurs zones économiques exclusives pour protéger l’environnement, en invoquant l’article 234 de la Convention, lequel prévoit cette possibilité spécifiquement pour les eaux « recouvertes par les glaces ». Pour la communauté internationale, les passages devraient être soumis au statut des détroits internationaux, avec droit de passage de transit sans entrave. Ce litige a donné lieu à de vives tensions entre les États-Unis et le Canada, provisoirement résolues par un accord de 1988, par lequel les États-Unis s’engagent à demander la permission de traverser, toujours accordée, sans pour autant reconnaître les positions juridiques du Canada.
La deuxième difficulté porte sur la délimitation des eaux territoriales et des zones économiques exclusives. Beaucoup de problèmes ont été réglés, entre l’URSS et les États-Unis dès 1990 dans le détroit de Béring ; entre la Russie et la Norvège en 2010 dans la mer de Barents. Demeurent des litiges sans gravité entre le Canada et les États-Unis, ainsi qu’entre le Canada et le Danemark. L’Islande, la Norvège et le Danemark se sont entendus sur tous les points litigieux (île Jan Mayen, plateau continental, zones de pêche).
La troisième difficulté, liée à la complexité de la définition du plateau continental, risque d’être plus problématique dans les décennies à venir. En effet, aux termes de l’article 76 de la Convention, la définition du plateau continental ne se réfère pas à la distance des côtes mais à la géographie des fonds marins, y compris à la notion de « dorsale sous-marine ». La « dorsale de Lomonossov », qui relie la Sibérie aux confins de l’archipel arctique canadien et du Groenland, peut conduire à une « course juridique au pôle Nord » des Russes, des Canadiens ou des Dano-Groenlandais, qui ont déjà présenté leurs revendications contradictoires à la Commission des Limites du Plateau Continental.
Il faut enfin évoquer le statut singulier du Svalbard (Spitzberg), où il n’y a jamais eu de peuplement autochtone. Connu depuis le Moyen Âge, redécouvert en 1596 par le navigateur hollandais Barents, il a été fréquenté par des pêcheurs de toutes nationalités, jusqu’à ce que l’extermination des baleines les en détourne. Il a été revendiqué au fil des siècles par plusieurs pays, mais ces prises de possession n’ont jamais été effectives, si bien qu’au début du vingtième siècle l’archipel est encore Terra nullius, dont l’intérêt est ravivé par l’exploitation du charbon. À partir de 1910, la Norvège, fraîchement indépendante, organise plusieurs conférences internationales à Christiania. Elles n’ont pas encore abouti en 1914, et c’est donc dans le cadre de la Conférence de la paix, par le Traité de Paris du 9 février 1920[2], que le statut international du Spitzberg est établi. C’est une construction originale, puisque son article 1er reconnaît une « pleine et entière souveraineté de la Norvège », alors que les huit autres articles la relativisent en accordant aux ressortissants des parties contractantes des règles d’accès égales et non-discriminatoires au territoire et à ses richesses (pêche, chasse, et mines). L’archipel est démilitarisé et ne fait pas partie du territoire douanier norvégien. Le libre accès a d’abord concerné l’exploitation du charbon, que les Norvégiens ont abandonnée après la catastrophe minière de Ny- Ålesund en 1962, les Russes également, même s’ils maintiennent une présence dans les villes fantômes que sont devenues Pyramiden et Barentsburg. Aujourd’hui, les nations signataires l’utilisent pour implanter leurs centres de recherche, notamment à Ny-Ålesund à l’entrée du Kongsfjord. Ce régime juridique ambigu, dont certains angles morts, notamment du point de vue du droit international de la mer, pourraient donner lieu à des différends, est aujourd’hui géré « à l’estime », ce qui satisfait a minima les signataires. Relevons toutefois quelques « gesticulations » de la Russie, ainsi que l’intérêt contemporain de la Chine pour le traité. La principale faiblesse juridique du traité de Paris est de ne pas constituer un outil de protection de l’environnement.
Cet environnement juridique traduit donc la prégnance des considérations de souveraineté nationale, plutôt qu’une approche globale de l’espace arctique, même s’il y a un embryon de coopération régionale. Divers instruments spécifiques d’espaces marins se sont développés, comme les organisations régionales de gestion de la pêche, qui établissent des « recommandations » pour les eaux internationales, faute d’un pouvoir de contrainte propre, mais qui ne couvrent qu’une partie de l’océan Arctique. Par ailleurs, une Convention pour la protection du milieu marin de l’Atlantique du nord-ouest, dite OsPar, a été signée à Oslo (1972) et à Paris (1974). Entrée en vigueur en 1998, elle traduit une approche pionnière en prenant en compte tous les écosystèmes, mais elle ne s’impose qu’aux États européens qui l’ont signée. Le Conseil de l’Arctique, créé à Ottawa en 1996, est le prolongement d’une démarche environnementale collective née en 1973 pour la protection de l’ours blanc, étendue et consolidée par la Déclaration de Rovaniemi du 14 juin 1991, qui a établi une stratégie de protection de l’environnement arctique, et des modes de vie des populations autochtones. Les huit États arctiques sont membres de plein droit et treize pays sont observateurs[3]. Les associations des peuples autochtones sont toutes représentées. C’est un organe de coopération intergouvernemental, faiblement intégré selon le souhait des États arctiques, et ne disposant d’un secrétariat permanent à Tromso que depuis 2012. On peut estimer son bilan assez mince : un accord de Nuuk en 2011 sur les secours, mais qui se borne à une coordination et à une délimitation des responsabilités ; un impact limité des « lignes directrices » concernant l’exploitation et le transport des hydrocarbures. C’est donc un espace de coordination scientifique et technique utile, mais il ne faut pas l’imaginer aujourd’hui comme un embryon d’organisation régionale intégrée.
Au Sud, l’environnement géopolitique, régi par le Traité sur l’Antarctique, signé à Washington en 1959, est d’une autre nature. Il a gelé les revendications territoriales, démilitarisé le sixième continent, et promu un des systèmes de gouvernance parmi les plus ambitieux pour promouvoir la recherche scientifique et la protection de l’environnement.
Le sixième continent est à 1 000 kilomètres de la Terre de Feu, 4 500 de l’Afrique du Sud, et 2 500 kilomètres de la Tasmanie. L’océan Austral, qui commence à partir de la « convergence antarctique » ou « front polaire », a été exploré tardivement. Après les premières approches de Cook en 1773-1774, la première circumnavigation date de 1820-1821, dont la paternité est toujours disputée entre le Russe von Bellingshausen, l’Américain Palmer, et le Britannique Bransfield. Il semble bien que le premier homme à avoir mis le pied sur le continent Antarctique soit Jules Dumont-d’Urville en 1840. Ce n’est qu’au début du XXe siècle, qu’il devient un lieu de rivalités internationales, notamment avec la course au pôle Sud, atteint en 1911 par le Norvégien Roald Amundsen, revenu sain et sauf, qui a doublé de quelques semaines le Britannique Robert Scott, qui n’en reviendra pas, ni aucun membre de son expédition. Commence alors le moment des revendications territoriales, qui va s’étaler sur un demi-siècle, pour des raisons économiques (la chasse à la baleine) et de fierté nationale. L’Argentine dès 1904 prend possession des îles Orcades du Sud, puis revendique son secteur sur le continent en 1940, puis en 1957. Le Chili, en 1940. Le Royaume-Uni en 1908 et 1917, par réaction aux prétentions argentines, et considérant son secteur comme le prolongement des Falklands. La Nouvelle-Zélande en 1923, et l’Australie en 1933, alors dominions britanniques. La France confirme sa souveraineté sur la Terre-Adélie en 1924, puis en 1938 après un accord de délimitation avec l’Australie. La Norvège annexe l’île Bouvet en 1929, l’île Pierre Ier en 1931 et délimite son propre secteur du continent en 1939, pour faire pièce à la concurrence, à quelques jours d’une prise de possession par l’Allemagne. Ces revendications ne couvrent que les trois-quarts du continent, dont la partie située au sud de l’océan Pacifique n’est pas revendiquée.
Dès leurs origines, le degré de reconnaissance de ces prises de possession est resté faible et précaire. Les États-Unis en 1924, comme l’Union Soviétique, ont dénié toute validité aux revendications des autres puissances, sans en présenter aucune pour eux-mêmes. Seules la France, le Royaume-Uni et ses dominions australien et néo-zélandais se sont entendus sur leurs revendications réciproques. En revanche, en Antarctique occidentale, entre le Royaume-Uni, l’Argentine et le Chili, l’imbroglio a été total, car deux logiques se sont affrontées, celle de l’allégation de la continuité géographique, et celle de la primauté des découvertes. Il y eut même des incidents militaires en 1948 entre le Royaume-Uni et les frères ennemis chilien et argentin pour une fois unis. Dès 1949, le début de la guerre froide mit un bémol à ce conflit ultra-périphérique entre alliés. Il y a par ailleurs des interférences avec d’autres disputes : entre l’Argentine et le Royaume-Uni sur l’archipel des Malouines ; ainsi qu’entre le Chili et l’Argentine sur le canal de Beagle, sujet bien connu de droit international, arbitré par le Pape en 1980, et définitivement accepté par les deux parties en 1985.
Le traité de Washington, conclu en un temps record en 1959, a donc été le fruit d’un contexte géopolitique, autant que scientifique. Les États-Unis souhaitaient apaiser les rivalités territoriales entre ses alliés en Antarctique occidentale. Avec les « États possessionnés », tous occidentaux, ils voyaient également avec crainte l’Union Soviétique, auréolée par le succès de Spoutnik, déployer ses bases de recherche sur le continent. Par ailleurs, le succès de l’année Géophysique Internationale de 1956-1957, qui a succédé aux années polaires de 1882-1883 et 1932-1933, a été l’occasion d’un regain d’intérêt pour la recherche scientifique sur le continent. De nombreux pays ont alors installé des bases permanentes de recherche. Le traité fut donc négocié et initialement signé entre 12 États[4] qui avaient des prétentions territoriales en Antarctique, et/ou qui avaient contribué à l’Année Géophysique Internationale. Il est maintenant signé par 54 États, répartis entre deux catégories. 29 États ont le statut de « partie consultative », car ils mènent des « activités substantielles de recherche scientifique». Les 25 autres membres peuvent assister aux réunions, mais sans voix consultative. Les prérequis du traité sont la démilitarisation, le gel des revendications territoriales, et la transparence de la recherche. Chacune des « parties consultatives » a donc le droit de désigner des inspecteurs, et possède le libre accès à tout moment aux installations, stations et moyens de transports situés en Antarctique. Les stations et expéditions des parties doivent être l’objet de notifications mutuelles.
La priorité à la recherche scientifique a pleinement porté ses fruits dans les domaines les plus divers : la glaciologie, l’astronomie, l’écologie, l’ornithologie, le géomagnétisme, l’atmosphère, le climat dont la mémoire longue a été révélée par les carottages de glace, intuition et œuvre de Claude Lorius. En ayant atteint 3 270 mètres de profondeur, ils ont permis de remonter jusqu’à 800 000 ans. L’ambition est maintenant de remonter jusqu’à 1,5 million d’années. Ils ont permis d’établir une corrélation très nette entre les températures du passé et les concentrations en gaz à effet de serre. Ces recherches se sont faites dans le cadre d’une étroite coopération internationale, y compris au plus fort de la guerre froide, dans les années 70, avec le Projet International Glaciologique Antarctique. À Vostok, la coopération franco-russe a donné des résultats exceptionnels, ainsi qu’avec l’Italie avec la station Concordia, située à 1 100 kilomètres de la base côtière Dumont-d’Urville, à 3 200 mètres d’altitude, dont la température moyenne est de -51°C. Les forages profonds ont été réalisés par le projet EPICA, initiative d’un consortium qui regroupe dix nations européennes, soutenu par l’Union européenne.
Au fil des décennies, la dimension environnementale, sous-jacente mais pas explicite dans le traité, s’est progressivement renforcée. La Convention pour la protection des phoques de l’Antarctique a été adoptée en 1972. La Convention sur la conservation de la faune et de la flore marines de l’Antarctique (CCAMLR) a été adoptée en 1980, et son aire d’application s’étend au nord du 60e parallèle. Dotée d’un secrétariat permanent et d’un comité scientifique, elle produit du droit, notamment des mesures de gestion de la pêche, et a obtenu des résultats significatifs pour la lutte contre la pêche illégale. Le jalon fondamental est le Protocole de Madrid, signé en 1991, porté notamment par le Premier ministre Michel Rocard et son homologue australien Bob Hawke. Il interdit en Antarctique, « réserve naturelle, consacrée à la paix et à la science » (Article 2), « toute activité relative aux ressources minérales, autre que la recherche scientifique. » (Article 7). Il a été ratifié par 40 États sur 54, dont toutes les « parties consultatives » qui ont une activité en Antarctique.
Les enjeux des mondes polaires sont climatiques et environnementaux, économiques, et stratégiques
Les enjeux climatiques et environnementaux sont majeurs, car les pôles constituent en quelque sorte l’ADN de notre planète, et leurs dérèglements sont à la fois causés par l’activité humaine, autant qu’ils vont avoir des effets sur elle. Il est avéré que notre planète s’est globalement réchauffée depuis la fin du XIXe siècle de 0,85°C, et que le niveau moyen des mers s’est élevé de 19 centimètres entre 1901 et 2010, avec une accélération depuis le début des années 1990. Ce réchauffement est plus marqué en Arctique, où il est trois fois plus fort que la moyenne mondiale. De 1979 à 2013, la surface moyenne de la banquise arctique, à son minimum annuel, est passée de 8 millions de km2 à moins de 5 millions, avec deux points bas catastrophiques, en 2007 à 4,3 millions et en 2012 à 3,6 millions. Les modèles climatiques convergent pour estimer possible la disparition de la glace continentale en 2050, voire plus tôt. Il faut également noter le recul de la banquise d’hiver, de 16 millions de km2 en moyenne à 14,5 millions. La fonte de l’inlandsis groenlandais apparaît également en forte accélération. En Antarctique occidentale, elle est également tangible (+2,4°C entre 1958 et 2010) comme en témoigne l’évolution du glacier Thwaites : considéré comme le « plus dangereux glacier du monde », car étant dans sa plus grande partie déployé sur l’océan, ce glacier est rongé à sa base par le réchauffement. Une étude de la NASA publiée le 1er juillet 2019 livre des résultats ambivalents. De 1979 à 2014, la superficie de la banquise a certes progressé, mais depuis 2014, l’Antarctique aurait perdu, en volume, autant de glaces que l’Arctique depuis 1979, soit une multiplication par cinq en trente ans. En revanche, en Antarctique orientale, on constate plutôt un refroidissement.
Une des raisons principales de ce réchauffement plus important qu’ailleurs est lié à « l’effet d’albédo » : la baisse de la superficie de la banquise induit une baisse du pouvoir réfléchissant du rayonnement solaire, tandis que le réchauffement de l’océan réduit encore davantage la superficie prise par les glaces, ce qui engendre un effet de spirale cumulative inquiétant. Ce réchauffement des zones polaires et sub-polaires induit une autre menace, car le fond des mers très froides ainsi que les sols gelés en permanence comme le permafrost (ou pergélisol), contiennent du méthane en grande quantité qui, libéré par le dégel, accélérerait encore davantage le réchauffement. Mais la communauté scientifique s’accorde pour estimer que cette menace est encore lointaine. Tout converge pour souligner la nécessité toujours plus impérieuse de la lutte contre le réchauffement climatique.
Les enjeux économiques sont réels, mais ne doivent pas être surestimés.
La pêche et la chasse, notamment à la baleine, a toujours été un enjeu dans les régions polaires, et a donné avec Moby Dick un chef- d’œuvre à la littérature. Mais elles ne seront pas un eldorado pour les pêcheurs, car y prévaut désormais une logique de protection. Les cinq pays riverains, membres du Conseil de l’Arctique, ont signé un moratoire pour la pêche dans la haute mer de l’océan Arctique central le 14 février 2019, auxquels se sont joints l’Islande, la Chine, la Corée du Sud, le Japon et l’Union européenne. En Antarctique, la Commission issue de la Convention de Canberra lutte efficacement contre la surpêche, notamment du krill et de la légine. Mais le développement des aires marines protégées marque le pas, du fait de l’opposition de la Chine et de la Russie. Elles ne couvrent que 7 % des 20 millions de km2 de l’océan Austral, autour des Orcades du Sud, de Heard, et dans la mer de Ross. La Convention sur la diversité biologique qui se tiendra à Pékin en novembre 2020 pourrait faire évoluer le dossier.
L’exploitation des ressources naturelles nourrit beaucoup trop de fantasmes. En Antarctique, les potentialités sont peu documentées, et le débat est clos, depuis que la Convention de Madrid de 1991 a tué dans l’œuf la Convention de Wellington de 1988 qui semblait conduire à l’institution d’un régime de prospection et « d’exploitation raisonnée » des ressources minérales de l’Antarctique. Les ressources minérales sont peu concentrées et pas exploitables. La Russie a toutefois lancé un ballon d’essai en 2011 dans un document relatif à sa stratégie de développement dans l’Antarctique, mettant en exergue ses ressources minérales et en hydrocarbures. Il convient donc d’être vigilant. L’histoire de l’Arctique est une alternance d’emballements pour des richesses inexploitées, suivis de périodes d’abandon, soit parce que la ressource est épuisée, soit parce qu’elle est inexploitable. La chronique en est parfois poétique : les fourrures, les défenses de narval, l’huile de baleine, les fourrures de phoque, l’or du Klondike, le charbon du Svalbard… Aujourd’hui, on entend souvent parler d’une course à l’appropriation des ressources dans un no man’s land juridique. Rien de plus faux. 95 % des ressources de l’océan Arctique sont comprises dans des zones économiques exclusives (ZEE) dont les droits d’exploitation reviennent aux États riverains.
L’exploitation des hydrocarbures sur le pourtour de l’Arctique a commencé au début des années 1960, mais il ne faut pas prendre pour argent comptant les conclusions d’une étude de 2008 de l’Institut d’études géologiques des États-Unis, organisme gouvernemental, toujours citée sans être vérifiée ni actualisée, qui conclut à un « Moyen-Orient polaire ». L’exploitation au Nord est difficile et hasardeuse : Total a renoncé à toute exploitation pétrolière en Arctique dès 2012 ; Gazprom et Statoil ont cessé l’exploitation du champ gazier de Chtokman ; en Alaska, Barack Obama a étendu les mesures de protection environnementale. Au-delà de trois exploitations off-shore[5] déjà anciennes, le seul gisement d’envergure et durablement prometteur est Yamal, bientôt amplifié par Arctic 2, en Sibérie, qui produit du gaz naturel liquifié (GNL) évacué par des méthaniers brise-glace à 80 % vers l’Asie.
L’exploitation des ressources minières est en dents de scie, en Alaska, au Canada et en Sibérie. Au Nunavut canadien, Orano (ex-Areva) a abandonné son projet d’extraction d’uranium en 2017, mais il en développe d’autres à la lisière de l’Arctique. Au Groenland, le débat est récurrent depuis trente ans. Si le gouvernement autonome a décidé d’en autoriser l’extraction en 2013, le projet de la société australienne à participation chinoise, qui concerne aussi les terres rares, a lanterné mais devrait voir le jour entre 2020 et 2022. La question est à la fois environnementale et politique, car la montée en puissance programmée des Chinois est considérée avec appréhension et vigilance.
Le réchauffement climatique ouvre de nouvelles routes maritimes, mais il ne faut pas en surestimer la fréquentation. Les distances sont raccourcies d’environ 20 à 40 %, et le recul de la banquise estivale devrait permettre d’accroître le trafic pendant quatre à cinq mois de l’année, notamment par la Route maritime du nord, moins dangereuse et plus praticable. Mais les handicaps restent nombreux : la navigation est difficile, incertaine ; le gain du péage des canaux transocéaniques peut être annulé par les exigences russes ; les infrastructures portuaires sont encore rares. Le nombre de passages par la Route maritime du nord est d’une centaine par an, soit l’équivalent d’une journée ou deux du trafic de Suez. Il y a donc loin de la coupe aux lèvres !
Il faut « raisonner » le tourisme dans les zones polaires et subpolaires. L’Islande fait face au problème du « surtourisme », avec 2,3 millions de visiteurs, dix fois plus qu’il y a vingt ans. En Arctique, il y a environ 280 000 touristes par an, en augmentation. Il conviendrait d’édicter, à l’instar de ce qui prévaut en Antarctique (56 000 touristes) avec l’Association internationale des voyagistes antarctiques (IAATO), les règles d’un tourisme raisonné.
Les enjeux stratégiques doivent être replacés dans le temps long. Pour ce qui concerne l’Antarctique, il faut s’assurer de la bonne application et de la pérennité du traité, complété et renforcé par le protocole de Madrid. Une puissance australe ancienne, la Russie, et une puissance émergente, la Chine, brouillent le message sur leur volonté de coopérer en transparence, et ne semblent pas soucieuses de la protection de l’environnement. La multiplication des bases chinoises peut conduire à s’interroger sur l’effectivité des inspections par les pairs. S’expriment donc parfois des craintes sur la pérennité du Système du Traité sur l’Antarctique à l’horizon 2048, date de révision possible du Protocole de Madrid. Elles semblent sans fondement, car les conditions de révision sont très verrouillées. Mais il est vrai que rien n’interdit à une puissance tierce, ou une partie contractante qui se serait retirée du traité, de mener une politique dissidente en Antarctique ne respectant pas ses clauses. Et aucun recours à la force internationale n’est prévu dans cette hypothèse.
Sur le plan stratégique, l’Arctique n’est pas un espace autonome, mais une dérivée de l’espace nord-atlantique, depuis le Moyen Âge. Pendant la guerre froide, comme l’a montré Georges-Henri Soutou[6], c’est une zone de confrontation nucléaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique, avec la Norvège comme sentinelle avancée de l’OTAN. Plus récemment, on a pu relever plusieurs « gesticulations » russes : en 2007, une société privée a planté un drapeau russe en titane sous le pôle Nord, des exercices militaires russes ont été très médiatisés. Les États-Unis ne sont pas en reste : proposition de Donald Trump d’acheter le Groenland, déclaration de Mike Pompeo au Conseil de l’Arctique déniant à la Chine la vocation de s’impliquer dans la zone. Il est donc fatal que la fiction s’en mêle, et la série norvégienne Occupied est un bon révélateur d’un certain nombre de perceptions contemporaines dans l’espace nordique.
Quelles lignes de force retenir ?
Les pays riverains de l’Arctique sont dans une logique de souveraineté nationale et de coopération non intégrée et non contraignante. Ils refusent donc une gouvernance internationale de l’Arctique, comme le précise la déclaration d’Ilulissat, affirmant que « en vertu de leur souveraineté, de leurs droits souverains et de leur juridiction dans de vastes espaces de l’océan Arctique, les cinq États côtiers sont dans une position unique pour répondre à ces opportunités et ces défis. […] Nous ne voyons pas le besoin de développer un nouveau régime juridique global pour régir l’océan Arctique. » C’était une réponse à la résolution du Parlement européen du 9 octobre 2008, élaborée par le think-tank français Le Cercle Polaire, préconisant l’adoption d’un traité international de la même veine que celui de l’Antarctique qui a été si mal perçue. Depuis, les relations, longtemps heurtées avec l’Union européenne, dont la candidature au statut d’observateur a été rejetée en 2009, se sont normalisées.
Chacun des pays riverains s’emploie donc à réaffirmer sa politique, souvent formalisée dans un « livre blanc » ou une « feuille de route ».
Les États-Unis, avec l’Alaska, ont la « fenêtre arctique » la plus étroite, mais ils se sont impliqués de longue date dans la zone : en Islande en juillet 1941, au Groenland avec la base militaire de Thulé, où il n’y avait pas seulement des radars mais également des armes nucléaires. Les effectifs militaires déployés demeurent importants, notamment en Alaska, la recherche scientifique en fait une puissance de premier rang, mais au cours de ces dernières décennies l’Arctique n’est pas apparue comme une priorité. Ils ont toujours réaffirmé leur position traditionnelle quant à la liberté de navigation. Ils sont vigilants, mais ce n’est pas une zone prioritaire, malgré certaines récentes rodomontades.
Pour la Russie, l’Arctique a toujours été une « nouvelle frontière », qui représente 20 % de son PIB. C’est la puissance dominante de la zone circumpolaire Nord, à tout point de vue, puisqu’elle représente la moitié de l’arc arctique, et abrite la moitié de la population. Le réengagement russe en Arctique, économique et militaire, n’est donc qu’un retour aux sources.
Le Canada, deuxième pays arctique par sa superficie, affiche depuis 2007 une Stratégie pour le Nord très offensive, mais qui paraît, dans les faits, assez largement incantatoire, même si la création du territoire du Nunavut a été très médiatisée. Toutefois, ses revendications en matière de droit international sont âprement défendues et le mettent en conflit avec les États-Unis, le Danemark et la Russie.
Depuis longtemps, le Danemark semble englué dans la question groenlandaise, qui devient encore plus prégnante avec le réchauffement climatique et les perspectives économiques qu’il semble ouvrir, et la menace des rôdeurs, dans la perspective de l’indépendance d’un territoire autonome de 57 000 habitants, pourvue d’une élite restreinte (44 élus) dont on peut craindre qu’elle ne soit pas à même de résister aux pressions de toutes natures.
Pour la Norvège, l’Arctique est évidemment la première priorité. Tout en ayant le souci de garder constamment de bonnes relations avec la Russie, la Norvège a adopté une position d’ouverture à la coopération internationale, pourvu que sa souveraineté soit respectée. Sur ce dernier point, des difficultés d’interprétation du traité du Svalbard, dont la France est dépositaire, peuvent se manifester, notamment dans le domaine de la recherche scientifique.
La Chine est un nouvel acteur des espaces polaires. Elle s’est d’abord projetée en Antarctique, dont elle a signé le Traité en 1983. Elle a mis les bouchées doubles en créant quatre stations depuis sa première expédition en 1984. Une cinquième station dotée d’un aéroport est en cours de construction. Depuis 1989, elle déploie une politique de recherche en Arctique, au Svalbard et en Islande. Elle investit beaucoup : au Groenland (2 milliards USD soit 11,6 % du PIB), et en Islande, (1,2 milliards USD, soit 5,7 % du PIB). Elle coopère avec la Russie pour utiliser la Route maritime du Nord, et a investi à hauteur de 29,9 % dans le consortium qui exploite les champs gaziers de Yamal. Elle a le statut d’observateur au Conseil de l’Arctique depuis 2013. L’enjeu pour les vieilles puissances polaires est d’acculturer la Chine à la « culture polaire internationale », faite de coopération, de retenue et de souci de l’intérêt général. Et de l’accompagner dans la compréhension que ce sont des espaces fragiles dans lesquels on ne peut faire cavalier seul.
Et la France ?
Les questions polaires sont longtemps restées dans un angle mort, jusqu’aux préoccupations contemporaines liées au changement climatique, et l’histoire pluriséculaire de notre « tropisme glacial » est généralement ignorée. C’est donc l’occasion de s’interroger sur les lignes de force de notre politique extérieure, ainsi que sur la notion de « puissance polaire ». La France ne serait plus elle-même sans une appréhension globale du monde, même si notre situation économique et financière, notre poids démographique, les dangereuses fissures dans notre pacte national, peuvent pousser notre pays à rabattre cette prétention. Mais cela doit encore davantage fouetter notre ardeur, stimuler notre inventivité et nous inviter à concentrer nos priorités dans ce monde où toutes les cartes sont rebattues. Le concept de « puissance polaire » est peu usité et mal défini. Trois éléments le caractérisent. Le premier est le capital immatériel légué par les explorateurs qui, depuis le XVIe siècle, sont partis sur des mers inconnues. Le deuxième est l’emprise territoriale, ou la revendication d’une emprise basée sur l’antériorité. Le troisième est l’effectivité de l’engagement polaire, notamment dans le domaine de la recherche scientifique, condition pour être « partie consultative » dans le cadre du Traité sur l’Antarctique. Ils ne sont pas cumulatifs, comme l’illustre l’exemple de la Chine, qui ne peut évoquer aucun explorateur ni revendiquer aucun territoire, mais a décidé de se donner les moyens de mener une politique polaire.
La France, elle, cumule les trois critères. Même si leur geste est moins connu que celle des découvreurs norvégiens ou britanniques, nos explorateurs ont couru les mers froides et les continents glacés, et ont souvent donné leur nom à des côtes, à des îles ou à des mers : Jacques Cartier, Champlain, Bouvet, Bougainville, Kerguelen, Dumont-d’Urville, Marion-Dufresne, Charcot, Paul-Émile Victor, Jean Malaurie, Jean-Louis Etienne. Elle est présente territorialement. Puissance riveraine dans le Subarctique avec Saint-Pierre-et-Miquelon, et le Subantarctique, avec l’archipel Kerguelen (découvert en 1772, réaffirmation de la prise de possession en 1893) ; les îles Crozet (découvertes en 1772, prise de possession en 1923) ; les îles Amsterdam et Saint-Paul (prise de possession en 1892). Puissance possessionnée en Antarctique, avec la Terre-Adélie (revendiquée en 1924, délimitée en 1938). Le territoire d’outre-mer des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF) a été créé par la loi du 6 août 1955 et est formé de cinq districts[7]. Ces îles n’ont jamais eu de peuplement autochtone. Les quelques tentatives d’implantations économiques dans les années1930 ont été des échecs cuisants et parfois tragiques. Aujourd’hui, la population maximale y est d’environ 150 chercheurs.
C’est la recherche, bien davantage que les possessions territoriales, qui assoit la légitimité de la France dans les pôles. Cet intérêt est ancien, avec les campagnes hydrographiques de Charcot, la création des Expéditions polaires françaises par Paul-Émile Victor en 1947, l’installation de la base de Port-Martin en 1950, de la base Charcot en 1955, puis de la base Dumont-d’Urville. L’excellence de notre recherche met la France au deuxième rang au monde pour le nombre de citations consacrées à l’Antarctique et au premier rang pour le Subantarctique. Chacun a en mémoire les travaux de Claude Lorius et de ses équipiers, Jérôme Chappellaz, Jean Jouzel, Jean-Robert Petit, dans la belle aventure de Vostok avec les Russes, ainsi que Jean-Marc Barnola et Dominique Raynaud. En Arctique, au Svalbard, l’implantation de la Station Corbel en 1963 au fond du Kongsfjord, puis de la base de Ny-Ålesund, commune avec l’Allemagne, et plus récemment avec les Pays-Bas, ainsi que les recherches en sciences humaines dont le symbole est Jean Malaurie et ses Derniers rois de Thulé, nous confèrent une place plus modeste mais réelle, malgré un manque de moyens et une grande dispersion.
Ne négligeons pas pour autant nos intérêts économiques. La France effectue 35 % des captures de l’océan Austral. En Arctique, deux compagnies françaises déploient une activité significative. Total est présent en Russie (4e pays de production) dans le projet Yamal (à 30 %) puis Arctic 2, à Snoviht en Norvège (3e pays de production), et depuis 1978 en Argentine. Les sociétés d’ingénierie (Technip), le transport maritime, le tourisme, avec notamment la Compagnie du Ponant qui a une forte et belle image polaire, contribuent à une présence économique significative.
Sur le plan diplomatique, les bonnes relations que nous entretenons désormais avec l’Australie, dans le cadre d’une « stratégie indo-pacifique » très en cours aujourd’hui, devrait nous conduire à accroître notre coopération scientifique en Antarctique, au-delà du dossier des aires marines protégées.
Sur le plan militaire, notre appartenance à l’Alliance Atlantique ainsi qu’à l’Union européenne nous rapproche naturellement de nos alliés dans la zone Arctique, notamment le Danemark, la Suède et la Finlande. Nous participons à la Table ronde des forces de sécurité en Arctique, créée en 2011 par la Norvège et les États-Unis ainsi qu’aux manœuvres interalliées, pour maintenir notre aptitude au combat en milieu polaire. En 2019, le bâtiment de soutien Rhône a emprunté la Route maritime du Nord en totale autonomie. Dans l’océan Austral, la Marine, dans le cadre de « Grand Sud », exerce ses missions de surveillance, et est désormais associées aux TAAF avec le navire polaire L’Astrolabe en Antarctique.
Longtemps, la France a mené une politique polaire sans le savoir, ou du moins sans l’afficher. C’est la nomination de Michel Rocard en 2009 comme ambassadeur pour les pôles Arctique et Antarctique qui a rendu visible cette composante importante de notre action extérieure. Une feuille de route nationale sur l’Arctique[8] a été publiée en 2016. En septembre 2018, le glaciologue Jérôme Chappellaz, directeur de l’Institut polaire Paul-Émile Victor, a été chargé d’élaborer une feuille de route scientifique en milieu polaire et subpolaire, qui n’est pas achevée. Et à l’automne 2019, le ministère des Armées a publié La France et les nouveaux enjeux stratégiques en Arctique. Relevons enfin, pour s’en féliciter, que pour la première fois un membre du gouvernement en exercice a posé les pieds sur le Sixième Continent en novembre 2019. Ce foisonnement est digne d’estime. Mais il paraît indispensable qu’un livre blanc unique et transversal soit publié en 2021 qui clarifie ses positions et affiche une ambition.
Sur le plan politique, en Antarctique, il faut réaffirmer avec force notre soutien au Système du Traité, au contrôle de l’effectivité des règles qu’il institue, notamment s’agissant du Protocole de Madrid, dont l’automne 2021 sera le trentième anniversaire. Dans la zone Arctique, il faut sans ambiguïté reconnaître les droits souverains des États riverains, dans le cadre de l’application des dispositions de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, « mesure de confiance » indispensable pour renforcer notre position d’observateur au Conseil de l’Arctique. Il faut également rappeler notre attachement à la liberté de navigation, conformément aux règles du droit international, dans la Route maritime du Nord, et dans le passage du Nord-Ouest. Il convient enfin d’appuyer l’implantation de nos entreprises, dont la capacité d’innovation sera utile pour le développement durable.
Mais l’enjeu majeur de ce futur livre blanc est qu’il puisse s’adosser et décliner une politique ambitieuse de recherche polaire, au moment où de nombreux pays investissent massivement[9], notamment en Antarctique. Les enjeux sont bien identifiés : la dynamique du changement climatique (fonte des glaciers, élévation du niveau des mers, dégel du pergélisol) ; la préservation de la biodiversité, et des conditions de vie des populations autochtones ; les pollutions de toutes nature, incluant les effets du tourisme de masse. La France possède une expertise reconnue. Mais notre dispositif atteint ses limites, avec seulement 60 millions € par an. C’est pourquoi il faut adopter un plan interministériel volontariste : redynamiser la recherche polaire en renforçant les moyens humains et de recherche de l’Institut Polaire Paul-Émile Victor ; réinvestir dans les stations en Antarctique, Dumont-d’Urville et Concordia ; pourvoir la France d’une capacité océanographique polaire, car nous sommes le seul pays du G7 à ne pas disposer de brise-glace à vocation de recherche ; sans négliger la recherche en sciences humaines ainsi que la recherche stratégique, qui doivent davantage être soutenues.
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Les pôles ont toujours suscité la passion et l’emphase. Nous sommes dans une de ces périodes d’engouement périodique. D’abord, du fait du réchauffement climatique dont les pôles sont à la fois témoins et acteurs. Et ensuite, du fait du « regain stratégique » auquel nous assistons, avec le réinvestissement d’une vieille puissance polaire comme la Russie, la projection nouvelle de la Chine, les déclarations à l’emporte-pièce des dirigeants américains. Les traités internationaux qui régissent en tout ou partie les pôles ne sont pas aujourd’hui remis en cause, mais ils sont fragiles, et le développement de nouvelles activités dans cette zone requiert de nouveaux cadres de gestion. C’est pourquoi la France doit clarifier et consolider sa politique polaire, renforcer sa recherche et accroître sa présence. La situation et les enjeux des deux pôles terrestres constituent une occasion particulièrement propice pour porter le message de paix qui est la marque de la politique extérieure de la France, et la source de crédit comme de la reconnaissance dont elle fait toujours l’objet.
[1] Hervé Gaymard est un homme politique gaulliste, président du Conseil départemental de Savoie. Il a été député de 1993 à 2017 et ministre à plusieurs reprises. Il préside actuellement la Fondation Charles De Gaulle. Il a présidé, de 2013 à 2015, le groupe d’études de la Commission des Affaires étrangères consacré aux enjeux écologiques, économiques et géopolitiques du changement climatique en Arctique et en Antarctique.
[2] Les signataires sont les cinq « Grands » (France, Grande-Bretagne, États-Unis, Italie et Japon) et les puissances neutres intéressées (Norvège, Suède, Pays-Bas et Danemark). Il a depuis lors été ratifié par 46 pays, y compris l’URSS en 1935, qui n’avait pas été partie aux négociations de 1920.
[3] Depuis 1998 : Allemagne, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni ; France (2000) ; Espagne (2006) ; Italie, Chine, Corée du Sud, Inde, Japon, Singapour (2013) ; Suisse (2017).
[4] Membres initiaux : Afrique du Sud, Argentine, Australie, Belgique, Chili, États-Unis, France, Japon, Norvège, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, Union Soviétique. Signataires ultérieurs : Allemagne, Bulgarie, Espagne, Finlande, Italie, Pays-Bas, Pologne, République tchèque, Suède, Ukraine, Brésil, Chine, Corée du Sud, Inde.
[5] Exploitations off-shore au nord du cercle polaire : Prudhoe Bay en Alaska (pétrole,BP) ; Snovhit en mer de Barents à 140 km des côtes norvégiennes (gaz, Statoil) ; Priralomnoïe en mer de Barents (découvert en 1989, en production depuis 2014).
[6] Georges-Henri Soutou, « L’Arctique et la Scandinavie » dans L’Arctique et la nouvelle frontière, sous la direction de Michel Foucher, Paris, CNRS Éditions, 2014, 2019é.
[7] La Terre-Adélie, l’archipel des Kerguelen, l’archipel de Crozet, les îles Saint-Paul et Amsterdam, les îles Éparses rattachées aux T.A.A.F. depuis la loi du 21 février 2007 (Glorieuses, Juan de Nova, Basas da India, Europa, Tromelin). Pour ce qui concerne la Terre-Adélie, c’est l’institut polaire français, l’Institut Polaire Paul-Émile Victor, qui exerce par délégation les compétences logistiques.
[8] Le pilotage interministériel a été assuré par Laurent Mayet, collaborateur de Michel Rocard, alors ambassadeur pour les pôles Arctiques et Antarctiques.
[9] USA : modernisation de la base McMurdo (315 M€ sur 10 ans) ; Chine : 5ème station et 2ème brise-glace ; Australie : nouveau brise-glace (1 160 M€ sur 30 ans, incluant le coût d’opération) ; Russie : rénovation de Vostok (56 M€) ; Grande-Bretagne : nouveau brise-glace (180 M€), modernisation de la station Halley (95 M€) et Rothera (48 M€) ; Allemagne : nouveau brise-glace (450 M€), modernisation de la station Neumayer (39 M€) ; Inde : construction d’une deuxième station, Barathi (90 M€) ; Corée du Sud : construction d’une deuxième station, Jang Bogo (85 M€) ; Pologne : reconstruction de la station Arctowski (21 M€).