Grande-Bretagne – France : Alliance possible, entente difficile
John ROGISTER
professeur émérite de l’université de Durham,
correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques
L’année dernière, lorsque le Président m’a proposé de parler sur ce sujet, je lui avais dit que je préférais ne pas le faire sous l’aspect exclusivement du Brexit. Ni lui, ni moi ne pensions sans doute que le Brexit prendrait si longtemps à s’accomplir au point qu’il faudra quand même que je l’évoque. Je craignais que, s’il entrait trop dans mon propos aujourd’hui, nous risquions peut-être de répéter la scène de ce dîner de famille représenté par Caran d’Ache au moment de l’affaire Dreyfus : « Et surtout, ne parlons pas de l’Affaire », dit le père de famille. La caricature suivante s’intitule : « Ils en ont parlé ». On assiste à une scène de carnage familial, où l’on voit un homme qui étrangle une femme sur la table ; même le chien de la maison a reçu une fourchette dans le postérieur. Rassurez-vous, mes propos seront, je l’espère, modérés.
Pour envisager le sujet sous l’angle historique qui sera le mien, il faut avoir recours à une chronologie réaliste. Il n’est sans doute pas inutile de remonter à Jeanne d’Arc, à Louis XIV ou à Napoléon Ier pour trouver des précédents ou bien des préjugés, mais je pense que la période d’un peu plus d’un siècle, circonscrite par l’Entente cordiale de 1904 en passant par le Traité de Lisbonne de 2009 pour se terminer avec le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne en 2020, serait celle qui nous permettrait de rester dans l’actuel tout en y associant le passé proche. Du moins, ce serait matière à réflexion.
Signe d’âge sans doute, j’ai participé à trois commémorations de l’Entente cordiale, en 1994, en 2004 et la dernière en 2014 (qui coïncidait aussi avec le 60e anniversaire du Débarquement des troupes anglo-américaines en Normandie). Verrai-je celle de 2024, ou même celle de 2034 ? D’ailleurs, continueront-elles sur leur lancée ?
Les célébrations précédentes donnèrent lieu à des publications ainsi qu’à des déclarations officielles. En 1994, dans une introduction conjointe à une brochure de trente-deux pages publiée par leurs deux ministères, Alain Juppé et Douglas Hurd annonçaient d’emblée que : « la France et la Grande-Bretagne ont été des amies, des alliées naturelles – et des concurrentes saines (‘healthy competitors’) depuis plus de 150 ans »[1].
La datation manquait de précision, mais elle semblait s’appliquer à 1844 et à la première Entente cordiale portant ce nom, celle de Louis-Philippe et de la Reine Victoria, tout en évitant de mentionner Napoléon Ier. La difficulté était vite contournée dans la section « Un peu d’Histoire », où l’auteur nous apprenait que : « les guerres napoléoniennes furent la dernière fois que les deux pays se sont battus de côtés opposés »[2].
Comme vous voyez, cela ne nous concernait pas ! Le même auteur ajoutait :
Indifférent ne sera jamais le mot pour décrire notre rapport. L’un peut toujours rendre l’autre perplexe, souvent par inadvertance. Nous sommes distinctement et fièrement divers, tant à l’intérieur de nos propres frontières qu’en comparaison avec l’un l’autre. Mais nous avons plus en commun que nous ne le pensons habituellement. Ce petit livre nous l’expliquera[3].
Alors, tout y passe : les racines culturelles dans le Moyen Âge avec la féodalité chrétienne et l’enrichissement architectural et artistique, l’Humanisme de la Renaissance, les Lumières, le progrès scientifique. On nous dit que des parties de la Normandie ressemblent au Val d’Evesham, la côte Bretonne à celle de la Cornouaille[4]. Ensuite, on passe à la gastronomie, pour s’attarder sur la vie en Provence ou en Dordogne, appréciée par les « expatriates » anglais, et enfin, il y a les exploits du joueur de football Éric Cantona[5]. Telle était l’Entente cordiale en 1994, année aussi de l’inauguration du tunnel sous la Manche. Lors de son voyage officiel en 1972, la Reine Elizabeth II avait déclaré : « Il est vrai que nous ne conduisons pas du même côté de la route, mais nous allons dans la même direction ».
On peut parfois se le demander.
Revenons en arrière. Mon point de départ sera la guerre de 1914-1918. Par un curieux paradoxe, l’Entente cordiale de 1904, qui ne visait que la résolution de certains problèmes coloniaux, s’était muée en des conversations militaires secrètes et à haut niveau entre nos deux pays, et ensuite en une alliance en temps de guerre. Mais cette évolution n’a pas été sans heurts. Ces conversations secrètes militaires avec la France, commencées sous le gouvernement d’Asquith, avaient été inspirées par la crainte qu’avait une partie de ce gouvernement de la menace navale et commerciale posée par l’Allemagne de Guillaume II. Mais seuls quelques ministres du gouvernement étaient au courant de ces conversations, car les autres ne partageaient pas les vues de leurs collègues au sujet de l’Allemagne et n’auraient pas envisagé une action militaire aux côtés de la France. Certains, comme Lord Haldane, par exemple, pensaient qu’il était préférable de rechercher plutôt une entente avec les Allemands[6]. Ces ministres avaient été tenus à l’écart des conciliabules secrets. La division au cœur du cabinet Asquith éclata au moment de la crise de juillet 1914. Même une lettre au Premier ministre adressée par les chefs de l’opposition conservatrice rappelant que le pays avait contracté une obligation morale envers la France, n’avait pas refait l’union à l’intérieur du gouvernement[7]. Il avait fallu l’invasion allemande de la Belgique et la violation de sa neutralité, garantie par les grandes puissances dans le Traité de Londres de 1839, pour décider le Royaume-Uni à entrer en guerre aux côtés de la France (non sans les hésitations à la dernière minute d’un ministre, Lloyd George)[8]. Certains ministres donnèrent leur démission.
Mais l’entrée en guerre des Britanniques se faisait sur des bases peu rassurantes pour son allié français. Sa participation se ferait surtout au niveau de sa puissante flotte, avec une petite armée seulement envoyée en France, les Français se battant sur terre et les Britanniques sur mer. Or, les choses se passèrent d’une tout autre manière. La bataille de Jutland en 1916 fut le seul grand engagement naval, et la guerre sur mer fut surtout l’action des sous-marins allemands qui constituèrent un grand danger pour le ravitaillement des Alliés. En même temps, la guerre d’usure des tranchées nécessita une plus grande participation militaire de la Grande-Bretagne en France et ailleurs, entraînant l’introduction de la conscription, ainsi que l’emploi de troupes coloniales.
L’entrée en guerre du Royaume-Uni aux côtés de la France avait déjà montré que l’entente avait des buts limités : rétablir l’indépendance de la Belgique, freiner l’expansion allemande, sans pour autant adopter les buts de guerre français et russes. Nous avons déjà mentionné ceux qui, parmi les libéraux au pouvoir, auraient préféré avant la guerre chercher un terrain d’accommodement avec les Allemands. Chez ces hommes, il y avait, en plus du coût présumé astronomique de la guerre, la crainte des pertes financières et économiques qu’aurait à subir le pays. Certains avaient aussi un préjugé en faveur des Allemands : préjugé de race – et je reviendrai par la suite sur cela –, admiration pour la science, la philosophie et la musique allemandes. La France, par contre, avait un côté « belliqueux » qui inspirait méfiance et crainte ; et puis, il y avait sa « frivolité » que l’on comparait au « sérieux » des Allemands.
En 1915, afin de renforcer l’entente militaire entre la Grande-Bretagne, la France et la Russie tsariste, et leurs nouveaux alliés, on se livra sur le papier, dans des traités secrets, à de vastes partages de territoire en Europe, en Asie et en Afrique, qui se feraient aux dépens des Empires centraux et de la Turquie. La France récupérerait l’Alsace-Lorraine, des colonies allemandes, la Syrie. Il fallut pourtant attendre le 12 octobre 1917 pour que la Grande-Bretagne s’engage formellement à ne pas déposer les armes avant que l’Alsace-Lorraine ne fût redevenue française et cela dans le contexte, évoqué par le Premier ministre Lloyd George et le Président du Conseil Painlevé, que les Allemands pourraient toujours trouver, dans une éventuelle paix négociée, une compensation aux dépens de la Russie bolchévique[9].
Le Traité de Versailles fut décevant pour la France qui aurait voulu obtenir la rive gauche du Rhin en plus de l’Alsace-Lorraine. À partir de 1919, la politique étrangère de la Grande-Bretagne s’écarta sensiblement de celle de la France. Elle visait à éliminer les aspects du Traité de Versailles qu’elle jugeait intenables et indéfendables. Elle donna la priorité au rétablissement des relations économiques d’avant-guerre avec la nouvelle République allemande. Comme on l’a vu, l’intérêt de la Grande-Bretagne était le maintien d’un équilibre européen. La menace de l’impérialisme militaire allemand avait disparu, la flotte allemande sabordée, la Belgique indépendante rétablie, et la France devrait se contenter du retour de l’Alsace-Lorraine et de réparations raisonnables, la Grande-Bretagne ne soutenant pas ses efforts pour obtenir la rive gauche du Rhin[10]. Pour les Anglais, les exigences françaises auraient compromis le nouveau système international basé sur la Société des Nations et nourrissaient le revanchisme allemand. Ils revenaient à une conception minimaliste de la plupart de leurs dirigeants de la seconde moitié du XIXe siècle, mais pas tout à fait à la « Splendid Isolation », car, en dépit de ces différences, la France et la Grande-Bretagne restaient liées l’une à l’une par l’expérience commune de la Grande Guerre et par une méfiance envers l’Allemagne[11]. À moins que l’Europe ne soit menacée d’une nouvelle hégémonie allemande, une alliance entre nos deux pays restait possible, mais une entente serait difficile. En effet, la France envisageait de parer au danger allemand par un réseau d’alliances défensives avec les nouveaux États de l’Europe centrale, tandis que les Britanniques mettaient leurs espoirs dans la Société des Nations et s’efforçaient plutôt d’apaiser les Allemands par une politique conciliatrice. En attendant, les préjugés anti-français revenaient à la surface. Ce fut donc sans l’appui des Britanniques que les Français et les Belges occupèrent la Ruhr en 1923, afin d’obliger les Allemands à se mettre à jour pour les paiements des réparations qui leur étaient dues. L’échec de l’occupation mena aux négociations de Locarno deux ans plus tard. Conclu entre la France, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Allemagne, et l’Italie, le traité avait comme effet que ces puissances garantissaient mutuellement leurs nouvelles frontières en Europe de l’ouest. En ce qui concerne nos deux pays, ce qui les unit semble toujours plus grand que ce qui les divise ; ils sont unis pour affronter le problème de l’Allemagne et des frontières, mais seulement à l’ouest ; il n’est pas question des alliés de la France à l’est, de son « cordon sanitaire ». Mais leurs solutions sur le problème de l’Allemagne s’écartent toujours l’une de l’autre, et dans les moments de crise aiguë, ils n’arriveront pas à se concerter autour d’une action efficace commune, d’abord au sujet de l’action italienne en Abyssinie à partir de 1935, et surtout suite à la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en mars 1936.
La raison est facile à déceler. La France et la Grande-Bretagne ont toutes les deux la crainte de l’Allemagne redevenue menaçante, mais ils ne sont pas d’accord, on l’a vu, sur les moyens à employer pour parer au danger. Mais une crainte encore plus grande que celle de l’Allemagne les hante : la crainte de la guerre. C’est comme si, à tout prix, il fallait éviter l’hécatombe de 1914-1918. La France y a perdu 1,3 million d’hommes, la Grande-Bretagne 700 000. Le premier référendum tenu en Grande-Bretagne fut en fait, et cela est révélateur, le « Peace Ballot » de novembre 1934 à juin 1935. Sur une population de 38 millions, 11 640 006 adultes de plus de 18 ans y prirent part, c’est-à-dire 38 % de la population, et plus de la moitié des 21 % qui voteront quelques mois plus tard lors des élections de 1935. Il fallait répondre à plusieurs questions par une seule réponse. Était-on en faveur de la guerre ou de la paix ? Était-on en faveur de la Société des Nations et pour ou contre le désarmement international ? Les résultats étaient prévisibles : 11 millions contre 350 000 en faveur de la paix et de la Société des Nations. À la question « Que faudrait-il faire pour empêcher l’agression d’un pays ? », une majorité de 10 millions (contre 635 000) privilégiait le recours aux sanctions économiques, tandis que, si cela était nécessaire, 6,7 millions se disaient favorables à une action militaire contre 2,35 millions[12].
On ne ferait plus de nos jours de référendum sur des bases pareilles. À l’époque, les résultats furent interprétés différemment, sinon que, dans le cas d’une agression commise par un pays, on privilégiait le recours aux sanctions économiques, avec un éventuel emploi de la force armée. Heureusement pour nous qu’après sa victoire aux élections de 1935 grâce à son programme de désarmement, le Premier ministre Baldwin annonça à la radio, et d’une manière magistrale, en mettant le public dans le secret et en lui parlant « with appalling candour » (avec une candeur épouvantable), que la Grande-Bretagne allait en fait reprendre les armes. Mais elle ne fit pas la guerre au sujet de l’Abyssinie et savait qu’elle n’y entraînerait pas la France, non seulement parce qu’en France un « Peace Ballot » y aurait obtenu les mêmes résultats, mais parce que son gouvernement voulait empêcher l’Italie fasciste de Mussolini d’évoluer vers une alliance avec Hitler.
De la même manière, lors de la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en mars 1936, qui violait les Traités de Versailles et de Locarno, les Britanniques n’étaient pas favorables à une intervention militaire, comme l’avaient proposé, assez mollement d’ailleurs, les Français dont le système de défense militaire était pourtant remis en cause. Pour comprendre ces réticences de part et d’autre, il faut aussi faire la part des difficultés pratiques qu’il y avait à prendre d’importantes décisions bilatérales alors qu’il fallait tenir compte de la situation parlementaire dans nos deux pays, des changements de gouvernement, des rivalités ministérielles, des idéologies contestataires, de l’arc-en-ciel de l’opinion et d’une presse active et puissante (comme celle de Lord Rothermere, par exemple). Face aux dictatures grandissantes et promptes à la décision, soutenues par les presses d’un parti unique, les démocraties parlementaires étaient souvent tatillonnes et hésitantes, sinon indécises.
Dans ses Notes pour un homme d’État français qui traverse pour la première fois la Manche (1938), André Maurois écrivait :
Les différences de culture et de tempérament, les souvenirs lointains […]. Le réveil sous des formes neuves et diverses, des préjuges puritains, rendront longtemps encore, entre nos deux peuples la coopération un peu difficile. Mais le possible est toujours près du nécessaire et cette coopération est assez utile pour qu’elle devienne chaque jour plus confiante[13].
Tel était du moins l’espoir, qui ne fut pas toujours comblé, d’un homme qui fut officier de liaison entre nos deux armées pendant les deux guerres mondiales. Austen Chamberlain, un des artisans de Locarno et grand francophile, avouait dans ses mémoires en 1935 : « qu’il y avait beaucoup qui rendait la compréhension mutuelle entre Anglais et Français difficile ». Il y avait aussi un grand mépris outre-Manche pour les hommes politiques français. Barthou était « a nasty old man at heart » (Sir George Clerk, 15 janvier 1935), Laval surtout était « a crook » (Sir George Clerk, ibid). Beaucoup ne faisaient qu’englober les Français dans une méfiance hostile qu’ils étendaient à tous les étrangers. Lord Cranborne, au Foreign Office, n’aimait pas « those frightful foreigners »[14][14]. Baldwin était plus sélectif, réservant sa détestation pour les dictatures de droite et de gauche, voyant le continent divisé, selon un raccourci amusant, « between the Nasties and the Bolshies », qu’on ferait mieux de laisser se battre entre eux. Pourtant, un grand nombre d’hommes politiques français ne nourrissaient aucun sentiment d’hostilité envers la Grande-Bretagne et ses politiciens. C’était le cas de Blum, Flandin, Reynaud, Mandel, et même de Laval. Les diplomates se montraient plus critiques à l’égard des Britanniques, tel André François-Poncet, qui s’attaquait aux « clergymen, aux vieilles dames, aux organisations pacifistes, aux intellectuels et aux électeurs du parti travailliste, coupables d’une germanophilie latente, pendant que la France serait là pour régler la note ». Il visait le cercle de Lady Astor qui se réunissait dans sa superbe propriété de Cliveden, le magnat de la presse Lord Rothermere, admirateur d’Hitler, ou des organisations d’anciens combattants comme The Link. Pourtant, en dépit de ces éléments, une majorité voulait une entente avec la France.
Quand vint la guerre en 1939 et après la défaite de 1940, les récriminations ne manquèrent pas de part et d’autre. Cette période de 1940 à 1944 est bien connue et je n’en évoquerai que quelques aspects. D’abord, les Gaullistes de la première heure, ceux de Londres, conservèrent de l’accueil britannique un excellent souvenir, quels que soient les rapports difficiles du général de Gaulle sur le terrain politique[15]. Churchill disait que la croix la plus lourde qu’il avait eue à porter pendant ces années-là était la croix de Lorraine, mais il devait ménager les Américains, hostiles à de Gaulle, et le gouvernement de Vichy, reconnu officiellement par les États-Unis et avec lequel Churchill avait certains engagements tacites[16]. À la fin de la guerre, les autorités anglaises avaient aussi senti la nécessité de faire mieux connaître la France, sa langue et sa culture dans les écoles et les universités. La guerre entraîna de même la faillite de certaines vieilles idées et préjugés. Dans La France Libre de janvier 1944, le journaliste Pierre Maillaud – plus connu sous son pseudonyme de Pierre Bourdan des émissions gaullistes à la BBC – écrivait :
La Grande-Bretagne, à travers son histoire, n’a cessé de servir la cause de la diversité européenne, avec des motifs et des objectifs variables. C’est pour cette raison, au-dessus de toutes les autres, qu’elle est, aujourd’hui encore, sur le plan moral, l’ennemi « Numéro 1 » de l’Allemagne hitlérienne. Mais tout en rendant au monde ce service, elle a souvent commis l’erreur d’étudier superficiellement la nature interne de ce continent où elle intervenait : la longue illusion de la parenté avec l’Allemagne, renouvelée après 1919, en est un signe. Cette parenté n’existe dans aucun des ordres profonds de la conscience qui font la nature morale d’un peuple. Aucune des convictions secrètes et publiques pour lesquelles un Anglais, un Français, un Norvégien, un Polonais ou un Hollandais pourrait donner sa vie, ne ferait risquer une goutte de sang à un Allemand qui, en revanche, acceptera sans murmurer un sacrifice total en vertu d’injonctions qui feraient sourire un citoyen d’un autre pays. Cette erreur d’affinité qui, dans le passé, faisait retenir à l’Angleterre quelques signes superficiels de parenté avec l’Allemagne, et ignorer, en fonction de différences frappantes mais également superficielles, des connexions plus profondes avec d’autres nations, c’est une faute qu’on ne peut manquer de faire en considérant la carte d’Europe de l’extérieur[17].
Ce texte est à méditer et reste d’actualité. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Grande-Bretagne avait appris cette leçon, du moins en partie, et le développement de l’étude des langues européennes, ainsi que de l’histoire et de la géographie du continent prit son essor. Après 1945, le Foreign Office fut également modifié et se vit rattacher le service consulaire ainsi que les missions des attachés commerciaux et des instances culturelles[18].
Cela dit, il ne faut pas oublier qu’entre 1940 et 1945, tous les pays européens, sauf ceux de la péninsule ibérique, la Suède et la Suisse, furent occupés par les Allemands. Entre 1940 et 1941, la Grande-Bretagne lutta seule contre l’Allemagne et ses alliés. Il ne faut pas l’oublier car ce fait influence toujours fortement la perception que la majorité des Britanniques ont de l’Europe et de la France. La Grande-Bretagne a contribué à les libérer. Les commémorations de l’anniversaire du Débarquement de Normandie en présence des derniers combattants arborant tous, parmi leurs décorations, la légion d’honneur que la France a tenu à leur décerner, en sont un émouvant témoignage.
La Grande-Bretagne et la France renaissante de la IVe République s’intégrèrent rapidement dans la nouvelle perspective « atlantiste » de l’après-guerre grâce à l’OTAN, à la Guerre froide et à la défense de ce qu’il restait de leurs empires coloniaux. Une partie de ce système devait s’effondrer après l’affaire de Suez en 1956 et son échec. Si, en France, les documents montrent que le gouvernement avait envisagé de reprendre l’opération seul l’année suivante, en Grande-Bretagne, l’affaire de Suez entraîna une grave division dans le pays et dans les familles. D’une manière assez surprenante, Suez fut considéré comme une honte par une grande partie de l’opinion publique. Une forte et nouvelle tendance libérale et progressiste rejetait aussi le colonialisme, car partout, en Afrique, en Asie, et même à Chypre, la Grande-Bretagne combattait le « terrorisme », nom que l’on donnait aux « mouvements de libération ». Après le départ d’Anthony Eden et la victoire assez surprenante des conservateurs aux élections de 1959, la crise fut gérée assez adroitement par son successeur Harold Macmillan, qui poursuivit une politique de décolonisation définie plus tard par son célèbre discours à propos des « Winds of change », qui soufflaient sur l’Afrique du Sud ; Macmillan renforça les liens avec les États-Unis et avec le président Kennedy : cela devint la “relation spéciale” (Special Relationship ).
En France, la crise engendrée par la décolonisation débuta avec la perte de l’Indochine et la guerre d’Algérie, et fut à l’origine d’un changement de régime et de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle. En 1959, lors d’un entretien d’admission à un collège d’Oxford, il me fut demandé si je pensais que le Général serait un dictateur. J’ai oublié quelle fut ma réponse, sauf qu’elle n’eut pas l’heur de convaincre mon auditoire. Je n’avais pu bénéficier de la réponse que de Gaulle avait lui-même donnée à la même question : « Regardez-moi ! Je suis trop vieux pour être un dictateur ! ». Cela dit, Franco et Salazar l’étaient encore à l’époque. Macmillan avait eu des rapports cordiaux avec lui pendant la guerre. Toujours est-il que le Général modifia radicalement la politique étrangère de la France, avec son retrait de l’OTAN et avec une politique différente au sujet de la guerre froide et de ce qu’il appelait la Russie. Cet abandon de l’« atlantisme » ne pouvait qu’inquiéter les Anglo-Américains et les incliner à resserrer le « Special Relationship ».
Pour les Anglais, le problème avec de Gaulle se posa aussi au sujet de l’Europe. Macmillan pensait qu’avec la décolonisation et ses conséquences, la Grande-Bretagne se trouverait obligée de rejoindre le marché commun pour conserver son influence et sa position commerciale. Là, comme on le sait, il se heurta, lui et ses successeurs Hume, Wilson et Heath, au veto du général de Gaulle, qui avait bien senti que la Grande-Bretagne faisait partie de l’Europe géographiquement sans être sensiblement européenne[19]. Les Britanniques n’entrèrent finalement dans le marché commun qu’avec l’appui du président Pompidou en 1973, du temps de Heath. Déjà, il y avait eu une forte opposition à cette idée, surtout de la part du parti travailliste, et il y eut un premier référendum en 1975 voulu par Harold Wilson. Les résultats donnèrent une majorité pour rester dans le marché commun. En votant ainsi, les Britanniques ne pensaient pas qu’ils votaient pour une Europe unie qui rognerait peu à peu le pouvoir des gouvernements et parlements nationaux. En 1986, Madame Thatcher signa l’Acte unique sous la même impression, ou illusion. La réunification de l’Allemagne l’inquiéta beaucoup en 1989, à la veille de son départ forcé des affaires. Elle n’avait pas convaincu François Mitterrand de l’aider à l’en empêcher. De même, elle avait participé sans enthousiasme aux fêtes du Bicentenaire de la Révolution française, ne perdant aucune occasion de proclamer les mérites supérieurs de l’œuvre contre-révolutionnaire d’Edmund Burke. Par les relations qu’elle entretenait avec le Président Reagan, elle tenait aussi à rappeler l’importance du « Special Relationship » et de nos racines constitutionnelles communes avec les États-Unis.
John Major, le successeur immédiat de Madame Thatcher, partageait lui aussi le sentiment que nous n’allions pas vers l’Europe unie et centralisée lorsqu’il apposa sa signature au Traité de Maastricht en 1992, obtenant la possibilité de ne pas adopter une monnaie unique. Mais la vision qu’avaient les Britanniques de la France, en cette fin de siècle, était quand même qu’elle construisait activement l’Union européenne. Ils craignaient qu’elle ait le soutien d’une Allemagne forte et réunifiée dans cette entreprise inquiétante pour un pays aux fortes traditions différentes. Pensant au « Special Relationship », Major aurait refusé une invitation à participer à une troïka qui aurait piloté l’Europe nouvelle.
Les choses allaient se préciser assez rapidement. Les conservateurs de John Major étaient à présent divisés au sujet de l’Europe et ils furent battus aux élections de 1997. L’arrivée de Tony Blair au pouvoir laissait penser que le New Labour allait donner l’inflexion pour faire entrer la Grande-Bretagne dans le grand projet européen. En 1998, la déclaration franco-anglaise de Saint-Malo sur la défense sembla être un premier pas vers une politique de défense européenne commune, idée que la Grande-Bretagne avait combattue pendant des décennies, mais à part certaines opérations conjointes en Afrique, le projet n’alla pas plus loin. La Grande-Bretagne resta résolument « atlantiste » – on l’a vu au sujet de l’Irak – et le fait que Blair, tout « européen » qu’il fût, veuille rester proche des États-Unis et du « Special Relationship », lui fit refuser l’Europe de la Défense de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder en avril 2003.
Blair était partisan d’entrer dans l’euro, mais il n’opposa qu’une faible résistance à l’opposition de son ministre des Finances et éventuel successeur Gordon Brown, et à son propre parti. La livre était forte à l’époque et elle l’est restée, et la décision britannique lui a épargné certains des pires effets des crises financières de 2008-2009 et de 2012. Le moment approchait de décider la ratification du traité autorisant une constitution pour l’Europe. Les électeurs britanniques, qui ne furent pas consultés par leur gouvernement au sujet du projet de constitution, assistèrent à son rejet par référendum en France par 54 % des votants en mai 2005, et par 61 % des Néerlandais en juin. La suite des événements donna aux Britanniques l’impression d’une énorme “magouille”, qui prit la forme d’une refonte de la constitution sous la forme d’un traité, dont la signature en 2008 fut retardée par son rejet une première fois par les Irlandais, quitte à être finalement ratifiée par eux dans un second référendum en 2009. Gordon Brown signa le traité de Lisbonne en catimini la nuit, son ministre des Affaires étrangères David Milliband l’ayant signé pendant la journée avec les autres signataires. Il fut alors prestement adopté par la Chambre des communes par 332 voix contre 221 avec de vives protestations de David Cameron, nouveau chef du Parti conservateur. C’est le seul vote qu’il y ait eu en Grande-Bretagne au sujet de la création de l’Union européenne et l’adoption de sa constitution avant le référendum populaire de 2016. Les Travaillistes perdirent les élections en 2010, mais les Conservateurs ne revinrent au pouvoir qu’après avoir conclu une alliance avec les libéraux, qui ne voulaient pas qu’on touche au projet Europe. Les Conservateurs étaient déjà menacés par le parti UKIP anti-européen, et Cameron promit un référendum afin de capter leur électorat aux élections de 2015. Il gagna les élections de justesse mais perdit le référendum en 2016[20].
David Cameron donna sa démission, et le parti choisit Theresa May pour lui succéder. Voulant limiter ce qu’elle tenait pour les dégâts du résultat du référendum, elle engagea la Grande-Bretagne dans une négociation avec l’Union européenne qui permettrait le retrait de son pays de l’Union tout en gardant des rapports privilégiés avec elle. Entreprise sans enthousiasme, et surtout sans espoir, la négociation avec Michel Barnier n’aboutissait pas. Avec son slogan sibyllin, « Brexit means Brexit », Theresa May avait ajouté à l’ambiguïté, créée de part et d’autre de la Manche ainsi que dans les partis politiques britanniques, sur le sens que l’on pourrait donner aux résultats du référendum. Afin de renforcer sa position, elle décida de dissoudre le Parlement en 2017. Avec un programme électoral faible, où le Brexit figurait à peine, son parti n’obtint qu’une très légère majorité aux élections à la Chambre des Communes. Les tendances opposées au Brexit s’affirmaient ouvertement au cœur du parti conservateur. Le gouvernement dépendait dorénavant pour sa survie des voix du parti Démocratique unioniste de l’Irlande du Nord (DUP). Les élections avaient renforcé les indépendantistes écossais hostiles, comme les libéraux, au Brexit. Le parti travailliste avait gagné quelques sièges mais camouflait ses divisions profondes au sujet du Brexit. Sans que sa position fût renforcée dans les négociations avec l’incontournable Barnier, Madame May dut faire face à une menace potentielle plus grave : une crise constitutionnelle. L’Union européenne et l’un de ses membres, le gouvernement irlandais, allaient pouvoir semer la discorde entre les deux parties de l’Irlande et empiéter sur la souveraineté territoriale britannique lors des arrangements frontaliers proposés pour le départ de la Grande-Bretagne de l’Union. Les nationalistes écossais demandèrent de nouveau un référendum sur l’indépendance. Tout en ne se manifestant pas ouvertement, la sympathie instinctive des Français pour les Écossais et les Irlandais du sud planaient sur les futures négociations. Comme si les problèmes de Madame May n’étaient pas déjà assez compliqués, en faisant des élections anticipées et avec une majorité réduite, elle tombait sous le coup d’une loi des cinq ans, qui l’empêchait de dissoudre le Parlement de nouveau avant 2022. Cette loi avait été concoctée par Cameron à la demande de Clegg et des députés libéraux après les élections de 2010, afin de bien verrouiller leur gouvernement de coalition. Seule une majorité, que Madame May ne possédait plus, lui aurait permis, comme en 2017, d’échapper à l’application de cette loi.
Theresa May réussit à conclure, enfin, un accord boiteux avec l’Union européenne, mais lorsque le texte, sous la forme du Withdrawal Bill, fut présenté aux Communes, il fut rejeté à trois reprises. La dernière fois par 432 voix contre 202. May avait déjà perdu trente-cinq ministres par démission et se retira elle-même en juillet 2019 après la plus grande défaite d’un gouvernement dans l’histoire parlementaire britannique. Son parti lui choisit alors pour successeur son rival politique et ancien ministre des Affaires étrangères Boris Johnson, détesté par les « Remainers » de tous les partis, y compris le sien. Sorti d’Eton et d’Oxford, il était traité de « privilégié » par les socialistes et marxistes du parti travailliste, mais il restait une figure charismatique, un peu churchillienne, tout en inspirant aussi la méfiance et le mépris de certains (dont la BBC).
On assista alors jusqu’à la fin de 2019 à un scénario assez extraordinaire dans la vie politique anglaise. La situation parlementaire avait empiré au point que les « Remainers » de tout poil et de tous les partis s’étaient saisi de l’ordre du jour des Communes avec la complicité du Speaker, ou président, et ils étaient arrivés à faire passer une loi (le Benn Act) empêchant tout retrait britannique de l’Union européenne sans un accord préliminaire conclu avec l’Union concernant les bases de leurs relations futures. C’était une manière d’entraver le Brexit et de lier à l’avance les mains des négociateurs britanniques. Le gouvernement avait perdu le contrôle des Communes et voulait dissoudre le Parlement. Pour le faire, il eut recours dans un premier temps à une prorogation de quinze jours de ses séances qui lui permettrait de présenter son programme dans un discours du Trône. Les « Remainers » eurent recours à une procédure judiciaire afin d’aboutir en appel à la Cour Suprême de Justice (créée par Tony Blair) pour prétendre que le gouvernement se servait d’une prérogative royale pour entraver les débats du Parlement. Ils obtinrent même gain de cause, la Cour Suprême ayant prétendu, sans preuves d’ailleurs, que le Premier ministre avait « menti à la Reine » pour obtenir cette prorogation L’opinion de quelques juristes avisés en a conclu depuis que la Cour Suprême avait eu tort de s’immiscer dans les rapports constitutionnels et politiques, établis depuis longtemps, entre les pouvoirs du Souverain (exercés par le gouvernement) et les privilèges du Parlement[21]. Toujours est-il que Boris Johnson fut de nouveau traité de menteur et accusé de bafouer les droits du Parlement, qui se réunit sans convocation dès la décision de la Cour Suprême.
Pendant cette période incertaine, les instances du parti conservateur avaient expulsé du parti certains de ses députés hostiles au Brexit, et choisissant bien son moment, Boris Johnson obtint enfin une majorité hétéroclite aux Communes lui permettant de dissoudre le Parlement. Le parti travailliste demandait constamment des élections mais refusait de faire tomber le gouvernement afin de les obtenir, les libéraux et les nationalistes écossais voulaient éliminer le Brexit, mais les conservateurs pensaient avec raison que beaucoup de travaillistes restaient partisans du Brexit. Dans le désarroi général, le gouvernement obtint ainsi la majorité nécessaire pour faire les élections du 12 décembre.
Le programme électoral de Boris Johnson avait comme but de faire disparaître toutes les ambiguïtés au sujet du Brexit, car son programme était fort simple : « Get Brexit done ». Les résultats dépassèrent ses espérances. Avec une majorité de 80 sièges, dont beaucoup gagnés aux dépens des travaillistes et des libéraux, et sans les députés conservateurs expulsés, dont la plupart avaient perdu leurs sièges ou ne s’étaient pas représentés, Johnson était le maître des Communes. « Get Brexit done » était devenu le mot d’ordre. L’électorat avait soit déserté le parti travailliste, surtout dans ses fiefs traditionnels du nord de l’Angleterre, soit rejeté les libéraux avec leur opposition continue et vulgaire au Brexit (« Bollocks to Brexit ») qui révélait ouvertement leur mépris pour le référendum. Le respect du résultat du référendum avait remporté la victoire aux élections. Connaissant un peu d’histoire et le prix de leur liberté, beaucoup de Britanniques sentent qu’ils ont comblé leur propre « déficit démocratique ».
Le gouvernement Johnson remit sur le tapis la négociation avec l’Union européenne sans les entraves parlementaires. L’obligation de ne pas quitter l’Union européenne sans un accord commercial ne faisant plus partie du nouveau Withdrawal Act, la Grande-Bretagne quitta enfin l’Union le 31 janvier 2020. C’est le moment de conclure cet exposé, car l’arrivée de la pandémie globale du Covid-19 a bouleversé tous les pays, leurs sociétés, et leur économie. En dépit de ce fléau dont la durée se prolonge, la question des rapports futurs de la Grande-Bretagne et ses anciens partenaires européens reste à déterminer. La position négociatrice de la Commission européenne ne semble pas avoir beaucoup évolué. De même, le gouvernement britannique ne veut pas prolonger les discussions au-delà d’une période de transition se terminant à la fin de l’année. L’évolution et surtout les conséquences de la pandémie peuvent amener un assouplissement des positions de part et d’autre. Mais l’Union européenne doit maintenant compter sur le fait que le Royaume-Uni est redevenu une nation souveraine et indépendante avec un gouvernement possédant la confiance du pays ainsi qu’une forte majorité à la Chambre des Communes. Il faudra une vraie négociation et non un diktat.
Au terme de cet exposé, quelques conclusions plus générales concernant la vision britannique de la France s’imposent. Lorsqu’il était encore ministre des Affaires étrangères sous Theresa May, Boris Johnson avait fait un discours, lors de la réception du 14 juillet 2017 à la Résidence de France à Londres. S’adressant spontanément en français, il avait déclaré que la Grande-Bretagne, « était liée géographiquement, historiquement, gastronomiquement, œnologiquement à la France [22] ». C’est un bon point de départ pour évoquer les relations sociales entre nos deux pays pendant les quarante ans que nous avons passé dans la Communauté, puis dans l’Union européenne. D’abord, on doit mesurer l’impact du tourisme de masse. En 1929, la France accueillait environ 880 000 touristes venus de Grande-Bretagne ; en sens inverse, seuls 55 000 Français avaient fait le déplacement. En 1995, 10 millions de Britanniques sont venus en France, contre 3 millions de Français qui ont traversé la Manche. Selon un sondage du Mail on Sunday de septembre 1995, 15 % des 2 000 personnes interrogées, soit un échantillon assez important, citaient l’Espagne comme première destination de vacances contre 5 % seulement qui donnaient la France, juste avant les États-Unis, la Grèce et la Belgique (chacune à 4 % d’intentions). Mais 50 % de l’échantillon déclaraient s’être rendus en France au moins une fois au cours de leur vie. Les chiffres fluctuent évidemment avec les années, mais environ 100 000 Britanniques possèdent une résidence principale ou secondaire en France et 3 % de la campagne leur appartient. Il s’agit surtout de retraités. Environ 250 000 Français sont installés en Angleterre, et près de 1 300 sociétés françaises y sont établies contre 1 800 sociétés implantées en France. Les Français sont souvent de jeunes entrepreneurs. Dans tous ces chiffres, il y a aussi naturellement beaucoup d’étudiants. Dans le domaine de la mode, des Britanniques ont été à la tête de maisons de couture parisiennes, un Anglais a dirigé l’Oréal, plus de 110 restaurants britanniques se sont vu décerner des rosettes au Michelin[23]. Quarante ans d’interpénétration de nos peuples ont dû laisser des marques profondes ou superficielles. Les Britanniques écrivent des romans au sujet de la France. L’humoriste Posy Simmons a même adapté Madame Bovary en un roman moderne en bande dessinée où « Gemma Bovery » se fait séduire en Normandie par un Français au charme fou qui l’abandonne pour épouser Delphine, une fille BCBG.
Il n’en demeure pas moins que les Britanniques, même s’ils voyagent beaucoup ou résident en France, sont conscients de ce qu’ils considèrent comme un déficit démocratique dans la construction européenne. Ils ne sont pas le seul peuple à en être conscient, mais ils restent attachés à leurs propres institutions parlementaires, qui n’ont finalement pas une grande affinité avec les institutions représentatives européennes et que les « continentaux » ont de la peine à décrypter ou à comprendre. Pour beaucoup d’Anglais, la France représente maintenant une vision, si l’on peut dire, de l’Europe. À cette vision en est liée une autre, celle du couple franco-allemand comme force motrice exclusive poussant en faveur d’une plus grande intégration européenne, surtout depuis l’arrivée au pouvoir du président Macron, et ce en dépit de réticences allemandes de plus en plus prononcées. Face à un certain déterminisme, qui a déjà heurté la Grèce et l’Italie, face aussi à la montée de ce que certains appellent le populisme, face hier à une immigration mal contrôlée, et aujourd’hui à la grave crise sociale, économique et financière qui va suivre les ravages de la pandémie du virus Covid-19, les institutions européennes ne semblent pas vouloir ou pouvoir se réformer en profondeur. Sous le poids des circonstances, surtout financières, le changement va peut-être se faire.
Qu’est-ce que le populisme ? Sous sa forme électorale, c’est le rejet par un nombre grandissant d’électeurs de la manipulation pratiquée par des élites politiques, manipulations au niveau de promesses non tenues ou qui n’engagent que ceux qui y croient, tant en France qu’en Grande-Bretagne, ou ailleurs[24]. Au sujet du Brexit, la Grande-Bretagne a finalement réagi contre cette manipulation, à laquelle avaient pris part même des associations ou organisations vénérables ou paraétatiques, comme la Franco-British Society ou le Franco-British Council, lui-même assez moribond. Cela dit, le pays reste quand même attaché à de vieilles racines européennes, à l’Entente cordiale, à la France, où sont enterrés tant de ses soldats des deux guerres et où il fait bon vivre et bien manger, et à regarder le rugby et le football ensemble. Il y a aussi ceux qui préfèrent tout simplement pouvoir voyager librement d’un pays à l’autre. Mais ces sentiments n’empêchent pas le Royaume-Uni de réaffirmer son indépendance et de faire cavalier seul comme il l’a déjà fait au cours de son histoire. On peut sans doute s’entendre avec lui et même, qui sait, s’allier aussi comme dans le passé. Le Brexit n’est pas une impasse mais peut-être une voie d’avenir.
[1] Richard Mayne et Philippe Moreau-Defarges, Britain/France. The Entente Cordiale Today. Londres, Foreign and Commonwealth Office/Ministère des Affaires étrangères, 1994, page de couverture.
[2] Ibid., p. 5.
[3] Ibid., p. 1.
[4] Ibid., p. 2.
[5] Ibid., p. 21. Écrivant dans The Times Literary Supplement du 24 juin 1994, « D.S » pensait que la brochure n’était pas très convaincante, ajoutant même que la nausée causée par le mal de mer sur les nouveaux ferries n’était rien à côté du fait que « more comprehensive nausea can probably best be secured by the distribution to all passengers of Britain/France. The Entente Cordiale Today » (p. 16). Une publication plus substantielle et académique fut produite par les deux ministres de l’époque pour le centenaire en 2004, voir William Boyd et François-Charles Mougel, France – Grande-Bretagne ; l’Entente cordiale. Great Britain-France, s.l.n.d, 127 pages (avec bibliographies étendues et utiles dans plusieurs domaines).
[6] Pour une analyse de ces tendances différentes au sein du gouvernement libéral, voir K.M. Wilson, « The Making and Putative Implementation of a British Foreign Policy of Gesture, December 2005 – August 1914 ; the Anglo-French Entente Revisited », Canadian Journal of History/Annales canadienne de l’histoire, xxxi (août 1996), p. 227-255.
[7] Robert Blake, The Unknown Prime Minister. The Life and Times of Andrew Bonar Law 1858-1923, Londres, 1955, p. 222-225.
[8] Cela ressort clairement d’un document qui ne fut découvert qu’en 2014. Lors de la mort de Lord Grey of Fallodon en 1933, George V convoqua le neveu de l’ancien ministre, Cecil Graves (1892-1957) pour lui exprimer ses condoléances. Le Roi le retint pendant plus d’une heure, lui apprenant que le 2 août 1914, il avait reçu Grey, qui lui avait déclaré : « that he could not possibly see what justifiable reason we could find for going to war ». Le Roi lui répondit : « You have got to find a reason, Grey ». Et d’ajouter « if we didn’t go to war, Germany would mop up France and having dealt with the European situation, would proceed to obtain complete domination of this country ». George V pensait qu’il était « absolutely essential » de trouver un prétexte pour entrer tout de suite en guerre. Le lendemain le Roi recevait une lettre du président Poincaré l’encourageant à le faire, et en même temps un télégramme du roi Albert Ier au sujet de la violation de la Belgique. Il envoya tout de suite ces deux documents à Grey en lui disant que la raison était trouvée, et que « there was no need for him to try and think of anything ». Ce témoignage, sous la forme d’un document dactylographié de Sir Cecil Graves (futur directeur de la B.B.C.) est conservé dans une enveloppe parmi ses papiers détenus par son petit-fils Adrian Graves, et révélé par Anita Singh, avec une reproduction partielle du document, dans The Daily Telegraph du 26 juillet 2014, p. 13.
[9] Georges-Henri Soutou, La Grande Illusion. Quand la France perdait la Paix 1914-1920, Paris, 2015, p. 245.
[10] Ibid., p. 280.
[11] Pour les divergences entre les points de vue français et britanniques, voir aussi W.N. Medlicott, British Foreign Policy since Versailles 1919-1963, Londres, 1968, p. 11-17 et 43-49.
[12] Richard Davis, Anglo-French relations before the Second World War. Appeasement and Crisis, Basingstoke, 2001, p. 9 et 36.
[13] André Maurois, p. 48.
[14] Richard Davis, op. cit., p. 14-15.
[15] Voir aussi le rôle du francophone britannique Edward Spears, surtout dans l’épopée gaullienne : Max Egremont, Under Two Flags. The life of the Major-General, Sir Edwards Spears, Londres, 1997, p. 137-138 et 190-192.
[16] Voir les négociations conduites par le professeur Louis Rougier : Louis Rougier, Mission secrète à Londres. Les accords Pétain-Churchill, Bruxelles, 1946 (avec fac-similes de documents), passim.
[17] Cité par J.-P. Roach, Language Studies and International Relations, Londres, 1944, p. 9-10.
[18] En vue de la fin prochaine de la Guerre, le petit ouvrage de Roach (cité ci-dessus) avait comme but de lancer un vaste programme visant à étendre l’enseignement des langues étrangères, et en particulier du français en Grande-Bretagne. Ancien étudiant du Sidney Sussex College à l’université de Cambridge et Secrétaire de cette université, ainsi que membre de la Modern Languages Association, il joua un rôle dans l’élaboration des réformes qu’il préconisait dans cette petite brochure de 48 pages. Il ne faut pas négliger non plus la présence de l’Alliance française, implantée en Grande-Bretagne dès 1908 et qui renforça son rôle, et celui d’environ 80 cercles anglo-français qui dépendaient d’elle à travers le pays (chiffre de 1955).
[19] W.N. Medlicott, op. cit., p. 293-332.
[20] Certains observateurs étrangers ont caractérisé, sans beaucoup de preuves à l’appui, les électeurs qui ont fait le choix de quitter l’Union européenne lors du referendum « comme les personnes âgées, les électeurs peu éduqués, et ceux avec les revenus les plus faibles ». Voir Pauline Schnapper, « L’impasse du referendum sur le Brexit », L’usage du referendum dans les relations internationales, sous la direction de Frédéric Baleine du Laurens, Paris, Société d’histoire générale et d’histoire diplomatique, 2018, p. 96. Cette opinion reflète un peu les préjugés d’une certaine élite universitaire ou métropolitaine.
[21] À ce sujet, voir le mémoire de John Finnis, The Unconstitutionality of the Supreme Court’s Prorogation Judgment, with Supplementary Notes (University of Oxford Research Paper n° 6/2020, 28September, 28th, 2019, http://ssrn.com/abstract=3548657). John Finnis, professeur émérite de Droit à l’universite d’Oxford et membre de l’Academie britannique, demontre que l’annulation par la Cour suprême de la prorogation du Parlement faite par la Reine le 9-10 septembre 2019 était contraire au Bill of Rights de 1689 et aux lois établies concernant la non-justiciabilité des conventions réglant les rapports entre la Couronne et le Parlement ainsi que le principe de la responsabilité ministérielle envers le Parlement. Pour ceux qui s’intéressent à cette question, il faut noter que depuis le gouvernement Blair, il y a eu une tendance progressiste à faire évoluer la Constitution vers des rapports envers le peuple dit « souverain » et le Parlement, en tâchant d’y introduire des recours aux tribunaux. Soutenue par certains milieux académiques, cette tendance est maintenant critiquée par d’autres qui y voient la semence d’une ingérence judiciaire dans un processus purement politique. Ces craintes étaient justifiées. John Finnis espère que le Parlement, suprême législateur, remettra les pendules à l’heure, surtout en réaffirmant qu’en Grande-Bretagne, le pouvoir politique est exercé par la Couronne à travers le Parlement – The Queen in Parliament. Pauline Schnapper n’a pas très bien résumé ce débat complexe, tout en parlant aussi d’un Bill of Rights de 1688 [sic], art. cit., p. 91-96.
[22] L’auteur était présent à cette réception et se souvient de cette partie amusante du discours.
[23] Pour les statistiques, voir William Boyd et François Charles Mougel, France – Grande-Bretagne, op. cit, p. 41 ; et Jeremy Paxman, The English. Portrait of a People, Londres, 1998.
[24] Sur le populisme, voir l’excellent ouvrage de Chantal Delsol, Populisme. Les demeurés de l’Histoire, Paris, 2015, p. 81, 91-92. De son analyse il ressort que les élites progressistes ont déclaré la guerre au peuple.