Maxime Lefebvre :
La politique européenne de la France

La politique européenne de la France

Maxime Lefebvre[1]

 

Ceci n’est pas un exposé des positions françaises actuelles mais une prise de recul historique et de hauteur sur la politique européenne de la France. Pour la France, l’Europe est une évidence : la France est un pays continental, elle n’est pas une île comme le Royaume-Uni, et dans son histoire elle a été en conflit avec tous ses grands voisins (l’Angleterre, les guerres d’Italie, l’Espagne, l’Autriche et la Prusse puis l’Allemagne). La construction européenne, en tant que projet de paix et de tout ce qui favorise la paix (le libre commerce, les valeurs démocratiques), répond aux aspirations profondes du peuple français après les désastres des deux dernières guerres mondiales.Comme le remarque Serge Sur, l’unité européenne a été portée par des pays vaincus.

La construction européenne est le produit d’une interaction entre le projet européen et les nations qui y participent[2]. La France a projeté sur le projet européen ses valeurs, ses préférences et aussi ses intérêts. Elle a contribué à le façonner en passant avec ses partenaires des compromis, en premier lieu avec l’Allemagne. En retour, la France a connu un processus d’« européanisation », tel que le caractérisent les théoriciens de l’intégration européenne : elle a intériorisé la contrainte européenne, elle a adapté son système institutionnel, elle a libéralisé son économie, elle a accepté un jeu plus collectif et plus coopératif dans tous les champs de la construction européenne. Mais cette européanisation n’est pas totale et elle n’a pas forcément vocation à l’être : elle est très forte dans le champ économique, elle est plus faible dans le champ de la sécurité, dans l’organisation politique et administrative du pays, dans l’éducation ou la culture.

Le général de Gaulle disait que les nations n’ont pas vocation à se fondre dans l’Europe comme dans une « purée de marrons ». Si l’Europe est un prolongement naturel de l’action extérieure de la France, il est important que les Français se retrouvent dans la construction européenne. Or le référendum de 2005 (entraînant le rejet du traité constitutionnel par 55 % des votants) a montré un décrochage de l’opinion par rapport à une Europe perçue comme trop élargie, trop libérale, où l’influence française s’est amoindrie (par exemple, l’anglais est devenu dominant dans les institutions européennes après l’élargissement de 1995).

Les sondages actuels sont contradictoires : si l’appartenance à l’Union européenne et à l’euro est largement soutenue (deux tiers des Français considèrent que la France a bénéficié de son appartenance à l’Union européenne et que son appartenance à l’Union est une bonne chose, proportion en hausse ; 70 % soutiennent l’euro), les Français font aussi partie de la minorité de pays qui considèrent majoritairement que leur voix ne compte pas dans l’Union européenne et ils sont parmi ceux qui ont le moins confiance en elle (57 % n’ont pas confiance, 33 % ont confiance dans le dernier sondage Eurobaromètre de la Commission européenne de la fin 2018 ; la France étant en queue de peloton avec la République tchèque, le Royaume-Uni, la Grèce), ce qui reflète sans doute aussi une défiance générale vis-à-vis des élites et des responsables politiques et administratifs. Cela oblige les responsables français à être à l’écoute de l’opinion et à définir au plus près une politique européenne répondant aux intérêts et aux aspirations du pays.

Pour exposer la politique européenne de la France, j’évoquerai six principes : trois principes de méthode et trois principes de fond. Je n’inclurai pas l’attachement à la démocratie, aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales car c’est le fondement même de la construction européenne où la France, qui a porté historiquement ces valeurs, ne se distingue pas de ses partenaires européens (elle les défend quand elles sont menacées dans des États membres) et plus largement occidentaux. Je ne mentionnerai pas non plus de façon exhaustive l’ensemble des préférences de la France (par exemple pour l’énergie nucléaire ou pour « l’exception culturelle »).

 

Le primat de la transmission gouvernementale

 

Reflet de la puissance de l’État en France, notre pays agit essentiellement sur la politique européenne par la chaîne du « Conseil » où sont représentés les États membres, à tous les niveaux :

  • Le Conseil européen, niveau suprême, qui se réunit en principe quatre fois par an (souvent plus), donne les impulsions au plus haut niveau et fixe « les orientations et les priorités politiques générales » : c’est en quelque sorte le chef d’État collectif de l’Union européenne et la France en suscitant sa création en 1974 a contribué à projeter sur l’Europe une architecture qui est le reflet de sa propre organisation institutionnelle avec le primat du chef de l’État ;
  • Le Conseil des ministres (neuf formations différentes, dont une formation affaires étrangères qui est présidée non par l’État en présidence tournante, mais par le haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) est l’instance normale de décision, à laquelle les ministres participent (ministre des Affaires étrangères pour le Conseil affaires étrangères, ministre des Affaires européennes pour le Conseil affaires générales, etc.) ;
  • Le Comité des représentants permanents (COREPER) siège en deux formations (la principale est le COREPER 2, composé des ambassadeurs) et prépare les décisions du Conseil et du Conseil européen ; l’ambassadeur représentant permanent est l’homme clé qui articule les positions françaises et la « machine » bruxelloise ; la présidence des COREPER est tournante (la France exercera la présidence au premier semestre 2022) ;
  • Le Comité politique et de sécurité, institué en 2000, suit les questions de politique étrangère et les opérations de la politique de défense commune ; c’est un ambassadeur qui y siège ; il a une présidence permanente exercée par un haut fonctionnaire du Service européen pour l’action extérieure ;
  • Les « groupes de travail » (200, en format de conseillers permanents à Bruxelles ou de délégués venus des capitales) préparent les décisions du Conseil ; ils ont une présidence permanente dans le domaine affaires étrangères / défense ;
  • A Paris, les instructions sont préparées, dans une machine gouvernementale très huilée, par le SGAE (Secrétariat général aux affaires européennes, ex-SGCI) pour les filières COREPER (ex-communautaires) et par le ministère des Affaires étrangères pour la filière COPS. En pratique, les décisions les plus politiques sont arrêtées au niveau des cabinets, des ministres, du Premier ministre voire de la présidence de la République.

La France défend aussi ses intérêts et positions devant la Cour européenne de justice (rôle de la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères) et par l’interaction entre les parlements nationaux et la machine institutionnelle européenne (conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires, COSAC, créée par Laurent Fabius en 1989 ; contrôle du principe de subsidiarité par les parlements nationaux mis en place par le traité de Lisbonne).

La France influe enfin sur la politique européenne à travers la présence de ses ressortissants dans les institutions européennes : la Commission européenne (1 commissaire français), le Parlement européen (74 députés sur 751 ; 79 sur 705 après le Brexit), le Secrétariat du Conseil, le Service européen pour l’action extérieure (SEAE), la Cour européenne de justice (1 juge par État membre), le Tribunal (2 juges par État membre). Au total, la France représente entre 10 et 15 % des administrateurs des institutions européennes, qui sont au service de l’Europe et non de la France, mais peuvent relayer les positions et les sensibilités françaises. La France abrite le siège du Parlement européen à Strasbourg, même si ce siège est contesté (les sessions plénières ont lieu en principe à Strasbourg mais cela occasionne des déplacements dont les députés se plaignent).

 

La centralité de la relation franco-allemande

 

Depuis l’unification allemande en 1871, la relation de puissance entre la France et l’Allemagne est une donnée centrale de l’équilibre en Europe. C’est l’antagonisme franco-allemand qui a structuré le système européen jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et c’est le dépassement de cette rivalité qui a permis le lancement de la construction européenne.

Le sens de la relation franco-allemande est triple : la réconciliation ; une relation bilatérale privilégiée ; et une force de proposition, d’action et de compromis dans l’Union européenne (le « moteur » franco-allemand).

La réconciliation, avec sa dimension symbolique et affective, a permis la mise en place d’un « couple » franco-allemand et le lancement du projet européen (1926-1929 entre Briand et Stresemann, tentative avortée à cause de la crise de 1929 ; 1950-1953 entre Adenauer et Schuman ; 1958-1963 entre de Gaulle et Adenauer ; Giscard et Schmidt entre 1974 et 1981 ; Kohl et Mitterrand entre 1982 et 1995, avec la célèbre poignée de main de Verdun en 1984 ; Chirac et Schroeder de 1998 à 2005, avec la session conjointe du Bundestag et de l’Assemblée nationale pour le 40e anniversaire du A en 2003 et l’invitation de Gerhard Schröder par Jacques Chirac sur les plages du débarquement en 2004 ; Sarkozy-Merkel, avec la participation de N. Sarkozy à la commémoration de la chute du mur de Berlin en 2009 ; puis Hollande-Merkel et Macron-Merkel).

La relation bilatérale privilégiée a été mise en place par le traité de l’Élysée (22 janvier 1963) et passe par des sommets franco-allemands biannuels (en principe) et des cadres spécifiques de coopération : Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ), Conseil franco-allemand de défense et de sécurité, Conseil franco-allemand économique et financier, Haut conseil culturel franco-allemand, brigade franco-allemande, Arte, Conseil franco-allemand d’intégration. Elle permet de mieux se connaître et de nourrir des relations approfondies.

La force de proposition et de compromis (le « moteur ») a été centrale dans tout le projet européen : Adenauer / Schuman (CECA), Giscard / Schmidt (système monétaire européen), Mitterrand / Kohl (Schengen, Maastricht et la monnaie unique), Chirac / Schroeder (accord de 2002 sur la PAC et l’élargissement, travail commun dans la Convention européenne), Sarkozy / Merkel (traité de Lisbonne, action de « Merkozy » dans la crise de la zone euro).

La force du travail franco-allemand, c’est d’être à la fois un levier de puissance et un dépassement des contradictions européennes.

  • Les deux pays ont constitué, notamment dans l’Europe des Six, et constituent encore, une force centrale ; après le Brexit, ils représentent plus de la moitié du PIB de la zone euro et un tiers de la population de l’Union européenne (presque une minorité de blocage à eux tout seuls) ; en matière diplomatique, ils agissent soit bilatéralement (format Normandie dans la crise ukrainienne en 2014), soit avec leurs grands partenaires (rôle du E3 dans la crise nucléaire iranienne depuis 2003, rôle du « QUINT» dans les crises balkaniques).
  • Un dépassement des contradictions européennes parce que les deux pays partent de points de vue différents sur les questions institutionnelles (centralisme français contre fédéralisme et parlementarisme allemand), économiques et sociales (compétitivité et rigueur du côté allemand, solidarité et attachement aux politiques publiques du côté français), diplomatiques (importance de la force militaire et de la volonté politique pour la France, attachement allemand à la « puissance civile » et au multilatéralisme).

En même temps, le rôle de la relation franco-allemande apparaît doublement fragilisé depuis une vingtaine d’années.

  • D’une part, dans une Europe élargie, le moteur est « nécessaire mais non suffisant » : la posture franco-allemande d’opposition à la guerre en Irak était minoritaire en 2003 (18 pays européens, membres ou futurs membres, ont soutenu ouvertement Washington) ; la relation franco-allemande s’inscrit dans le fonctionnement complexe des institutions européennes (droit européen, parlement européen, négociations à Bruxelles avec le rôle des institutions) et doit prendre en compte le poids des partenaires.

D’où la nécessité pour la France de ne pas s’enfermer, pas plus que l’Allemagne, dans l’exclusivité de la relation franco-allemande : la France cultive ses relations avec l’ensemble des partenaires, notamment le Royaume-Uni (en particulier dans les questions diplomatico-militaires), l’Italie et l’Espagne (sommets en principe annuels), mais aussi la Pologne et les Pays de l’Europe centrale et orientale depuis l’élargissement (« triangle de Weimar » ; dialogue renforcé avec les pays du « groupe de Visegrad »).

  • D’autre part, l’équilibre de la relation est menacé depuis la réunification. La vieille équation de Brzeziński (« Dans la construction européenne, la France vise la réincarnation et l’Allemagne la rédemption. ») paraît dépassée au XXIe siècle. Je ne sais pas s’il faut dire, comme Hubert Védrine, qu’il n’y a plus de couple franco-allemand. Mais il y a un risque de décrochage lié à l’accroissement de la puissance allemande (population plus importante, bonne santé économique et budgétaire) et à une Allemagne plus souverainiste (voire plus « gaullienne » – voir l’arrêt de la Cour de Karlsruhe sur le traité de Lisbonne en 2009), plus puissante par l’économie et dans les institutions européennes, qui s’est constituée une zone d’influence privilégiée dans la Mitteleuropa et qui est tentée de laisser jouer les rouages de la puissance par inertie.

Pour la France, entretenir et nourrir cette relation franco-allemande, qualifiée d’ « arbre de vie » de la construction européenne par Jacques Delors, reste essentiel. La crise de 2000-2001 (sommets de Berlin sur le financement de l’Union européenne et de Nice sur la repondération des voix au Conseil) a donné lieu au « processus de Blaesheim », accélérant les consultations franco-allemandes. Le président de la République a d’emblée placé sa politique européenne sous le signe de la coopération franco-allemande (traité d’Aix-la-Chapelle du 22 janvier 2019, avec une clause de défense collective, un comité de coopération transfrontalière, un conseil franco-allemand d’experts économiques, une assemblée parlementaire franco-allemande).

 

Le projet avant l’élargissement

 

Troisième principe de méthode après la chaîne de transmission gouvernementale et la centralité de la relation franco-allemande, la France a toujours privilégié la cohérence et la cohésion du projet par rapport au risque de dilution entraîné par les élargissements. La construction d’une « souveraineté européenne », pour reprendre le concept du président de la République lancé dans son discours de la Sorbonne (26 septembre 2017), est conçue à l’image de la construction de la souveraineté française : à l’intérieur de frontières bien délimitées.

Cela a commencé avec les veto mis par le général de Gaulle à l’adhésion du Royaume-Uni aux communautés en 1963 puis en 1967, Londres étant perçu comme le « cheval de Troie » des États-Unis.

Puis s’est mis en place avec le sommet de La Haye en 1969 le principe d’un lien entre élargissement et approfondissement (« achèvement, élargissement, approfondissement »).

La France a veillé constamment à lier chaque élargissement à des progrès dans la construction européenne : l’élargissement méditerranéen (Grèce, Espagne, Portugal) a été accompagné du lancement du marché unique et de la coopération Schengen ; l’élargissement aux pays neutres « nordiques » (Autriche, Suède, Finlande) a suivi le traité de Maastricht ; l’élargissement aux PECO dans les années 2000 a été lié au projet de Constitution européenne devenu traité de Lisbonne.

Après le référendum raté de 2005, la France a fait reconnaître en 2006 le concept de « capacité d’intégration », qui n’est pas un critère d’adhésion comme les « critères de Copenhague » de 1993, mais détermine le « rythme » de l’élargissement. Puis Nicolas Sarkozy a voulu poser la question des « frontières de l’Europe », mais le rapport Gonzalez de 2010 se garde de répondre à cette question.

Aujourd’hui, il y a une convergence franco-allemande pour refuser de nouveaux élargissements à l’est (Ukraine, Moldavie, Géorgie – y compris à l’OTAN) et, plus largement, une majorité au Conseil qui a une ligne prudente sur la poursuite des élargissements prévus (Balkans occidentaux depuis 2000 ; Turquie depuis l’acceptation de la candidature turque en 1999, par J. Chirac et L. Jospin, et l’ouverture de négociations d’adhésion en 2005). Toutefois, la France se trouve sur la défensive face à une majorité du Conseil qui souhaite aller de l’avant pour stabiliser les Balkans (question de l’ouverture de négociations avec l’Albanie et la Macédoine) et elle a exigé en contrepartie une révision de la méthodologie de l’élargissement pour la rendre moins automatique, plus sous le contrôle des États membres.

La France a aussi eu la tentation récurrente d’un « noyau dur » pour maintenir une Europe plus soudée et plus efficace. La coopération Schengen est lancée à 5 pays en 1985 (France, Allemagne, Benelux). Le concept de « noyau dur » (Kerneuropa) a été lancé en Allemagne (Papier Schäuble / Lamers de 1994), la France (le Premier ministre Edouard Balladur) répondant par la théorie des « cercles » (le cercle de l’Union européenne, un cercle de pays associés et des cercles de coopérations restreintes). Si Jacques Chirac suggère des « groupes pionniers » en 2000, une « union franco-allemande » est aussi évoquée en 2001 (proposition de dirigeants socialistes) puis en 2003 (proposition de D. de Villepin). Dans le domaine de la défense, une coopération structurée permanente, prévue par la Constitution européenne (traité de Lisbonne), a vu le jour en 2017 (en fait dans un format très élargi) et une initiative européenne d’intervention plus restreinte a été lancée en 2018 hors des traités sur une proposition française.

L’élargissement à l’Est n’a pas mis fin à l’espoir d’une Europe plus resserrée : on retrouve ces aspirations dans les propositions du président de la République d’un budget de la zone euro et d’un espace Schengen rétréci. Le Brexit a aussi été l’occasion de défendre des positions fermes visant à protéger l’intégrité du marché unique et la cohésion institutionnelle de l’Union européenne, de refuser une extension indéfinie des délais et de remettre à l’ordre du jour l’ambition d’une « Europe qui protège » et d’une « souveraineté européenne » portée par le président de la République.

Après ces trois principes de méthode, venons-en aux principes de fond de la politique européenne de la France qui reviennent à poser la question de l’ambition du projet.

 

« Faire l’Europe sans défaire la France »

 

C’est une phrase de Georges Bidault reprise par Lionel Jospin.

Elle signifie que la France, tout en acceptant « l’intégration » européenne, la supranationalité (y compris du droit communautaire) souhaite maintenir une voix propre, une action propre, sur la scène internationale. C’est l’héritage d’une souveraineté construite depuis un millénaire et d’un pays qui croit à l’action politique, à la volonté. Face à une Allemagne qui raisonne davantage en termes de supranationalité (rappelant l’époque de l’Empire et de la Chrétienté), de multilatéralisme et de fédéralisme, la France veut maintenir une action intergouvernementale forte.

On en trouve de nombreuses illustrations.

  • La prudence sur la majorité qualifiée et la codécision du Parlement européen : après la crise de la chaise vide en 1965, la France a accepté la majorité qualifiée pour le lancement du marché unique en 1986, puis la codécision à Maastricht et l’élargissement de la majorité qualifiée ensuite, mais elle maintient une prudence sur la politique étrangère (verrou de l’unanimité) ;
  • La réticence à accepter la supranationalité du droit européen décrétée par la Cour de justice en 1963-1964 (arrêts Van Gend en Loos et Costa c/ Enel) : la Cour de cassation ne l’a accepté qu’en 1975 (arrêt Jacques Vabre) et le Conseil d’État seulement en 1989 (arrêt Nicolo) ; le Conseil constitutionnel a d’abord eu une interprétation très protectrice de la souveraineté nationale (décision de 1976) avant de se limiter à protéger les « conditions essentielles de la souveraineté nationale » (1985), puis la révision liée au traité de Maastricht (1992) a ancré dans le texte constitutionnel l’autorité des traités européens ;
  • La création du Conseil européen en 1974 a institué un pilier intergouvernemental face au pilier « communautaire », notamment pour gérer la « coopération politique européenne », future politique étrangère européenne ; le Conseil européen était la clé de voûte de l’Union européenne organisée en trois piliers à Maastricht et reste l’instance suprême de décision après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ; la proposition Aznar-Blair-Chirac de 2002 (création d’un poste de président permanent du Conseil européen) a visé à renforcer le pôle intergouvernemental de la construction européenne face aux tentatives allemandes de renforcer la Commission et de « parlementariser » l’Union.
  • La France a aussi régulièrement suggéré une Commission resserrée, plus politique (réduction à 15 commissaires).
  • La France a veillé à installer un « gouvernement économique » de la zone euro pour piloter l’union économique et monétaire avec la Banque centrale européenne : création de l’Eurogroupe en 1997, président permanent de l’Eurogroupe en 2005, lancement des sommets de l’euro (présidés par le président du Conseil européen) en 2008 à la suite de la crise économique et financière mondiale. L’idée est notamment que les règles du pacte de stabilité budgétaire doivent être appliquées selon une approche politique et non comptable (voir le refus en 2003, par le Conseil ECOFIN, des sanctions prévues par la Commission européenne contre la France et l’Allemagne qui avaient enfreint les règles des 3 % du déficit public).
  • En matière de politique étrangère et défense, le pilotage reste intergouvernemental au sein du Conseil des affaires étrangères (y compris dans la dimension défense), malgré le rôle d’initiative du SEAE depuis le traité de Lisbonne. Et la France joue un rôle moteur au sein des « formats » restreints (E3 sur l’Iran, format Normandie sur l’Ukraine, QUINT sur les Balkans, etc.).

 

La solidarité

 

Dans la devise de la France, il y a « liberté, égalité, fraternité ». La notion d’égalité est très importante dans l’imaginaire français. Emmanuel Todd a montré que le système français était marqué par le trait égalitaire de la famille (la famille nucléaire égalitaire), de même que les pays méditerranéens marqués par la romanité et que les pays slaves, face aux pays germaniques ou anglo-saxons où dominent le trait inégalitaire et l’esprit de compétition.

Le souci français a donc toujours été de combiner la compétition, le libéralisme, avec la solidarité, la redistribution, la politique économique, dans une tradition keynésienne qui s’oppose à l’ordo-libéralisme allemand. Jacques Delors a proposé une synthèse au moment de la réalisation du marché unique : « la compétition qui stimule, la coopération qui renforce, la solidarité qui unit ».

Les positions françaises déclinent ce principe de solidarité :

  • défense d’un budget européen plus ambitieux et d’un budget pour la zone euro
  • refus du principe du « juste retour » (fin des rabais)
  • défense des politiques de solidarité dans le budget européen (pas de renationalisation de la politique agricole commune, politique régionale pour toutes les régions de l’Union européenne et pas seulement pour les plus pauvres);
  • défense d’une Europe sociale (bouclier social avec un salaire minimum, réforme du travail détaché pour faire appliquer le principe d’un salaire égal à travail égal sur le même lieu de travail) ;
  • juste échange (Fair Trade, principe de réciprocité, contrôle des investissements stratégiques, taxe carbone) dans la politique commerciale ;
  • défense de l’intégrité de la zone euro selon un compromis responsabilité / solidarité défini avec l’Allemagne ;
  • solidarité dans l’accueil des réfugiés.

La solidarité et l’attachement à la puissance publique et aux théories keynésiennes sont plutôt des valeurs de gauche. Beaucoup de textes ont été adoptés quand des gouvernements de gauche étaient au pouvoir en France : la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs (1989), la requalification « pacte de stabilité et de croissance » en 1997, l’adoption d’un pacte pour la croissance et l’emploi en 2012 pour accompagner le pacte budgétaire européen (traité sur la stabilité, la coopération et la gouvernance), l’adoption d’un mécanisme obligatoire de relocalisation des réfugiés (2015).

Mais ce sont aussi des gouvernements de droite qui ont plaidé pour le maintien de politiques ambitieuses dans le budget européen (PAC, politique régionale) ou pour le maintien de la Grèce dans la zone euro (Nicolas Sarkozy).

Le président de la République inscrit nombre de ses propositions dans cette logique de solidarité, y compris la solidarité face à l’extérieur (renforcement de FRONTEX, défense et sécurité, réciprocité commerciale, taxe sur les géants du numérique).

 

L’Europe puissance

 

La France a fait une conversion géopolitique. Ayant perdu son statut de grande puissance avec la Seconde Guerre mondiale, elle a reporté d’abord sur son Empire puis sur l’Europe le maintien d’ambitions mondiales. C’était l’espoir du général de Gaulle avec son projet d’ « union d’États » (plans Fouchet). Dans les années 1970, avec les idées d’équilibre multipolaire promues par Henry Kissinger, dans un contexte d’échec américain au Vietnam et d’éclatement du système de Bretton Woods, l’Europe a commencé à s’envisager comme acteur diplomatique, union monétaire, union européenne (ambitions du sommet de Paris en 1972).

L’Europe a été perçue par la France comme un « multiplicateur de puissance » : c’est le grand pari maastrichtien rêvé par François Mitterrand et poursuivi par Jacques Chirac, qui est celui à avoir le plus évoqué les termes d’ « Europe puissance »[3].

1/ La France a soutenu le renforcement de l’Europe comme puissance industrielle et technologique (Airbus, Ariane, le programme Eurêka, le CERN, Galileo, l’avion A400M, etc.). Aujourd’hui, cette ambition d’une « puissance d’innovation » apparaît dans les propositions du président de la République qui parle de souveraineté européenne dans tous les domaines (numérique, industriel, technologique, etc.). Peter Altmaier et Bruno Le Maire ont suggéré une politique industrielle plus ambitieuse, après l’échec de la fusion Alstom / Siemens, qui est en train de prendre forme, par exemple dans le domaine des batteries.

2/ Tout en se montrant prudente sur la majorité qualifiée en politique étrangère, la France a soutenu le renforcement de cette politique : la coopération politique européenne (1970), la PESC (1992), le haut représentant (1997), le service diplomatique européen (2010). Au sein de cette politique, elle porte des priorités, notamment la coopération méditerranéenne et l’Afrique, face à des pays plus tournés vers l’Est (Balkans, « partenariat oriental »).

3/ La France a poussé l’Europe de la défense. Elle a soutenu le renforcement de l’UEO (Union de l’Europe occidentale) à la fin des années 1980 et au début des années 1990 : l’UEO devait devenir selon le traité de Maastricht le « bras armé » de l’Union européenne. À partir de 1998 (déclaration franco-britannique de Saint-Malo), la France a changé de portage en supprimant l’UEO et en construisant au sein de l’Union européenne une politique de sécurité et de défense : lancement des premières opérations en 2003 ; relance en 2013 dans la dimension notamment capacitaire (affectation de fonds communautaires à la recherche militaire et aux projets de développement capacitaire à partir de 2016).

Cette politique de puissance européenne a remporté de grands succès sur le plan des capacités communes (voir Galileo) et des moyens d’agir en commun. Il y a encore des marges de progression, notamment dans la défense (les Européens dépensent ensemble à peine un tiers de ce que dépensent les États-Unis pour leur défense ; mais leur effort est émietté, 180 systèmes d’armes contre 30 aux États-Unis), d’où la multiplication des initiatives récentes (coopération structurée permanente, initiative européenne d’intervention, fonds européen de défense).

En revanche, sur le plan diplomatique et opérationnel, le bilan de la PESC/PSDC apparaît plus modeste. Dans les Balkans, c’est l’engagement américain et l’OTAN qui ont permis de mettre fin aux conflits, mais l’Europe a ensuite joué un rôle croissant pour « européaniser les Balkans ». La « politique de voisinage », lancée en 2002/2003, a eu des succès limités : à l’est, elle s’est heurtée à la résurgence de la puissance russe ; au sud, elle n’a pas su régler le conflit israélo-palestinien ni empêcher les déconvenues des Printemps arabes (Libye, Syrie). Les opérations de la PSDC restent d’ampleur limitée (5 000 personnels dont seulement 3 000 militaires, comparés aux 20 000 hommes des opérations de l’OTAN et aux 100 000 des OMP de l’ONU).

L’élargissement d’un côté et de l’autre la réticence de certains de nos partenaires (dont l’Allemagne au premier plan) aux interventions militaires font que l’ambition d’une « Europe puissance » s’est peu à peu étiolée depuis 2005/2007. La présidence française de l’Union européenne en 2008 a été l’occasion d’une action efficace dans la gestion des crises (médiation dans le conflit russo-géorgien, réaction à la crise économique mondiale) mais, dans la gouvernance post-Lisbonne, la présidence tournante ne peut plus faire preuve d’un tel leadership.

Le président de la République continue de porter l’ambition d’une « souveraineté européenne », définie comme « notre capacité à exister dans le monde actuel pour y défendre nos valeurs et nos intérêts » (discours de la Sorbonne, septembre 2017). Toutefois, la politique française ne se réduit pas au continent européen, car la France est aussi un pays maritime, une puissance globale aux intérêts mondiaux, comme le montrent son statut de puissance nucléaire, son siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, ses possessions outre-mer, ses liens privilégiés avec les pays d’Afrique et du Moyen-Orient, le monde francophone. Elle doit donc articuler sa politique, son autonomie, sa volonté, avec l’action européenne, comme elle l’a fait par exemple dans la crise ukrainienne (négociations dans le format Normandie, parallèlement aux sanctions européennes contre la Russie) ou au Sahel (opération française Barkhane, parallèlement aux opérations de la politique de sécurité et de défense commune et à l’aide au développement de l’Union européenne).

 

Conclusion

 

Pierre Lévy, qui a été un des directeurs de l’Union européenne au Quai d’Orsay, a dit un jour : « Il n’y a pas de France forte dans une Europe faible, pas d’Europe forte sans une France forte. » Cette formule résume bien ce que la France projette sur la construction européenne, ce qu’elle en attend et ce qu’elle se doit à elle-même.

La France s’est européanisée dans la construction européenne, mais elle ne cesse pas pour autant d’avoir des intérêts, des priorités, des préférences, des sensibilités qui peuvent différer des autres États membres. La relation franco-allemande reste centrale mais elle n’a jamais été une donnée acquise d’avance, elle doit être réaccordée en permanence.

Face aux difficultés, aux blocages, aux crises, il y a trois impératifs : redresser la France (compétitivité, comptes publics, cohésion sociale, confiance et moral) ; garder des ambitions pour l’Europe et y exercer toute notre influence ; garder pour nous-mêmes une capacité d’action autonome.

 

[1] Maxime Lefebvre est diplomate, chargé de la prospective à la Direction de l’Union européenne au Quai d’Orsay. Il a été représentant permanent de la France auprès de l’OSCE. Il est professeur de relations internationales à l’Institut d’études politiques de Paris et à ESCP-Europe. Il a publié plusieurs ouvrages de relations internationales et de géopolitique européenne, en particulier Le jeu du droit et de la puissance (1997) et La construction de l’Europe et l’avenir des nations (2013).

[2] Voir M. Lefebvre, La construction de l’Europe et l’avenir des nations, Armand Colin, 2013.

[3] Voir G.-H. Soutou, « La France, l’Allemagne et l’Europe puissance : histoire et ambiguïtés d’un concept » dans La défense de l’Europe. Entre alliance atlantique et Europe de la défense, Paris, Hermann éditeurs, 2014.

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