Allocution de présentation de Catherine Bréchignac
par M. Georges-Henri Soutou, Président de l’Académie
Madame le Secrétaire perpétuel honoraire et chère Consœur,
On ne vous présente pas. Mais je rappelle que vous êtes physicienne, avec une œuvre scientifique impressionnante, et en outre vous avez exercé les plus hautes responsabilités dans la recherche française et internationale, y compris comme directeur général du CNRS et ensuite comme présidente de cet organisme de 2006 à 2012. Les sciences sociales et les scientifiques mous, dont je suis, gardent un très bon souvenir de votre passage à la direction du CNRS, je tiens à le dire.
Mais vous avez aussi voulu faire partager la joie et l’exaltation de la découverte scientifique à un large public, comme le montrent vos livres : N’ayons pas peur de la science : raison et déraison, en 2009, et L’irrésistible envie de savoir. Bâtisseurs de sciences, en 2018.
Avec votre expérience de l’administration de la recherche et de la communication scientifique, vous étiez préparée pour vos fonctions d’Ambassadeur délégué à la science, la technologie et l’innovation, qui expliquent le sujet que vous avez accepté de traiter dans le cadre de notre programme de l’année :
« La Science à l’international : le rôle de la France ».
La Science à l’international : le rôle de la France
Catherine Bréchignac[1]
Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences
« La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes. » écrit Victor Hugo dans le chapitre « L’Art et la Science » de son livre William Shakespeare. C’était en 1864 ; un siècle et demi plus tard, nous arrivons à un point où il y a trop de ratures, la science croule sous ses ratures. Comment discriminer le juste du faux, l’utile de l’inutile ? Avant de répondre à cette question, on se doit de définir le concept de science. Qu’est-ce que la science ? Dans le Trésor de la langue française on lit, au sens littéraire du mot « science » : « la somme de connaissances qu’un individu possède ou peut acquérir par l’étude, la réflexion ou l’expérience ». Au chapitre scientifique, on trouve que la science « est un ensemble structuré de connaissances qui se rapportent à des faits obéissant à des lois objectives et dont la mise au point exige systématisation et méthode ».
Le visage de la science se transforme
La science exige donc la systématisation, elle exige de structurer l’accumulation des connaissances acquises pour obtenir un ensemble cohérent. Le livre de Stephen Hawking Sur les épaules des géants[2] exprime comment la science contemporaine s’appuie de manière cumulative sur les savoirs antérieurs. Il cite Bernard de Chartres, philosophe platonicien du XIIe siècle : « Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants ; nous voyons plus qu’eux, et plus loin ; non que notre regard soit perçant, ni élevée notre taille, mais nous sommes élevés, exhaussés, par leur stature gigantesque. » Isaac Newton formule la même idée : dans sa lettre à Robert Hooke le 5 février 1675, il note cet aphorisme devenu célèbre : « Si j’ai vu plus loin, c’est en me tenant debout sur les épaules de géants[3]. » La science est cumulative et cette accumulation se réalise collectivement.
Le caractère collectif et cumulatif qui a fait la force de la science en fait aujourd’hui la vulnérabilité. Tandis qu’il y a encore une trentaine d’années, les résultats scientifiques pouvaient être triés et systématisés par les chercheurs au fur et à mesure de leurs découvertes, l’accumulation de données aujourd’hui est une telle déferlante que les scientifiques ont une extrême difficulté à systématiser les connaissances ; le temps vient à manquer pour organiser les idées.
L’histoire de Darwin (1809-1882) est très instructive à ce sujet. Après son voyage à bord du Beagle qui dura cinq ans (1831-1836), le jeune Charles Darwin décrit minutieusement dans le Journal de recherche qu’il publiera en 1839, les animaux, végétaux, fossiles, couches géologiques qu’il a observés sur les côtes de l’Amérique du Sud, des îles du Cap vert, de l’Australie ainsi que leur environnement. Revenu en Angleterre, il met alors plus de vingt ans pour classer, ordonner, comparer ses observations avant d’aboutir à la synthèse qui constituera son œuvre majeure : L’origine des espèces. Si aujourd’hui la prise de données est beaucoup plus rapide, la synthèse, la mise en ordre des idées, clé de l’entendement, prennent toujours le même temps.
Dans son livre Little science, big science…and beyond, originellement publié en 1963 et réédité aux éditions Columbia University Press en 1986, Derek de Solla Price, historien des sciences et père de la bibliométrie, fait une analyse pertinente de la croissance du savoir scientifique. Il parle de la « taille de la science » dont il mesure la progression au cours du temps en pointant l’évolution du nombre de scientifiques, du nombre de publications, du nombre de revues dans le monde… Il montre que ces indicateurs obéissent tous à la même loi exponentielle, doublant en moyenne tous les dix à quinze ans. Le propre d’une croissance exponentielle réside dans le taux de croissance proportionnel à la taille de la chose qui croît ; plus celle-ci est grosse, plus sa croissance est rapide. Derek Price précise que depuis trois cents ans le nombre de publications suit sa course exponentielle.
L’année 1665 voit la naissance des deux premières revues scientifiques : Le Journal des sçavans à Paris, dont l’objectif était de faire connaître « ce qui se passe de nouveau dans la République des lettres », et le Philosophical Transactions of the Royal Society à Londres qui fut le premier journal exclusivement consacré à la science. Depuis lors, les découvertes, leurs interprétations, les discussions, les ratures de la science, comme l’exprime si bien Victor Hugo, ont été consignées au sein de publications éditées dans des revues scientifiques ; Dereck Price les a comptabilisées sur trois cents ans et montre que la « taille de la science » est passée continûment de little à big. Il conclut qu’il serait absurde de croire qu’une telle croissance puisse continuer. C’était en 1963.
Depuis cette étude, la « taille de la science » au sens défini par Price continue sa croissance galopante. Selon la National Science Foundation, le nombre de publications était de 466 000 en 1988. Le Rapport de l’Unesco sur la science 2010, estime le nombre de publications à 986 000 en 2008. Aujourd’hui, avec un taux annuel de publications compris entre 1,6 et 2 millions, soit une publication toutes les quinze à vingt secondes, on atteint l’absurdité. La littérature dite scientifique abreuve cent mille revues dont quatre mille pour le cœur de la science. Comment évaluer une telle accumulation compulsive de résultats ? C’est la porte ouverte aux publications erronées ; Céline Deluzarche, journaliste à Futura sciences, alerte à juste titre : « Dans le monde de la science, on connaît depuis plusieurs années le phénomène des études bidonnées ou largement surévaluées pour faire le buzz ou répondre à un résultat prévu à l’avance. Selon les domaines de recherche, on estime qu’environ 40 % des résultats publiés dans les études sont impossibles à reproduire. Mais depuis quelques années, un autre travers et venu ajouter une pierre dans le jardin des revues scientifiques : celui de faux relecteurs ». Quelle est alors la signification du mot science, lorsqu’on se trouve dans l’impossibilité de systématiser les données ?
L’amoncellement de publications hétéroclites, mises en vrac, confère à l’ensemble une image d’entrepôt mal rangé et ouvre grand la porte au relativisme, ce courant de pensée philosophique qui ressurgit régulièrement depuis l’Antiquité où n’existe ni le vrai, ni le faux, où tout est relatif. Le système de publications avec validation des résultats par les pairs est mis à mal. Un nouveau mode de validation des résultats de la recherche se doit d’être mis en place, telle une méthode plus collective, à l’image de Wikipédia, où le savoir encyclopédique, aujourd’hui accessible sur le net, se construit par validation itérative. La science ouverte s’installe, elle va bouleverser l’évaluation.
Les conséquences d’une découverte ne sont pas toujours immédiatement prévisibles, le temps est l’élément indispensable pour faire émerger le vrai, le beau, ou l’utile pour l’homme. Aujourd’hui, la multiplicité de petites découvertes qui se résument souvent à des observations ou à des constatations de l’existant, la prolifération d’inventions de toutes sortes, qui ne nécessitent pas d’être comprises pour être utilisées, associée à l’immédiateté qui caractérise notre époque, ne laissent pas au temps le soin de laver les ratures. Discerner les découvertes qui resteront sans lendemain de celles qui, au contraire, aujourd’hui inaperçues s’avèreront riches de prolongements utiles, nécessitent du temps.
La mutation du métier de chercheur
La communauté scientifique vit aujourd’hui une mutation du métier de chercheur. L’image du chercheur face à sa “manip” ou dans une bibliothèque s’est muée en chercheur devant l’écran de son ordinateur. La robotisation des expériences, la numérisation des écrits, des papiers, des photographies ont considérablement réduit le temps passé pour obtenir des réponses, mais l’écran qui les transmet nous éloigne du réel. La vérité scientifique s’évalue à travers les messages qui s’affichent sur les écrans et cet outil entraîne un changement d’attitude vis-à-vis de la science. Image et vérité ne sont pas synonymes et l’on voit croître des déviances au sein du comportement de certains scientifiques. On se doit d’apprendre à travailler avec ces nouveaux outils.
Devant son ordinateur, le chercheur est aussi à la fois seul et perpétuellement en symbiose avec sa communauté scientifique. Stimulé par les sollicitations des hyper-connexions qui le galvanisent pour publier au plus vite un résultat même parcellaire, son apport personnel est inhibé par le temps qu’il ne prend pas pour puiser dans les fondements de sa pensée. Une intégrité renforcée est indispensable.
Le nombre de chercheurs suit aussi une croissance exponentielle. L’institut de statistiques de l’Unesco indiquait 7,8 millions d’équivalents temps plein de scientifiques en 2013, chiffre qui avec la croissance exponentielle en cours doit dépasser dix millions en 2020. La recherche a changé de visage, elle a mué d’une recherche d’élites, réalisée par un petit nombre de savants qui se connaissaient tous entre eux, en une recherche de masse. Sa gestion doit s’adapter à cette transformation.
Les recherches des scientifiques professionnels côtoient les recherches participatives, parfois appelées sciences citoyennes ou sciences collaboratives. Ces dernières sont « des formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques professionnels – qu’il s’agisse d’individus ou de groupes – participent de façon active et délibérée » écrit François Houllier, dans son rapport de 2016 Sciences Participatives en France. État des lieux, bonnes pratiques et recommandations.
La recherche hors les murs des laboratoires existe depuis toujours. L’exemple de l’astronomie est révélateur. Elle est pratiquée à titre de loisir par un large public d’astronomes amateurs qui apporte son tribut à la connaissance. Un autre exemple de sciences participatives concerne la biodiversité, cette diversité fascinante des formes de vie sur Terre, où chaque espèce développe des comportements qui lui sont propres et que l’homme observe et consigne avec soin. Concernant les oiseaux migrateurs, les premières données officielles que des bénévoles ont envoyées au gouvernement des États-Unis datent des années 1880. C’était déjà la recherche participative qui informait sur les routes migratoires des oiseaux.
Qu’en est-il des sciences citoyennes à l’âge de l’internet ? Le Muséum national d’Histoire naturelle, fondé en 1793, où est conservée une des plus grandes collections de spécimens de botanique d’abord, puis d’animaux, de minéraux ensuite, « propose à tous les citoyens de contribuer à l’amélioration des connaissances sur la biodiversité ». La science participative résulte aussi de donneurs d’alert qui repèrent les épidémies et leur propagation, d’associations de malades qui relèvent les effets secondaires des médicaments… Cette recherche participative, citoyenne est d’autant plus efficace qu’elle s’établit conjointement avec les scientifiques, lorsque ceux-ci acceptent de sortir de leur tour d’ivoire. Elle présente un intérêt majeur : celui de mieux faire appréhender la science par la société. La science pénètre ainsi l’intérieur de la société. Elle appartient à tous.
Les recherches participatives ne concernent pas uniquement les sciences de l’observation, elles touchent aussi les sciences informatiques où recherches scientifiques et technologiques non seulement se côtoient mais sont aussi fortement imbriquées. Des concours informatiques, organisés de toute part et en particulier par les GAFAM, apportent alors leur contribution à la construction du savoir. Ouverts aux informaticiens du monde entier, ouverts à des dizaines de milliers d’étudiants qui créent chaque année des applications, des jeux, des dispositifs pour l’intelligence artificielle, ces concours ne sont pas mis en place de manière désintéressée. Ils permettent également de repérer les meilleurs ingénieurs à moindre coût et constituent un gain financier pour l’économie des entreprises.
DIY (Do It Yourself), dont la traduction est « Faites-le vous-même », est une autre forme de recherche hors les murs des laboratoires. Nécessitant peu de moyens, elle s’est structurée en associations dès le début du XXe siècle aux États-Unis. Avec le développement du numérique, elle est en forte progression. Sans danger pour les créations artistiques, elle pose des questions éthiques graves dans le domaine du bricolage du vivant, pour lesquels des kits de modification génétique sont vendus clandestinement. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, la génétique progresse à grands pas. Elle est beaucoup plus complexe que ce qu’imaginaient les scientifiques lors de la découverte de l’ADN ; les familles multigéniques dévoilent une combinatoire qui n’a pas fini de surprendre. Il est alors crucial d’identifier des mesures permettant d’éviter les écarts par rapport aux règles éthiques et de promouvoir le co-développement de la recherche citoyenne avec celle qui est menée en laboratoire.
Cette recherche hors les murs doit-elle être majoritaire ou marginale ?
La diplomatie scientifique, le rôle de la France
La science est universelle mais la recherche scientifique ne l’est pas. Cette dernière est principalement effectuée dans les pays qui lui accordent plus de 2 % de leur PIB et les avancées de la connaissance sont alors attribuées aux pays qui produisent les savoirs. Les peuples qui ont construit la science et la transmettent par leur système éducatif, les ingénieurs qui inventent de nouvelles technologies, sont-ils plus à même de comprendre la science ou d’utiliser les technologies ? Il semble que ce soit le cas. On utilise mieux ce que l’on a créé. Une hiérarchie s’établie implicitement entre les pays. Aujourd’hui, le positionnement relatif d’un pays dans la compétition scientifique et technologique est une composante importante dans les relations diplomatiques. Toutes les relations diplomatiques entre pays développés ou émergents intègrent ce paramètre. Il n’est plus de relations diplomatiques fortes et durables qui n’incluent des relations scientifiques. Cette diplomatie scientifique peut se subdiviser en deux parties :
- La diplomatie pour la science. L’intensité et la facilité d’échanges et de relations scientifiques entre pays dépendent fortement du cadre administratif et juridique préalablement mis en place par la diplomatie : accords bi- ou multilatéraux, actions intégrées communes, stabilité et sécurité juridique pour la propriété intellectuelle. Les exemples ne manquent pas : ERC, les grands instruments tels le CERN, les observatoires, le réseau des Instituts Pasteur, … La diplomatie pour la science est aussi une aide à la mobilité des chercheurs. C’est l’un des rôles de la diplomatie pour la science que de mettre en place des programmes pour fluidifier ces échanges.
- La science pour la diplomatie. Comment faire de la science un vecteur d’influence de la France à l’étranger ? L’enjeu de la diplomatie scientifique est de montrer que la France est un pays à haut potentiel scientifique et technologique, un pays d’accueil pour la formation par la recherche. Aujourd’hui cinq millions d’étudiants, ce qui correspond à seulement 2,3 % de la population d’étudiants dans le monde, étudient à l’étranger. La mobilité étudiante s’est accrue de 28 % en 5 ans selon l’Unesco. La France, comme l’Allemagne et la Chine, est dans le top 10 des pays qui à la fois envoient mais aussi accueillent des étudiants. Le critère essentiel pour faire venir en France les très bons chercheurs étrangers, c’est le renom de pôles d’excellences. Implicites dans notre pays, ces lieux d’excellence sont connus à l’étranger, portés par les scientifiques français lors de conférences.
La science pour la diplomatie c’est aussi conserver les liens entre scientifiques de pays dont les relations diplomatiques sont faibles voire inexistantes. Nous n’avons pas manqué de garder des liens avec des pays d’Amérique latine pendant leur période sombre. La neutralité politique de la science permet aux échanges scientifiques de se développer même lorsque le contexte ne permet pas à la diplomatie de s’épanouir ou lors d’oscillations diplomatiques de « grande amplitude ». Les collaborations scientifiques, même à basse intensité, créent un contexte inducteur, favorable à l’émergence, le moment venu, de relations diplomatiques. Le positionnement des scientifiques français est souvent apprécié comme un stabilisateur géopolitique.
Dans le domaine des sciences et technologies au service des patrimoines, où la France excelle, l’expertise française est très remarquée. Elle se révèle un outil utile pour favoriser notre rôle d’ensemblier qui permet de rapprocher les structures de recherches et les chercheurs qui les composent dans les zones où le dialogue politique peut être tendu, faisant ainsi de notre pays un exemple dont les postes diplomatiques sont porteurs. Dans ce contexte, il est cependant crucial que les scientifiques ne soient pas manipulés à des fins politiques, il faut veiller à ce qu’ils ne se laissent pas enfermer dans une idéologie qu’ils font leur. C’est le rôle de nos académies, indépendantes du pouvoir politique et libres de réflexion, de maintenir cet équilibre fragile.
En conclusion, la diffusion et l’échange de connaissances scientifiques, de méthodes et de procédés technologiques sont probablement le plus ancien exemple de « mondialisation » au sens de l’essaimage géographique des savoirs et des savoir-faire. Il est alors crucial que ces connaissances soient validées et structurées pour préparer demain. C’est en gardant le cap de la vérité scientifique que la France restera un acteur d’influence.
[1] Catherine Bréchignac est physicienne. Elle a été directrice générale puis présidente du CNRS. Elle est ambassadrice déléguée à la science, la technologie et l’innovation.
[2] Stephen Hawking, Sur les épaules des géants, Paris, Dunod, 2003, traduction de On the shoulders of giants, Philadelphia, Running Press Book, 2002.
[3] En anglais : « If I have seen further, it is by standing on ye shoulders of giants ».