Alain Dejammet :
La France et les Nations unies : une histoire critique

 

Allocution de présentation d’Alain Dejammet

par M. Georges-Henri Soutou, Président de l’académie

 

 

Monsieur l’Ambassadeur et cher Confrère,

 

J’ai la joie de vous présenter aujourd’hui à deux titres : d’abord vous venez d’être élu Membre correspondant de notre Compagnie, et vous prenez séance aujourd’hui.

Et d’autre part vous aviez accepté il y a plusieurs mois d’intervenir justement aujourd’hui dans le cadre de notre programme annuel sur l’Action extérieure de la France. Il n’y a pas de lien de causalité entre les deux, mais il y a une ligne de force : vous êtes reconnus par tous comme un grand diplomate, et vous avez publié de nombreux ouvrages, qui ont d’ailleurs souvent été déposés en leur temps sur le Bureau de notre Académie. Votre carrière et votre œuvre se rejoignent dans l’analyse du monde actuel, tel qu’il est, sans illusion, parfois avec un jugement sévère, mais avec une constante curiosité et des sympathies bien choisies. Et sans jamais la moindre trace de narcissisme !

De 1960 à 1965, vous êtes élève de l’ENA, et vous accomplissez votre service militaire en Algérie. Puis les postes diplomatiques se succèdent : vingt et un ans à l’étranger, quinze à l’Administration centrale. A l’étranger, vous avez commencé à New Dehli, vous avez fini en 2001 comme ambassadeur auprès du Saint-Siège. Vous avez passé sept ans à la Mission française auprès des Nations Unies, comme secrétaire d’ambassade d’abord, puis comme ambassadeur de 1995 à 1’an 2000. Si on ajoute que vous avez été deux ans à la Direction des Nations-Unies au Département, on comprend comment vous êtes devenu un grand expert de cette Organisation, qui va d’ailleurs constituer le sujet de votre intervention tout-à-l ’heure.

Premier axe, donc, l’ONU. Deuxième axe : l’Egypte, où vous avez été premier conseiller de 1978 à 1981, et par la suite ambassadeur, de 1989 à 1991. Avec la cohérence qui marque votre carrière, d’une façon qui à notre époque est quasi miraculeuse, vous avez été de 1986 à 1989 directeur d’Afrique du Nord – Moyen Orient au Quai.

Votre expérience et vos rencontres ont nourri nombre de vos ouvrages, consacrés à l’ONU (Où dormir aux Nations Unies, en 2000, et le Supplément au voyage en Onusie, en 2003) ou à l’Egypte, ou aux deux à la fois, comme votre passionnant et émouvant Boutros Boutros Ghali, une histoire égyptienne.

Mais vous avez également été en poste à Washington, comme premier conseiller, et à l’Administration centrale : vous avez été directeur du cabinet de Jean-François Deniau, de grande mémoire, en 1977-1978, directeur du Service de Presse de 1981 à 1986, et directeur des Affaires politiques et secrétaire général adjoint de 1991 à 1995.

Vous avez donc à peu près tout vu du Quai d’Orsay, tous les aspects de notre politique extérieure, et cela a nourri votre réflexion permanente, que tous ceux qui vous connaissent apprécient, et qui sait donner de la hauteur et de l’importance aux débats en apparence techniques, comme ceux de la Commission des Archives diplomatiques, où j’ai eu souvent le plaisir de vous entendre. Votre ton en effet n’est pas celui que le président Pompidou, pour une fois mal inspiré, avait qualifié d’« exercice de la tasse de thé et du petit gâteau » !

Vous avez poursuivi votre réflexion dans vos livres, en particulier dans L’Archipel de la Gouvernance mondiale, et L’incendie planétaire. Ainsi qu’à la Fondation Res Publica, dont vous présidez le conseil scientifique, avec de remarquables colloques et publications.

Mais un auteur, parmi ses livres, a toujours un favori : je soupçonne que dans votre cas c’est votre Paul-Louis Courier, en 2006, où l’acuité et la liberté de pensée du héros résonnent en permanence avec celles de son biographe.

On comprend à la fois pourquoi vous nous rejoignez, et pourquoi nous avons choisi le sujet de votre communication aujourd’hui : « La France et les Nations unies : une histoire critique ».

 

La France et les Nations unies : une histoire critique

 Alain Dejammet[1]

 

Histoire nécessairement très sommaire, mais pourquoi « critique » ? Parce qu’il y a distance entre la légende dorée et la réalité. La légende dorée est due à la présente fortune d’un mot à la mode, ample, majestueux, qui impose, pour bien l’articuler, de reprendre son souffle : multilatéralisme. Il n’est pas aujourd’hui de discours, article qui n’exaltent notre pays comme champion du multilatéralisme. Et celui-ci s’incarnant par excellence dans une assemblée de 193 États, on comprend que l’ONU soit le théâtre désigné où doit s’exprimer notre diplomatie : France – Nations unies, couple logique, évident.

La réalité est celle d’un pays qui ne fut convié que tardivement à fonder l’ONU, qui fut porté par son intérêt national à s’éloigner longtemps du courant majoritaire, qui devint un partenaire loyal de l’Organisation dans ses entreprises économiques et politiques, mais qui resta lucide, et qui pourrait être tenté, de nos jours, de s’affranchir des contraintes de l’ONU et de s’abandonner aux facilités, hors les murs de New York ou Genève, d’un multilatéralisme plus diffus, autogéré, aux résonances médiatiques sympathiques, aux effets concrets plus incertains. L’ONU reste-t-elle l’avenir ?

Voici donc, brièvement, les étapes et jalons de ces rencontres, dissonances, interrogations.

 

La France : invité tardif à la naissance de l’onu mais invité constructif (1945-1950)

 

N’évoquons pas les bons apôtres qui font de la France, à l’ère des Lumières, la mère du multilatéralisme. Le mot ne figure ni dans l’Encyclopédie, ni dans le dictionnaire du XVIIIe siècle de l’Académie française, ni dans le Littré. Chateaubriand, Tocqueville, le général de Gaulle l’ignorent. Ne sanctifions pas le Concert européen dont les aimables concertistes firent se succéder Sébastopol, Solférino, Sadowa, Sedan. Léon Bourgeois connut Wilson mais celui-ci baptisa son projet « Ligue des Nations » et non « Société ». Quant à Clemenceau, gardons à l’esprit ce qu’en disait Keynes : « Il pensait de la France ce que Périclès pensait d’Athènes. » Les diplomates de Versailles n’étaient pas de doux rêveurs. Dans leur pacte, ils parlent, reparlent de guerre, mais pour éviter celle-ci, ils croient aux moyens diplomatiques et, humainement, malheureusement, croient à la volonté partagée des rescapés de 14-18 et donc à l’unanimité. Au lendemain du coup de force d’Hitler en Rhénanie, en 1936, on sut à Londres, foyer de « l’apaisement », qu’ils se trompaient. Relisons les documents diplomatiques publiés en 1939-1940. Peu de mentions de la SDN, sauf au moment de l’expulsion de l’URSS après son agression contre la Finlande. On aime bien Albert Cohen et son héros multilatéral, Solal, mais où sont les réflexions de diplomates qui ont bien connu la SDN, Jean Daridan, Jean Chauvel, ou de ce personnage si discret, omniprésent pourtant dans les couloirs de Genève ou du Quai d’Orsay, André Ganem ? Se souvient-on de ce que Vichy adressa à la SDN, en avril 1941, son préavis de retrait ?

C’est outre-Atlantique que le multilatéralisme fut relevé : 1er janvier 1942, Déclaration des Nations unies. Vingt-six pays. La France du général de Gaulle n’est pas invitée. De l’ONU, début 1944, Américains et Anglais ont une idée claire, musclée, axée sur l’objectif de rendre la sécurité collective implacable en prévoyant un arsenal de mesures dissuasives et répressives. On est loin de la recherche haletante du compromis, privilégiée par Versailles. Le grand journaliste Walter Lippmann le décrit : « Les Nations unies seront le contraire de ce que souhaitait Wilson. Celui-ci voulait briser le passé, dissoudre l’alliance. L’ONU devra rester ce que les guerriers souhaitent, une alliance de guerriers. » De Gaulle, c’est évident, veut en être.

Mais pour l’heure, été 1944, les travaux à Dumbarton Oaks se passent entre Américains, Russes, Anglais, Chinois, sans la France. Notre représentant à Washington, Henri Hoppenot, est éconduit par le Département d’État, réduit pour informer Paris à l’envoi de quelques coupures de presse. Le général de Gaulle va-t-il tempêter, exiger pour la France un siège permanent au Conseil de Sécurité ? Rien de ce type ne filtre des archives.

Le 9 octobre 1944, la Commission de Dumbarton Oaks publie le projet de constitution de la future Organisation. Conseil de Sécurité : quatre sièges permanents déjà attribués. Le cinquième et dernier, prévu pour la France « le moment venu ».

Quand viendra ce moment ? Il ne viendra pas à Moscou, en décembre 1944, où rien n’est dit de public. À Paris, le 22 décembre, G. Bidault, ministre des Affaires étrangères, installe la commission chargée d’étudier le projet de Charte. Président Joseph Paul-Boncour, quelques hommes politiques, Pierre Cot, Vincent Auriol, plusieurs juristes, René Cassin, Georges Scelle, Jules Basdevant, Paul Bastid, un historien, Renouvin, de rares diplomates, Fouques-Duparc, et, bien entendu, toujours là, toujours muet d’ailleurs, André Ganem. Bidault prononce un long discours, discours emphatique, vide d’instructions. Tout se passe comme si les Français avaient reçu des assurances confidentielles sur notre statut, ou voulaient le faire croire.

La commission travaille plusieurs semaines, très sérieusement. P. Cot et G. Scelle rédigent des papiers rappelant sans fard leurs idées, toutes favorables à la supranationalité. « La souveraineté nationale, professe P. Cot, mal absolu de notre époque ». On imagine que tout ceci est aux antipodes des convictions du Général qui n’en dit rien, écrit peu, hors une courte note hostile à l’admission des neutres. Il sait que le réalisme prévaudra, y compris à propos du droit de veto réclamé par les Russes pour les membres permanents. Au lendemain de Yalta, la France est enfin conviée à se joindre aux quatre autres grands pour inviter à la Conférence de San Francisco les nations victorieuses. C’est le signe que la France est élevée au rang de membre permanent. On impute ce geste amical à Churchill.

La France sera membre permanent mais elle refuse de se joindre aux parties invitantes. Elle se veut grande puissance, tout comme les autres mais pas tout à fait comme les autres. Elle sera le membre permanent ouvert aux doléances des petits, des sans-grades, vieille attitude que l’on retrouvera plus tard dans le comportement de la France au sein du P5. Et le Général prolonge le paradoxe. Fier d’être au Conseil, il n’en instruit pas moins G. Bidault de « soutenir tout ce qui peut renforcer les pouvoirs de l’Assemblée… parce que l’influence diplomatique française s’exerce plus facilement sur les États de moyenne ou faible importance».

À San Francisco, la délégation française est heureuse. En témoigne Georges Gorse dans son livre Je n’irai pas à mon enterrement. Elle est discrète, mais, hors l’affaire des neutres sur laquelle elle est battue, elle contribue par ses amendements à élargir les pouvoirs de l’Assemblée générale, admise à débattre de paix et sécurité, à préciser le rôle du Conseil économique et social et du Conseil de tutelle. Surtout, elle se joint à ceux qui comblent une lacune du projet de Charte, en consacrant dans un nouvel article 51 le droit naturel de légitime défense, « défense individuelle ou collective », ce qui autorise le recours aux pactes et alliances, prôné tant par John Foster Dulles que par les signataires français du Pacte de décembre avec l’URSS.

Le résultat final, mieux charpenté que celui de Versailles mais sans lien avec un traité de paix, satisfait le Général. Dès juin 1945, à l’issue d’une douloureuse crise avec Londres à propos du Levant, il avait indiqué à la presse que cette affaire aurait mérité d’être portée devant le Conseil de sécurité si celui-ci avait été en fonction.

À l’automne 1945, l’ONU est installée. 51 États, majoritairement d’Occident et des trois Amériques. Peu d’Européens, peu d’Asiatiques, peu d’Arabes et d’Africains. L’ensemble est déséquilibré en faveur de Washington qui, libéré de tout lien colonial, soutiendra les mouvements anti-impérialistes soulevés par la minorité, vite grandissante, du tiers-monde.

Dès 1946, ressurgissent de toutes parts idéologies et pulsions nationales concurrentes. L’URSS pousse ses pions, en Europe comme en Iran. Un rideau de fer s’abat. Mais l’image d’une ONU aussitôt paralysée est fausse. Ses membres ont travaillé à parfaire l’institution, notamment dans le domaine des droits de l’homme. Ils sont intervenus pour tenter de régler les premiers conflits. Redressée, la France, dans les deux cas, a été active.

D’abord pour compléter la Charte, par l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Universelle, selon le vœu du professeur Cassin qui craignait qu’un texte, simplement international, ne s’imposât pas à tous. Plus d’un demi-siècle plus tard, force est de constater que se sont succédé d’autres déclarations, régionales, confessionnelles, affaiblissant d’autant l’autorité du texte de 1948.

Active fut également la contribution française aux travaux du Conseil économique et social où nous représentaient Georges Boris et Pierre Mendès France, avocats, face au libéralisme américain, du thème de la planification.

Dans le domaine, jugé alors capital, du désarmement, Jules Moch développa un plan ambitieux, plaçant sous contrôle tout le cycle atomique. Projet repoussé mais qui occupa les esprits. Notre premier ambassadeur, Alexandre Parodi, avertit son successeur, Jean Chauvel, en 1949 : « L’important, c’est le nucléaire. »

Ce n’était pas tout à fait exact. Malgré le rideau de fer, les Nations unies partageaient encore, sur certains sujets, la même analyse. Dès le début 1946, alors que le Général avait quitté le pouvoir, la délégation française proposait au Conseil de débattre de la situation en Espagne, demande contraire à l’article 2, paragraphe 7 de la Charte qui prohibe l’ingérence dans les affaires intérieures. Mais interdiction facilement tournée par le raisonnement selon lequel il est légitime de se préoccuper d’une situation intérieure si celle-ci menace la paix ou la sécurité internationale. En ce sens, la France fut pionnière dans un exercice qui rythma ensuite tous les débats sur la décolonisation.

Le Conseil ne connut ni de la partition indienne, à propos du Cachemire, ni des débuts de la question indochinoise mais il se saisit aussitôt des problèmes du Proche-Orient, assumant la création (décidée par l’Assemblée) de l’État d’Israël, multipliant les résolutions mais parvenant à imposer des armistices. Au Conseil de tutelle, l’ambassadeur Garreau mena des mois durant une délicate négociation pour tenter de parvenir à un accord sur le statut de Jérusalem.

Mais à l’égal des autres pays occidentaux, la France attendait les moyens de sa propre sécurité moins de la Charte que des accords régionaux de défense (Dunkerque, Bruxelles, Washington). À New York où il représentait la France depuis 1949, Jean Chauvel jugeait son travail « peu harassant ». Il concluait : « Ce vaste corps new-yorkais ne conservait à mes yeux, au lieu de ses vertus supposées, qu’une importante nuisance value. »

Réflexion bien sévère, alors que Jean Chauvel participait, en juin 1950, au lancement par le Conseil, profitant de l’absence maladroite de Moscou, de la première action de guerre des Nations unies, contre la Corée du Nord. Chauvel fut frappé par la manière parfaitement unilatérale avec laquelle les Américains menèrent campagne. Mais il s’alarma plus encore de la volonté des États-Unis, inquiets du retour de l’URSS à son siège, de transférer une part des pouvoirs du Conseil à l’Assemblée générale : résolution « Unis pour la paix » de novembre 1951. Jean Chauvel avait compris le dynamisme de la démographie et du principe d’autodétermination des peuples, et perçu les dangers pour la France, encore puissance coloniale, de cette mutation accélérée de l’Assemblée.

 

Notre intérêt national mis en cause. La majorité des Nations unies s’en prend à notre politique de décolonisation (1950 – 1965)

 

Successeur de Jean Chauvel, Henri Hoppenot, flanqué de son excellent conseiller de presse, Romain Gary, vite auteur d’un petit livre acide sur l’ONU, reçut de plein fouet l’offensive du tiers-monde, soutenu par le bloc soviétique.

La stratégie est simple : enflammer l’opinion internationale en saisissant le Conseil et l’Assemblée générale mais privilégier l’Assemblée où la France, privée dans cette enceinte du droit de veto, s’épuisera à empêcher que se forme contre elle une majorité des deux tiers. Tâche accablante, mois après mois, sur près de quinze ans. Nous mesurerons le poids des alliances, la sincérité des promesses, les degrés d’hypocrisie. Seul un pays ne nous aura jamais manqué : le Royaume-Uni.

Henri Hoppenot s’efforce de sortir la France de cette éreintante querelle. Lorsqu’en pleine offensive du maccarthysme, l’indépendance des fonctionnaires américains du Secrétariat est menacée, il s’en prend à Trygve Lie, faible devant Washington. Il pousse au Secrétariat général un Suédois, poète à ses heures à qui il fait connaître l’œuvre de Saint-John Perse. Dag Hammarskjöld est élu. Il n’est pas sûr que cette connivence aidât plus tard aux rapports avec le général de Gaulle.

Peu avant son départ en 1955, Henri Hoppenot obtient enfin une pause : la visite à l’ONU, en novembre 1954, du Président du Conseil français, Pierre Mendès France. Celui-ci présente à l’Assemblée son bilan. Il est bien reçu. À l’invite de Jules Moch, l’orateur était tenté d’appeler à l’arrêt des essais nucléaires. Son conseiller, Jean-Marie Soutou, heureusement, l’en dissuade.

L’acmé de nos difficultés fut évidemment en 1956 la crise de Suez. On crut d’abord à New York, en septembre-octobre, à la possibilité d’un règlement : souveraineté égyptienne d’un côté, indemnisation et liberté de passage de l’autre. Puis se dévoila la manœuvre militaire. Stupeur et tremblement. Notre ambassadeur à New York perd l’usage de la parole. Mise en mouvement, comme Chauvel l’avait prévu, par une résolution de procédure, non passible du veto, l’Assemblée impose sa solution : dégagement des Français et des Anglais auxquels l’ONU substitue pour la première fois une force d’interposition, les Casques bleus.

Le retour au pouvoir du général de Gaulle, moins de deux ans plus tard, ne modifia pas sur le champ nos rapports avec l’ONU. Et le procès qui nous est fait, à propos de l’Algérie, se complique de l’hostilité qu’encourt notre projet de campagnes d’essais nucléaires au Sahara.

Le chef d’État français n’entend céder sur aucun dossier. Il accordera les indépendances, mais de son fait. Il rejette toute pression de l’ONU, Assemblée comme Secrétariat général. Quand Dag Hammarskjöld prend sur lui, en juillet 1961, de s’interposer, à propos de Bizerte, entre Paris et Tunis, il est sèchement récusé. C’est l’époque où le Général qualifie l’ONU de « machin », où Armand Bérard, ambassadeur, titre un premier volume de ses mémoires : L’ONU. Non.

Non d’ailleurs que le Général ignore ou méprise ce qui se dit à New York. Il tient compte. En septembre 1959, il a prononcé son discours sur l’autodétermination. « Ainsi ne serez-vous pas sans biscuit », confie-t-il à Alain Peyrefittte qui part pour l’Assemblée générale.

L’indépendance de l’Algérie met fin à la guérilla. La disparition de Dag Hammarskjöld met tristement fin à une relation que certains conseillers du Secrétaire général n’avaient pas cherché à apaiser. U Thant convient au président français qui le reçoit aimablement. Le cours de la diplomatie française, son volet asiatique notamment, emporte à New York l’adhésion.

1967 et la guerre israélo-arabe achèvent de renouer les fils. Les Arabes saluent la désapprobation marquée par le Général du recours préventif à la force par Israël. La France n’est pas la rédactrice de la résolution 242 qui pose le principe du règlement : « la paix contre la terre ». Mais notre insistance à souligner que le texte français, retrait « des » territoires occupés, est plus précis que la version anglaise, retrait « de » territoires occupés, satisfait les Arabes. Pour mettre en œuvre la résolution, et dans le droit fil de ce que le Général avait évoqué, en juin 1945 pour le Levant, la France convoque à New York une concertation des membres permanents. Celle-ci, ouverte dans la résidence d’Armand Bérard, débute bien, le Russe Malik faisant preuve de souplesse. Arrêt brutal quand Washington décide d’en revenir à sa méthode bilatérale exclusive. Qui ne voit que ce comportement, alors démocrate, est toujours d’actualité. En décembre 1971, c’est à l’ambassadeur français, Jacques Kosciusko-Morizet que revient le soin d’arranger avec les membres du Conseil l’élection au Secrétariat général de Kurt Waldheim, un si courtois francophone. Mais à l’époque, un tiers des orateurs à l’Assemblée générale s’expriment en français. Le Bulgare préside en français. L’Albanais invective la terre entière, Chine exceptée, en français. Michel Debré est ravi.

Le Général meurt. L’ONU décide une séance d’hommage. Tous les délégués, ou presque, se succèdent à la tribune, plus d’une centaine. Dernier orateur, Jacques Kosciusko-Morizet tourne et retourne les lignes qu’il prépare. À l’ultime instant, on lui glisse le texte du testament du Général : appel au silence, à la solitude. L’ambassadeur s’en tient à la lecture de ces dernières volontés. Rien d’autre. Debout, derrière la délégation française, celle d’Algérie refoule son émotion. C’était voici cinquante ans.

 

La France, partenaire loyal en économie comme en politique mais lucide

 

Ainsi la France, au tournant du dernier quart de siècle, se tourne de nouveau, sans hâte, avec aisance, vers le monde multilatéral tel qu’organisé par l’ONU. Le président Pompidou, en visite aux États-Unis, est reçu, familièrement, à l’ONU. Armand Bérard peut intituler le second tome de ses mémoires : L’ONU. Oui. En 1973, l’armée égyptienne franchit le canal. Le Conseil de sécurité est aussitôt bloqué, Russes et Américains alternant selon le sort des armes pour empêcher un cessez-le-feu. Kissinger, à Washington, prend l’affaire en main. Il impose sa solution : engagement à mettre en œuvre la résolution 242 mais « sous auspices appropriés », entendez Russes et Américains. Vexé, Michel Jobert part en tournée au Moyen-Orient. Il n’apprécie pas que face aux producteurs de pétrole, les États-Unis cherchent à dresser le front des consommateurs. Bloc contre bloc, extérieur à l’ONU. Mais c’est aussi le signe que les tensions se déplacent du terrain de la politique vers celui de l’économie, et non plus entre l’Est et l’Ouest mais du Nord au Sud.

L’économie donc devient le champ d’activité multilatérale que le tiers-monde, exclu du politique, investit. Mais c’est un terrain où la France du nouveau président Valéry Giscard d’Estaing est toute prête à répondre. Devenus majoritaires dans une Assemblée qui n’a plus rien à voir avec celle de 1946, les pays en développement ne peuvent plus peser sur des sujets tels que le contrôle des armements, totalement aux mains des Russes et des Américains. À la place, ils ambitionnent de bâtir un « nouvel ordre économique international ». À partir d’une entreprise visant à préserver l’utilisation pacifique des fonds marins lancée en 1967 autour du concept, alors original, de « bien commun de l’humanité », une longue négociation refonde le droit de la mer. Notre directeur des Affaires juridiques, Guy de Lacharrière, joue un rôle majeur.

Le président français s’emploie à relever le défi du tiers-monde. Il met plusieurs fers au feu. D’un côté, dès novembre 1975, il réunit à Rambouillet, dans un format à l’opposé des grandes messes onusiennes, les dirigeants des principaux pays industrialisés, ébauche du futur G7. Parallèlement, pour dépasser le cadre d’une confrontation entre producteurs et consommateurs de pétrole, il lance le projet d’un dialogue Nord-Sud ouvert à plusieurs pays clés : producteurs d’énergie, consommateurs, pays en voie de développement. L’objectif est d’obtenir des accords de raison sur le prix de l’énergie et des flux d’aide diversifiés, pour le tiers-monde. L’entreprise est multilatérale, d’envergure ramassée, une trentaine de participants. Elle n’est pas onusienne, mais le président français veille à garder le lien avec les Nations unies. Il leur envoie pour explication Henri Froment-Meurice, directeur au Quai des Affaires économiques et confie la présidence à Paris des travaux préparatoires à Louis de Guiringaud, notre ambassadeur à New York, futur ministre.

L’exercice n’aboutira pas du fait des manœuvres et surenchères algériennes. Pragmatique, le président français met fin à l’entreprise et écarte – réflexe rare – toute idée de relance. Mais la France, « fair-play », participe de bon cœur aux débats de la CNUCED et contribue, Jean-François Poncet se rendant à la conférence de Nairobi en 1976, à l’établissement d’un fonds de stabilisation du cours des matières premières. Ce succès, exemple rare d’une certaine forme de régulation économique, mérite d’être rappelé à l’heure où la CNUCED est tombée dans l’oubli, où ont disparu avec le souvenir du dialogue Nord-Sud des institutions comme le Conseil mondial de l’alimentation. Le libéralisme économique, dans sa marche triomphante, accélérée sous Reagan et Bush, a fait le ménage. Survit ce qui a été créé sur le plan multilatéral mais en dehors de l’ONU, par la France : G7 puis, en 2008, G20.

Fin donc, vers les années 1980, de la phase d’éclat économique de l’ONU. Et retour au politique. Le président Giscard d’Estaing n’avait pas délaissé ce chapitre multilatéral. Loyal à l’ONU, il participe à New York en 1978 à une session de l’Assemblée consacrée au désarmement. Il y plaide pour un contrôle tant des stocks nucléaires que des vecteurs, les missiles, préfigurant ce qui est en débat aujourd’hui à propos de l’Iran. Il innove enfin dans le domaine des opérations de maintien de la paix, en dépêchant, pour la première fois de la part d’un membre permanent, un fort contingent français dans la force d’interposition au Liban.

Ce tribut payé au multilatéralisme politique ne prévient pas le président de rompre, en cas de franche atteinte à notre intérêt national. La France avait appuyé l’accès à l’indépendance de l’archipel des Comores. Elle se crut obligée de respecter le vote dissident de l’île de Mayotte en faveur de son maintien dans notre République. Fureur à l’ONU où le Conseil de sécurité met aux voix la condamnation de notre pays. Veto français, l’un des très rares vetos de fond, en février 1976.

Les retrouvailles politiques de la France et de l’ONU se confirmèrent sous le président Mitterrand, mais plus particulièrement lors de son second mandat, 1988-1995, à la suite d’événements exceptionnels.

Au premier temps de sa prise de pouvoir, le président français, voulant marquer la nouveauté de ses vues, mena une politique assez indifférente au cours des choses à New York. Alors même qu’il n’entendait pas faire du G7, comme il le répétait, un « directoire », il accueillait celui-ci à Versailles, avec un faste inusité. Dans la foulée, il s’implique de près dans le traitement des crises au Proche-Orient sans passer par les canaux de l’ONU. Au lendemain des massacres de Sabra et Chatila, d’accord avec Washington et Londres, il déploie à Beyrouth une force d’interposition, multinationale, mais sans rapport avec l’ONU. C’est tout aussi singulièrement que la France, à deux reprises, protège l’évacuation de Palestiniens pris sous le feu de divers canons. À l’écart des résolutions plaintives et répétitives du Conseil de sécurité, la France, sept ans durant, face à ce que son ministre qualifiait de déferlante chiite, poursuivit un soutien politique et matériel à Saddam Hussein. Étrangère à l’ONU était enfin la compréhension française manifestée envers des mouvements d’opposition à plusieurs régimes d’Amérique centrale. Mais lorsque l’Argentine s’attaqua aux Malouines, François Mitterrand, tout comme de Gaulle vis-à-vis de Kennedy en octobre 1962, assura aussitôt Madame Thatcher de son soutien.

Lors du second septennat, 1988-1995, l’engagement français pour les Nations unies s’accentuera à la suite de trois mouvements : la chute de l’Empire soviétique qui transforma les Russes d’interlocuteurs difficiles en partenaires, l’élection au Secrétariat général d’un ancien ministre égyptien qui dut son succès à notre appui et enfin, dans un registre plus dramatique, l’éruption violente de crises meurtrières dans les Balkans et en Afrique.

L’effondrement du système soviétique ne résulta pas de la victoire d’idées propagées par l’ONU mais plutôt de l’effet dissolvant qu’eurent sur l’URSS les principes de la Conférence d’Helsinki et le rythme épuisant qu’imposa la course aux armements déclenchée par Reagan. La chute du mur de Berlin relança les mécanismes traditionnels de la diplomatie et c’est tout à fait en dehors de l’ONU qu’Occidentaux et Russes négocièrent la réunification de l’Allemagne.

Mais c’est à New York qu’allaient être débattues les crises et guerres qui, subitement, aussitôt disparue l’empoignade russo-américaine, déchirèrent le Moyen-Orient, l’Europe et l’Afrique.

Le Président Bush, tout comme Truman en 1950, avait intelligemment réagi à l’agression irakienne contre le Koweït en saisissant l’ONU. Comme au temps de Chauvel, les Américains gardèrent la main. Ils firent mine de relancer le processus de paix israélo-palestinien en convoquant à Madrid une conférence où Européens et ONU se virent offrir un strapontin. Mais en janvier 1992, les chefs d’État rassemblés par la présidence britannique du Conseil de sécurité affirmèrent vouloir redonner souffle aux Nations unies et adoubèrent le nouveau Secrétaire général, Boutros Boutros-Ghali.

Celui-ci était l’élève de nos écoles. Il gardait de cette éducation un souci jaloux de son indépendance, aussi un certain sens de la hiérarchie qui l’amena à mieux rechercher le contact des chefs d’État que des ambassadeurs. Méfiant à l’égard des entourages, il était un travailleur acharné, solitaire, capable de réfléchir seul, ce qu’il fit en lançant les thèmes de plusieurs grandes conférences et en témoignant de son intérêt pour la création d’une justice pénale internationale. Négociateur silencieux avec les Français de règlements délicats entre riverains de la mer Rouge, il comptait assez naturellement sur nous et nos forces pour étayer ce qui allait devenir le bras armé de l’ONU, les opérations de maintien de la paix.

Ainsi en fut-il pour les crises de la Yougoslavie et du Rwanda. En Yougoslavie, le choix était simple : redessiner les frontières et déplacer les populations ou garder les tracés anciens mais octroyer aux minorités les meilleures des garanties. Terrifiés à l’idée de donner des idées à l’Allemagne, les Européens optèrent pour la stabilité des frontières et pour la préserver se tournèrent vers l’ONU, laquelle à son tour fit appel à la France pour fournir le gros des troupes avec la mission impossible, non pas de combattre un agresseur, mais de s’interposer impartialement. Le président Mitterrand accueillait ces développements avec une triste résignation. Certains lui disaient que c’était le prix à payer – l’ultime mort du traité de Versailles – pour obtenir de l’Allemagne, avec la fin du mark, un pas décisif vers l’Union européenne. Vint le moment où les Américains, entrés tard en lice, reprirent sans scrupule l’épure de solution agréée entre Paris et Berlin, bombardèrent les Serbes et imposèrent la paix de Dayton.

Au Rwanda, les preuves du génocide s’accumulaient. Boutros-Ghali tout comme les dirigeants français dénonçaient. Nos partenaires du Conseil restaient inertes. La France se résolut à intervenir, sous un mandat de l’ONU que le Secrétaire général aida à arracher.

Quand Boutros-Ghali parvint à faire accepter par Saddam Hussein un programme d’aide humanitaire en échange d’une reprise contrôlée des ventes de pétrole, Washington, alors démocrate, animé d’un autre projet, celui de la démocratisation du Moyen-Orient au besoin par la force, jugea que le Secrétaire général en avait trop fait.

Son sort fut scellé. Il obtint 14 voix sur 15 lors du vote sur sa réélection. Mais par leur veto, les Américains faisaient comprendre que le maintien de leur appui à l’ONU était lié au départ du Secrétaire général. Celui-ci s’inclina. Son successeur, Kofi Annan, crut bon de récompenser la France de n’avoir pas déclenché une crise mortifère en nous offrant le poste le plus stratégique du Secrétariat, la direction du Département des opérations de maintien de la paix. Nous n’en demandions pas tant. Nous savions que Kofi Annan saurait lui aussi manifester son indépendance.

Anxieux d’en finir avec les troubles balkaniques qui perturbaient la construction européenne, le président Chirac laissa les démocrates américains entraîner l’OTAN, en 1999, sans mandat de l’ONU, à frapper la Serbie, accusée de renouveler ses exactions contre la province du Kosovo. Cette campagne cassa l’unanimité qui s’était développée aux Nations unies. Russes, Chinois, Kofi Annan lui-même, boudèrent. Lorsque, quatre ans plus tard, le président américain, cette fois républicain, déclencha la guerre contre l’Irak, toujours sans mandat de l’ONU, Jacques Chirac et son ministre se regimbèrent de la manière que l’on sait. Retrouvailles de la France avec la majorité des Nations unies, avec le Secrétaire général.

Le président Chirac s’en tint à cette attitude. Il prit grand soin de n’intervenir en Afrique qu’avec l’accord de l’ONU. Opération classique de maintien de la paix, organisée par le Conseil et le Secrétariat ou plus souvent déploiement d’une force approuvée par l’ONU, articulée avec une autre force onusienne régionale mais laissée sur le terrain au commandement d’officiers français, sous béret national. Nos militaires ne sont pas mécontents de retrouver un espace de liberté et de responsabilité.

Le président Sarkozy, le président Hollande conduisirent dans le même esprit leurs relations avec l’ONU. Le temps n’étant plus à redonner vie aux instances économiques de l’organisation, l’ECOSOC de Pierre Mendès France, la CNUCED de Stéphane Hessel. Le temps est celui des vastes conférences internationales, telle celle sur le climat, où la part prise par la présidence du pays hôte est prédominante. Mais l’attention redoublée portée aux questions humanitaires renvoyant au volet politique, toujours vivant, de l’ONU, le président Sarkozy crut possible de tirer parti d’un principe nouveau endossé par l’Assemblée générale en 2005, celui de la responsabilité de protéger. C’était le système imaginé pour rapprocher souverainistes hostiles à l’ingérence et partisans de celle-ci. On plaida que la raison d’être de la souveraineté tient dans la protection qu’un État doit, en son nom, assurer à sa population. Si l’État manque à ce devoir, il appartient à l’ONU de rappeler le délinquant à ses obligations de souveraineté et donc de protection, en intervenant elle-même au bénéfice des populations. Mais l’intervention doit être limitée à des cas extrêmes de violation des droits de l’homme et nécessite, en tout état de cause, une décision du Conseil. Le geste humain mais unilatéral, qui viole les frontières, reste hors la loi. Le Conseil fit l’expérience de ce principe en 2011 pour empêcher les forces armées libyennes de se porter sur Benghazi. Benghazi fut sauvée mais l’aviation alliée prolongea ses raids de telle sorte que le dictateur libyen fut tué. Détournement d’objectif, clamèrent Russes et Chinois qui jurèrent qu’on ne les y reprendrait plus ; et depuis lors, bientôt huit ans, le principe de la responsabilité de protéger est en sommeil. Le chaos suscité en Libye se répandit au Sahel. Le président Hollande fit face, toujours avec l’aval de l’ONU, déployant des forces. La France, soutien loyal, mais lucide, de ce qu’est le maintien de la paix, tâche écrasante de l’ONU.

Entendons-nous : ce maintien de la paix n’est pas un vaste débat sur les équilibres du monde, les États-Unis, la Chine, le piège de Thucydide, etc. C’est chaque jour dans la salle étroite et sans public des consultations privées du Conseil, le traitement des problèmes quotidiens nés d’obscures mais périlleuses manœuvres dans les sables du Sahel ou les fourrés congolais.

Mais l’ONU, c’est aujourd’hui comme hier plus que le maintien de la paix. D’autres objectifs, économiques, sociaux, culturels étaient assignés par la Charte. Ceux-ci sont-ils mieux servis par des formes de coopération multilatérale, par une diplomatie collégiale, mais extérieure à l’ONU ?

 

Le multilatéralisme hors de New York ou Genève, plus ou mieux que l’ONU ?

 

L’entrain est, en effet, vif aujourd’hui à psalmodier les vertus d’un multilatéralisme qui semble se pratiquer un peu partout mais hors des murs de New York ou Genève. D’où la pertinence, en conclusion, d’une brève interrogation d’une part sur les raisons de cette évolution, d’autre part sur l’intérêt de celle-ci, à l’aune de deux critères d’efficacité de l’action diplomatique : la transparence, l’autorité.

Les raisons de ce penchant croissant pour les formules de multilatéralisme éloignées de l’ONU sont simples : lassitude devant la perpétuation des crises que les Nations unies, en trois quarts de siècle, n’ont pu régler, depuis le conflit israélo-arabe jusqu’au drame syrien, mais surtout prise de conscience des opinions publiques, accélérée par la mondialisation, de la gravité des problèmes de fond qui affectent, non pas telle ou telle région, mais l’ensemble de notre planète : dégradation de l’environnement, disparités de développement, inégalités généralisées.

Face à ces derniers problèmes qui s’imposent à l’actualité, les dirigeants veulent du neuf. Ils veulent redevenir maîtres du format de la discussion, avec une prédilection pour les enceintes restreintes, jugées sérieuses, responsables, genre G7 ou G20, groupes de contact divers, sur l’Iran, la Libye, etc., ou bien large forum, ouvert à la société civile, style Forum de la Paix; maîtres du temps, modulant à la guise les calendriers des sommets, tels ceux sur la Crimée; maîtres enfin du poids des conclusions, rarement contraignantes, plutôt incitatives. À l’Assemblée générale de l’ONU, on évoquera, en quelques mots dubitatifs, les crises confiées au Conseil de sécurité, on se concentrera en revanche sur ces vastes priorités qui seront traitées ailleurs, climat, développement durable, inégalités.

Mais quel est l’effet de cette évolution, au trébuchet de deux critères de l’efficacité : la transparence, l’autorité ?

La transparence : le multilatéralisme c’est l’échange à plusieurs, l’intérêt étant que le nombre des participants induit les témoignages, la confrontation de ceux-ci, et donc rapproche de la vérité et, en fin de compte, du sérieux de la négociation. Quand le multilatéralisme dérive, comme mille exemples en donnent le spectacle, en une succession d’entretiens bilatéraux, où sont les témoins ? Quel est le compte rendu impartial de ce qui a été débattu, agréé ? Nul doute, à cet égard, que le devoir d’information et de vérité est mieux respecté dans les organes de l’ONU. Nul doute également que si l’ONU rend les armes dans le domaine économique et n’est plus en mesure de concurrencer G7, G20 ou conférences thématiques, le devoir de transparence devrait conduire les responsables de ces nouvelles enceintes à venir sur place, New York ou Genève, pour informer sérieusement les deux tiers d’une humanité laissée à la porte de ces clubs successifs.

L’autorité. De quelle autorité disposent les conclusions émises par les nouveaux collèges multilatéraux ? Nous sommes ici dans le brouillard. On parle de signatures, d’engagements, de pactes à respecter, alors que la réalité est floue, flottante. On ne signe pas une résolution de l’ONU pas plus qu’une déclaration de l’OTAN ou du G7. On opine, on opine souvent par consensus quitte à ignorer la pancarte agitée par un réfractaire.

À ce brouillard s’oppose la franche clarté des dispositions de la Charte. Les textes issus de l’Assemblée générale sont des recommandations. Libre à nous de les suivre. Affaire de morale. Les textes issus du Conseil de sécurité sont des décisions. Et ces décisions – article 25 de la Charte – sont obligatoires. Mais cette obligation – catégorique et dont le respect changerait la face du monde – est ignorée. Deux raisons : la première est le laxisme de notre écriture, texte vague, imprécis, timide, ôtant à la décision tout de son pouvoir coercitif. Privé de mordant, le Conseil se rapproche de l’Assemblée. La seconde raison est la malheureuse tendance actuelle à charger à ras bord un texte de toutes les marottes qui passent par le cerveau d’un diplomate. La résolution 242 avait cinq paragraphes. Les textes actuels font plusieurs pages, traitent de tout, dissuadent la lecture. Quelle leçon tirer sinon qu’il faut reprendre au sérieux et la Charte et l’ONU et soi-même ? En un mot, écrire en pesant ses mots, en sachant, article 25, qu’ils peuvent contraindre.

À l’épreuve de ces deux critères, transparence et autorité, on voit que le système des Nations unies, quels que soient défauts et critiques, devrait garder prééminence. Nous y disposons, il est vrai, d’un atout exceptionnel : le siège de membre permanent au Conseil de sécurité. Certes, l’élargissement du Conseil est réclamé, logique et sans doute inéluctable, mais il ne se fera pas à notre dépens. À New York, chacun le sait, France et Royaume-Uni paient leur privilège d’une activité inlassable, à l’initiative des deux tiers des textes issus du Conseil. Mais l’important c’est l’actualité, et l’actualité c’est cette spectaculaire distance prise par l’Administration Trump d’avec des décennies d’interventionnisme et surtout de « leadership ». Ce dernier mot scandait les adresses des Bush père et fils, de Clinton, d’Obama. La nation indispensable. La responsabilité morale de diriger, d’être le pivot du monde. Lisez les discours aux Nations unies du président Trump. Aucune allusion au « leadership », fût-il « benign ». Certes, on dira qu’il s’agit d’un fâcheux, égoïste repli sur soi. Mais qui niera qu’il s’agit aussi, pour les autres, d’un appel à exercer nos propres responsabilités ?

D’où l’ultime interrogation. Saurons-nous saisir cette opportunité, pour assumer calmement nos positions et apparaître comme un pôle, parmi d’autres, mais qui n’impose pas, un pôle qui a une mémoire, un pôle qui a réfléchi, un pôle que l’on consulte, un pôle qui peut agir, bref, et pour finir, un pôle de référence ?

 

[1] Alain Dejammet est ambassadeur de France et correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques. Il a été ambassadeur de France en Egypte (1989-1991), directeur des Affaires politiques au Quai d’Orsay (1991-1995), ambassadeur de France aux Nations Unies (1995-2000), puis au Saint-Siège (2000-2001). Il est vice-président du conseil d’administration de l’Institut du Monde Arabe et président du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica. Il est l’auteur notamment du Supplément au voyage en Onusie (2003).