Georges-Henri Soutou :
L’Allemagne en surfusion. Le temps des incertitudes et des recompositions

 

L’Allemagne en surfusion. Le temps des incertitudes et des recompositions

Georges-Henri Soutou[1]

Président de l’Académie des sciences morales et politiques

 

Depuis le XIXe siècle, l’Allemagne a longtemps cherché sa voie entre les différentes idéologies et les différents types d’organisation politique imaginés depuis le XVIIIe siècle, du libéralisme au communisme en passant par les différents modèles, monarchique, républicain, autoritaire ou totalitaire. L’Allemagne a été un extraordinaire laboratoire politico-idéologique et, à mon avis, elle est en train de le redevenir, avec de nouvelles orientations, comme une réflexion sur la démocratie participative à l’ère numérique ou sur l’écologie politique. Mais les anciens concepts ne disparaissent pas forcément, ils sont souvent repris après transformation, de façon dialectique. Cependant, la tradition politique et idéologique allemande est très différente de la nôtre : les deux pays s’influencent réciproquement depuis toujours, mais leurs évolutions ne se recouvrent pas complètement, loin de là[1]. Et leurs univers politiques et mentaux sont encore très différents[2].

Mais, des années 1990 jusqu’à la crise qui a commencé en 2008, avec toutes ses conséquences et développements, y compris la crise des réfugiés en 2015, l’Allemagne réunifiée paraissait être devenue un modèle de démocratie libérale, apaisée, ouverte sur les évolutions de la société et sur le monde. L’économie sociale de marché et sa philosophie, l’ordo-libéralisme, sur lesquels avait été fondée la RFA, étaient un modèle envié par l’Europe. Seulement, ce modèle est remis en cause : la vie politique bouillonne à la fin de l’ère Merkel et est actuellement imprévisible.

Un corps en surfusion attend une nouvelle cristallisation réorganisatrice, qui peut être soudaine et dépendre de facteurs ténus. Mais cela donne d’autant plus d’importance aux influences extérieures et aux partenariats, dont le nôtre. Contrairement à une idée pessimiste fréquente, c’est le moment de se parler sérieusement entre Paris et Berlin.

Sur le plan international, l’Allemagne a longtemps hésité entre sa vocation européenne et l’ambition d’un rôle mondial[3]. À la fin du XXe siècle, elle paraissait avoir trouvé un équilibre positif entre les deux, équilibre systématiquement construit par la RFA à partir de 1949. Les principes observés avec constance furent les suivants. D’abord, un multilatéralisme systématique. Ensuite, la construction européenne. Mais celle-ci devait rester ouverte : Bonn ne voulait pas laisser la France transposer au niveau européen son protectionnisme traditionnel et son approche dirigiste et « eurocentrée » de la politique économique. Ensuite, la relation avec les États-Unis et l’Alliance atlantique, dont la RFA fut le meilleur élève, sans néanmoins hésiter à s’appuyer le cas échéant sur d’autres partenaires, comme la France, pour faire pression sur les États-Unis, quand elle avait l’impression que Washington ne prenait pas suffisamment en compte ses intérêts[4]. Dès que la détente fut possible, à partir de la fin des années 1960, Bonn lança l’Ostpolitik en direction de Moscou (sans cependant rien abandonner par ailleurs)[5].

En particulier, Bonn développa une présence économique mondiale dans et par le libéralisme, sans se limiter à l’espace économique européen. Avec, par la suite, la stratégie de mondialisation maîtrisée, pratiquée par les grandes firmes allemandes depuis les années 1990 : cette stratégie consiste à délocaliser le bas de gamme (largement vers l’Europe de l’Est…) et à garder en RFA le haut de gamme et la recherche/développement[6].

À la fin du XXe siècle, le résultat était clair : l’Allemagne était réunifiée, sa puissance économique se développait au niveau mondial, et elle exerçait un évident leadership en Europe et un rôle clé au sein du monde atlantique. La réconciliation, dans la prudence et la modération, ses deux grandes tendances évidentes depuis le XIXe siècle (eurocentrée ou mondialiste) après un siècle d’errements parfois tragiques, était encore ce qui avait produit les meilleurs résultats….

Mais cet équilibre, promu et symbolisé par le chancelier Kohl[7], qui avait réussi la réunification sans rompre avec Moscou, Washington ou l’Europe, car justement il voulait encadrer l’Allemagne réunifiée dans le multilatéralisme, a été perdu de vue par ses successeurs, Gerhard Schröder et Angela Merkel. Gerhard Schröder s’est rapproché de Moscou, a laissé se dégrader la relation avec Washington et a suivi une politique européenne peu lisible. La dérive d’Angela Merkel a été plus subtile, mais peut-être avec plus de conséquences pour la suite. Celle-ci est passée du multilatéralisme au mondialisme, dans le sens des réunions de Davos, mondialisme accompagné par une considérable abstinence géopolitique, la puissance économique et la diffusion des normes juridiques de l’État de droit devant assurer la sécurité et la prospérité d’une l’Europe et d’une Allemagne ouvertes sur le monde.[8] Le sommet et l’échec de cette politique furent résumés par la crise des réfugiés en 2015.[9]

Cependant, la très vive réaction de l’opinion allemande à cette crise, ainsi plus généralement que les effets à long terme de la crise financière de 2008 qui touchent aussi l’Allemagne, la montée de la Chine, la résurgence de la Russie, les hésitations américaines, le Brexit et les nouveaux défis énergétiques et industriels rebattent les cartes. La crise ukrainienne en particulier à partir de 2013 fut un véritable choc.[10] Et à Berlin, on essaie de faire le point, avant même le départ de Madame Merkel. Bien entendu, les points de vue divergent, dans une cacophonie renforcée encore par la division des partis dans un paysage politique en pleine recomposition et peu prévisible. Mais une chose me paraît sûre : on ne reviendra pas aux illusions des années 1990-2015.

 

Les incertitudes de politique intérieure

 

En effet, sur le plan intérieur, les incertitudes se multiplient : ce n’est pas étonnant, étant donné le système électoral et le fait que l’on est passé de trois à sept partis, dépassant la fameuse barre des 5 % pour avoir des élus au Bundestag. Par ailleurs, l’économie sociale de marché et l’ordo-libéralisme sont restés le sujet de discours mais ils n’inspirent plus vraiment les programmes et ne suscitent plus le consensus. Je note trois tendances socio-économiques : l’immobilisme ; un socialisme dur ; une pratique néolibérale qui s’étend. Ces divergences clivantes compliquent l’équation.

Que peut-on dire ? La SPD retourne plus à gauche, la majorité des militants souhaitent mettre un terme à la coalition avec la CDU et la nouvelle direction élue fin novembre souhaite soit modifier le pacte de la coalition, soit y mettre un terme. Ce qui rend donc imaginable une éventuelle coalition de gauche avec le Parti Die Linke (le dernier avatar de l’ancien parti communiste de RDA, en fait et malgré une généalogie complexe), ce qui était encore récemment impensable, qui changerait la donne et rendrait l’actuelle grande coalition CDU-SPD, déjà bien malade, obsolète.[11] En même temps, les Verts sont de plus en plusincontournables, en particulier du fait de leurs très bons résultats aux élections des Länder et, donc, de leur présence importante au Bundesrat. Cela rend théoriquement envisageable soit une coalition SPD-Verts, soit plus probablement à l’heure où ce texte est écrit, une coalition CDU-Verts, éventuellement avec les Libéraux, à laquelle beaucoup pensent, mais avec des conséquences qui pourraient concerner la France, comme pour sa politique énergétique, ou en cas de reprise de la contestation de principe de la dissuasion nucléaire.[12] Mais tout cela est volatil.

En particulier parce que les Verts restent profondément divisés : si leur direction nationale admet désormais les nécessités de l’économie, et se rend ainsi regierungsfähig (capables de gouverner), les groupes au sein des Länder restent très idéologisés. À preuve ce qui se passe en Bade-Wurtemberg, où l’industrie automobile supprime des emplois par milliers, devant l’indifférence proclamée des ministres verts du Land[13]. Difficile, donc, de faire des pronostics…

Mais évidemment, ce sont les succès électoraux de l’AfD qui sont le facteur le plus nouveau. Et qui mettent la CDU dans une situation de plus en plus difficile. En effet, l’orientation peu conservatrice (en dehors même de la crise des migrants) de Madame Merkel a fait fuir de nombreux électeurs conservateurs de la CDU vers l’AfD, ce qui pousse en réaction le parti encore plus vers la gauche et aggrave encore cette situation, où la CDU devient toujours plus dépendante de coalitions avec les socialistes, comme c’est le cas actuellement au niveau fédéral, ce qui fait encore plus fuir ses électeurs et ainsi de suite. En attendant, les problèmes non réglés s’accumulent.

Face à cette situation, certains cadres de la CDU et nombre de ses électeurs se montrent de plus en plus en désaccord avec la ligne « centre-gauche » de la Chancelière.[14] De rares élus CDU préconisent même un rapprochement avec l’AfD, parti complexe avec une aile moins dure que la direction actuelle, et donc susceptible d’évolution, pensent certains.[15] Même s’il ne faut pas se faire d’illusions : le parti apparaît uni, quelles que soient les divergences tactiques, derrière une vision révisionniste de l’histoire allemande contemporaine, qui rejette la thèse de la responsabilité unique de l’Allemagne en 1939[16]. Or c’est une question politico-culturelle centrale, et non périphérique, dans l’histoire de la RFA. Et qui donc remet en cause le contrat social allemand actuel. Et ce rejet va en fait bien au-delà des électeurs de l’AfD, d’ailleurs. « Getrennt marschieren, vereint schlagen » (« marcher séparément, frapper ensemble », selon la formule de Moltke), a dit un dirigeant du Parti pour qualifier cette stratégie consistant à préparer une alliance des droites.

Pour le moment, les voix qui appellent à collaborer avec l’AfD restent isolées. Mais si la récession qui commence à se manifester en RFA devait perdurer (baisse de 5,3 % de la production industrielle d’octobre 2018 à octobre 2019)[17], tandis que les taux d’intérêt négatifs se mettraient à éroder les revenus et l’épargne des classes moyennes, cela conduirait probablement à des gains électoraux pour l’AfD. Et si celle-ci devenait plus présentable, cela pourrait rendre cette option d’une alliance des droites, actuellement exclue, plus plausible. Or c’est ce que propose formellement la nouvelle direction du parti, élue fin novembre, avec un député au Landtag de Saxe, Tino Chrupalla, dont à mon avis on entendra parler. Notons au passage que l’AfD disposerait le cas échéant du réservoir d’expertise nécessaire pour participer au pouvoir : ce n’est pas seulement un parti protestataire etelle compte dans ses rangs nombre d’économistes et de juristes.

En outre, les élections en Thuringe fin octobre 2019 ont encore modifié la situation. Le Land était gouverné depuis 2014 par une coalition SPD-Linke-Verts (après une quasi-hégémonie de la CDU), coalition qui servait de laboratoire pour une éventuelle coalition nationale. Or les élections ont mis Linke en tête, avec 29 sièges, l’AfD en second avec 22 sièges, puis la CDU avec 21, suivie de la SPD (8), des Verts (5) et des Libéraux (5). La coalition précédente n’a plus de majorité. Mais l’actuel ministre-président Ramelow (Linke) pourrait constituer un gouvernement minoritaire, qui serait toléré par la CDU. En effet, celle-ci, en Thuringe, a beaucoup évolué, et, même si elle exclut une coalition avec Linke, elle a considérablement réduit son opposition de principe à ce parti. Ainsi Linke, après avoir brisé le tabou que lui opposait la SPD, est en train d’éroder celui que lui opposait la CDU.[18] C’était inimaginable il y a encore quelques mois, Linke étant l’héritier du SED est-allemand. Ceci s’explique en particulier par l’histoire très complexe des mouvements d’opposition sous la RDA, par l’histoire particulière de la Thuringe (on notera que Ramelow est en fait un catholique venu de l’Ouest, dans ce land bastion du protestantisme !), mais cela correspond aussi à la situation tout à fait nouvelle et plus difficile, à l’intérieur et à l’extérieur, où se trouve la RFA, après la « success story » de 1989-2015.

On comprend bien, devant ce laboratoire politique bouillonnant, et avec la multiplication des partis, qu’il est très difficile de prédire le résultat des prochaines élections fédérales, dans deux ans au plus tard, voire avant. D’autant que beaucoup dépendra de l’évolution économique (l’industrie allemande a reculé de 4,5 % en un an) et financière (conséquences des taux négatifs sur les revenus de l’épargne et les plans de pension). On sent néanmoins que des forces sont à l’œuvre pour réintégrer dans le jeu l’extrême gauche. Quant à l’extrême droite, on n’en est pas là, mais cela ne peut plus être absolument exclu. Du coup, des coalitions majoritaires et davantage profilées que la grande coalition actuelle redeviennent possibles. On sortirait du consensus centriste mou de l’ère Merkel. En revanche, il est probable que les Verts seraient présents dans la plupart des majorités possibles : rouge-rouge (SPD et Linke), SPD-CDU, CDU-Libéraux.

Le retour à une ligne de partage droite-gauche tranchée diminuerait peut-être les tendances à la radicalisation aux deux extrêmes que l’on a toujours constatée dans les périodes de grande coalition. Mais on ne peut pas exclure que l’une ou l’autre des alliances envisageables (CDU-Verts-Libéraux, ou SPD-Linke-Verts) ne soit quand même beaucoup plus idéologiquement marquée que le consensus centriste actuel.

Le système électoral allemand fait qu’il est difficile d’aller plus loin dans la prévision. Quels sont les candidats à la chancellerie les plus probables actuellement ? Pour la CDU, la démission d’Annegret Kramp-Karrenbauer, à la suite de la crise en Thuringe, accroît le suspense. Mais le chef de la CDU, Markus Söder, a fait une considérable impression[19]. Sera-t-il candidat CDU-CSU en 2021 ? Il n’y a qu’un précédent, Franz-Josef Strauss en 1980, mais ce fut un échec : les Allemands du Nord ne votent pas volontiers pour un Bavarois[20] ! Mais enfin, de ce côté-là, on commence à y voir plus clair.

C’est moins net chez les socialistes, en pleine bagarre encore tout récemment pour l’élection de la nouvelle direction, au congrès de fin novembre 2019. Notons cependant que le ministre des Finances, Olaf Scholz, s’affirmait : il venait d’imposer à la CDU un accord généreux sur la retraite minimum, qui améliorait son standing à la gauche de la SPD, qui souhaiterait mettre un terme rapide à la grande coalition. En même temps, il venait de proposer de relancer l’Union bancaire au sein de la zone euro, bloquée par Berlin depuis des années, avec un projet complexe de résolution des faillites, visant en fait à limiter les conséquences d’une faillite bancaire dans un pays membre sur l’ensemble du système bancaire[21]. On notera qu’il vient de renflouer pour 3,6 milliards d’euros une Landesbank (le secteur le plus fragile pour ne pas dire pourri du système financier allemand) avec de l’argent des contribuables allemands, ce qui n’est pas conforme aux nouvelles règles européennes en la matière. Mais le principe luthérien, Pecca fortiter sed crede fortius, s’applique très bien au domaine de la politique… Ceci dit, que les déposants français ne voient pas dans ce projet une garantie pour leurs dépôts : à mon avis, c’est plutôt le contraire.

Olaf Scholz me paraît devenir « Kanzlerisable », même s’il n’est pas aimé de la très influente aile Juso (les Jeunes socialistes). Mais patatras ! Les militants viennent de choisir une autre équipe pour diriger le parti ; ils se situent à l’opposé et souhaitent mettre un terme rapide à la grande coalition, si elle ne change pas de ligne. Cependant, le congrès de la SPD, fin novembre, est resté sur une ligne relativement plus prudente : on ne quittera pas forcément la coalition, mais on fera pression sur la CDU pour que le gouvernement évolue plus à gauche (revenir sur les réformes Schröder, remettre en cause la règle constitutionnelle des budgets en équilibre, hausse de 30 % de l’équivalent allemand du SMIC). Sauf accident, pas exclu, la Groko se traînerait finalement jusqu’en 2021, incapable de prendre de vraies décisions et pour le plus grand bénéfice des partis extrêmes.

En ce qui concerne les Verts, leur jeune leader, Robert Habeck, marque incontestablement des points, et sur le plan électoral, et sur le plan international, en particulier avec le président Macron, qui apprécie son réalisme, son souhait de développer l’Union européenne et sa disposition à alléger les contraintes financières et monétaires de l’Union en vue de permettre des investissements majeurs dans les nouvelles énergies et les nouvelles technologies[22]. Incontournable pour former une coalition, il l’est déjà à peu près. Mais chancelier, à la tête d’un gouvernement dominé par les Verts ? J’en doute, car le parti est loin d’être tout entier sur sa ligne réaliste, et les expériences récentes en Autriche et en Suisse (il est toujours utile de considérer l’univers germanophone comme un ensemble) m’amènent à penser que les électeurs ne sont pas prêts (ou pas encore) à confier aux Verts le mandat suprême. Ce qui poserait à la France bien des problèmes, contrairement aux espoirs nourris ici.

Quant aux orientations à long terme possibles, la gamme s’ouvre bien plus largement qu’il y a quelques années, entre des modèles libéraux affirmés ou socialistes durs, avec des pourcentages d’écologie difficiles à prévoir aujourd’hui. Mais dans certaines hypothèses, l’Allemagne que nous avons épousée en 1992, bien élevée et richement dotée, pourrait nous surprendre…

 

Les problèmes structurels

 

Ceci dit, les problèmes structurels, considérables, vont encadrer les recompositions possibles et pousser à la recherche d’un minimum de consensus, quelle que soit la coalition au pouvoir. Sachant que cette notion de consensus n’est pas un simple « truc » politicien pour sortir d’une impasse au Parlement mais profondément intériorisée dans la culture politique et la pratique sociale et même juridique.

  • La célébration de 1989 a fait prendre conscience du fait qu’il existe toujours une frontière invisible entre les deux Allemagne. Malgré le fait que les énormes efforts consentis depuis ont fait que le degré d’équipement, le niveau technique, le niveau de chômage et de salaire entre les deux parties de l’Allemagne se sont considérablement rapprochés (il y a à mon avis moins de différences régionales de ce point de vue en Allemagne qu’en France), malgré, certes, des déficits démographiques et des zones en voie de désertification.

Mais tous les observateurs constatent qu’il existe toujours une grave barrière psychologique, un sentiment de discrimination chez beaucoup d’Allemands de l’Est. On peut tenter de l’expliquer : par exemple, il y a très peu de responsables de haut niveau originaires des Länder de l’Est dans les administrations ou les organisations publiques comme les universités (pas un seul président d’université, par exemple). Dans ces domaines, ce qui a dominé après 1989 ce fut l’épuration, pas l’amalgame, plus même qu’en France à certaines périodes de nos luttes civiles – ou qu’en Allemagne de l’Ouest après 1945…

En outre, il faut admettre que les Allemands ont vécu de 1933 à 1989 dans des systèmes idéologiquement différents mais en fait très proches par leurs pratiques sociales et par l’encadrement total des individus. Là, le vrai changement fut 1989, pas 1945. Et après cinquante-six ans, il n’est pas étonnant que le changement n’ait pas été facile pour tout le monde[23].

  • À cela s’ajoute le fait que l’évolution fiscale de l’Allemagne depuis le début des années 2000 a favorisé les industriels tournés vers l’exportation, qui déjà bénéficient de la mondialisation : le taux de prélèvement de l’impôt sur le revenu des patrons du Mittelstand a baissé, alors que celui des classes moyennes salariées a considérablement augmenté et est actuellement le plus élevé d’Europe. L’équilibre budgétaire (le Schwarze Null) a été largement atteint à leurs dépens[24].
  • Les autres problèmes sont ceux de toute l’Europe (population vieillissante, couverture sociale, etc.) mais parfois particulièrement aigus dans ce qui est resté un pays profondément industriel, dépendant de ses exportations, essentiellement de véhicules et de machines : or on passe à un nouveau modèle technique, industriel, énergétique ; quand 25 % des exportations industrielles sont représentées par l’industrie automobile, on peut comprendre cette obsession. La défense du Standort Deutschland (le lieu de production Allemagne) sera prioritaire et formera la base de tout consensus. Même les Verts, au niveau national, l’admettent désormais.
  • Étroitement liée à la précédente, la question du nouveau modèle commercial, alors que la politique des délocalisations maîtrisées des sociétés allemandes depuis les années 1990 (délocalisant le bas de gamme mais gardant en Allemagne la recherche-développement et le haut de gamme) montre ses limites, car même les parties nobles des chaînes de production se trouvent de plus fortement concurrencées, et alors que les guerres tarifaires en cours menacent les exportations allemandes. Avec une note particulière pour l’Europe médiane (Pologne, Tchéquie, Slovaquie) dont l’industrie et le rattrapage économique dépendent fortement de leurs étroites relations avec la RFA [25]. Étroitement liée également, la question du nouveau modèle énergétique, celui adopté par Madame Merkel en 2014 étant loin d’avoir réussi (énergie chère, avec beaucoup de centrales au lignite et 80 % de recul de mises en service d’éoliennes cette année)[26]. Là aussi les Verts allemands évoluent : ils sont toujours hostiles aux énergies fossiles mais ils admettent que l’on ne peut pas se passer d’énergie. Les incertitudes techniques ne permettront pas de parvenir rapidement à un nouveau consensus mais la décroissance idéologique ne sera pas une option[27].
  • Consensus également sur la question des infrastructures, anciennes à renouveler ou nouvelles à développer (5G, etc.). Les budgets augmentent de façon drastique. En cas de coalition SPD-Linke-Verts, ils augmenteraient encore plus. Notons ici que c’est le seul levier permettant d’espérer une application plus souple des règles de convergence…
  • Consensus discret aussi sur les migrants : on n’est plus en 2015, les boulons ont été considérablement resserrés, les demandes d’asile sont traitées assez rapidement, les déboutés sont fermement invités à aller voir ailleurs (et on ne les reprendra pas en fait, malgré les règles de Schengen sur le pays d’entrée). Quant à ceux qui sont acceptés, ils sont mis au travail : un tiers des migrants de 2015 sont désormais engagés dans un travail légal. La formation des travailleurs étrangers, y compris pour la langue, s’appuie sur le système de formation à l’emploi, depuis toujours très développé en Allemagne.

 

La politique extérieure : incertitudes et nouvelles tendances

 

Bien entendu, ces problèmes structurels retentissent aussi sur la politique extérieure. Celle-ci connaît les mêmes incertitudes et le même état de surfusion que la politique intérieure, et le processus de décision est évidemment ralenti et alourdi. Néanmoins, on peut entrevoir là aussi les linéaments d’un nouveau consensus en gestation, même si celui-ci ne peut être que lent et difficile.

Bien sûr, il y a débat. Plusieurs options sont envisagées, qui se résument en deux grandes tendances. Première tendance : un repli sur l’Europe ou plus exactement sur l’Eurasie, avec ses sources d’énergie et ses marchés essentiels pour l’Allemagne. C’est certainement une tentation, qui chez certains peut aller très loin, comme le montre un article d’un historien et essayiste connu, Gregor Schöllgen, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 11 août 2019 : « L’OTAN et l’Union européenne ne sont plus nécessaires ». Cette volonté de reprendre sa liberté ne s’exprime pas souvent publiquement, même si elle séduit en fait plus de monde qu’on ne le penserait, mais la tendance au repli sur l’Eurasie est plus fréquente et apparaît par exemple chez le ministre des Affaires étrangères, Heiko Maas. Les milieux de l’économie, poussés par le mercantilisme, et les milieux anti-libéraux de tout bord pourraient s’y retrouver.

Mais dans ce schéma, la RFA apparaîtrait comme le leader quasi- hégémonique de l’Union européenne. Or les Allemands sont très conscients de la crainte qu’ils suscitent souvent chez leurs voisins : un livre à succès récent s’intitule Qui a peur de l’Allemagne ? (Andreas Rödder, Wer hat Angst vor Deutschlanbd? Geschichte eines europäischen Problems[28]). Il leur faut donc un partenaire au moins, pour ne pas apparaître dominants. Cela ne peut plus être le Royaume-Uni, cela ne peut être que la France. Mais notre état économique et financier difficile, couplé à nos prétentions en matière internationale, posent à Berlin une série de problèmes considérables.

Ce qui paraît se dégager plutôt en ce moment, c’est la recherche d’une série de sous-équilibres permettant de concilier les différentes orientations et directions de la politique extérieure allemande, tout en facilitant le rétablissement d’un minimum de consensus à l’intérieur. C’est sans doute ce qu’encourage l’« État profond », qui existe pour la politique extérieure et qui regroupe les grandes fondations et l’Auswärtiges Amt, dépositaire de la tradition bismarckienne, toujours vivante[29]. Des majorités différentes peuvent accéder au pouvoir, elles ne s’écartent guère en fait de la « ligne générale» résultant du consensus, ou tout au moins de l’orientation majoritaire élaborée dans ces milieux.

Avec la Russie, c’est très net : la RFA soutient l’Ukraine et les pays scandinaves qui se sentent menacés par Moscou, mais parallèlement ne renonce pas, malgré la fureur de Washington, à la construction du nouveau gazoduc North Stream 2, dont les pays d’Europe orientale et l’Ukraine souhaiteraient l’arrêt, car il permettrait à la Russie de les contourner s’ils souhaitaient sanctionner Moscou en stoppant ses livraisons de gaz à l’Europe occidentale. Or ce projet est essentiel pour la RFA, engluée dans sa difficile sortie du nucléaire.

Avec la Chine, le gouvernement et l’industrie veillent jalousement sur les exportations vers la Chine, mais en même temps ils préparent une législation pour pouvoir éviter la prise de contrôle par les sociétés chinoises de sociétés de haute technologie (à l’instar du fabricant de machines à commande numérique Kuka récemment[30]). Tandis que la chancelière et le Bundestag s’opposent cependant sur la question de Huawei pour la 5G.

En ce qui concerne les États-Unis, la politique du président Trump fait l’objet de vigoureuses critiques. Cependant, la politique allemande envers les États-Unis est sans doute plus complexe qu’on ne le croit souvent. On en a eu la preuve tout récemment avec la sèche réplique de la chancelière au président Macron : celui-ci a déclaré à l’Economist que l’Europe courait de grands risques et devait prendre son destin en mains, car « l’OTAN est en état de mort cérébral ».[31] Angela Merkel a répliqué que la « relation transatlantique n’était pas négociable » pour l’Allemagne, même si l’Europe devait certainement prendre davantage en mains son destin[32]

Mais Maas a fait des propositions : injecter dans l’OTAN des « cellules fraîches » (pour conjurer la mort cérébrale ?) et demander à une commission des sages de définir de nouvelles orientations politiques et militaires pour l’OTAN. Une parlotte, dira-t-on ? Il y a eu cependant des précédents (1952, 1956). Et de toute façon, je conseillerais là d’accepter : on n’obtiendra pas mieux…

On assiste également à un recentrage au Moyen-Orient : l’ère Merkel se distinguait par un soutien inconditionnel à Israël[33]. Désormais, ce n’est plus le cas : Berlin vote en faveur de la plupart des résolutions de l’ONU condamnant Israël pour sa politique envers les Palestiniens[34]. Et l’Allemagne est très active dans la mise en place par les Européens de dispositifs tendant à atténuer les sanctions américaines contre l’Iran et tentant de sauver l’accord nucléaire de 2015, dénoncé par Donald Trump.

Avec la Grande-Bretagne, Madame Merkel avait été à propos du Brexit sur la même position dure que Paris ou la Commission de Bruxelles (où l’influence allemande est d’ailleurs prédominante). Mais à partir du printemps 2019, la RFA, sans doute sous la pression de ses industriels, a cherché plutôt des accommodements, pour éviter un Brexit dur et a laissé Paris se mettre en avant dans l’affirmation d’une position peu accommodante envers Londres[35].

Avec l’Union européenne, même rééquilibrage. Certes, on y est très influent, et de toute façon, depuis la mise en place des traités de Maastricht et de Lisbonne, le leadership allemand dans l’Union européenne est structurel ; mais on prend le plus grand soin, beaucoup plus que dans les années 1990-2010 en gros, pour associer le plus possible tous les membres, et pas seulement la France, d’où les limites du traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, conclu en janvier dernier[36]. Par exemple, pour l’« initiative européenne d’intervention », là où Paris voyait un noyau dur à base franco-allemande, Berlin a suscité un accord beaucoup plus large. Et Berlin se rapproche des pays du « groupe de Visegrad » en Europe centrale, après les graves oppositions suscitées par la crise des migrants[37]. Cette réorientation est facilitée par le fait que l’Allemagne pourrait finir par accepter chez ses partenaires européens de plus hauts niveaux de déficits et de stimulations fiscales[38]. Cela atténuerait sa réputation de Mère fouettarde qui a beaucoup nui à son image depuis 2008. Mais cela ne signifierait pas que l’on accepte une solidarité budgétaire et financière accrues…

Notons cependant deux domaines à suivre : le budget européen 2021-2027 et la question des normes. Là, les Allemands sont très présents à Bruxelles. Une réduction du financement de la PAC ? Des normes augmentant encore les difficultés du nucléaire français ? Ou de notre agriculture ? Ou de notre industrie automobile ?

Enfin, il faut constater une évolution essentielle, qui paraît faire consensus, même si on ne l’évoque guère publiquement : l’enthousiasme fédéral des années 1990 a disparu. Le rapport Lamers-Schäuble de 1994 qui allait dans ce sens ne serait plus concevable aujourd’hui. On constate que les États n’ont pas disparu. La coopération européenne dans les domaines régaliens sera donc une coopération entre États, même si Berlin souhaite que davantage de décisions, en matière financière ou de politique extérieure en particulier, soient prises à la majorité et non plus à l’unanimité[39]. Cela rejoint les vues françaises constantes, mais le gaullisme est-il à nos yeux un article d’exportation ?

Certes, l’entrée probable des Verts au gouvernement pourra entraîner une nouvelle appétence d’intégration européenne. Mais nos intérêts agricoles, énergétiques et militaires n’y trouveraient pas forcément leur compte.

 

Une évolution dans le domaine militaire ?

 

On retrouve cependant une limite à l’aggiornamento allemand : le peu d’appétence pour les expéditions militaires. Alors que depuis l’engagement de la RFA en ex-Yougoslavie en 1994, une participation allemande à des opérations extérieures était devenue admissible[40], et malgré une période toute récente où l’on ne souhaitait pas être marginalisé par le triangle Washington-Londres-Paris en pleine refondation militaire et où l’on restructurait les forces armées de façon à pouvoir participer puissamment à des opérations en Europe (deux divisions blindées constituées à cet effet) et hors d’Europe (une division d’intervention rapide)[41], depuis 2011 Berlin se montre très en arrière de la main, tandis que la mauvaise gestion du ministère de la Défense (le Bendlerblock) par Madame von der Leyen a fortement réduit les capacités opérationnelles de la Bundeswehr, à cause du très faible taux de disponibilité des matériels.

Cependant, les choses pourraient évoluer : dans un discours-programme prononcé le 7 novembre 2019 à l’université de la Bundeswehr de Munich, la ministre de la Défense, Madame Kramp-Karrenbauer, a appelé à un renforcement de l’engagement militaire de la RFA « avec tout le spectre des moyens militaires nécessaires » et à une restructuration du processus de décision allemand dans ce domaine, de la création d’un conseil fédéral de sécurité réunissant tous les ministères concernés à une accélération des procédures du Bundestag pour approuver des engagements extérieurs[42].

Certes, le ministre des Finances se fait tirer l’oreille pour rejoindre les fameux 2 % du budget et la Bundeswehr est actuellement en crise. Néanmoins, la fréquentation des spécialistes, des institutions stratégiques, des milieux militaires, des officiers français détachés dans les états-majors des unités multinationales (soigneusement organisées par Berlin) font apparaître une claire conception de la défense de l’ensemble européen, de la Baltique à la Méditerranée. Mais il faut réconcilier les deux axes stratégiques pour l’Europe, vers l’Est et vers le Sud. À nous d’y contribuer, mais, je vais y revenir, depuis peu la conjoncture est plus favorable.

Pour les armements ou pour les opérations classiques, la collaboration franco-allemande se développe. Le traité d’Aix-la-Chapelle comporte même un article prévoyant une assistance militaire en cas d’attaque contre le territoire du partenaire.

Cependant, la proposition capitale faite par Emmanuel Macron lors de sa campagne de 2017, celle de créer un état-major européen opérationnel, donc disposant de tous ses moyens de commandement et d’une doctrine opérationnelle, ce qui serait décisif pour la PESD, a été rejetée ab ovo par Berlin.

Et il faut bien comprendre que le nucléaire français ne sera pas un atout mais un embarras pour notre politique envers Berlin même si régulièrement la question d’une garantie nucléaire française à la RFA est posée par les publicistes :

  • La RFA a pris position pour l’élimination à terme des armes nucléaires sur le territoire européen.
  • La nouvelle génération (5e) d’avions de combat (Next Generation Fighter), avec des drones en « essaims » (Système de combat aérien futur) pour 2040, est lancée. Pour le moment, on a conclu avec la RFA un programme d’étude du concept pour deux ans. Mais ce projet, à long terme et très coûteux, n’est voté par le Bundestag que pour des périodes de six mois renouvelables. Et il est en fait en rivalité avec le F-35 américain…[43]
  • Or ce programme devra emporter des armes nucléaires pour les exemplaires destinés à notre Armée de l’air : cela va à mon avis compliquer les choses avec le Bundestag.
  • Le mieux est donc sans doute de parler le moins possible du nucléaire.

 

Le principal problème : le juridisme et le moralisme de la politique extérieure allemande

 

Outre ces différents freins, il existe un problème crucial : la RFA est un État de droit, et même un État des juges, beaucoup plus profondément que la France de la Ve République. Le tribunal constitutionnel de Karlsruhe peut, dans certaines circonstances, être amené à trancher des questions de politique étrangère. Et l’incident récent du refus de Berlin d’autoriser la vente par la Grande-Bretagne d’avions Tornado, qui comprennent des éléments fabriqués en Allemagne, à l’Arabie saoudite, montre que les coopérations en matière d’armements ne sont pas sans problème[44].

La France se trouve là devant une contradiction fondamentale : sa politique d’armements et son modèle militaire « expéditionnaire » bénéficient d’une coopération privilégiée avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. Mais sa conception de l’Europe et sa politique extérieure en général supposent une étroite coopération avec Berlin. Il est impossible de prévoir aujourd’hui comment cette contradiction sera résolue. L’abandon du modèle expéditionnaire, de plus en plus discuté en France[45], et la réduction de nos ambitions en matière d’armements nucléaires en raison de nos problèmes budgétaires, l’atténueraient évidemment… Cependant, il est clair que tout nous pousse, comme le fait d’ailleurs le président de la République, à parler de coopération européenne en matière de Défense en dehors du pilier « communautaire » de l’Union européenne, pour tomber le moins possible dans la zone de compétence de la Cour européenne de justice. Cela, la RFA désormais l’accepte.

 

Le difficile rapport franco-allemand

 

Néanmoins, il se dégage de ces différents constats, et malgré les ambiguïtés, controverses et hésitations, une tendance d’ensemble : la RFA veut jouer un rôle international plus actif, dans un cadre européen qu’elle compte bien impulser et dans une Alliance atlantique où elle veut se faire entendre. Depuis le milieu des années 2010, l’évolution est frappante. Mais cela ne plaît pas toujours forcément à Paris et depuis quelques mois, les couacs entre Paris et Berlin se sont multipliés. On a vu celui qui concerne l’OTAN, rappelons que la décision d’Emmanuel Macron de bloquer l’accession à l’Union européenne de l’Albanie et de la Macédoine du Nord a elle aussi provoqué une vive réaction de Berlin. On pourrait en dire autant de la main tendue par Paris à la Russie[46].

En fait, ce sont pratiquement toutes les initiatives françaises depuis 2017, en matière financière ou stratégique, qui ont été rejetées net par Berlin, ou fortement affaiblies.

Par ailleurs, le traité d’Aix-la-Chapelle de janvier dernier a été assez mal reçu en France, de façon déraisonnable et par manque de compréhension des réalités[47].

Ceci dit, il faut percevoir les messages et les signaux faibles. Prenons l’exemple de la tribune très « européenne » publiée par le président Emmanuel Macron le 4 mars dernier : elle n’a pas été bien reçue en RFA. Madame Kramp-Karrenbauer et le ministre des Finances Olaf Scholz, en particulier, ont réagi en suggérant que la France partage son siège au Conseil de sécurité de l’ONU ou y renonce au profit de l’Union européenne. Mais en fait il s’agissait et il s’agit surtout à mon avis de mettre Emmanuel Macron et les Français en général en face de leurs contradictions : vous voulez une union financière et bancaire, vous affichez la volonté d’une politique extérieure européenne ambitieuse, mais vous n’êtes pas prêts à renoncer à votre statut de vainqueur en 1945.

Bien sûr, un jour une éventuelle fédération européenne aurait un siège au Conseil de sécurité. Pour le moment, et dans son interview Madame Kramp-Karrenbauer le souligne elle-même à différentes reprises, l’Union reste constituée d’États souverains. En ce qui concerne l’ONU, il faudra d’abord faire vivre les dispositions du Traité d’Aix-la-Chapelle, qui prévoient une coopération franco-allemande à l’ONU et la promotion autant que possible de positions communes à l’ensemble des membres de l’Union. La France annonce en outre qu’elle soutient la demande allemande d’un siège permanent, dans le cadre de la réforme du Conseil, enlisée d’ailleurs depuis des années.

L’essentiel est qu’après avoir pensé, de 1990 à 2015 environ, pouvoir relancer l’Europe en calmant les inquiétudes latentes grâce à une collaboration franco-allemande accentuée, Berlin a désormais une vision beaucoup plus multilatérale de l’Union européenne.

En même temps, les principaux acteurs à Berlin n’hésitent plus à affirmer la nécessité d’une politique européenne autonome et agissante dans le monde, avec une vigueur que l’on sous-estime ici. Tous les « papabile » en RFA, de la CDU aux socialistes, disent en fait la même chose. L’abstinence géopolitique est en train de prendre fin, ce qui ne veut pas dire que l’on entérine toutes nos positions.

Par exemple en Afrique. L’Allemagne, qui estime que notre politique interventionniste ne réussit pas et qui s’inquiète de la pénétration chinoise, y est beaucoup plus active, comme en témoigne un récent sommet germano-africain, ainsi que la multiplication des programmes de recherche de toute nature sur ce continent[48]. Bien sûr, cet intérêt nouveau peut être utile à la France, face à la présence croissante de la Chine en Afrique, mais là aussi, il y a des épines dans les roses : « Concrètement, a dit Madame Kramp-Karrenbauer, un tel partenariat peut aussi signifier que l’ouverture de notre marché aux produits agricoles africains et la baisse des réglementations et des subventions dans ce domaine ne doivent plus être des sujets tabous ».

En clair, la remise en cause de la PAC, qui sera de toute façon compromise par le départ de la Grande-Bretagne. Cependant, retenons aussi que l’on perçoit dans ces réflexions une claire vision géopolitique, celle d’une Europe qui s’affirme autrement que dans le cadre de l’atlantisme ou du mondialisme. Et l’Allemagne comprend que notre engagement en Afrique n’est pas un avatar de la Françafrique, mais une nécessité économique et de sécurité pour l’ensemble de l’Europe. Là aussi, une réelle coopération pourrait prendre forme.

 

L’intérêt français

 

Il s’agit pour la RFA d’utiliser tous ses atouts pour le retour à une politique certes toujours prudente mais plus équilibrée, centrée tout de même sur Berlin, mais avec une perception affinée des intérêts allemands à long terme en Europe et dans le monde, perception incluant toujours la volonté de coopérer avec ses partenaires mais pas à n’importe quelles conditions. Nous devons le comprendre et en tenir compte, car beaucoup d’aspects de ce programme en cours de formulation sont raisonnables et en le comprenant mieux, nous serons mieux à même de tenter de le réorienter le cas échéant. Les chimistes vous diront que dans les corps en surfusion, une intervention prudente mais judicieuse peut conduire à de grands résultats. C’est le moment.

Car des pistes de rapprochement s’ouvrent.

En ce qui concerne l’Union européenne, sans rechercher un « Big Bang » institutionnel, pour lequel il n’y aurait pas de majorité, ni chez les dirigeants, ni dans les opinions publiques, deux voies s’ouvrent depuis peu : la RFA et les pays du Nord, s’ils restent hostiles à la mutualisation des dettes et de plus en plus méfiants à l’égard de la politique de facilité monétaire de la BCE, commencent à admettre que l’absence de déficit budgétaire ne peut être un dogme absolu, quand il s’agit de financer des investissements indispensables[49]. Même si l’assouplissement des critères de convergence de Maastricht est loin d’être acquis[50] ! Retenons cependant que la RFA s’en tient pour sa part au strict équilibre budgétaire, gravé dans le marbre de sa constitution : nous avons en Allemagne deux discussions différentes, celle qui concerne l’équilibre budgétaire pour la RFA et le critère de 3 % pour la zone euro et son application ; des possibilités d’assouplissement existent donc à mon avis, au moins dans l’application des critères de convergence par les partenaires.

Mais il faut comprendre que les Allemands, éclairés par l’histoire de la Ve République et de ses arrière-pensées qu’ils connaissent fort bien, savent très bien décrypter notre cortex politico-militaire. Ils comprennent ainsi que, s’il est vrai que l’encéphalogramme de l’OTAN n’est pas brillant, proclamer à Paris sa mort cérébrale signifie en fait que la France, forte de son savoir-faire militaire et de sa panoplie, y compris en matière nucléaire, compte bien prendre la tête de la personnalité européenne de sécurité et de défense. Or, de ça il ne peut être question pour Berlin[51].

De façon générale, des propositions concrètes reposant sur une analyse concrète des situations concrètes seront mieux acceptées à Berlin que de grands discours européens généraux, accueillis en général avec scepticisme, voire avec méfiance.

Par ailleurs, Berlin a fait des propositions de discussion pour l’OTAN et aussi les Balkans, moins claironnantes que nos prises de position récentes, mais qui ouvrent une voie de discussion pour améliorer les politiques de l’Union.

Il me semble pour conclure que l’orientation allemande qui commence à se dégager est encore la plus favorable possible pour la France. L’Allemagne n’est plus en 1949 ni même en 1990 et désormais elle ne renoncera pas à sa place au centre du centre de l’Europe. Elle s’affirme. Mais on peut penser que, malgré le glissement des plaques tectoniques engendré par le Brexit et l’évolution de la politique américaine, elle reste également occidentale et ne retourne pas à une conception purement continentale, qui l’amènerait à devenir de plus en plus dépendante de la Russie et de la Chine[52]. Seulement, on aura compris qu’il ne s’agit pas là d’une certitude absolue : d’autres scénarios sont possibles. C’est tout notre intérêt, et cela devrait être notre ligne générale, que d’encourager le bon !

 

 

[1] Georges-Henri Soutou est historien contemporanéisten soécialiste des raltions internationales, professeur émérite de l’université Paris-Sorbonne et membre de l’Académie des sciences morales et politiques qu’il a présidée en 2019.

[1]Étude très intéressante sur l’évolution séculaire de la social-démocratie : « Die neuen Konservativen », Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ), 8 décembre 2019.

[2] Comme le montre par exemple l’affaire de la restitution de ses propriétés à la famille Hohenzollern, discutée très sérieusement avec le gouvernement de Berlin, en fonction d’un ensemble complexe de lois remontant à la République de Weimar et à la réunification, par lesquelles ont été réglées la division des patrimoines des familles ayant régné sur l’Allemagne entre l’État et les princes, et après 1990 la restitution des biens confisqués ou nationalisés après 1945 par les Soviétiques ou la RDA ; Foreign Policy, 22 novembre 2019. Certains historiens et journalistes sont indignés : la Maison Hohenzollern leur intente des procès. D’autres sont plus nuancés, et en appellent à une image plus constructive de la Prusse (Neue Zürcher Zeitung, 11 décembre 2019).

[3] Georges-Henri Soutou, « L’Allemagne entre « grand espace économique européen » et Weltmacht » dans Les puissances mondiales sont-elles condamnées au déclin ?, sous la direction de Georges-Henri Soutou, Paris, Hermann, 2013.

[4] Georges-Henri Soutou, L’Alliance incertaine. Les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Fayard, 1996.

  • [5] On consultera Helga Haftendorn, Deutsche Aussenpolitik zwischen Selbstbeschränkung und Selbstbehauptung, Stuttgart, DVA, 2001 et Christian Hacke, Die Aussenpolitik der Bundesrepublik Deutschland, Francfort, Ullstein, 2003.

[6] René Lasserre, Hans Stark et Jörg Wolff (dir.)., Sortie de crise à l’allemande. Dynamisme économique et fragilité structurelle d’un modèle, Paris, IFRI, 2011.

[7] Hans-Peter Schwarz, Helmut Kohl. Eine politische Biographie. München, DVA, 2012.

[8] Georges-Henri Soutou, « La France, l’Allemagne et l’Europe-puissance : histoire et ambiguïtés d’un concept », dans La défense de l’Europe entre Alliance atlantique et Europe de la défense, sous la direction de Thierry de Montbrial et de Georges-Henri Soutou, Paris, Hermann, 2015.

[9] Robin Alexander, Die Getriebenen. Merkel und die Flüchtlingspolitik: Report aus dem Innern der Macht, Siedler, 2017.

[10] Thomas Bagger, « The World According to Germany: Reassessing 1989 », Washington Quaterly; hiver 2019.

[11] Gujer dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) du 15 février 2019.

[12] Ibid.

[13] FAZ 30 novembre 2019.

[14] Foreign Policy, 1er octobre 2018.

[15] NZZ du 22 juin 2019.

[16] NZZ du 26 novembre 2019.

[17] Financial Timekfurt du 7 décembre 2019.

[18] NZZ du 29 octobre, Frankfurter Allgemeine Zeitung du 3 novembre.

[19] FAZ 23 novembre, NZZ 25 novembre.

[20] Horst Möller, Franz Josef Strauß, Herrscher und Rebell, ¨Piper, 2015.

[21] Financial Times, 6, 7, 8, 12 et 20 novembre 2019.

[22] Foreign Policy, 8 novembre 2019.

[23] Bon dossier dans le Figaro du 9 novembre 2019 et dans NZZ du 31 août et du 2 novembre 2019.

[24] Voir une étude très intéressante de Heribert Dieter, dans la NZZ du 30 janvier 2020.

[25] Un exemple de l’industrie automobile dans NZZ du 11 novembre 2019.

[26] Financial Times du 18 novembre 2019.

[27] NZZ du 19 septembre 2019.

[28] Fischer 2018.

[29] Realpolitik für Europa. Bismarcks Weg, Ulrich Lappenküper et Karina Urbach (dir.), Schöningh, 2016 ; Ulrich M. Schmid, « Bismarck. Eine Karriere », NZZ du 20 janvier 2020 ; Georges-Henri Soutou, « Existe-t-il des traditions stratégiques ? L’exemple de la stratégie opérative allemande », dans Figures de la guerre, sous la direction de Jean Baechler, Paris, Hermann, 2019.

[30] Frankfurter Allgemeine Zeitung du 3 février 2019

[31] 9 novembre 2019.

[32] NZZ du 8 novembre 2019 ; Financial Times du 8 novembre.

[33] Discours prononcé le 9 septembre 2011 par Angela Merkel devant le Bergedorfer Gesprächskreis : Deutschland, Europa und Asien in einer neuen Weltordnung, Hambourg, Körber-Stiftung, Bergedorfer Gespraächskreis, 2012.

[34] NZZ du 7 février 2019.

[35] Financial Times du 14 mars 2019.

[36] Hans Stark, « Le traité d’Aix-la-Chapelle : promesse de convergence pour un couple divisé », Politique étrangère, hiver 2019.

[37] NZZ du 8 février 2019.

[38] Financial Times du 11 février 2019.

[39] Très intéressantes réflexions d’Andreas Rödder dans la FAZ du 23 septembre 2018.

[40] Georges-Henri Soutou, « La France, l’Allemagne et l’Europe-puissance : histoire et ambiguïtés d’un concept », dans La défense de l’Europe entre Alliance atlantique et Europe de la défense, sous la direction de Thierry de Montbrial et de Georges-Henri Soutou, Paris, Hermann, 2015.

[41] Anthony King, Command. The Twenty-First Century General, Cambridge UP, 2019, p. 36.

[42] NZZ du 8 novembre.

[43] Jean-Pascal Breton et Éva Portier, « Le système de combat aérien du futur (SCAF) : une politique européenne qui avance » dans L’Air et l’Espace enjeux de souveraineté et de liberté d’action de la France (Les Cahiers de la RDN, 2019).

[44] FAZ du 30 mars 2019.

[45] Jean Gaël Le Flem et Bertrand Oliva, Un sentiment d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations, Paris, Les Editions de l’Ecole de Guerre, 2018.

[46] NZZ du 19 novembre.

[47] Georges-Henri Soutou, « Aix-la-Chapelle : un traité réchauffé », Politique Magazine, février 2019.

[48] Interview d’Angela Merkel dans la Süddeutsche Zeitung, 15 mai 2019. Voir le Bulletin du DHIP (Institut historique allemand à Paris) de février 2019.

[49] Financial Times du 24 août 2019.

[50]FAZ du 10 novembre 2019.

[51] Très judicieuses réflexions de Gérard Araud dans son récent ouvrage, Passeport diplomatique. Quarante ans au Quai d’Orsay, Paris, Grasset, 2019.

[52] Que ce dernier danger existe bien est le point de vue de la très sérieuse Neue Zürcher Zeitung. Voir à ce sujet différents articles parus le 19 décembre 2019.

[1] Que ce dernier danger existe bien est le point de vue de la très sérieuse Neue Zürcher Zeitung. Voir à ce sujet différents articles parus le 19 décembre 2019.