Allocution de présentation du Général Henri Bentégeat
Par Georges-Henri Soutou,
Président de l’Académie des sciences morales et politiques
Mon général,
Vous êtes entré à Saint-Cyr en 1965 (promotion lieutenant-colonel Driant). Vous choisissez d’intégrer les troupes de Marine qui vous offraient seules la possibilité de ne pas passer votre vie « dans la glaise des camps et la tristesse sonore des casernes »[1]. C’est donc en Afrique que vous aurez vos premières affectations : au Sénégal, à Djibouti, puis au Tchad et en Centrafrique.
Entre temps, vous avez connu une affectation parisienne au service d’information et de relations publiques des armées (SIRPA), en tant qu’officier chargé des relations avec la presse. Vous profitez à la suite de deux années sabbatiques pour obtenir une licence d’histoire à Paris I et suivre le cursus deSciences Po dans la filière Politique économique et sociale. « J’en avais envie depuis très longtemps, et mes deux frères avaient fait Sciences Po ! ».
De 1988 à 1990, vous commandez le Régiment d’infanterie chars de Marine (RICM), ancien Régiment d’infanterie coloniale du Maroc, basé à Vannes.
On vous propose alors d’être attaché de défense adjoint à l’ambassade de France à Washington. Vous y vivez en direct la première Guerre du Golfe et les difficultés de projection de l’armée française, membre de la coalition. « J’ai découvert là-bas la complexité des relations entre le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères », dîtes-vous. « la pression qu’exerçait notre ambassadeur – remarquable du reste – Jacques Andréani, sur l’ensemble de ses collaborateurs, en particulier militaires, pour être informé de tout ce qu’y se passait, et la résistance des attachés de défense qui voulaient réserver une partie de leurs informations au ministre de la Défense et au chef d’état-major, à la fois pour des questions de confidentialité et dans la perspective de négociations ultérieures entre les deux ministères ».
Vous n’y passez finalement que deux ans sur les trois prévus car vous avez la possibilité alors de poursuivre votre formation à l’Institut des Hautes Études de la Défense nationale et au Centre des Hautes Études militaire. À votre sortie, après un passage comme directeur adjoint de la Délégation aux affaires stratégiques du ministère, on vous propose de remplacer le général Huchon comme adjoint du chef de l’état-major particulier de François Mitterrand. Vous y demeurez de 1993 à1996 et êtes alors promu général de brigade ; vous deviendrez général d’armée en 2001. En 1999, vous revenez à l’Élysée, mais dette fois comme chef de l’état-major particulier de Jacques Chirac. Vous demeurez à ce poste jusqu’en 2002, date à laquelle vous êtes nommé chef d’État-major des Armées. Enfin, de 2006 à 2009, vous présidez le Comité militaire de l’Union européenne.
Vous quittez le service actif en 2009. Vous avez depuis écrit deux ouvrages dont le second est paru au début de cette année :
- Aimer l’Armée : Une passion à partager, Paris, Dumesnil, 2011
- Chefs d’État en guerre, aux Éditions Perrin. Vous y dressez le portrait de 10 chefs d’État par temps de guerre, du milieu du XIXe siècle à nos jours, y compris, bien entendu, les deux que vous avez directement servi et vu agir : François Mitterrand et Jacques Chirac.
À cette carrière brillante, vous me permettrez d’ajouter une seule chose, qui tient à cœur à notre Compagnie, puisque vous avez accepté, à la demande de notre confrère le général Michel Forget, de siéger au jury du Prix Edmond Fréville – Pierre Messmer de notre Académie.
Votre vie si remplie vous a amené à connaître la réalité de la chose militaire de manière concrète et dans tous ses aspects, aussi bien organisationnel que dans ses relations avec la diplomatie et la politique. Vous avez pu mesurer la place prise par les opérations extérieures de l’armée française : on peut dénombrer 39 opérations au cours des 20 dernières années, dont 17 sous pavillon français, 6 sous celui de l’Union européenne, 12 sous celui de l’ONU et 4 sous celui de l’OTAN. Il est donc clair qu’il s’agit désormais d’une des missions principales de nos forces armées. Et, à ce titre, il est tout à fait légitime, de se poser la question de leur utilité au regard de l’intérêt national ainsi que celle de leur efficacité, ce qui pose la question des moyens disponibles, mais aussi de la définition des buts fixés.
En 1995, Pierre Messmer, alors Secrétaire perpétuel, consacrait aux « interventions militaires extérieures de la France » son discours annuel lors de la séance publique annuelle de notre Compagnie. Il citait pour conclure Charles de Gaulle qui écrivait avec clairvoyance dans Vers l’armée de métier (1934) : « Dans l’état présent du monde, la pente même de notre destin nous conduit à disposer d’un instrument d’intervention toujours prêt aux actions de secours. Alors seulement, nous aurons l’armée de notre politique ». Et Pierre Messmer de sous-entendre qu’il était indispensable alors de moderniser nos forces pour les rendre adéquates aux actions que nous entendions les voir mener.
Mon Général, qu’en est-il aujourd’hui, après les profondes réformes de nos forces armées, en particulier dans les années au vous étiez chef de l’état-major du Président de la République ? La France dispose-t-elle d’une armée qui lui permette de mener dans le monde l’action qu’elle souhaite ?
[1] « Entretien avec le général Henri Bentegeat », propos recueillis le 17 avril 2012 par Anne Dulphy et Christine Manigand, Centre d’histoire de Sciences Po, Histoire@Politique 2012/3 n° 18, p. 209-232. https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2012-3-page-209.htm
Efficacité et utilité des interventions militaires
par Général Henri Bentégeat
Ancien chef d’état-major des armées
Monsieur le Président,
Monsieur le Chancelier,
Monsieur le Chancelier Honoraire,
Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames et Messieurs,
L’histoire militaire de la Ve République s’écrit, pour l’essentiel, à l’extérieur du territoire national, dans les terres lointaines d’Afrique ou du Moyen-Orient et jusqu’aux confins hostiles de l’Asie du sud, sans ignorer, en Europe, la poudrière irréductible des Balkans. Si « la France s’est faite à coups d’épée », comme l’écrivait le général de Gaulle, elle n’a jamais renoncé à l’usage de ses armes pour assurer sa sécurité et protéger ses intérêts. En Europe, seul le Royaume-Uni peut se targuer du même volontarisme.
Depuis vingt-cinq ans, notre pays déploie en permanence sur des théâtres d’opérations extérieures de 7 000 à 15 000 hommes, 20 à 60 avions de combat, 10 à 20 bâtiments de la marine. Or, cet interventionnisme est aujourd’hui contesté, jugé risqué et coûteux pour des résultats incertains. Le bilan contrasté de nos engagements récents, de l’Afghanistan au Sahel, pose en effet la question de leur efficacité, voire de leur utilité.
Les raisons de cette mise en échec, au moins partielle, des interventions de la France et de ses partenaires occidentaux sont autant politiques que militaires, reflétant, dans le champ de la guerre, les évolutions et la complexité croissante de nos sociétés. Retrouver le chemin du succès exigera, n’en doutons pas, des sacrifices et une démarche stratégique renouvelée.
Une première explication : l’évolution du champ et de la nature de nos interventions
Une première clef de compréhension de nos difficultés actuelles se trouve dans l’évolution du champ et de la nature de nos interventions.
Longtemps, elles se sont limitées au « pré carré » de nos anciennes colonies africaines, la France répondant à l’appel de dirigeants s’estimant menacés. Une première rupture est intervenue avec l’extension inavouée de la notion de pré carré aux anciennes colonies belges, du Zaïre au Rwanda. À certains égards, nos engagements successifs au Liban relevaient de la même logique héritée de l’Histoire. Pour la première fois, nous portions le fer dans un environnement mal maîtrisé dont les facteurs de crise nous échappaient en partie.
La deuxième rupture, majeure, s’est produite après l’effondrement du Pacte de Varsovie, dans l’illusion respectable du « nouvel ordre mondial » prôné par George Bush en 1990. La réactivation du Conseil de sécurité des Nations unies ouvrait la voie à des actions de force conduites au nom de la communauté internationale au Koweït, en Somalie, puis dans les Balkans. Ces interventions, de par leur ampleur et dans un souci de légitimité internationale, ont été conduites en coalition. Notre autonomie de décision et d’action s’en est trouvée affectée quel qu’ait été le cadre choisi, Nations unies, OTAN, Union européenne ou regroupement de circonstance.
Une troisième rupture, formalisée tardivement, en 2005, par un texte non contraignant de l’Assemblée générale des Nations unies érigeant en principe « la responsabilité de protéger », est le fruit de la reconnaissance, dans la sphère occidentale, du précepte moral d’ingérence humanitaire, invoqué notamment en Bosnie, en Libye et en République centrafricaine. La mise en œuvre militaire de ce concept s’est avérée plus ambiguë et incertaine dans ses résultats qu’on ne l’avait imaginé.
La dernière rupture, enfin, conséquence de l’expansion du Djihad islamiste, nous a engagés dans des opérations de contre-guérilla en Afghanistan et dans la bande sahélienne, et dans une bataille conventionnelle au Moyen-Orient, simple prélude à une forme renouvelée de « petite guerre », selon la terminologie de Clausewitz. D’interventions nationales ponctuelles et légères, nous en sommes venus à des guerres de coalisés dans un environnement globalement hostile.
La sécurité de la France et la défense de ses intérêts se jouant désormais à l’extérieur de ses frontières, il était logique qu’elle soit confiée à des forces professionnalisées. La décision prise par Jacques Chirac en 1996 consacrait la priorité déjà donnée à l’action extérieure par François Mitterrand.
Un phénomène de lassitude ?
Longtemps, nos interventions ont été acceptées par les Français, sans véritable opposition politique en dépit des efforts des contempteurs de la « Françafrique ». Des échecs, parfois dramatiques, au Rwanda ou en Somalie, n’ont pas remis en cause le principe même de nos engagements militaires. La suspension du service national, en écartant le spectre du sacrifice non consenti d’appelés du contingent, rendait, il est vrai, plus acceptable par nos compatriotes le risque associé à ces expéditions lointaines.
Or, on voit naître aujourd’hui, dans l’opinion un phénomène de lassitude qui traduit des interrogations sur l’utilité de l’activisme national. L’accident tragique survenu récemment au cours d’une opération de la force Barkhane a donné aux médias l’occasion de relayer largement les inquiétudes et l’incompréhension de nos compatriotes. Le bilan des interventions récentes se résume, il est vrai trop souvent, à des succès militaires sans lendemain.
En Afghanistan, 51 nations emmenées par la première puissance mondiale n’ont pu, en 18 ans, venir à bout de 40 000 Talibans. En Libye, un coup d’arrêt militaire à la répression sauvage menée par Kadhafi contre son peuple a débouché sur un chaos général aux effets inestimables. En Centrafrique, après une courte pause, les massacres intercommunautaires ont repris. Au Moyen-Orient, les armées de l’État islamique ont été défaites, mais la guérilla s’installe. Dans le Sahel, les Djihadistes ont été empêchés de prendre le pouvoir au Mali, mais les attentats se multiplient dans une zone sans cesse élargie et les communautés se déchirent. Dans les capitales européennes, le doute s’empare des esprits au point que certains n’hésitent pas à prétendre que « la victoire, c’est de ne pas perdre ».
Une nouvelle impuissance de la force ?
Comment expliquer cette nouvelle impuissance de la force ? La raison première de nos revers tient à la complexité des situations auxquelles nous sommes désormais confrontés, mais, au-delà de ce constat communément admis et peu satisfaisant en un temps où l’homme s’enorgueillit de résoudre par la technique les équations les plus inconcevables, on peut identifier des causes militaires, politiques, voire sociétales à ces déboires.
Les crises sont devenues largement indéchiffrables pour nos sociétés démocratiques nourries de schémas simples et manichéens. Mêlant conflits ethniques et religieux, irrédentismes et contestation de frontières, ambitions régionales, intérêts de grandes puissances et criminalité tentaculaire, elles ne sont perçues par le plus grand nombre que sous l’angle des catastrophes humanitaires qu’elles engendrent. Sous la puissance de l’image qui détrône le verbe, le malheur des peuples est imputé sans nuances au camp du Mal, quand bien même l’agressivité, le mensonge et la corruption seraient également répartis.
La distinction entre guerre et paix est devenue inopérante, tant la violence s’est installée dans des régions où les concepts d’État et de Nation sont évanescents ou inopérants, fruit vénéneux des découpages territoriaux postcoloniaux. La mondialisation favorise la fluidité et la contagion de conflits dont les métastases se répandent jusque dans nos villes.
La communauté internationale, déchirée par les rivalités entre les États-Unis, la Chine et la Russie, est impuissante à définir et imposer un cadre de règlement de ces crises polymorphes. De la Somalie à l’Afghanistan, de la République démocratique du Congo à la Libye, le défi posé par les États faillis n’est plus relevé.
Ce constat global ne suffit pas à rendre compte des limites de l’efficacité militaire de nos interventions. Le premier obstacle à la sécurisation et la pacification de nos zones de déploiement tient à la nature même des sociétés au sein desquelles s’exerce notre action. Après dix ans ou plus d’affrontements armés, une culture belliqueuse s’installe et la guerre modèle toutes les fonctions sociales, rendant problématique le retour à la confiance et à la paix. L’intervenant extérieur est très vite perçu comme un intrus, un occupant illégitime.
La deuxième cause de nos difficultés tient au caractère asymétrique des combats que nous livrons.
Notre supériorité militaire, encore indiscutable, est entravée par l’exigence évidente du respect des conventions internationales et le souci de protéger la population qui est à la fois l’enjeu et la victime de la guerre, parfois la complice de nos opposants. Il s’y ajoute notre impuissance à déployer des moyens suffisants dans des espaces immenses. Des budgets trop contraints et le coût exorbitant des armements modernes ont réduit nos armées à la taille de modestes corps expéditionnaires inadaptés aux ambitions que nous affichons encore. L’action en coalition est censée y remédier, mais elle souffre de faiblesses propres parfois rédhibitoires : buts de guerre divergents, règles d’engagement incompatibles, restrictions d’emploi des forces, etc.
L’ennemi que nous affrontons ne se sent pas, pour sa part, tenu par le droit international et use de méthodes d’intimidation et de terreur qui compensent, sur le terrain, son infériorité technique. Se fondant sans uniforme dans la population, il est difficile à identifier tant les acteurs sont multiples et leurs alliances variables. Or, nous avons perdu la connaissance intime de ces régions qui faisait, au Sahel, la force de nos unités indigènes dans l’entre-deux-guerres, comme en témoigne le beau livre d’Emmanuel Garnier, L’Empire des Sables.
Les raisons politiques et sociétales du rendement décroissant de nos interventions sont au moins aussi déterminantes.
La révolution de l’information en marche depuis vingt ans a eu un triple effet sur notre perception des évènements : la transparence, le primat de l’émotion et l’impatience. Alimentée par des lanceurs d’alerte parfois manipulés, la transparence a ses vertus, mais elle est facilement biaisée et, trop souvent, elle se dévoie en désinformation, rendant inaudibles les messages des responsables de la cité.
Produit de l’information en continu qui, pour justifier son omniprésence, se complaît dans le registre du sensationnel, l’émotion est légitime et sans doute nécessaire mais elle ne hiérarchise pas et appelle à l’action immédiate sans souci de ses implications présentes et futures. L’impatience, enfin, fille d’internet, s’oppose au temps long qui est celui de la résolution des crises. Une semaine après le début de notre intervention au Mali, plusieurs journaux titraient déjà sur l’enlisement de l’opération.
Or, ces trois facteurs ont un impact profond sur les opinions publiques des pays démocratiques et pèsent en conséquence sur la rationalité des décisions politiques. Nos dirigeants, soumis aux sondages et liés au calendrier électoral, exigent des résultats rapides et se focalisent donc aisément sur l’action militaire, la seule qui puisse alimenter la voracité des médias. Ils ne peuvent, enfin, qu’endosser la répugnance au risque qui imprègne nos sociétés. Le thème lancinant du zéro mort est, hélas, perçu comme un aveu de faiblesse par les kamikazes du Djihad et par les populations dont le sort dépend de notre engagement.
Nos dirigeants, par ailleurs, donnant légitimement la priorité à la sécurité immédiate de leurs concitoyens, n’hésitent pas à amputer, pour se prémunir contre des attentats, les moyens déjà limités consacrés à l’action extérieure. Contraints, le plus souvent, à inscrire leur action dans le cadre d’une coalition, ils doivent accepter les ambiguïtés, les atermoiements et la faiblesse de l’action diplomatique qui lui sont consubstantiels. Le général Jones, ancien commandant suprême des forces de l’OTAN, aimait à dire qu’il avait découvert, dans ses fonctions, une nouvelle forme de commandement, « le commandement par marchandage ».
Dans ce contexte, les stratégies et les slogans s’enchaînent sans convaincre.
Le déploiement massif de forces peine à se matérialiser faute de combattants, comme on l’a vu en Afghanistan où 20 nations européennes n’ont pu déployer plus de 40 000 hommes, en dépit des pressions ardentes et répétées des États-Unis. Au bout de quelques mois, le contingent déployé souffre du syndrome de l’occupant, sa présence visible sans amélioration de la condition des populations provoquant un rejet, souvent définitif. Pour échapper à cette malédiction, la projection de puissance sans déploiement de troupes, hormis quelques forces spéciales, n’est pas la panacée qu’on croit. Les frappes aériennes, telles que pratiquées en Libye ou au Moyen-Orient, laissent le champ libre aux armées et aux milices alliées qu’on ne peut contrôler indéfiniment et dont on ne maîtrise pas les buts de guerre cachés. Échappant aux initiateurs de l’intervention, la sortie de crise s’embourbe dans le marécage des ambitions locales et régionales.
Alors, que faire ?
« Ce qui est simple est faux », disait Valéry, « ce qui est compliqué est inutilisable ». Du moins connaissons-nous les pièges à éviter et pouvons-nous identifier quelques principes d’action applicables en toute circonstance. En tout état de cause, renoncer à intervenir aurait des conséquences qu’on ne peut ignorer.
Quand survient une crise mettant en jeu potentiellement notre sécurité ou nos intérêts, les responsables politiques et les chefs militaires, à l’heure de la décision, devraient avoir à l’esprit la liste noire des erreurs les plus communément commises lors du lancement d’une opération extérieure.
La première, on l’a dit, consiste à céder à l’émotion suscitée par les médias et portée par l’opinion publique en négligeant les conséquences d’une intervention à moyen et long terme. La deuxième, qui lui est parfois liée, comme au Kosovo en 1999, revient à ignorer les règles internationales en se passant de l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies. C’est la légitimité même de l’action qui est alors ébranlée. La troisième erreur vient d’une définition incertaine des buts de guerre, y compris et surtout en coalition. Le flou, dans ce domaine, génère des stratégies inadaptées et suscite le trouble dans l’opinion. Nos dirigeants, à cet égard, ne doivent pas s’illusionner sur leur capacité réelle à peser sur les choix d’une coalition, surtout quand elle est conduite par un allié puissant qui fournit l’essentiel des moyens de renseignement et de combat.
La quatrième erreur est de croire qu’une crise puisse être réglée par une victoire militaire. Une paix durable est aussi et surtout le fruit d’une action résolue sur les facteurs politiques et sociaux du conflit. La cinquième erreur est l’illusion que la crise puisse être cantonnée géographiquement. La mondialisation et les réseaux sociaux en portent les effets jusque sur le territoire national. Une sixième erreur, fréquente chez les chefs militaires, est de se fier aux schémas, aux slogans et aux recettes traditionnelles, car chaque conflit a son biotope, modelé par l’histoire et la géographie. Le Sahel n’est pas l’Afghanistan, même si les procédés tactiques s’y apparentent. Les combattants et les populations agissent et réagissent différemment et les affiliations relèvent de logiques singulières. La septième erreur, la plus commune, déjà mentionnée, est de s’abandonner à l’impatience alors qu’il faut souvent plus d’une génération pour éliminer les tensions belligènes dans une région. La dernière, enfin, consiste à ne pas nommer l’ennemi. On ne combat pas un mode d’action, le terrorisme, sans choisir ses alliés et désigner sa cible.
Si nos dirigeants politiques échappent à tous ces pièges, sur quelles bases peuvent-ils s’appuyer pour restaurer l’efficacité des interventions et, partant, leur utilité ?
La prise de conscience de l’impossibilité de résoudre une crise par la seule action militaire a donné naissance au concept de « l’approche globale » ou « intégrée » de la gestion des conflits. En actionnant simultanément des leviers politique, diplomatique, économique, juridique et militaire, on s’assurerait inexorablement du succès. L’échec de l’expérience des « équipes de reconstruction provinciales (PRTs) » en Afghanistan n’a pas découragé les états-majors de l’OTAN et de l’Union européenne à Bruxelles, tant le principe même d’une combinaison d’actions civiles et militaires est indiscutable. Malheureusement, comme l’ont montré Jean Gaël Le Flem et Bertrand Oliva dans un brillant essai, Un sentiment d’inachevé, couronné récemment par votre Académie, ce concept rencontre d’énormes difficultés de mise en œuvre, quand il ne sert pas d’alibi à ceux de nos partenaires qui refusent les risques du combat. Les acteurs de l’approche intégrée relèvent, en effet, d’administrations différentes, jalouses de leurs prérogatives et rétives à la coordination. Leurs temporalités sont difficilement compatibles et leurs objectifs parfois inconciliables. Rétablir la démocratie et l’état de droit est une entreprise de longue haleine, hasardeuse dans un climat d’insécurité et mal comprise tant que les besoins urgents des populations ne sont pas satisfaits.
Les militaires, pour leur part, soucieux avant tout de faire accepter leur présence par les populations, ont leur propre programme d’actions civiles, de l’aide médicale à l’aménagement des infrastructures. Or, ces pratiques sont contestées par les organisations non gouvernementales qui sont les premiers vecteurs de l’aide au développement et du secours humanitaire. Elles reprochent aux armées d’entretenir la confusion entre leurs activités et celles des organisations civiles, affectant ainsi la neutralité affichée de ces dernières et, partant, leur sécurité. En coalition, les difficultés sont amplifiées par le nombre et la variété des administrations concernées. Enfin, la corruption, générale dans ces espaces de non-droit, retarde ou compromet la réalisation des projets et le déroulement des programmes.
La clef du succès se trouve dans la combinaison harmonieuse de trois actions sur le terrain : rétablir la sécurité, développer l’économie de la zone et restaurer une bonne gouvernance. Elles sont inséparables et leur coordination est un enjeu majeur. La tentation existe, comme on l’a vu en Afghanistan, de la confier au commandant de théâtre militaire qui est mieux informé de la situation et dispose d’une organisation puissante et rodée. Cette défausse est inopérante, car il n’a pas la compétence et l’autorité requises pour s’imposer aux acteurs civils. La désignation d’un représentant spécial du chef de l’État ou de la coalition est dès lors incontournable. Responsable politique ou diplomate chevronné, il doit avoir la confiance absolue des décideurs politiques, un lien direct et confiant avec les plus hauts responsables militaires et doit être associé personnellement à la préparation des décisions. Les échecs rencontrés par les représentants spéciaux en Afghanistan ou au Sahel sont souvent imputables à l’insuffisance des pouvoirs qui leur étaient délégués et des accès qui leur étaient ouverts. Une autre raison de leurs déboires tient à leur nomination trop tardive, alors que la spirale de l’échec est déjà engagée. La part la plus délicate de leur mission est la coordination des volets civil et militaire de l’action. L’expérience malheureuse des forces de maintien de la paix de l’ONU où le Représentant spécial du Secrétaire général s’ingère au quotidien dans la conduite des opérations, avec les résultats que l’on sait, conduit à privilégier l’indépendance de la chaîne de commandement militaire. Le chef d’état-major des armées ou le commandant opérationnel de la coalition doit rester le seul maître et responsable de la conduite tactique sur le terrain. Ses décisions, toutefois, doivent être éclairées par l’avis du Représentant spécial, sans exclure, en cas de désaccord, le recours à un arbitrage politique. La nomination d’un proconsul militaire, en lieu et place d’un politique ou d’un diplomate, ne résoudrait pas ce dilemme. Les expériences du général Taylor au Vietnam ou du général Eikenberry en Afghanistan témoignent au contraire, dans ce cas de figure, de risques de confusion dommageables dans l’exercice des responsabilités.
Le volet le plus délicat à gérer est celui de la gouvernance, comme on le voit actuellement dans le Sahel. Notre engagement militaire et financier doit donc être en permanence rigoureusement conditionné aux progrès constatés sur le terrain. L’action politique ne peut se limiter aux décisions d’engagement ou de retrait des forces et à l’allocation de crédits de développement. Elle doit s’exercer au jour le jour dans toutes les dimensions de la crise. La diplomatie ne doit pas s’arrêter quand commence l’engagement militaire, mais au contraire l’accompagner et l’orienter.
Un préalable incontournable est la connaissance fine de la situation, des contentieux, des alliances, de l’histoire et de la géographie de la zone d’intervention. Les résultats remarquables obtenus par nos forces spéciales en Afghanistan, entre 2003 et 2006, devaient tout à l’analyse précise et complète des interactions humaines dans le secteur d’opérations qu’elles avaient conduites pendant les premiers mois. Le renseignement humain est ici plus précieux que toutes les données satellitaires ou les images de drones. Pour résoudre un conflit, il faut appréhender les attentes réelles des populations et définir en conséquence les objectifs dans les trois domaines précités.
Quelle stratégie militaire doit-on privilégier ?
Il ne peut y avoir de règle générale. Tout au plus peut-on dire que le déploiement massif de forces n’est envisageable que dans des cas extrêmes et pour de courtes durées. Le plus souvent, une action de force significative s’impose dans l’urgence en début d’intervention, comme ce fut le cas au Mali, mais il faut savoir passer la main, le plus tôt possible, aux forces locales ou régionales. Le défi est considérable en Afrique subsaharienne où le délitement des États a provoqué l’affaissement des capacités militaires. Un effort très important de coopération et de partenariat opérationnel, c’est-à-dire d’accompagnement au combat, doit donc être consenti. À l’évidence, la France n’a pas les effectifs et les moyens matériels suffisants pour l’assumer seule. Au Sahel, l’Union européenne, qui joue déjà un rôle appréciable dans la formation de l’armée malienne, doit faire plus, notamment en termes financiers, pour permettre la mise sur pied et le soutien du groupe de forces du G5 Sahel appelé à prendre la relève de Barkhane.
Obtenir la participation collective ou individuelle de nos alliés et de nos partenaires à la résolution des crises auxquelles nous choisissons de nous confronter supposerait, sans doute, en amont de nos déploiements militaires, davantage de concertation que ce à quoi nous sommes accoutumés. La traditionnelle arrogance française a ses vertus tonifiantes mais ne suffit pas toujours à convaincre.
Au niveau tactique, enfin, un juste équilibre doit être trouvé entre la nécessaire protection de nos unités et l’impératif d’établir le contact avec les populations, entre la limitation de la durée des mandats qu’impose la préservation des forces et l’établissement de liens confiants avec les interlocuteurs locaux qui exige un investissement dans le temps. Il nous faut aussi arbitrer entre le confort logistique et sécuritaire de nos bases permanentes et les risques associés à une agilité accrue qui garantirait l’imprévisibilité de nos actions.
En arrière-plan de ce constat, revient de manière récurrente le thème dérangeant des limites de nos capacités militaires. La France se targue, aujourd’hui, d’être la première puissance militaire en Europe. Ce titre, mérité, est moins flatteur qu’il n’y paraît pour qui sait le niveau opérationnel médiocre dont s’accommodent nombre de nos partenaires en s’abritant derrière le bouclier protecteur de l’OTAN et la garantie de sécurité américaine. Seul, avec le Royaume-Uni, à avoir conservé un modèle d’armée complet, notre pays peine à en assurer le financement. En dépit des efforts significatifs consentis depuis deux ans, des capacités importantes font défaut sur les théâtres d’opérations extérieures, du transport aérien au ravitaillement en vol, du renseignement tactique aux hélicoptères lourds. Barkhane, on le sait, doit compter sur l’appui américain et britannique pour combler ses lacunes. Alors que s’annonce le renouvellement complet des vecteurs de la dissuasion qui exigera, sur quinze ans, une forte contribution financière, les perspectives d’amélioration de nos capacités d’intervention sont faibles. Des effectifs trop réduits, après les coupes sombres des années 2008-2015, des équipements peu nombreux et fatigués par leur suremploi dans un environnement hostile limitent drastiquement notre aptitude à durer sur le champ de bataille. Le dévouement admirable de nos combattants des trois armées et leur rusticité légendaire ne peuvent pallier des insuffisances devenues chroniques. Si nos concitoyens ne sont pas disposés dans les temps à venir à consentir des sacrifices financiers pour leur défense, la France sera conduite inexorablement à réviser son niveau d’ambition sur la scène internationale.
On le voit, la solution miracle aux défis posés par les interventions extérieures n’existe pas.
La tentation du renoncement est donc omniprésente en Europe, le héros de Melville, Bartleby, devenant la nouvelle icône de cercles universitaires influents. Partant du postulat que la guerre est toujours la pire des options, ils oublient, comme le souligne Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, que les alternatives ont elles-mêmes un coût humain. « Des sanctions économiques non ciblées peuvent être plus funestes à long terme qu’une intervention armée ponctuelle . » Le non-interventionnisme des années 1994-1995 a eu les conséquences que l’on sait au Rwanda et en Bosnie. Si la résolution des crises était entravée par l’irruption de forces extérieures, comme certains le soutiennent, que dire de la Somalie, du Soudan du sud ou de la République démocratique du Congo où la communauté internationale, ou ce qui en tient lieu, a renoncé depuis longtemps à imposer sa volonté.
On ne peut ignorer que des crises modestes, si elles ne sont pas gérées à leur début, peuvent ébranler des régions entières, comme on l’a vu en Syrie.
Comment se résoudre, par ailleurs, à laisser le champ libre aux nouveaux interventionnistes, comme la Russie, demain peut-être la Chine, qui défendent des intérêts et des valeurs opposés aux nôtres.
Il serait enfin grave, au moment où le multilatéralisme est partout en recul, de se résigner à la déshérence du droit international.
La France aurait tout à y perdre. Son influence mondiale tient largement à sa position de membre permanent du Conseil de sécurité. Cette dernière étant, on le sait, contestée par nos plus proches partenaires, notre pays doit démontrer chaque jour qu’il est digne et capable d’en assumer les responsabilités. C’est en intervenant au nom de la communauté internationale pour ramener la stabilité et la paix qu’il le fait. Enfin, renoncer à agir militairement remettrait en cause la dizaine d’accords de défense qui l’unissent à des pays d’Afrique et du Moyen-Orient.
Nos interventions militaires sont-elles encore utiles et efficaces ?
À trop se focaliser sur les difficultés des opérations en cours, on en viendrait à oublier les succès de ces dernières années, en Côte d’Ivoire pour mettre fin à la guerre civile, dans l’Océan Indien contre la piraterie, au Tchad pour rétablir l’action humanitaire, pour ne citer que ceux-là.
Clausewitz soulignait l’importance d’une communion parfaite entre trois acteurs, le Prince, le Chef militaire et le Peuple, lorsqu’une nation est confrontée à la guerre. Or, l’adhésion de la population française ne va pas de soi quand le territoire national n’est pas menacé et que les combats se déroulent sur des théâtres lointains. Convaincre nos compatriotes que les interventions militaires sont justifiées et utiles, quel que soit leur coût humain et financier, devient une tâche prioritaire. Combattre le découragement et la lassitude est un devoir d’État auquel nos dirigeants ne peuvent se dérober, sauf à accepter une révision déchirante de l’idée que nous nous faisons de la France.
Le Parlement est associé, depuis 2008, à la décision de poursuivre, au-delà de quatre mois, les interventions ordonnées par le chef des armées. Il n’est pas indifférent de relever que les critères d’appréciation définis par les commissions concernées des deux assemblées sont, pour l’essentiel, ceux d’une « guerre juste », tels qu’ils ont été exposés par le président Obama devant le jury désarçonné du Prix Nobel de la Paix : cause juste, autorité légitime, intention droite, proportionnalité et chances raisonnables de succès. Ce dernier critère est aujourd’hui le plus problématique.
Pour que nos engagements militaires aient encore un sens, à la hauteur des sacrifices consentis par nos armées, la mobilisation des esprits et des moyens s’impose. Le défi n’est pas insurmontable pour peu que nous sachions le relever avec nos partenaires et avec nos alliés. Comme le disait Joseph de Maistre, « une bataille n’est perdue que quand on croit l’avoir perdue ».