Mercredi 9 février 2022
Des Académiciens en Sorbonne
Grand Amphithéâtre de la Sorbonne
10h-11h30
Santé, le grand bouleversement
Jean-François Mattei
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques
Photos : © Rectorat de Paris – Sylvain Lhermie
Mercredi 9 février, Christophe Kerrero, recteur de l’Académie régionale Île-de-France et de l’Académie de Paris, a accueilli Jean-François Mattei pour une conférence-débat sur la santé au XXIeme siècle entre permanence et rupture : “Santé, le grand bouleversement”. Cette séance s’inscrit dans le cycle Des académiciens en Sorbonne qui a été présenté par Jean-Robert Pitte, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques.
Deux cent-cinquante lycéens, avec leurs professeurs, étaient réunis à cette occasion dans le Grand Amphithéâtre : il s’agissait de classes de première et de terminale de la série “Sciences et Technologies de la Santé et du Social” (ST2S) provenant du Lycée Jacques Monod, du Lycée d’Alembert et du Lycée Emile Dubois, un public particulièrement concerné par les mutations technologiques et les questionnements éthiques qui travaillent le domaine de la santé. Plusieurs inspecteurs de Sciences de la Vie et de la Terre et de Sciences et Techniques du Management et de la Gestion de l’académie de Paris assistaient à la séance. Celle-ci était traduite en langue des signes.
La conférence de Jean-François Mattei a été suivie d’un riche temps d’échange qui s’est prolongé au-delà de la séance, sur la scène où plusieurs lycéens se sont réunis spontanément autour de l’académicien.
Télécharger le texte de la communication : Santé, le grand bouleversement
Consulter la présentation de la séance
A venir prochainement :
Brève conversation avec Jean-François Mattei (entretien filmé )
Enregistrement de la séance
Introduction
Il devient banal de constater que notre Monde change à une vitesse vertigineuse du fait des progrès scientifiques et de l’évolution de nos sociétés. Dans une période critique, notre humanité est sur une ligne de crête. Un vieux monde se meurt, un nouveau monde tarde à se préciser et, entre les deux, tous les fantasmes et toutes les craintes sont possibles. La médecine n’est pas épargnée car les évolutions scientifiques et sociétales peuvent retentir sur la nature de ses missions comme sur l’organisation de notre système de santé qui nous concerne directement. Autrement dit, la médecine s’inscrit-elle toujours dans une permanence historique ou doit-elle affronter une rupture radicale ?
D’où les questions de fond : « Que sera notre médecine demain ? Au service de quelle santé ? Et pour quelle personne ? ». Cette question qui a pour souci de savoir où l’on va impose d’abord de se rappeler d’où l’on vient.
1. Le passé
Ce regard vers le passé conduit à trois constatations, à savoir la permanence de l’être humain, la permanence de la souffrance et la permanence de la médecine.
La permanence de l’être humain
Commencée il y a quelques 10 millions d’années, notre très longue aventure a révélé des populations humaines d’une grande diversité. Des groupes humains se sont organisés ici et là sur la planète, définissant peu à peu leur identité et cultivant leurs différences. Ils ont commencé de modifier le monde qui les entourait. Après les chasseurs-cueilleurs, les éleveurs-agriculteurs ont taillé les premiers outils dans la pierre, ils ont domestiqué le feu et inventé sans cesse.
Pourtant, tout au long de ces évolutions, la permanence de l’Homme s’est affirmée. D’abord, du fait de son patrimoine génétique original, responsable de son hominisation. Mais aussi, du fait de son humanisation, au contact de ses proches, de son éducation, de la culture et de la société dans laquelle il vit. L’être humain va former des projets, chercher à comprendre sa place dans le monde pour donner un sens à sa vie. Surtout, cet homme songe à la mort et tente d’imaginer ce qu’il peut exister après, ou ne pas exister. L’homme de Neandertal savait-il pourquoi il enterrait ses morts avec des objets destinés à accompagner un voyage dont la destination restait mystérieuse ? Il se posait déjà des questions lancinantes sur le pourquoi de l’existence et la nature de la condition humaine. C’est tout cela qui fait la permanence de l’Homme. Aujourd’hui, encore, nous continuons de nous poser ces mêmes questions.
La permanence de la souffrance
Cette permanence de l’Homme s’accompagne d’une autre permanence, celle de la souffrance qui est partie intégrante de la condition humaine à laquelle nul n’échappe, à un moment ou à un autre. Cette souffrance vient briser le cours de la vie quotidienne et altérer la relation aux autres. Dans tous les cas, pour comprendre les raisons de son mal et le surmonter, retrouver ses forces et le goût de vivre, l’Homme éprouve le besoin d’aide en allant vers d’autres hommes capables de comprendre son corps, sa souffrance et ses peurs. Je veux parler des médecins qui sont reconnus pour posséder la science du corps. Il leur est demandé d’expliquer le pourquoi d’une blessure, d’une fièvre, d’une hémorragie ou d’une simple perte d’entrain, puis d’y remédier par des gestes et des médicaments efficaces. Ainsi, depuis que l’homme est homme, des hommes sont tombés malades et d’autres hommes ont entrepris de les soulager. A l’évidence, la permanence de l’homme et de sa souffrance exigent une autre permanence, la permanence de la médecine et des médecins.
La permanence de la médecine
Les médecins ont donc toujours existé et dans l’histoire de la médecine on découvre des termes, des concepts, des techniques et des attitudes qui sont parvenus jusqu’à nous, médecins d’aujourd’hui. Notre préhistoire est aussi la préhistoire de la médecine. Dès le Paléolithique, les humains cherchaient à soulager et soigner leurs maux. Ils savaient redresser certaines fractures, les immobiliser et procéder à des amputations.
Avec l’antiquité, de nouvelles méthodes commencent à jalonner les progrès de la médecine. L’étude des origines de la médecine permet de comprendre comment se sont mises en place, les unes après les autres, les étapes qui s’inscrivent dans notre pratique médicale d’aujourd’hui.
En Egypte, on parle déjà de « la fabrication des remèdes pour toutes les parties du corps humain ». En Grèce, Hippocrate quatre siècles avant J-C. introduit la nécessaire observation du patient, puis la rigueur du raisonnement qui conduit au diagnostic, et enfin il écrit le serment que prête encore chaque médecin avant d’exercer, le fameux « serment d’Hippocrate ».
La pratique médico-chirurgicale est aussi redevable à la médecine arabe car c’est la construction d’hôpitaux dans les grandes villes arabes qui inspire Louis IX pour fonder l’hôpital des Quinze-vingt à Paris à son retour de la septième croisade en 1260.
Durant les siècles suivants, la médecine occidentale accomplit des progrès considérables en découvrant l’anatomie du corps, la circulation du sang, la biologie, la génétique et bien d’autres domaines. On aurait pu, à chaque découverte, parler de révolution. Nous en sommes encore là aujourd’hui car des innovations bouleversantes posent la question de l’avenir de la médecine. Ce sujet se retrouve au cœur de notre actualité avec l’intelligence artificielle, les prothèses, les dispositifs médicaux et les robots ! Certains ont même évoqué une médecine sans médecin. Autrement dit, la permanence de la médecine serait-elle compromise par les avancées scientifiques et technologiques récentes et actuelles ?
2. Quel est donc le présent ?
A notre époque, il est vrai que les innovations médico-scientifiques n’ont jamais connu une telle ampleur et dans un temps aussi court. Il y a peu de temps, un quotidien titrait : « Santé : des progrès vertigineux attendus d’ici 2030 » et d’ajouter : « Diabète, maladie d’Alzheimer, cancer… des innovations de rupture vont se multiplier dans la prise en charge de ces maladies ». D’où le questionnement inquiet sur la médecine de demain, le rôle respectif de la machine et du médecin, sans oublier l’humanité du patient.
Quelles sont ces nouvelles technologies qui bouleversent la médecine ?
Regroupant quatre domaines principaux, on les appelle les technologies convergentes et on les désigne par le sigle « NTIC », N pour Nanotechnologies, B pour Biotechnologies, I pour Informatique et numérique, C pour Cognitif et neurosciences.
- Les Nanotechnologies. Elles agissent dans le domaine de l’infiniment petit (le nanomètre correspond à un milliardième de mètre) et permettent désormais à des nanoparticules de transporter des substances médicamenteuses pour les libérer dans le corps, là où elles sont nécessaires afin d’agir à l’intérieur même des cellules-cibles. Ce faisant, elles épargnent cellules et tissus environnants. Le principe constitue une révolution.
- Les Biotechnologies, englobent à la fois les techniques portant sur les cellules-souches qui, comme les cellules embryonnaires initiales, peuvent donner naissance à toutes les cellules spécialisées de l’organisme (sang, os, muscles, cerveau, etc…). Elles ont permis d’ouvrir la voie à une médecine régénératrice et réparatrice dont les résultats sont très prometteurs (ex : atteinte musculaire du myocarde). Les biotechnologies s’adressent aussi à l’ADN et permettent le séquençage du génome avec l’analyse de l’ADN des quelques 25.000 gènes que nous avons reçus de nos parents. Ces analyses peuvent diagnostiquer le présent, mais elles prétendent aussi expliquer le passé et même prévoir l’avenir dans le cadre d’une médecine prédictive. Ces progrès font espérer l’essor de la thérapie génique grâce à la correction ciblée des gènes porteurs de maladies génétiques.
- L’Informatique, et avec elle le numérique, les algorithmes, l’Intelligence artificielle et la robotique qui, tous, bouleversent déjà profondément les soins et leur organisation.
Les données massives en santé (mégadonnées ou big data), sont stockées sur de gigantesques plateformes. Elles permettent de produire des algorithmes de plus en plus robustes pour nourrir les systèmes d’intelligence artificielle (IA.). Ces données proviennent principalement des dossiers médicaux informatisés (cliniques, biologiques, imageries, etc…) ainsi que des objets connectés (rythme cardiaque, tension artérielle, respiration, glycémie, etc…).
L’intelligence artificielle et les algorithmes, posent des problèmes d’une autre nature mais d’une extrême importance. Dans la réalité, il s’agit d’une mémoire quasi inépuisable, doublée d’une capacité de calcul monstrueuse capable d’aider l’homme à résoudre des problèmes très complexes. Dans les faits, que l’intelligence artificielle soit un progrès aussi précieux qu’irréversible est une certitude. Elle provoque une transformation de nos façons de travailler. Elle améliore la précision dans la lecture des images médicales (radios, scanner, IRM…). Elle augmente la capacité de mémoire du médecin et l’aide dans son raisonnement.
Enfin, les robots sont déjà bien installés dans les salles d’opération et permettent des audaces inédites, y compris à distance, avec des résultats inespérés (la main du chirurgien ne tremble plus, le champ de vision est plus large, plus éclairé et plus net).
- Quant aux sciences Cognitives ou neurosciences, elles progressent dans la connaissance intime du cerveau comme jamais auparavant. Grâce à la compréhension de l’interface entre le cerveau et la machine, des expériences ont montré que le cerveau pouvait transformer nos pensées en commandes afin d’agir. Par exemple, la pose de minuscules implants électroniques cérébraux a montré la possibilité de commander par la pensée un exosquelette (squelette mécanique extracorporel) permettant à une personne tétraplégique, c’est-à-dire paralysée des quatre membres, de se mouvoir. L’imagerie cérébrale atteint un degré de précision stupéfiant. Aidée par l’intelligence artificielle, elle identifie des zones cérébrales spécifiquement impliquées dans telle ou telle action conduisant à mieux comprendre les mystères de cette « boîte noire » qui nous gouverne. Grâce à la stimulation cérébrale profonde par des implants, ces mêmes neurosciences espèrent améliorer durablement la symptomatologie d’affections neurologiques graves.
Ces nouvelles techniques sont à l’origine de l’émergence d’une nouvelle conscience : la conscience éthique
En effet, ces nouvelles connaissances créent de nouvelles situations qui imposent de nouveaux choix dans l’action. Or, décider d’un choix, c’est exercer une liberté et donc assumer une responsabilité. Les questions sous-jacentes sont nombreuses :
-
- Faut-il fait confiance à la machine ? Quels sont les risques ?
- Quels sont les avantages ? (ce que l’on appelle souvent la balance « bénéfices-risques) ?
- Quel choix est le plus compatible avec l’idée qu’on se fait de l’être humain et de sa dignité ?
On voit que l’éthique est différente de la morale. La morale énonce a priori des principes qu’il convient de respecter dans des situations précises et identifiées (ex : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu n’abuseras pas d’une personne vulnérable, etc…). Quand la morale est concernée, les réponses sont donc bien définies par avance. Or, comme l’éthique est évoquée dans des situations nouvelles qui posent des questions inédites alors qu’il n’y a pas de règles prévues. Elle correspond, par nature, à un questionnement pour déterminer quelle est la réponse la plus appropriée à telle ou telle question (ex : la congélation des embryons, le don d’organes, la prédiction d’une éventuelle maladie, la fin de la vie, etc…). On comprend bien que ce n’est pas le progrès qui est dangereux mais l’utilisation qu’on en fait. Ce questionnement éthique entraine donc une véritable délibération en conscience.
- Cette délibération peut être conduite par chacun d’entre nous, seul en dialogue avec sa conscience, en fonction de ses convictions personnelles pour conduire sa vie en accord avec ses propres valeurs (ex : l’IVG). On parle d’éthique de conviction.
- Mais, dans une société, notre vie en communauté fait qu’il nous faut retenir des règles et des responsabilités collectives pour assurer notre vivre ensemble. On parle alors d’éthique de responsabilité.
- Pour faciliter la recherche de solutions, des structures ont été créées autour de personnes d’expérience possédant différentes compétences complémentaires afin de donner des avis aux décideurs politiques. Le Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et la santé (CCNE) a été créé le premier en 1983, un an après la naissance d’Amandine, le premier bébé-éprouvette, car il s’agissait de définir pour cette nouvelle pratique les limites entre le possible, le souhaitable et l’interdit. Mais les exigences éthiques de plus en plus nombreuses et spécialisées ont conduit presque toutes les structures impliquées dans des actions innovantes, notamment en recherche et en médecine, à créer leur propre comité d’éthique (ex : le Conseil de l’Ordre des médecins, l’Académie de médecine, le CNRS, l’INSERM et d’autres…).
Par leurs avis, ces comités ont pour rôle d’apporter les éléments de réflexion et de proposer des solutions éventuelles aux responsables politiques confrontés à la nécessité de légiférer. (Par exemple, les lois relatives à la Bioéthique en 1994, 2004, 2011, 2021, et d’autres encore)…
- Quatre grands principes de référence définissent l’éthique : l’autonomie, la bienfaisance, la non malfaisance et la justice. La France a choisi de les appliquer au travers de quelques règles essentielles en médecine.
Le Consentement libre et éclairé a pour but de respecter le principe d’autonomie du malade qui doit consentir au traitement proposé mais peut aussi le refuser. C’est l’expression de sa liberté et dans les faits, par sa décision, il devient l’acteur du combat contre sa maladie.
La Confidentialité correspond au secret médical qui garantit l’intimité du patient. On y retrouve le principe de bienveillance puisqu’il s’agit de le protéger.
La Non-commercialisation du corps humain respecte la dignité de la personne et de son corps. Le corps n’est pas un objet qu’on livre au commerce, on ne peut le vendre ou l’acheter, il n’a pas de valeur marchande. C’est pour cela que le don de sang est gratuit, tout comme le don d’organes ou de gamètes. C’est aussi une des raisons pour laquelle la gestation pour autrui n’est pas acceptée dans une majorité de pays. C’est une des traductions de la non-malfaisance. C’est aussi pour cela qu’il est interdit de breveter un gène humain.
Le Respect de la vie est une règle de base qui interdit de donner la mort, de trier les patients et de ne pas donner à chacun toutes les chances d’être guéri et soulagé. C’est l’expression du principe de justice.
Il n’y a, malheureusement, pas d’éthique universelle car l’éthique dépend pour beaucoup de la culture d’un pays. Par exemple, aux USA, les références éthiques peuvent varier d’un État à l’autre. Cela ne facilite pas toujours les échanges entre pays mais permet néanmoins de mieux se connaître, se comprendre et dialoguer à la recherche de positions communes, que ce soit à l’ONU ou au Conseil de l’Europe. Il n’est pas interdit d’espérer y parvenir.
3. L’avenir
Sachant tout cela, pour esquisser l’avenir de la médecine, il faut distinguer la médecine qui s’adresse à la personne et la santé publique qui concerne surtout la population. Ce sont deux approches complémentaires, chacune posant des questions particulières.
La médecine de la personne
La médecine de la personne est basée principalement sur le soin (le Cure des anglophones). C’est elle qui suscite le plus de questions et de craintes.
Pour se faire une idée de l’avenir, le meilleur exemple en est l’intelligence artificielle (IA). La machine s’avère aujourd’hui nécessaire pour assurer l’universalité des connaissances et pour effacer les insuffisances du médecin confronté au savoir encyclopédique toujours croissant. Pourtant, si cette machine est devenue indispensable, elle n’est pas dotée de conscience et pas plus de subjectivité que d’intentionnalité. Elle n’a pas d’autonomie de décision car elle n’est pas à même de juger s’il est justifié de transgresser un interdit dans l’instant d’une situation imprévue et difficile. D’ailleurs, la machine ne peut être tenue pour responsable et répondre de ses choix, sinon de ses actes, car elle ne jouit pas de sa liberté puisqu’elle agit en fonction des algorithmes qui constituent son programme. Cette machine n’a pas, non plus, l’intuition pour deviner la vérité des émotions derrière le masque d’une expression sur le visage et elle se trouve dépourvue de ce que nous appelons le bon sens. Plus simplement, elle n’a pas la pensée créatrice empreinte de cette métaphysique insaisissable qui est l’essence de notre humanité. Autrement dit, la machine délivre certes un savoir et des propositions conclusives dans les cas pour lesquels elle est interrogée, mais ses conclusions sont le résultat d’études portant sur un très grand nombre de patients dont résulte l’idée statistique d’un « patient moyen ». Pour cette raison, les recommandations de l’intelligence artificielle n’impliquent pas que la décision du médecin doive les suivre absolument. Tout simplement parce que le médecin n’est jamais en face d’un « patient moyen », lequel n’a pas d’existence autre que virtuelle. En vérité, le médecin se trouve toujours devant un patient dans toute sa singularité, bien réelle. De fait, l’être humain ne peut jamais se réduire à une équation mathématique ou à la formule d’un algorithme. Si l’IA excelle dans la logique et la déduction, l’être humain est, au contraire, insurpassable dans son imprévisibilité. Ses comportements sont en grande majorité guidés par des pulsions inconscientes qui échappent à la seule logique. C’est cette appréciation de l’indéfinissable qui fait que la médecine demeure un art. Un art de la complexité. Le raisonnable cède donc le pas, plus souvent qu’on le croit, à ce que l’on appelle des biais cognitifs. Ceux-ci résultent d’une réaction rapide, intuitive, émotionnelle qui court-circuite notre pensée logique et réfléchie beaucoup plus lente. Les recommandations de la machine ne sauraient donc remplacer l’intelligence pratique du médecin d’autant que la machine ne peut accéder aux nuances immatérielles à l’origine des biais cognitifs. La personne étant un être doué d’une pensée complexe, à la fois rationnelle et irrationnelle, on comprend que l’interaction favorable et défavorable des sentiments et de la raison doit être prise en compte sans quoi nous ne pourrions saisir les contradictions qui sont au cœur de la condition humaine
Au total, loin d’être abandonnée à la seule intelligence artificielle, la décision médicale va donc résulter d’une triangulation entre :
– d’une part, les données objectives dominées par l’intelligence artificielle avec ses algorithmes. Elles ont une importance accrue mais non exclusive car elles ne disent rien de précis sur ce qu’est un bon jugement clinique ;
– d’autre part, le médecin qui, avec humanité, va nécessairement moduler ces données objectives selon son expérience, son intuition, sa réflexion éthique et aussi son attention à la position du patient qu’il pourra tenter d’orienter ;
– car le patient représente le troisième agent de la triangulation. William Osler (1849-1919), un grand médecin, affirmait à la fin du XIXème siècle « La médecine doit débuter avec le patient, continuer avec le patient et finir avec le patient ». Cela est toujours vrai ! D’autant que ce patient qui, comme tout être humain, a son vécu, ses croyances, sa perception du risque, sa situation personnelle et familiale, ses désirs et ses envies. Il est le seul à pouvoir en tenir compte.
En somme, la « science » vient se mêler au colloque singulier entre la conscience du médecin et la confiance du patient. La consultation médicale reste d’abord la rencontre entre une confiance et une conscience. Au bout du compte, à partir de données objectives avérées, la décision médicale est forcément humaine. On peut même dire qu’il y a un moment philosophique dans la décision médicale. De son côté, la machine n’a pas de visage pour rencontrer le visage du patient et se sentir « convoqué » par sa souffrance. Elle ne remplacera jamais la qualité du regard, la bonté, la bienveillance, ni la tendresse. Ces données affectives que sont les sentiments ne peuvent pas se prêter à l’approche rationnelle et standard. En aucune façon l’intelligence artificielle ne pourra remplacer la relation humaine entre le médecin et le patient. Elle constituera, certes, une aide précieuse à la décision, notamment pour les pathologies dont le médecin a peu l’expérience, mais in fine c’est bien le médecin qui sera seul à proposer la décision. Pour que le médecin reste efficace et continue de progresser, l’IA doit rester complémentaire et dépendante du choix humain.
Pour toutes les raisons évoquées, je ne peux croire à l’hypothèse d’une médecine sans le médecin tant son rôle de médiateur entre le malade et son corps est indispensable. Il restera donc maître à bord par ses qualités de compassion, de créativité et d’esprit critique. Quant à la médecine de la personne, elle continuera de reposer sur des connaissances scientifiques, une conscience médicale et la personnalité de chaque patient. Elle prendra en compte l’unité d’action au cours du soin, de la convalescence et réadaptation, de l’action médico-social à l’accompagnement social.
La santé publique
Elle s’adresse aux personnes et aux populations. Elle s’attache à prendre soin : c’est le « care » britannique qui complète le « cure ». Elle s’efforce de mieux connaître les déterminants de santé et poursuit plusieurs buts :
D’abord la prévention de façon à éviter les risques de compromettre l’équilibre corporel, voire de le menacer : nutrition (sucres, graisses, légumes et fruits, etc…), l’exercice physique pour entretenir le système cardio-respiratoire, les substances addictives (alcool, tabac, drogues…) qui ont des effets néfastes, souvent graves, sur la santé des personnes. A quoi s’ajoutent des règles d’hygiène (qualité de l’eau, du sommeil…). La prévention repose surtout sur une information aussi complète que possible sur le fonctionnement du corps et les relations entre le corps et l’esprit. C’est en observant ces règles que la longévité s’est considérablement accrue et que la taille des personnes s’est élevée en un siècle. Chacun connait l’adage : « Mieux vaut prévenir que guérir ».
Je pourrais ajouter que c’est la santé publique qui est à l’origine des mesures barrières maintes fois répétées pour lutter contre la pandémie de Covid.
Ensuite, l’éducation thérapeutique des personnes atteintes de maladies chroniques. L’exemple du diabète est le plus connu mais il y en a beaucoup d’autres. Il s’agit de donner au patient tous les repères nécessaires pour gérer au mieux sa maladie et son traitement, avec l’aide des soignants, bien sûr.
Vous pourriez vous étonner que tout au long de mon exposé je ne vous ai pas parlé de médecine et d’environnement. J’y viens, et ce sera ma conclusion.
Conclusion
Je conclurai en insistant sur une prise de conscience relativement récente : Il n’y a qu’une seule santé regroupant la santé humaine, la santé animale et la santé environnementale. Cette idée s’est peu à peu imposée en quelques décennies.
Dans les années 90, il a été établi que le virus du sida responsable d’une pandémie dramatique avait été transmis à l’homme par le chimpanzé. De nombreuses autres maladies ont révélé qu’elles atteignaient à la fois l’animal et l’homme, avec souvent des expressions différentes. On appelle ces maladies qui peuvent franchir la barrière spécifique des zoonoses ou anthropozoonoses.
Je ne vais pas en faire la liste et m’en tenir aux dernières années. La première maladie liée au coronavirus est survenue en 2003. Il a été établi que le virus était hébergé chez les chauves-souris qui l’avaient transmis à un autre animal la civette qui, à son tour l’avait transmis à l’homme qui développait une maladie grave.
Récemment, il a été montré que le coronavirus de la Covid venait aussi des chauves-souris. Par l’intermédiaire d’un animal transmetteur, l’homme avait été contaminé avec la gravité que l’on sait.
Il y a de nombreuses autres zoonoses. Toutes démontrent qu’à l’origine il y a le même schéma : le bouleversement d’écosystèmes par l’homme du fait de la déforestation liée à l’urbanisation, aux activités économiques, aux voies de transports. C’est ce bouleversement qui met en contact les chauves-souris avec d’autres animaux inhabituels auxquels elles transmettent des virus qui finissent chez l’homme.
Cette constatation n’est pas étonnante car l’humain, l’animal et le végétal on en commun la molécule d’ADN qui constitue l’unité du vivant.
Cela me conduit à conclure que si nous sommes responsables de notre santé, nous le sommes aussi du monde qui nous entoure. Je ne suis pas pessimiste pour l’avenir, car je sens bien que le respect de l’animal et le respect de l’environnement constituent des préoccupations dont les jeunes générations se sont emparées. Il faut s’en réjouir et les encourager.
Grand succès! Très Heureuse d’avoir assisté à cet événement qui a enthousiasmé l’assistance et d’autant plus que le Professeur Jean François Mattei a souligné la Complémentarité de cette pratique médicale de la Télémédecine “l’humanisme médical et la médecine digitale ne s’opposent pas mais se potentialisent” (voir son livre Santé ,le grand bouleversement)
Ghislaine Alajouanine