Laurent Fourquet
Faire de l’économie,
est-ce seulement économiser ?

Séance ordinaire du lundi 21 mars
“Sauver ?”, sous la présidence de Rémi Brague
Président de l’Académie des sciences morales et politiques

Faire de l’économie, est-ce seulement économiser ?

Laurent Fourquet
Directeur départemental des finances publiques de la Marne

 

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Il peut paraître paradoxal de convoquer la notion de salut à propos de l’économie, qu’il s’agisse du système actuel d’échanges de biens ou de la science qui s’efforce de comprendre ce système. Dans les deux acceptions du terme, l’économie n’est-elle pas en effet par excellence la réalité la plus étrangère à la notion de salut ? Si l’on prend le terme de salut au sérieux, celui-ci porte avec lui deux prérequis : d’une part, l’idée qu’il existe un état, de l’âme ou des choses, d’ordre supérieur et d’une supériorité qui n’est pas d’ordre quantitative mais transcendante, quelque chose qui soit tout à la fois sublime et absolu ; d’autre part, la perception que cet état n’est pas une constante de notre nature, qu’il suppose un mouvement, un chemin vers un ailleurs qui nous délivrera de la réalité limitée, fragile, décevante qui est actuellement la nôtre.

Or, l’économie est, semble-t-il, exactement à l’opposé de ces deux prérequis. D’une part, elle est une pratique matérielle, fondée sur l’échange des biens et, à ce titre, elle ne connaît pas d’autre supériorité que celle du nombre. Elle ignore, par principe, la transcendance, réduisant toute chose à une marchandise susceptible d’être quantifiée et échangée contre d’autres marchandises. Lorsque d’aventure, elle fait semblant d’exempter de ses lois une réalité qu’on lui a présenté comme « sacrée » donc inaliénable, c’est contre son gré et parce que d’autres, les institutions par exemple, lui en ont intimé l’ordre. D’autre part, l’économie ne va nulle part. Elle connaît certes le mouvement, celui, en particulier, que l’on nomme « croissance », mais ce mouvement ne nous conduit vers aucun « dehors », vers aucune sortie du monde de l’économie.

Parce que l’économie réfute ainsi toute perspective de salut, elle est, dans son essence, une pratique et une science du désenchantement du monde. Sa perception spontanée de l’univers est celle du dur calcul de l’intérêt, du prosaïsme du besoin et de la matière, de l’échange et de ses lois d’airain. Dans la perception instinctive que nous en avons, l’économie est l’ennemie spontanée du rêve, de la gratuité et de toutes les forces que nous avons pris l’habitude de regrouper sous le terme de « romantisme ». L’économie marche avec le concret, le réel, l’effectif. Sans doute est-ce pour cela qu’elle a accompagné le processus occidental de désenchantement du monde, à la fois à travers le développement matériel de l’Occident et la diffusion du cadre mental de celui-ci, fondé sur l’étouffement, progressif mais inexorable, de la transcendance. L’économie est ainsi, peut-être, le domaine où la modernité occidentale réalise le mieux son essence, menant à bien l’intégralité de son programme, de sorte que la science économique joue, dans notre monde, le rôle de la philosophie dans l’antiquité gréco-romaine ou de la théologie au Moyen-Age.

On entend dire parfois que, à côté de cette économie, matière et science du désenchantement, dont je viens de brosser le portrait un peu caricatural, il existerait une lecture morale de l’économie visant, à travers la détermination de la « bonne » économie à faire le bonheur des hommes. Mais il y a loin de la morale au salut. Une pratique, une idée, peuvent être morales sans convoquer les deux prérequis, l’absolu et le cheminement vers celui-ci, dont j’indiquais plus haut qu’ils me paraissent caractériser la notion de salut. Que l’économie soit, ou non, morale, elle n’en reste pas moins radicalement étrangère à l’idée de salut, considérant au fond que celle-ci appartient à un âge périmé de l’humanité, l’âge où l’on croyait encore qu’il est des réalités autres et supérieures au monde matériel et à ce qu’il impose en termes de calcul et de recherche de l’intérêt. L’économie considère, au fond, qu’elle a liquidé le salut, avec toutes les vieilleries idéalistes du passé, en imposant définitivement son monde – qui est le monde.

 

Vérité en économie, vérité de l’économie

 

Pourtant, les choses ne sont peut-être pas aussi simples. L’économie n’est peut-être pas aussi radicalement délivrée qu’elle le croit de la métaphysique et des songeries qui, selon elle, accompagnent celle-ci. Mais, pour le savoir, il n’existe qu’un seul chemin : analyser ce qui, dans l’économie, tient lieu de vérité, puisque c’est la vérité qui nous ouvre sur la métaphysique, et comprendre ce que cette vérité selon l’économie contemporaine nous dit des fondements de celle-ci, dévoilant ainsi le dieu caché qui, peut-être, régit la scène.

Quelle est la forme que prend le concept de vérité en économie ? Une relecture des grands ancêtres de la science économique, depuis Aristote, démontre que, à l’origine, la vérité, en économie, s’est incarnée dans la notion de valeur. Dans mon livre, Le moment M4 [1], je crois avoir montré que la principale, sinon la préoccupation exclusive, des premiers théoriciens de l’économie était de déterminer la juste valeur d’un bien parce que chaque bien avait sa valeur en soi, réelle, véridique, inaltérable, et que la finalité de l’économie consistait à identifier cette valeur et à la nommer. Quand je parle de « valeur », je ne parle pas de « prix ». Je ne veux surtout pas en parler car, pour ces premiers économistes, le prix était une variable accidentelle, incidente et déstabilisante, dans la mesure où elle brouillait en quelque sorte la reconnaissance de la valeur véridique du bien, créant une confusion entre spéculation et économie. Pour ces théoriciens, dont Aristote est le grand ancêtre, il existe en effet une différence radicale entre spéculation et économie. Le but de la spéculation consiste à dégager un profit, en jouant sur les prix ; le but de l’économie est, au contraire de se débarrasser du prix, en opérant celui-ci de sa ductilité, pour retrouver la stabilité de la valeur, seule apte à dire la vérité économique du bien.

Or, dans les faits, toute l’histoire de l’économie, comme pratique et comme science, a consisté en un basculement, lent mais irrémédiable, de la perspective de ces premiers théoriciens de l’économie, pour aboutir à une approche radicalement inversée, la nôtre, selon laquelle seul compte, économiquement, le prix d’un bien alors que la valeur en soi de celui-ci est devenue une brume évanescente n’intéressant plus personne ou presque. Aujourd’hui, la croyance en une valeur réelle intangible d’un bien, d’un bien immobilier par exemple, est considérée comme une représentation parasite susceptible de freiner la mécanique bien huilée de la fluctuation du prix, inhérente au marché, cette représentation parasite coûtant d’ailleurs, en règle générale, cher à l’agent économique qui s’y cramponne et refuse de se conformer à la norme désormais dominante : celle du prix.

 

Les quatre moments

 

J’ai, dans mon ouvrage précité, distingué quatre moments (d’où le titre de mon livre) rythmant cette chute de la valeur et cette ascension du prix dans l’empyrée de l’économie :

– Un premier moment, qui va, grosso modo, d’Aristote jusqu’aux physiocrates, durant lequel l’unique objectif légitime assigné à l’économie consiste, comme je l’ai dit, à déterminer la juste valeur des choses et à ne pas s’en laisser conter par le prix. Cette première période correspond globalement à un système économique fondé sur la terre et l’exploitation de celle-ci. Dans un tel modèle où les échanges sont rares et l’économie largement organisée autour de la recherche de l’autosuffisance par de petits groupes d’individus, la valeur des biens est relativement stable,  et les périodes de fluctuations de prix, liés par exemple à la dévaluation de la monnaie, s’apparentent effectivement à des cataclysmes déstabilisateurs. On comprend que, dans un tel contexte, les théoriciens aient privilégié la stabilité de la valeur et perçu la fluctuation des prix comme un phénomène aberrant et une menace pour l’équilibre économique d’ensemble.

– Un second moment qui va d’Adam Smith jusqu’à Marx et durant lequel la valeur est toujours privilégiée, aux dépens du prix, mais passe désormais par le truchement d’une nouvelle notion, le travail, qui, seul, est apte à exprimer la juste valeur d’un bien. Dans un monde confronté, pour la première fois, au phénomène de la croissance économique et à ses corollaires en matière de fluctuation des prix, il n’est plus possible de faire comme si l’économie devait se limiter à identifier et nommer la juste valeur des choses. Les théoriciens de l’économie s’efforcent encore, toutefois, de « sauver » la valeur en déterminant, au sein de cet univers en mouvement, un principe de stabilité, à partir duquel il serait possible de retrouver la vraie valeur, pourvu que l’on traverse les apparences faciales du prix officiel des biens. Ce principe de stabilité, c’est le travail, dans un contexte où le travail manuel de masse est effectivement le déterminant de base de la production des richesses.

– Un troisième moment, qui émerge à la fin du dix-neuvième siècle avec ce que l’on a nommé la révolution « marginaliste » des économistes néo-classiques, développe une approche radicalement nouvelle de la valeur. Les théoriciens de la valeur travail en restaient encore à une perception résolument objective de la valeur : certes, celle-ci était désormais voilée dans les échanges commerciaux par l’affichage des prix officiels, mais il restait possible, au moins théoriquement, de déterminer la valeur véritable d’un bien à partir du travail humain requis pour le produire. Avec les économistes néo-classiques, cette possibilité d’objectiver la valeur d’un bien se fracture. La valeur ne peut plus être désormais que subjective : autrement dit, elle dépend de la perception subjective par chaque agent économique de l’intérêt d’un bien pour lui et lui seul, à partir notamment de la comparaison entre le coût du bien et le degré d’utilité qu’il espère en obtenir. Durant ce troisième moment, la valeur est privatisée : elle ne peut plus nommer les biens dans l’absolu pour ce qu’ils valent vraiment, parce que le bien n’a pas de valeur en soi ; il ne vaut que « pour soi », pour l’agent qui décide de la valeur qu’il choisit de lui conférer. Parallèlement à cette subjectivité microéconomique de la valeur, se développe une approche macroéconomique qui, à travers la détermination de grands agrégats de comptabilité nationale, s’efforce d’objectiver la « richesse » donc la « valeur » d’une économie nationale. Toutefois, si la valeur d’ensemble d’une économie peut s’appréhender par les statisticiens, la valeur en soi d’un bien donné n’a plus de sens puisqu’elle dépend du calcul de chaque agent à un moment donné du temps et puisqu’il y a ainsi autant d’estimations de la valeur d’un bien qu’il y a d’agents économiques.

– Enfin, vient le dernier moment, qui est le nôtre, et que je fais émerger, de façon quelque peu symbolique, avec la décision du Président Richard Nixon, le 15 août 1971, de suspendre la convertibilité en or du dollar, effaçant ainsi le dernier lien rattachant le système économique dans son ensemble à une réalité physique stable. Durant ce nouveau moment de l’histoire de l’économie, la question de la valeur cesse tout simplement d’être posée ou, plus exactement, elle ne peut plus être posée qu’à partir du prix, ce qui constitue un renversement intégral par rapport à l’approche des premiers théoriciens de l’économie politique. Souvenons-nous que ceux-ci avaient pour ambition d’effacer les prix pour retrouver la juste valeur, intangible, d’un bien. A l’inverse, dans le grand système de l’économie politique moderne, le prix est la valeur du bien. Quelles que soient ses fluctuations, et l’on sait qu’elles peuvent être majeures, pouvant varier en un laps de temps réduit du zéro à l’infini et de l’infini au zéro dans le cas des phénomènes de bulles spéculatives, le prix exprime en toutes circonstances, pour les agents économiques, la vraie valeur du bien, celle que l’on ne peut défier.

 

Notre monde contemporain

 

Bien sûr, des restes de notre cerveau économique reptilien demeurent encore. On est choqué, vaguement, par le prix du transfert de Lionel Messi au nom de ce que l’on ne parvient plus à nommer précisément mais que l’on ressent comme un souvenir incertain du monde d’avant, invoquant péniblement des notions de « décence », de « bon sens », dont nous ne savons plus trop ce qu’elles signifient. Mais ces réflexes devenus inutiles s’effacent rapidement devant cette conviction simple : puisque son transfert entre le FC Barcelone et le Paris-Saint-Germain a pu s’opérer à ce prix, c’est donc bien que Lionel Messi, ou du moins son talent footballistique, vaut ce prix. Nous retrouvons, à partir de cet exemple tiré d’une actualité récente, la représentation de l’économie qui, chez nos contemporains, est désormais la seule représentation possible et pensable : le prix est devenu l’unique instance de détermination de la valeur véridique des choses avec cette conséquence importante : le prix étant susceptible de changer constamment, la valeur des biens doit, elle-aussi, pouvoir changer constamment.

Notre époque économique s’est ainsi accoutumée à croire qu’il est parfaitement normal, et sans doute même souhaitable, que la valeur change presque constamment, et parfois dans des proportions considérables. Prenons un nouvel exemple : celui du marché immobilier des grandes métropoles où, très souvent, le prix du m² a crû de façon très significative en moins de deux décennies sans que personne, ou presque, soit perturbé par cette évolution. Encore cet exemple est-il presque modéré : songeons aux variations quotidiennes et parfois spectaculaires des actifs financiers sur une période très réduite, parfois de quelques heures voire de quelques minutes, et dont plus personne ne questionne la légitimité. Pour tous, ou presque, il est normal que la valeur des actifs varie ainsi …

Mais, précisément, en quoi est-ce normal ? Ou, peut-être faut-il formuler la question autrement : pourquoi estimons-nous spontanément qu’il est normal, naturel, de penser ainsi l’économie ?  Il ne fait pas de doute, en effet, qu’il y a quelques siècles, cette « normalité » aurait été qualifiée d’aberration, et même de pure folie. Du reste, nos derniers réflexes de réticence à l’égard de cette logique, que j’ai évoqués plus haut, notre « ressenti spontané », démontrent bien que, au fond, il n’y a là rien de « normal ». Pourtant, nous résistons de toutes nos forces à ce ressenti spontané, afin de nous conformer chaque jour davantage au nouveau catéchisme de l’économie. Pourquoi ? Et pourquoi avons-nous autant besoin de croire en ce que nous croyons ?

Ma conviction est que nous tenons à cette croyance, que nous lui attachons un tel prix, parce que d’elle dépend l’efficacité d’ensemble de notre système. Je me sépare ici d’une lecture postmoderne de notre système économique qui verrait dans l’effacement de la valeur et son absorption par le prix un affranchissement bienheureux des normes transcendantes, une « libération » des sujets économiques qui auraient ainsi toute faculté d’inventer la valeur qui leur chante et de communier dans le culte de la gratuité et du jeu. Je crois que l’effacement de la valeur ne constitue aucunement une victoire de la « gratuité » et qu’elle est même tout le contraire, c’est-à-dire le triomphe de l’intérêt et du calcul. L’absorption de la valeur par le prix, autrement dit la capacité à associer, pour tout bien économique, n’importe quelle valeur à ce bien et, ce qui est le principal, à rendre crédible cette association, est devenue la condition déterminante de la rentabilité d’ensemble de notre système économique.

 

La consommation

 

Pour se convaincre de cette affirmation, il faut introduire un concept auquel je me suis intéressé plus particulièrement dans mes différents ouvrages : la consommation. A première vue, il s’agit d’un concept économique bien connu et bien maîtrisé tant par la théorie microéconomique que par la théorie macroéconomique, une notion qui, comme sa sœur siamoise, l’épargne, ne réserve plus aucune surprise. Pourtant, au-delà des propos convenus visant à en faire une notion économique parmi d’autres, la consommation m’apparaît comme le phénomène majeur, la variable déterminante, non seulement de notre système économique mais, plus largement, de notre société. Pour cela, il faut toutefois élargir notre point de vue et considérer la consommation non pas seulement comme une donnée économique mais comme une donnée anthropologique, un « fait social total » pour reprendre la terminologie employée par Marcel Mauss dans son essai sur le don.

J’appelle « consommation » l’appropriation des choses ou de leur usage par un agent économique à des fins intéressées, c’est-à-dire d’accroissement de son bien-être individuel, lequel s’exprime notamment par un pouvoir accru sur le reste du monde. J’ai défendu, dans mon premier livre, l’idée selon laquelle nous étions désormais entrés, en Occident du moins, dans l’Ere du Consommateur[2]. Que faut-il entendre par là ? Cela signifie que l’Occidental contemporain ne connaît plus que des rapports de consommation, dans tous les domaines de l’existence, et avec tous les êtres et les choses qui l’entourent, y compris avec lui-même saisi comme objet de sa consommation. Il ne sait plus percevoir le monde autrement qu’en le consommant.

Les exemples de cette mutation anthropologique majeure sont innombrables. Cela concerne les institutions qui ont cessé d’incarner une autorité verticale pour devenir de simples prestataires de services. C’est le cas de la politique, perçue de plus en plus, non plus comme une aventure collective engageant le destin de la nation, mais comme un marché où des entrepreneurs se font concurrence pour satisfaire la demande des électeurs. Mais c’est aussi le cas, en ce qui concerne le couple, la relation au corps, le culte du bien-être, l’engouement pour les spiritualités douces etc. et, pour consoner ironiquement avec le début de mon propos, la recherche d’un salut mais qui n’est plus et ne peut plus être qu’un objet de consommation car le salut est dans la consommation. Nos sociétés se réduisent ainsi à d’immenses centres commerciaux, des malls, où il n’est plus aucun domaine de l’existence humaine, qu’elle soit individuelle ou collective, qui échappe à la domination exclusive de la consommation, laquelle suppose un sujet, un objet réductible au statut de marchandise, et entre l’un et l’autre un lien que l’on nomme transaction, qui n’a pas besoin d’être formalisé, et qui permet au sujet de s’approprier l’objet, ou, du moins, son usage.

Si l’on rapporte cette réalité massive de la consommation, qui, comme tous les systèmes totalitaires, refuse la moindre limite, à notre système économique, fondé sur l’effacement de la valeur par le prix, on comprend vite l’interdépendance entre les deux dispositifs. D’abord, parce qu’en réduisant la valeur à une simple détermination d’un prix, notre système économique conforte le Consommateur dans sa conviction que toute chose est réductible à sa forme-marchandise affectée d’un prix, comme dirait Marx, et que cette marchandise peut s’obtenir par le biais d’une transaction commerciale. Que des biens aient une valeur en soi, qui ne passe pas par la médiation d’un prix, qu’ils soient d’une essence plus haute, plus digne, que le prix, parce qu’ils relèvent, par exemple, de ce que l’on nommait jadis le « sacré », voilà qui, aujourd’hui, dans notre monde est devenu incompréhensible. Il faut, au contraire, pour qu’une chose ait de la valeur, qu’elle consente à s’aliéner sous la forme d’un prix, puisque désormais seul ce qui a un prix compte.

De cet axiome occidental contemporain, deux conséquences se déduisent :

– D’abord, l’effort continu, agressif, de nos sociétés, qui constitue le seul mouvement significatif de notre époque, pour tout attraire dans le champ du prix, y compris et surtout les réalités d’ordre spirituel, pour contraindre chacune de ces réalités à jouer le jeu de la transaction et du prix, explicite ou implicite, que celle-ci suppose. Ceci vaut aussi, et peut-être surtout, pour ce qui se prévaut de la « gratuité », du « désintéressement » et qui doit comprendre, une bonne fois pour toute, que, à notre époque, la gratuité a un coût. Cela vaut également pour tous les appels, tellement en vogue à l’heure actuelle, à une consommation « éthique », « durable », « responsable » qui se transforment mécaniquement en nouveaux marchés, nouveaux profits, nouvelles incitations à consommer « propre » car, à notre époque, la morale c’est de l’intérêt, et l’intérêt c’est de la consommation que l’on crée et que l’on stimule.

– La seconde conséquence vaut pour les forces qui s’obstinent à sérieusement refuser de jouer ce jeu en se monnayant, parce qu’elles s’obstinent à affirmer leur caractère supérieur, transcendant, sans prix : dans ce cas, la seule solution, pour l’ordre moderne, consiste à étouffer ces forces, soit en les discréditant, soit en faisant le silence – un silence absolu, glacé – sur elles.

Au-delà de ce premier service, rendu par notre système économique au Consommateur, l’absorption de la valeur par le prix présente également l’avantage d’officialiser la valeur des marchandises, donc de nos désirs, puisque les marchandises ne sont rien d’autre que du désir humain réifié, socialisé. Dans des sociétés éclatées, dispersées, où, toutes les anciennes solidarités ayant disparu, chacun se retrouve irrémédiablement seul, le marché, qui, chaque jour, donne le cours exact de nos désirs constitue la seule instance de socialisation dans notre monde et, au fond, l’unique langage commun qui nous rappelle que, malgré tout, les autres existent. C’est le marché, et lui seul, qui discipline les consommations individuelles et l’anarchie de l’explosion des désirs. A cet égard, ne nous trompons pas : nous ne sommes pas une société de marché ; nous sommes un marché qui est aussi une société.

 

Dynamique de la consommation

 

Mon approche de la relation entre valeur/prix et consommation a été jusqu’à présent purement statique. Mais cette relation est également dynamique. En pratique, en effet, la consommation, qui constitue la passion exclusive de notre monde, n’est pas stable dans le temps. Plus l’on consomme, plus l’on a besoin de consommer, en raison d’une règle psychologique simple : la consommation, quelle que soit la nature de ce que l’on consomme, est inapaisée : au bout d’un moment, la jouissance consommatrice de n’importe quel objet s’affadit. Or, le besoin de consommer est toujours là. Il y a donc toujours une déception dans la consommation et l’on peut dire, sans crainte du paradoxe, que le monde de la consommation, qui est en apparence celui de la jouissance gourmande du monde, est, en réalité, le monde de la frustration obsédante. Nul n’est satisfait de sa consommation parce que chacun souffre d’une diminution continue de la jouissance de l’objet de consommation qui, l’instant précédent, cristallisait tout son désir. Il faut donc, pour échapper à cette frustration tenace, ou croire lui échapper, aller toujours plus vite, toujours plus loin dans la consommation du monde, consommer mieux et consommer plus, en inventant sans cesse de nouveaux objets de consommation, de façon que l’agent consommateur oublie sa frustration en se replongeant immédiatement dans une consommation nouvelle, laquelle s’avérera à nouveau décevante, mais cédera la place à un nouvel objet de consommation et ainsi de suite.

La « société de consommation » est donc, nécessairement, une société hystérique où le volume de consommation global et individuel doit croître de plus en plus vite pour faire oublier la frustration qui elle-aussi croît avec le temps. L’exigence de croissance exponentielle de la consommation impose de dures contraintes à notre système économique qui doit en permanence inventer les moyens de fournir à chaque individu la possibilité de consommer toujours davantage le monde, à un prix acceptable. Car la pérennité de notre monde est à ce prix. Si la vitesse de consommation ralentissait, ne serait-ce que légèrement, le poids de la frustration écraserait le système tout entier. Comment, dès lors, celui-ci s’adapte-t-il à cette contrainte ? La réduction de la valeur au prix et la contrainte imposée à chaque chose d’être accolée à un prix déverrouillent toutes les inhibitions, autorisant les marchands du temple à transformer absolument tous les domaines de la vie, sans exception, en marchandises consommables. Plus la transformation s’opère sur un bien jadis protégé ou révéré, car considéré comme sacré, plus celle-ci s’avère rentable car la consommation en est, comme pour tout bien rare et neuf, d’autant plus appréciée. Songeons, notamment, à la conception biologique de l’être humain, qui devient, de plus en plus, un bien de consommation : autrement dit un objet marchand façonné et piloté, afin d’organiser au mieux, dans une optique de pure consommation, le moment de la conception et le type de produit humain qui est fabriqué, faisant ainsi de la naissance d’un nouvel être humain, non plus un don mais le terme d’un processus industriel gouverné par une logique de gestion …

Cette logique de marchandisation généralisée du monde que nous subissons de plein fouet, sans toujours parfaitement la comprendre, ne se satisfait pas de faire rentrer sous la houlette de la gestion calculatrice l’univers et la vie dans leur totalité. Elle fabrique en permanence des besoins et des besoins qui soient, autant que possible, dépourvus de lien avec un objet physique tangible, concret, car la fabrication technique d’un tel objet représente un coût venant minorer la profitabilité du besoin de consommation que l’on crée. Aussi, au stade actuel de l’économie de la consommation, l’effort principal porte directement sur la psyché humaine de telle sorte que celle-ci devienne de plus en plus, et exclusivement, une psyché de besoins, autrement dit que l’homme se laisse arraisonner à partir du besoin.

Reconfigurer l’homme comme simple addition de besoins, c’est agir, par exemple, pour que l’existence se ramène, dans notre représentation du monde, à une somme de droits qui nous sont dus. Droit, notamment, de se sentir bien, et cela tombe bien, précisément, parce qu’il existe un marché en pleine expansion de coaches et de méthodes, plus ou moins fumeuses, pour satisfaire ce droit ou prétendre le satisfaire. Et encore une infinité d’autres droits pour lesquels – notre monde est bien fait – il existe des prestataires qui sont disposés, contre rémunération, à nous fournir une marchandise prenant la forme d’un droit satisfait. Ce processus effectivement infini, car on peut toujours inventer de nouveaux droits dès lors que l’on est disposé à réduire la vie humaine à une somme de droits, trouve toujours sa traduction économique dans la mesure où la valeur étant affaire de prix, il est possible, pour peu que l’on sache vendre, de donner de la valeur à tout, et en particulier au n’importe quoi. Valoriser le rien, faire du néant, et en particulier du néant spirituel, un bien coûteux constitue le nec plus ultra de notre système, sa réussite ultime : le rien, en effet, ne nécessite aucun coût de production, il se trouve en abondance, et le seul effort qu’il requiert est d’être un peu ripoliné pour ressembler à un tout, à un tout plein de sens en particulier. Voyez par exemple le succès des marques, des sigles, des images positives, ces presque rien immatériels qui peuvent valoir si cher.

 

L’économie comme fantasmagorie

 

Loin d’être le domaine de l’objectivité et de la matérialité des choses, l’économie contemporaine est ainsi de plus en plus le règne de la fantasmagorie, de la subjectivité la plus débridée permettant de donner le plus de valeur à ce qui en a peut-être le moins, et réciproquement, parce que cette plasticité, cette ductilité de la valeur est la condition essentielle pour que le système respecte la contrainte, qui devient avec le temps de plus en plus délirante, de croissance exponentielle de la consommation du monde. Cette domination du fantasme, du signe, vaut, en particulier, pour ce qui se présente habituellement comme la réalité économique la plus froidement prosaïque, la plus dénuée d’imagination, je veux dire l’argent en tant qu’argent. Certes, l’argent est bien, d’un côté, ce carburant concret, exactement mesurable, de notre monde, sans lequel celui-ci ne saurait perdurer. Mais il est aussi le lieu de l’illusion maximale. Prenons le cas des bulles spéculatives, comme la bulle internet au début des années 2000 ou bien celle que l’on a connue quelques années plus tard aux Etats-Unis et dans quelques autres pays sur le marché de l’immobilier et qui a explosé en 2008 lors de la crise des fameuses subprimes. N’importe quel observateur doté d’un minimum de bon sens et non formaté par notre système d’équivalence entre prix et valeur aurait conclu rapidement, à chaque fois, que les prix des actifs considérés étaient totalement déconnectés de la « réalité ». Le consommateur moderne, et ses guides supposés avertis, s’appuyant sur des outils sophistiqués, ont pourtant été incapables de ce raisonnement de pur bon sens. Pourquoi ? Parce qu’ils ne voulaient pas croire à cette déconnexion et à la chute inéluctable qui devait s’ensuivre. Et s’ils ne voulaient pas y croire, c’est parce que le prix, pourtant purement virtuel, de leur bien, autrement dit l’argent en tant qu’argent, en tant que signe, était devenu pour eux un bien de consommation. La hausse continue du prix de l’immobilier, donc l’appréciation de leur patrimoine, même si cette appréciation était purement théorique et latente, constituait aussi un accroissement de leur consommation du monde : consommation étrange, paradoxale, puisque sans traduction matérielle tangible pour la plupart d’entre eux, mais c’est l’essence même du phénomène contemporain de la consommation d’être de plus en plus déconnectée de tout élément matériel pour ne plus être qu’une jouissance de pur pouvoir, la sensation pour l’individu que sa puissance d’exister est indexée sur l’appréciation de son patrimoine, l’argent devenant le vecteur de cette volupté sans qu’il ait plus besoin de se réaliser dans un bien quelconque.

Nous voici donc conduits à un constat qui est exactement à l’opposé de notre réflexion de départ. Nous postulions que l’économie, en tant que pratique et en tant que science, est une matière dure et inflexible, délivrée de toutes les songeries métaphysiques. Or, nous découvrons que l’économie contemporaine, loin d’être une pratique et une science des échanges entre des biens objectifs, est en réalité, de plus en plus, une objectivation de fantasmes, et que cette objectivation, pour opérer, dépend elle-même d’une croyance parfaitement arbitraire : la conviction selon laquelle le prix des choses exprime parfaitement, toujours et partout, la valeur de celles-ci, quand bien même ce prix est amené à évoluer, et parfois considérablement, dans un laps de temps parfois très bref.

 

De la vérité

 

Il en est ainsi parce que l’économie n’est rien d’autre qu’une projection, dans le domaine de l’échange, des croyances générales qui irriguent nos sociétés, et notre époque. Reprenons les aléas de la valeur dans le champ de l’économie, tels que nous les avons décrits, et appliquons ces aléas à une autre notion, qui, par sa généralité, dépasse les frontières de l’économie, pour irriguer l’ensemble des actions humaines : la notion de vérité. Nous serons alors frappés par la similitude des destinées de la valeur et de la vérité. Nous vivons une époque, en effet, où, selon l’opinion dominante, la vérité en soi, la vérité majuscule, qui a dominé, pendant tant de siècle, la métaphysique occidentale, n’existe plus. Elle est même sommée de ne plus exister, dans la mesure où elle est présentée comme une norme intolérante et écrasante, une contrainte pesant sur des sujets autonomes dont la liberté ne saurait se concilier avec l’existence d’une vérité les transcendant, quel que soit le nom que l’on donne à cette « vérité ».

A la place de celle-ci, ne subsistent plus que des micro-vérités pulvérisées et privatisées, c’est-à-dire ramenées à l’aune du sujet individuel, qui fabrique « sa » vérité, en fonction de ses désirs et de l’évolution de ceux-ci dans le temps et dans l’espace, de sorte que la vérité n’est plus que le produit d’une relation du sujet avec lui-même, cette relation étant susceptible, à chaque instant, d’évoluer, et même de s’inverser. Qu’il s’agisse de religion, de politique, d’esthétique ou de rapport à notre corps et au plaisir, nous ne pouvons plus concevoir la vérité hors de l’intimité du moi. « C’est ma vérité et elle me suffit parce qu’elle est ma vérité … »

Gardons-nous cependant de prendre une telle affirmation au sérieux et de croire que cette vérité intime, perpétuellement subjective, est effectivement l’exercice par le sujet de sa liberté pleine et entière. Ce que chacun de nous nomme sa « vérité » peut bien se différencier en apparence de la vérité selon notre voisin. Mais, par-delà les apparences, ma vérité et celle de mon voisin pointent dans la même direction :  celle résultant du processus qui, dans quelque domaine que ce soit, fait se sentir bien, autrement dit, en termes moins triviaux, accroît notre jouissance consommatrice du monde. Nous n’élisons pas notre vérité parce qu’elle est vraie ; nous l’élisons parce qu’elle nous plaît et elle nous plaît parce qu’elle accroît notre consommation du monde, c’est-à-dire aussi notre pouvoir sur celui-ci. Notre vérité peut bien muter, en fonction de nos désirs qui, quant à eux, n’arrêtent pas de bouger. Son orientation demeure intangible : c’est toujours le sens de notre intérêt, compris comme consommation, qui oriente notre vérité.

Par ailleurs, nous ne vivons pas seuls. Nous sommes en permanence confrontés au spectacle des autres et de leur recherche obsessionnelle, identique à la nôtre, de l’intérêt. Or, il s’avère que certaines formes que revêt l’intérêt, l’acquisition de tel ou tel bien matériel, par exemple, ou encore tel ou tel usage du corps, sont partagées par une grande majorité de sujets. Cet état de fait constitue, pour le sujet individuel, une information, qui est aussi une puissante incitation à orienter son intérêt dans le sens de la majorité. Dans un monde où l’intérêt égoïste est la seule passion collective, la forme dominante revêtue par l’intérêt, qu’il s’agisse d’un nouveau téléphone portable ou des signes physiques de la séduction, devient fatalement, par effet de contagion, l’obsession de tous les sujets, transformant ainsi notre société, soi-disant fondée sur la liberté et l’autonomie, en son exact contraire : une société où tous finissent par se ressembler, à la fois dans leur passion et dans l’objet de leur passion.

Enfin, le caractère intangible et, disons-le, sacré, de l’intérêt égoïste subjectif dans notre monde démontre clairement que, quoi que nous croyions ou voulions croire, il existe encore, dans nos sociétés, des réalités d’ordre général qui ressemblent à la vérité, au sens ancien que l’on donnait à la notion de vérité. Simplement, comme nous sommes effarouchés par le risque, pour la liberté du sujet, de l’existence de vérités générales, transcendantes, nous préférons donner à ces vérités un autre nom. Généralement, quand on ne veut pas convoquer le concept de vérité, tout en voulant exprimer des réalités universelles, valables partout et toujours, on parle de « nature ». De fait, dans notre monde, il existe plusieurs faits de nature, présentés comme tels : d’une part, l’existence de sujets individuels, autonomes, parfaitement capables d’effectuer des choix libres et éclairés ; d’autre part, la réduction de l’univers à un champ de marchandises passives, dénuées de toute valeur dès lors que nous ne nous intéressons pas à elles. Ajoutons un dernier fait de nature : la légitimité en soi de l’échange, de sorte que, à partir du moment où un objet est physiquement susceptible d’être échangé, et pourvu que les conditions de la transaction respectent une liberté formelle, l’échange de ce bien est légitime et ne saurait être questionné.

Peut-être perçoit-on mieux, au terme de cette présentation, à quel point notre logique économique et notre logique tout court, notre « vision du monde », se confondent. Valeur et vérité sont devenues de simples produits de désirs émis par des sujets qui n’ont pas d’autre finalité que la consommation du monde, et une consommation toujours davantage consommatrice. Mon désir est toujours véridique parce qu’il est mon désir ; la valeur d’un bien se confond toujours avec son prix, parce que, à ce prix, je peux consommer le bien que je désire. Ces deux affirmations se rejoignent parce qu’elles ne sont, dans notre monde, que deux manières différentes de signifier la même réalité. Il en est ainsi dans la mesure où valeur et vérité ne sont plus aujourd’hui que des fonctions relatives, des attributs du même radical. Elles ne sont plus que des servantes empressées du processus de consommation du monde par le sujet au profit de son intérêt égoïste, ce processus absorbant intégralement le sujet, au point que, en définitive, il n’est plus que cette passion.

 

Nihilisme

 

Ce caractère relatif de la valeur et de la vérité, réduits désormais à la simple dimension d’outils techniques dépourvus de toute portée en soi, fonde le nihilisme de l’homo occidentalis contemporain. Celui-ci est désormais incapable d’approcher la valeur vraie des êtres et des choses. Il est incapable de concevoir que ces êtres et ces choses soient porteurs en eux-mêmes d’une lumière, d’un absolu, indépendants du regard intéressé de consommateur que le sujet porte sur eux. Il est incapable de considérer qu’un coucher de soleil en été soit beau en soi, d’une infinie beauté, ou bien qu’un principe, une idée, suscitent un attachement sans mesure, purement désintéressé, précisément parce que ce principe, cette idée, n’offrent rien d’autre que l’essentiel : la lumière brillante de l’absolu. Hors du processus de consommation du monde, l’homo occidentalis ne voit rien et ne sait rien. Il se condamne donc à ne plus pouvoir saisir la vérité et la valeur qu’à partir de ce processus, nommant « vérité » tout ce qui va dans le sens de ce processus, de son extension et de son intensification, nommant « valeur » la traduction économique, exprimée en termes de prix, de ce processus.

Il existe cependant une différence, ténue mais réelle, entre l’ordre de la valeur dans le champ de l’économie et l’ordre de la vérité dans le champ de la philosophie et de la métaphysique. Nous sommes aujourd’hui parvenus à un degré extrêmement élevé d’immersion existentielle dans le processus de consommation du monde, mêlant simple accoutumance et conviction idéologique que ce processus est, non pas le meilleur, mais le seul. En conséquence, nous ne parvenons même plus à concevoir que la vérité soit autre, radicalement, qu’un simple outil technique au service de la consommation. Pour nous, il n’est plus d’autre existence concevable puisque, depuis toujours et pour toujours, la vie est une course à la consommation : simplement, les générations nous ayant précédés ne le savaient pas encore. Il nous est donc impossible de poser la question de la vérité, entendue dans son sens profond, métaphysique, du système existentiel qui est le nôtre. Comment le pourrions-nous, du reste, puisque, pour nous, la vérité n’est et ne peut être ni « profonde » ni « métaphysique » ?

En revanche, parce que notre système économique fait moins intimement corps avec nous, il nous est encore possible, en de brefs moments, de ressentir que « quelque chose ne va pas » dans notre mécanisme de valorisation économique des biens, que le prix de tel ou tel actif n’a plus aucun. Nous ne savons plus bien quelle est la juste valeur de cet actif mais nous sentons, intuitivement, que sa valeur formelle, officielle, authentifiée par un prix ne saurait être cette juste valeur. De tels moments où les masques tombent, sont rares et fugitifs : ils correspondent souvent à l’amorce de phases de « crise » économique, particulière ou bien générale, parce que le regard soudain dessillé sur la valeur s’accompagne d’un mouvement de peur, semblable au vertige ressenti au spectacle du vide, et conduit à se défaire précipitamment, et quel qu’en soit le coût, de l’actif en cause, jusqu’à la disparition de cette insoutenable distorsion entre la valeur officielle, dont on perçoit soudain toute l’effrayante artificialité, et le ressenti de la valeur réelle, irréfutable, du bien.

A travers ce bref et lucide regard, l’économie contemporaine nous rend son meilleur, et plus paradoxal, service. Alors que nous avançons dans l’existence comme des somnambules, convaincus que les choses n’existent qu’à partir de la consommation que nous pouvons en extraire, l’économie contemporain, dans les moments où elle se dénude, nous rend le service inestimable de voir que le monde, ce n’est pas cela. A travers elle, nous percevons enfin que le monde n’est pas le simple support de nos désirs narcissiques. Il a une valeur en soi, autrement dit une vie propre, vers laquelle nous devons aller, sans attendre qu’elle vienne à nous pour se soumettre à la mécanique de nos désirs.

L’économie contemporaine est ainsi, dans ses moments de crise, et pour retrouver le commencement de notre propos, cet instrument paradoxal de salut, qui, en nous révélant, malgré lui, ses secrets de fabrication, nous offre la possibilité – peut-être l’ultime possibilité – de dévoiler notre nihilisme, cette prison que nous avons construite nous-mêmes, dont nous avons jeté la clef, et que nous confondons désormais avec notre conscience.

 

 Notes

[1] Paris, Editions François Bourin, 2014

[2] Voir L’Ere du Consommateur, Paris, Cerf, 2011

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