Des Académiciens en Sorbonne… avec Thierry de Montbrial

Mardi 24 janvier 2023
Des Académiciens en Sorbonne
Grand Amphithéâtre de la Sorbonne

Les enjeux de la guerre d’Ukraine

Thierry de Montbrial
Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Photographies : © Rectorat de Paris – Sylvain Lhermie

 

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Mardi 24 janvier, Antoine Godbert, délégué régional académique aux relations européennes et internationales et à la coopération de la région île-de-France, et Bernard Stirn, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, ont introduit la conférence-débat de Thierry de Montbrial, sur les enjeux de la guerre d’Ukraine.

Pour écouter Thierry de Montbrial et débattre avec lui des enjeux de la guerre d’Ukraine, plus de six cents lycéens et leurs professeurs étaient réunis dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne : ils étaient venus, pour l’Académie de Créteil,  des lycées Van Dongen de Lagny-sur-Marne, Evariste Galois de Noisy-le-Grand, Albert Schweitzer du Raincy, Louise Michel de Champigny-sur-Marne et Jean Macé de Vitry-sur-Seine.  L’Académie de Versailles était représentée par des délégations des lycées Jules Ferry de Versailles, Camille Claudel de Palaiseau et Montesquieu d’Herblay . Quant à l’Académie de Paris, elle était représentée par des classes de première et terminale des Lycées Omet, Jacques Monod, Gustave Eiffel, Sophie Germain, Rodin et Notre-Dame de Sion. Des académiciens, des diplomates et des spécialistes des relations internationales et de la défense avaient aussi répondu présents à l’invitation de Thierry de Montbrial.

Au seuil de sa conférence, celui-ci fait trois observations préalables :
1 – nous sommes tous, ici, des élèves et devons nous considérer comme tels : chaque jour, nous apprenons et ce que je dis aujourd’hui n’est pas identique à ce que je dirai à un autre moment ;
2 – l’histoire est tragique, elle l’a toujours été et elle le sera toujours ;
3 – on parlera ici de la guerre d‘Ukraine (et non en Ukraine) comme on parle de la guerre de Corée, et il s’agit déjà d’une guerre mondiale, qui pourrait le devenir plus encore.

S’ensuivent trois remarques de méthode :
1 – Les tragédies commencent toujours par des passions, lesquelles se déchaînent ; il est difficile de parler sereinement de la guerre d’Ukraine et chacun a sur le sujet des connaissances limitées. Nous devons apprendre à raisonner sereinement et laisser la raison dominer.
2 – Le terme de « géopolitique » qui figure dans l’intitulé de la spécialité HGGSP est à prendre avec des pincettes : ce terme est apparu dans les années 1980 et on tend aujourd’hui à confondre la géopolitique et les relations internationales : or, la géopolitique est une idéologie relative aux territoires et les relations internationales sont les relations entre, principalement, les Etats. Une situation géopolitique particulière ne détermine pas les conséquences qui en découlent sur le plan des relations internationales. Il y a toujours dans celles-ci une part de liberté. Personne aujourd’hui ne peut dire comment cette guerre va se terminer.
3 – Il est essentiel d’appréhender la complexité, laquelle n’est pas la difficulté ou la complication. Un problème peut avoir une apparence simple et être complexe : la complexité, du point de vue de Thierry de Montbrial, est l’impossibilité de représenter le problème sous la forme d’un système parce qu’il y a un nombre indéfini de façons de l’aborder.

Pour parler de la guerre d’Ukraine, il importe tout d’abord de se pencher sur les causes fondamentales – celles que Thucydide appelait « les causes les plus vraies » – qui sont à distinguer des causes immédiates. Ainsi discute-t-on encore des causes de la Première Guerre mondiale et De Gaulle, dans La Discorde chez l’ennemi (1924), se demande pourquoi les Allemands ont perdu la guerre alors qu’ils avaient tout pour la gagner. Il faut préférer une approche complexe à une école passionnelle simpliste qui consisterait, en l’occurrence, à dire que Poutine veut reconstituer l’Empire et reconquérir une colonie perdue. Il convient plutôt de se repencher sur cette période de dix années de décomposition provoquée par la chute de l’Union soviétique, au cours de laquelle les dirigeants russes ont signé des traités internationaux qu’ils n’auraient jamais signés si cette décomposition n’avait pas eu lieu, et au cours de laquelle des troupes occidentales se sont rapprochées de la Russie. Se rappeler Raymond Aron, qui dit : »tout peut être vu comme une guerre défensive ». S’agissant des causes immédiates, c’est plus clair : le 24 février, la Russie a lancé une « opération militaire spéciale » sur l’Ukraine. Il y a donc un agresseur , la Russie, et un agressé, l’Ukraine qui, depuis 1991, est reconnue comme un Etat.

Th de Montbrial revient sur les quatre phases qu’a connues cette guerre jusqu’au moment présent :
La première phase (février-mars 2022)  lui inspire deux questions :
1 – Comment se fait-il que certains Européens (la France et l’Allemagne notamment) se soient trompés à ce point et n’aient pas vu que cette agression allait se produire, alors que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne en avaient la certitude, fondée sur le renseignement ? Quant aux Russes, comment ont-ils pu se tromper à ce point en imaginant qu’ils allaient vaincre facilement et mettre en place un gouvernement fantoche, alors que cette phase s’est traduite par un échec militaire patent ?
2 – Comment, parce que nous connaissions les faiblesses de l’économie russe, avons-nous pu imaginer un effondrement rapide de celle-ci qui semble de ne pas avoir eu lieu ? Nous n’avons pas pris la mesure de la résilience de l’économie russe.
Ce que nous apprend cette première phase, c’est que nous ne cherchons pas à savoir et ne voyons pas ce que nous ne voulons pas voir.

La deuxième phase, avec le repli sur le Donbass, est une guerre géopolitique de contestation de territoire entre la Russie et l’Ukraine, et c’est une phase non conclusive même si Kherson et Kharkiv ont été repris – et là, il faut rappeler l’importance de ces deux villes et passer à une lecture géostratégique, en observant les caractéristiques géographiques que l’on retrouve dans les guerres, dans la stratégie et  dans la tactique : actuellement, les Russes, lourdement, occupent 15%-16% du territoire ukrainien.

La troisième phase est la contre-offensive ukrainienne et il faut saluer le courage admirable de ce peuple qui se bat pour la première fois de son histoire pour un Etat national et entend reconquérir tous les territoires pris par les Russes, dont la Crimée. En réplique, on assiste à une nouvelle offensive russe qui, par des frappes massives ciblées, vise à détruire tous les équipements ukrainiens. Tout l’enjeu des discussions actuelles portant sur l’envoi de chars par les Européens et les Américains est de ne pas se lancer dans une nouvelle phase qui pourrait entraîner une escalade.

Comment pourrait-on envisager la fin de la guerre ? 3 scénarios sont à examiner avec méthode :

1- Une négociation entre les parties d’ici 2024 est peu probable. Pour qu’elle ait lieu, il faut que chacun ait la conviction qu’en poursuivant cette guerre, il y a plus à perdre qu’à gagner. C’est ce qu’en théorie des jeux, on appelle un accord coopératif, à l’ombre de la force. C’est un scénario peu probable, voire presque nul – même s’il n’est pas exclu – car les Ukrainiens restent sur des objectifs maximaux quand bien même ils ont des réserves humaines faibles. Quant aux Russes, ils s’installent dans une guerre de longue durée, totale, impliquant de nouvelles mobilisations et un armement conséquent.

2 – Une victoire de l’un des deux camps.  Un parallèle est à faire avec la guerre russo-japonaise en 1905. Peut-on imaginer un effondrement de la Russie ? Th. de Montbrial n’y croit pas (en termes de probabilité). Contrairement à Zelensky, Poutine n’a jamais dit quel étaient ses buts de guerre, ce qui lui permettra de dire qu’il a obtenu ce qu’il voulait le moment venu.

3 – Une guerre d’attrition qui se prolonge jusqu’à l’effondrement de l’un ou de l’autre (voir les Allemands en 1918). Les Russes seront-il nécessairement les perdants ? Ce n’est pas sûr.

En conclusion, M. de Montbrial formule trois points qui sont des questions – conformément à son attitude qui consiste à écouter et à questionner :
– Quels seront les effets de cette guerre sur l’Union européenne ? Il peut y avoir des divisions entre les Européens, dont la France et l’Allemagne, mais aussi entre les pays du Nord et de l’Est de l’Europe et les pays du Sud qui n’ont pas nécessairement la même vision. Il faut empêcher que cette division l’emporte.
– Quel est le niveau réel du patriotisme russe ? Jusqu’à quel point les Russes sont-il encore russes et patriotes ? On a notamment vu qu’une assez grande partie des troupes était recrutée chez des non-Russes (Tatars, Bouriates).
– Dernier point, à la fois troublant et intéressant : Emmanuel Todd, en historien anthropologue, a donné un entretien récemment dans Le Figaro (à partir de son dernier livre, La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé, 2022) : il y note que la Russie incarne une civilisation qui est la quintessence du conservatisme sur le plan des valeurs et des moeurs et qu’elle est loin d’être isolée sur la scène internationale, dans la mesure où 75% de la planète peut être dit « non progressiste », acquis à une vision conservatrice et autoritaire. Cela, qui ne réjouit pas Emmanuel Todd, laisserait entrevoir derrière la guerre d’Ukraine une guerre de civilisation au sens idéologique et culturel du terme, opposant l’Occident libéral et le reste du monde.

Après un échange nourri avec les lycéens, Thierry de Montbrial a cédé la parole à Monsieur le Recteur pour la clôture de la séance.

M. de Montbrial a encore répondu à quelques lycéens venus le retrouver sur la scène …

Avant de quitter le Grand Amphithéâtre,  il a donné une courte interview à retrouver prochainement, de même que l’enregistrement intégral de la séance,  sur la chaîne YouTube de l’Académie dans la série « Brève conversation avec ».

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