Hommages à Michel Albert le jeudi 26 mars 2015, en la cathédrale Saint-Louis des Invalides

Hommage de Xavier Darcos, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques

Michel Albert était un homme de fidélité. À sa famille, d’abord, et à ses amis comme le rappellera tout à l’heure Michel Camdessus. Mais aussi de fidélité à des idéaux et à des engagements qui éclairent l’ensemble de sa vie publique.

Fils d’ouvriers agricoles vendéens, installés en Charente, Michel Albert est le parfait exemple de la méritocratie républicaine qui le mena, doté d’une bourse, jusqu’à Paris où il intégra Sciences Po, avant de décrocher un doctorat de sciences économiques puis de rentrer à l’École nationale d’administration. Ainsi, commençait-il à faire fructifier les quelques talents que le Maître lui avait donnés. La parabole évangélique sied parfaitement à la personnalité de Michel Albert. Saint-Jean Chrysostome définit ainsi le talent : « tout ce par quoi chacun peut contribuer à l’avantage de son frère, soit en le soutenant de son autorité, soit en l’aidant de son argent, soit en l’assistant de ses conseils par un échange fructueux de parole, soit en lui rendant tous les autres services qu’on est capable de lui rendre, car rien n’est si agréable à Dieu que de sacrifier sa vie à l’utilité publique de tous ses frères. C’est pour cela que Dieu nous a honorés de la raison ».

L’utilité publique, voilà ce à quoi décide d’œuvrer le jeune inspecteur des finances qui, dès 1959, devient secrétaire général du Comité Rueff-Armand installé auprès du Premier ministre pour faire des propositions sur « la suppression des obstacles à l’expansion économique ». Le thème de la réforme nécessaire de la France pour une meilleure adaptation au monde moderne est une constante dans la pensée de Michel Albert. C’est ce qui le rapproche au milieu des années 1960 de Jean-Jacques Servan-Schreiber. La collaboration de l’économiste et du publiciste déboucha en 1967 sur l’incroyable succès du Défi américain. De sa participation à la rédaction de ce livre, Michel Albert aimait à dire qu’elle lui avait permis d’apprendre à écrire. Ce talent révélé, il le fit fructifier. Il publia, seul ou en collaboration, 8 ouvrages qui, pour la plupart, furent des événements et rencontrèrent un très large public. Tous sont marqués de la même exigence documentaire, servie par une écriture précise et percutante. Par ordre chronologique, il publia donc :

  • Entre ciel et terre, le Manifeste du parti radical, en 1970
  • Les Vaches maigres en 1975,
  • Le Pari français : le nouveau plein emploi, en 1982,
  • Un pari pour l’Europe, en 1983,
  • Crise, Krach, Boom (avec Jean Boissonnat) en 1988,
  • le classique Capitalisme contre capitalisme en 1991,
  •  Notre foi dans ce siècle (avec Jean Boissonnat et Michel Camdessus), en 2002
  • et, enfin, Regards croisés sur l’Europe, en 2005.

Mais n’anticipons pas. En 1960, Michel Albert est nommé inspecteur général des finances du Maroc, puis directeur général adjoint de la Banque nationale pour le développement économique à Rabat, poste qu’il occupe de 1961 à 1963. Ses liens avec le royaume chérifien se sont maintenus tout au long de sa vie, puisqu’il était toujours membre du Conseil d’administration de la compagnie Wafa-assurance.

Sa carrière le mène ensuite à Bruxelles. En tant que directeur adjoint (1963-1966), puis administrateur de la Banque européenne d’investissement à Bruxelles (1966-1970), ainsi que comme directeur de la structure et du développement économique à la Commission de la Communauté économique européenne (1966-1969), il joue un rôle discret mais important dans la construction européenne. C’est là que se renforcent son idéal européen, son admiration pour Jean Monnet et son aspiration fédéraliste. C’est là aussi qu’il rencontre Raymond Barre, alors vice-président de la Commission européenne en charge des affaires économiques. Leurs chemins fut dès lors parallèles jusqu’à les mener à se retrouver tous deux membres de notre Académie. L’engagement européen de Michel Albert ne s’est jamais démenti. Il en fit même le thème de travail de notre Académie en 2004, au moment de l’élargissement aux pays d’Europe de l’Est, qu’il voyait comme une chance et, plus encore, comme un devoir envers ces pays enfin libérés du joug communiste. Car le projet européen était pour Michel Albert bien plus qu’une nécessité économique pour faire face au défi américain, il s’agissait d’un accomplissement moral. À la fin de sa carrière, Michel Albert, qui avait été nommé membre du Conseil pour la Politique Monétaire de la Banque de France, nouvellement indépendante, œuvra, avec d’autres, à rendre possible la création de l’euro.

De retour à Paris, devenu inspecteur des finances de 1ère classe en 1971, il est tour à tour directeur général de l’Union d’études et d’investissements et de l’Union de crédit pour le développement régional (Unicrédit), administrateur d’Unicrédit, président-directeur général de l’union financière de location de matériel (Unimat) et de l’Union immobilière de crédit-bail pour le commerce et l’industrie (Unicomi).

Sa riche expérience conduit ensuite Michel Albert au Plan comme commissaire adjoint en 1976, puis, à partir de 1978, comme commissaire général au Plan. La planification incitative à la française — bien éloignée des plans quinquennaux soviétiques — convient parfaitement à Michel Albert. Car, s’il était bien entendu libéral, il avait foi en l’État et en la nécessité de la régulation dont il a prouvé qu’elle n’était pas contraire aux valeurs du capitalisme, du moins dans son « modèle rhénan ». Michel Albert raconte ainsi comment il eut l’intuition qui l’amena à publier en 1991 Capitalisme contre capitalisme : « J’ai découvert le modèle rhénan », dit-il, « en 1990 le jour où les AGF ont pris 35 % de la deuxième compagnie d’assurances allemande AMB. Je garde physiquement en mémoire mon entrée dans la salle du conseil de surveillance. Il y avait une immense table rectangulaire avec vingt-quatre chaises, douze pour les représentants des actionnaires et douze pour les représentants des salariés. Parmi ces derniers, il y avait trois représentants syndicaux permanents, spécialisés dans les questions d’assurance. Ils étaient ultra-compétents. Je vous jure que pour un Français, c’était très impressionnant ». Traduit dans de nombreuses langues, Capitalisme contre capitalisme est devenu un classique de la littérature économique. La foi de Michel Albert dans « l’économie sociale de marché » était inébranlable. « Je continue à penser que le modèle rhénan est ce que l’on a fait de mieux dans l’histoire économique. L’idéal, c’est tout de même d’avoir des salariés éduqués, compétents et responsables » disait-il dix ans après la parution du livre. Et c’est l’espoir d’une moralisation de la mondialisation « amorale » héritée du XXe siècle qu’il exprimait avec Michel Camdessus et Jean Boissonnat dès l’introduction de leur ouvrage Notre foi dans ce siècle. La foi dans le progrès des sociétés humaines et l’optimisme raisonné étaient des traits fondamentaux de la personnalité de Michel Albert.

Ayant quitté le Plan en 1981, en raison de l’alternance politique, Michel Albert devint, en 1982, président des AGF. À ce poste, il engrangea de nombreux succès pour l’entreprise jusqu’en 1994, date à laquelle il en devint un très actif président d’honneur.

Il est un aspect de la vie de Michel Albert que je n’ai pas encore abordé : il fut un pédagogue. Quand on a beaucoup reçu, il convient de beaucoup donner et Michel Albert travailla inlassablement à partager le plus largement possible sa culture économique. De ce point de vue, le succès éditorial du Pari français est un bon exemple. Le livre inspira Jean-Claude Guillebaud et Pascale Breugnod pour la réalisation d’un des premiers documentaires-fictions de l’histoire de la télévision française, présenté par Yves Montand en 1984 : Vive la crise ! Michel Albert n’hésita pas une seconde à participer à cette opération. Une fois à l’Académie, il prit l’initiative d’un autre ouvrage que l’Académie publia en 2007, avec une préface de ses deux anciens Premiers ministres — Pierre Messmer et Raymond Barre — La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse. Là encore, il souhaitait alerter l’opinion sur les effets pervers des idées généreuses dont le résultat était le chômage, l’échec scolaire et la difficulté d’insertion.

Le panorama ne serait pas complet si, avant de terminer, je ne rappelais le rôle de Michel Albert à l’Académie des Sciences morales et politiques. Il y entra en 1994 au fauteuil laissé vacant par Henri Guitton. Il la présida en 2004 et fut son Secrétaire perpétuel, juste avant moi, de 2005 jusqu’au 31 décembre 2010. En effet, à l’Académie, la perpétuité est toute relative. « Je suis en CDD » disait Michel Albert avec un franc sourire. Dans le Palais de l’Institut, chacun se souvient de sa gentillesse et de sa simplicité. Par exemple, il n’hésitait jamais à aider une employée — quelle que soit sa fonction — à porter un paquet trop lourd. De nombreux échos de la peine des membres du personnel de l’Institut et des Académies à l’annonce de son décès sont remontés jusqu’à moi. Je tenais à vous en faire part.

Certains verront peut-être une contradiction entre la simplicité d’âme et les honneurs de la République. Michel Albert ne les refusait pas et, sans doute, lui faisait-il plaisir. Il portait bien l’habit d’académicien comme cette photo le montre. Il était Commandeur de la Légion d’honneur et Grand Croix du Mérite. Mais, même si les honneurs ne lui déplaisait, il n’en fut jamais le dupe. Et je l’imagine bien, maintenant, me regardant de là-haut, croisant ses bras bien haut sur sa poitrine, l’œil pétillant, me dire : « Eh bien… Le roi n’est pas mon cousin ».

L’Académie n’était pas pour Michel Albert un honneur. Elle correspondait parfaitement à ses aspirations : le travail et l’échange dans des groupes restreints où chaque individu est considéré en lui-même pour ce qu’il est. À côté de l’Académie, Michel Albert participait à de nombreux autres groupes de réflexion plus spécifiques : le groupe Milleron, l’OCHRES, les EDC, ARRI, mais aussi les « Arthurs », groupe informel d’anciens collaborateurs. J’en oublie certainement beaucoup d’autres.

Devenu Secrétaire perpétuel, Michel Albert ne rechigna jamais devant les charges administratives — parfois bien ingrates — de la fonction, ni à la participation à de nombreux conseils d’administration ou comités de gestion. Notre Compagnie a profité de son esprit méthodique et opiniâtre dans son effort constant de modernisation.

Au terme de ce bref hommage où j’ai tenté de retracer à grands traits les principaux engagements de Michel Albert en faveur d’une humanité plus fraternelle, il convient d’écouter le portrait que fera Michel Camdessus, tant il est vrai que la vie publique de Michel Albert ne prend toute sa signification et sa cohérence qu’au regard de l’homme de cœur et de l’homme de foi qu’il fut.

Et, mon cher Michel, puisque tu es maintenant retourné auprès du Créateur, je suis certain qu’il a pour toi, le serviteur le mieux doté, un minimum de 10 talents.

Entre dans la joie de ton Seigneur.

« Adieux à Michel Albert » par Michel Camdessus, gouverneur honoraire de la Banque de France

Ma chère Claude,
Vous ses enfants et petits-enfants, sa famille,
Et vous tous, les amis de Michel,

Vous pleurez Michel, nous sommes tous dans le chagrin et sous le choc de son départ et voilà que la prière de l’Église nous le rappelle : la vie de Michel ne lui a pas été prise ; elle est changée… Lorsque vous m’avez demandé de dire quelques mots à la fin de cette cérémonie, vous saviez qu’il me serait impossible de parler de lui comme s’il n’était plus.

Avec Brigitte et certainement beaucoup de ceux qui vous entourent, nous le croyons vivant d’une autre vie, de plénitude celle-là. Le mieux est donc que je m’adresse à lui comme dans les rares occasions qu’il m’a donné, en cinquante années d’amitié fraternelle, de dire deux ou trois choses que je sais de lui, deux ou trois choses que j’admire chez lui. Au fond, elles se résument en une seule et je dirais, Michel, que tu peux passer ton éternité à rendre grâces à Dieu pour cela. Il a fait de toi, à travers tes origines et toutes les circonstances de ta vie, un de ces êtres si rares dans nos sociétés d’opulence, un homme de cœur et, par-là, d’abord un homme attentif aux autres, discernant leurs souffrances cachées, résolu à rendre notre monde moins cruel aux pauvres, aux chômeurs, aux migrants, par toutes les initiatives de ta vie. Clairement, l’homme établi que tu es devenu est resté de leur bord. Cela probablement venait de loin. Tu l’as confessé toi-même, toi si pudique, de la manière la plus publique qui soit. Quiconque aura ouvert ton « Pari français » se souvient de ses sept premières lignes : « Je suis né en 1930. L’année de la grande crise en Europe. Quatre ans plus tard, mon père qui était ‘domestique agricole’ en Vendée a dû émigrer avec sa famille. Il n’y avait plus de quoi le faire vivre avec sa femme et ses enfants sur la ferme où mes grands-parents étaient métayers. Toute mon enfance a été hantée par cette image de la crise, du chômage ; par cette cassure terrible de l’entre-deux-guerres qui a précipité le monde dans la catastrophe ». Ces origines-là sont restées comme le ferment de ta vie. De là je crois, chez toi, la générosité de ton esprit, la vigueur et la constance de tes engagements et ce serrement au cœur que l’on discerne chez toi devant tous les blessés de la vie. Jamais chez toi, ni l’expérience de la complexité des choses, ni la misérable insuffisance des moyens disponibles pour corriger l’intolérable, ni le scepticisme, ni le cynisme de ceux qui pourraient le réduire, ne t’ont empêché de percevoir dans les tableaux de chiffres que tu analyses si bien les palpitations d’humanité, jamais ils ne t’ont conduit à la résignation ; jamais ils ne t’ont amené à baisser les bras. Je t’ai connu, jusqu’aux derniers de tes jours, à l’affût de toute initiative nouvelle à lancer ou à soutenir pour que la société soit plus juste et le monde meilleur.

Dans les sources vives de l’homme de cœur que tu es, il y a évidemment aussi ta Foi. Tu n’en fais pas mystère, non plus.

Je me souviens de la gravité avec laquelle tu avais révisé le chapitre dans lequel nous essayions de confesser notre Foi commune dans un livre Notre Foi dans ce Siècle que nous avions décidé d’écrire avec Jean Boissonnat après trente années d’amitié sur des itinéraires si divers.

Cette Foi qui vous a habités, toi et Claude, aux jours de joie comme aux jours de peine, tu l’as toujours voulu plus réfléchie, éclairée par les expériences de tes divers engagements et plus éclairante pour ceux-ci. Je suis témoin, pour avoir eu la chance de t’y accompagner parfois, de ton travail auprès de divers groupements de chefs d’entreprises français et internationaux pour partager avec eux ce que tu avais si vite compris de la responsabilité du chrétien dans l’entreprise, de la dimension humaine de la corporate gouvernance, etc. Comment ne pas mentionner aussi toutes tes interventions dans le sillage des Semaines Sociales de France et la trace, dans tant d’écrits et tes innombrables conférences, des principes majeurs de la pensée sociale chrétienne. Primauté du bien commun, solidarité, subsidiarité, primat absolu de la dignité de la personne humaine – bref, chacun les connaît ici – y compris l’économie et la finance comme servantes de la société et non l’inverse. Ces principes ont fécondé ta pensée et tes analyses de l’économie moderne ; on les retrouve dans le diagnostic si lucide que tu portes sur elle, dans ta recherche constante de « sorties par le haut » et dans tous tes plaidoyers pour une économie sociale de marché, pour la réforme dans notre pays, si réticent au changement, et pour l’Europe, notre commun destin.

La réforme : elle est au cœur de tous tes engagements ; dès la première minute de ta vie de haut fonctionnaire, elle te mobilise et c’est le rapport Rueff-Armand que tu as écrit pour une bonne part. Puis ton aventure du Défi Américain et du Défi Français et de tant d’autres de tes écrits. Je ne veux m’arrêter qu’à l’un des tout derniers car j’ai perçu la force de conviction et l’ardeur qui t’amenaient à lancer cette bouteille à la mer. C’est l’ouvrage collectif que tu as porté sur les fonts baptismaux avec Marcel Boiteux et Gabriel de Broglie. Son titre, à lui tout seul, porte un diagnostic sans appel : « La France prépare mal l’avenir de sa jeunesse ». On croit t’y retrouver à chaque page et dans ces mots : « Ce traitement réservé à notre jeunesse est le véritable symbole – le pire, en fait, ajouterais-je – de nos dysfonctionnements ». En dépit de cela, aucun défaitisme chez toi ; les yeux fixés, en bon économiste, sur le moyen et le long terme, tu cherches, trouves et nous révèles, sous le désenchantement du quotidien, les pépites de l’Espérance.

Avec la réforme en France, l’Europe a été au centre de ta vie, de ta conviction, de ta constante militance. Je n’en dirai pas plus ; il y aurait, il y aura un jour un livre à écrire sur « ton » Europe. Je t’entends encore répéter cette conviction que l’œuvre européenne des Monnet, Schuman, Adenauer, de Gasperi « aura marqué le passage de la préhistoire à l’histoire humanisée des relations internationales ». Et, t’écoutant, je me disais que toi, tu en demeurais un inspirateur et un ouvrier.

Mais Michel, tu étais, pour nous tous, beaucoup plus qu’un homme engagé sur tant de chantiers pour tant de causes de l’homme ; tu étais fondamentalement et tout simplement un homme qui aimait les autres. Il ne me revient pas de dire l’époux et le père de famille que tu as été. Nous avons, pourtant, été tous éclairés par le rayonnement, l’ouverture et si souvent la gaieté de votre famille. Au-delà de ce cercle qui est celui de l’amour, tu rayonnes d’amitié. Tu es un ami incomparablement fraternel. Cette amitié est offerte et chacun peut s’y réconforter, s’y instruire, s’y édifier, sans limite aucune. Tu es à la disposition de chacun. Bertrand Badré me racontait hier matin que, il y a quelque vingt ans, au tout début de sa vie professionnelle, fasciné par ta culture et la richesse de ton expérience, chaque fois qu’il revenait à Paris, alors qu’il travaillait à Londres, il venait te voir à ton bureau, au Conseil de Politique Monétaire de la Banque de France. Rituellement alors, vous entrepreniez de faire – pendant parfois des heures – le  tour du jardin du Palais-Royal et, insatiable, il t’interrogeait sur mille sujets. Bertrand occupe aujourd’hui un des plus hauts postes de la finance mondiale et il me dit que ces échanges ont été tout simplement décisifs pour lui à ces premières heures de sa vie professionnelle. Combien de jeunes gens s’engageant dans le service public ou dans le monde souvent impitoyable de la finance sont venus chercher conseil auprès de toi sur la manière de vivre ces métiers et d’y servir le bien commun, à la lumière de leur Foi ?

Ils sont devenus tes amis. Que tu es doué pour l’amitié, Michel ! Et comme tu sais partager ce bonheur-là ! Nous l’avons nous aussi partagé, savouré. Je ne connais pas beaucoup de moments de gaieté, d’abandon, de joie de l’esprit comparables à un repas avec Claude, toi et tel ou tel de vos innombrables amis.

Ce n’est pas par hasard qu’entreprenant d’écrire ensemble avec Jean Boissonnat et Jean-Claude Guillebaud, pour la circonstance notre éditeur, le livre dont je viens de parler, Notre Foi dans ce Siècle, nous avons décidé de le construire et d’en mettre au point le contenu – y compris vingt « utopies à réalisation vérifiable » – en quelques repas, les uns chez les autres…

C’était de la joie pure… tant de fois renouvelée. C’est ainsi que nous avons mieux discerné comment, dans l’amitié, ta qualité de cœur porte à l’incandescence l’accueil et le sens de l’admiration.

Sens de l’accueil ! Ton accueil aussi Claude. Je suis sûr que chacun de nous ici, ce soir, venu un jour sonner à ta porte, rue de Varenne, a fait la même rare expérience. Tu ouvres toi-même la porte et bras ouverts, les yeux pétillant de joie, un large sourire aux lèvres, tu nous accueilles. Je ne connais pas d’accueil comme le tien. Tu nous reçois comme si nous étions nous-mêmes un don merveilleux de nouveauté et de promesses pour toi, alors que c’est toi qui es là, donné sans réserves. Non pas don et contre-don comme diraient peut-être les anthropologues, mais merveilles de l’ouverture du cœur. Tu es tout entier dans ce simple geste, avec ta chaleur, ton indulgence, ton attente de l’autre… Évidemment, cet instant rare se prolonge tout au long de la rencontre et chaque fois, on ne rêve que de la poursuivre. Alors, je ne puis m’empêcher de te le dire, pendant tous ces jours de deuil, chaque fois qu’un mouvement de tristesse m’a étreint à la pensée de ton départ, j’ai pensé aux vers de Charles Péguy commentant les cinq premiers mots sublimes de la parabole de Luc : « Un Père avait deux fils… ». Je me suis remémoré cet extraordinaire tableau de Rembrandt, le « Retour de l’enfant prodigue » en haut du grand escalier de l’Hermitage, et je pensais à cette sorte d’étreinte par laquelle le Père t’aura accueilli, lui qui n’est qu’accueil, toi, l’accueil en personne…

À côté du don de l’accueil, Michel, il y a chez toi, par ailleurs si lucide, une capacité d’admiration qui colore entièrement ta rencontre de l’autre. Elle est un autre de ces dons que tu as reçus. Il y a chez toi, oui, une capacité d’admiration, d’enthousiasme devant ce que tu perçois – même simplement à l’état de promesse – de constructif, de beau, de bon, de bien chez les autres, qui est unique.

Ton admiration devant tout ce qui est beau n’est pas celle de l’esthète qui, très légitimement se délecte de ce qu’il sait voir ; elle est celle de l’homme pour qui admirer est une joie qui va souvent jusqu’à l’émerveillement et qui, dite comme tu sais le faire, avec les mots du cœur, aide à grandir. Se sentir ainsi reconnu par toi est comme un élan reçu. Combien de jeunes – et de moins jeunes – se sont senti ainsi amenés à se dépasser, puisque c’est comme cela – plus grands qu’eux-mêmes – que tu les voyais. Comment n’insisterai-je pas là-dessus ! Nous avons six enfants ; cinq sont des artistes ou de quelque manière des créateurs ; ils ont tous reçu cet encouragement de ton admiration. L’un d’entre eux, Thibaut, nous écrivant pour nous dire qu’il partageait notre peine à la suite de ta mort, concluait son email ainsi : « L’élégante bienveillance de Michel, sa curiosité intellectuelle faisaient de lui un miroir toujours embellissant pour les projets qu’il nous demandait de lui présenter. Face à l’inconnu de sa mort, son souvenir nous inspire un sourire confiant. Ceci est déjà une très belle preuve de son éternité ».

J’ai été très touché par ce rapprochement entre émerveillement et éternité. Il m’a amené à me dire que cette capacité d’émerveillement était probablement la pointe la plus haute de ce qui fait l’homme, cette pointe où l’Amour et l’humilité, l’oubli total de soi se rencontrent dans l’admiration et l’action de grâces. Heureux es-tu Michel, qu’elle t’ait été donnée ; heureux es-tu de l’avoir cultivée ; heureux es-tu qu’elle ait fait de toi l’époux, le père, le grand-père, l’ami que tu as été ; heureux es-tu qu’elle ait nourri ton espérance dans un monde meilleur et ton ardeur à le transformer. Oui, heureux es-tu, toi qui t’es laissé si souvent émerveiller et qui, aujourd’hui, est passé dans la Lumière de Dieu, lumière dont la bible nous dit que Dieu prend bien garde d’éviter qu’elle ne soit éblouissante et qui n’est qu’émerveillement pour toujours. Alors, s’il te plaît, répands ces qualités de cœur et ce don de l’émerveillement un peu plus parmi nous, dans ce monde dont toutes les forces du mal s’acharnent à nous cacher les merveilles ; obtiens-les pour tes frères chrétiens qui ont du mal à croire qu’ils seront un jour, comme toi, empoignés par Jésus-Christ, leur Sauveur, et emportés par Lui pour l’éternité dans cette Lumière. Donne-leur l’espérance vive de cet émerveillement et à tes amis qui, pour l’au-delà de leur vie, n’imaginent que vide, néant, sommeil peut-être, suggère-leur d’envisager au moins l’hypothèse de cet émerveillement. Comme toute ta vie, cette hypothèse leur fera du bien. Pour toi, c’est ça le Salut.

Salut, Michel.

Regards croisés sur l’Europe

sous la direction de
Michel Albert

 

Depuis 2004 l’Europe est devenue plus que jamais un sujet de débats et de suspens.

En 2004 l’Europe a radicalement changé de taille, passant de 15 à 25 membres.

En 2004 l’Europe s’est dotée, pour la première fois, d’un projet de constitution dont le sort est loin d’être tranché !

En 2004 l’Europe a tout à coup découvert qu’il lui fallait répondre à l’appel de la Turquie.

Pour y voir clair dans les troubles qui résultent de toutes ces transformations, l’Académie des Sciences morales et politiques a organisé, au cours de l’année de présidence de Michel Albert en 2004, trente-deux conférences qui forment autant de regards croisés et contrastés sur l’Europe.

Ces regards sont ceux de personnalités aussi éminentes que diverses : historiens, économistes, femmes et hommes politiques, français et étrangers.

Dans tout cela, aucune orthodoxie fermée, aucun message normatif, mais le souci de clarifier, de comparer et de confronter en toute liberté.

 

Sommaire

Introduction – Michel ALBERT

Première partie — Aperçus sur l’héritage

Jean BAECHLER — L’Europe n’a jamais été un empire

Jean FAVIER — L’Europe médiévale

Marc FUMAROLI — L’Europe, république des lettres et des arts

Michelle PERROT — L’Europe et les femmes

Jean TULARD — Napoléon et l’Europe

Daniel COHN-BENDIT — Relations franco-allemandes et construction européenne

Robert TOULEMON — De la construction européenne à la réforme des Nations Unies

Deuxième partie — La construction européenne et les limites de l’Union

Raymond BARRE — De Gaulle, l’Europe et l’adaptation de la France

Jacques DELORS — La construction européenne, hier, aujourd’hui et demain

Pascal LAMY — Les politiques communes et l’Europe dans la mondialisation

Jean-Dominique GIULIANI — Le grand élargissement

Sandra KALNIETE — Les pays baltes et l’Europe

Bronislaw GEREMEK — La vision européenne des pays de l’Europe centrale

Thierry de MONTBRIAL — La question turque

Alain BESANÇON — Les frontières de l’Europe d’un point de vue historique

Jean-Claude CASANOVA — Les limites de l’Europe

Antoine SFEIR — L’Europe vue du monde arabo-musulman

Jean-Claude CHESNAIS — L’Europe ou l’illusion de la grandeur : dépression démographique et dépendance migratoire

Theodor BERCHEM — L’Europe des universités et de la recherche

Yu-Chiou TCHEN — L’Europe vue dExtrême-Orient

Jacques de LAROSIÈRE — Comment l’Europe peut-elle rattraper l’économie américaine ?

Troisième partie — Les enjeux du traité constitutionnel

Romano PRODI — Les nouvelles priorités de l’Union européenne élargie

Félix ROHATYN — Les États-Unis et la construction européenne

Lord SIMON — Point de vue britannique sur la construction européenne

Jean-Claude TRICHET — L’euro

Nicole NOTAT — Quel avenir pour le modèle social européen ?

Philippe de WOOT — L’entreprise européenne responsable face à la globalisation

Philippe de VILLIERS — L’Europe des souverainistes

Virgilio DASTOLI — L’Europe des fédéralistes

Jean BOISSONNAT — L’Europe et Dieu

Alain LAMASSOURE — L’Union européenne, des traités à la Constitution

Pierre MESSMER — La nouvelle problématique de la construction européenne

 

Introduction

 

En 2004, l’Académie a consacré la totalité de ses trente-deux séances de travail hebdomadaire, et un séminaire sur Robert Marjolin, à examiner différents points de vue sur l’Europe. Cette année 2004 est en effet d’une exceptionnelle importance pour la construction européenne. Peut-être même peut-elle se comparer, sous cet angle, aux deux grandes dates fondatrices : 1950, année de la Déclaration Schuman et 1957, celle de la signature du premier Traité de Rome, celui qui a créé la Communauté économique européenne.

L’année 2004 restera d’abord, à l’échelle de l’Histoire, comme celle du grand élargissement. De 1957 à 2004, sur près d’un demi-siècle, le nombre des membres de l’Union européenne avait augmenté de neuf, passant six à quinze. Au 1er mai 2004, ce même nombre s’est accru d’un seul coup de dix, l’Union passant de quinze à vingt-cinq pays, ce qui modifie considérablement ses équilibres économiques, géographiques et politiques.

Le deuxième événement majeur de l’année 2004 pour l’Europe porte une autre date mémorable. C’est en effet le 18 juin, que le Conseil européen des Chefs d’Etat et de gouvernement a adopté, à l’unanimité des vingt-cinq pays-membres, le premier projet de Traité constitutionnel issu, pour l’essentiel, des travaux de la Convention, présidée en 2002 et 2003 par Valéry Giscard d’Estaing. En attendant d’être ratifié, soit par des référendums populaires, soit par les parlements nationaux, ce Traité vient d’être signé le 29 octobre à Rome. C’est, en quelque sorte, le second « Traité de Rome ».

Loin de clarifier les perspectives d’avenir, ces événements placent l’Europe à une sorte de croisée confuse de chemins incertains où s’affrontent différents pays ou courants d’opinion, tant à l’égard de l’intervention américaine en Irak qu’au sujet de l’adhésion de la Turquie. Irak, Turquie, ces deux exemples suffisent à montrer qu’on ne peut pas comprendre les problèmes actuels de la construction européenne, sans se référer d’abord à l’héritage historique et géographique dont elle est issue. Ce sera mon premier point. J’envisagerai ensuite les deux grands sujets d’une actualité de plus en plus brûlante, que sont d’une part, la question des limites de l’Union dans ses nouvelles perspectives d’élargissement et, d’autre part, le problème de la nature du projet européen comme enjeu du Traité constitutionnel.

L’objectif ainsi visé n’est pas de prendre parti. Il ne s’agit pas de présenter un projet, encore moins un programme, mais de réunir un ensemble de points de vue éclairants, soit par leurs divergences, soit par leurs convergences.

I – APERÇUS SUR L’HERITAGE

L’héritage dont la construction européenne est issue se caractérise par deux grandes spécificités historiques : d’une part, « L’Europe n’a jamais été un empire ». D’autre part, en introduisant pour la première fois dans l’histoire des relations internationales ce que Hannah Harendt a appelé « le pardon et la promesse », elle a fondé la nouvelle Communauté européenne sur une véritable révolution dont le Traité constitutionnel est la plus récente expression. Il convient de préciser quelque peu ces deux points.

En premier lieu, il y a une loi quasi-universelle de l’évolution historique, qui fait que les populations ont été, sur les différents continents, progressivement regroupés sous l’autorité d’empires. Or Jean Baechler a établi que la seule exception notable à cette loi, c’est l’Europe. Il en résulte que l’Europe n’a jamais constitué une entité politique. Cette donnée historique mérite d’être soulignée au moment où le Traité constitutionnel remet à l’ordre du jour, dans une certaine mesure, la question de l’unité politique de l’Europe. Dans le passé, en l’absence d’une telle unité, l’Europe s’est tissée d’une manière floue, à travers des éléments culturels, religieux et artistiques, sous la forme de divers réseaux se diffusant en dépit de la fragmentation des pouvoirs politiques. Mieux, ces structures en réseaux ont favorisé l’effervescence de toutes sortes d’initiatives et, notamment, l’invention de la science.

Ne retombons pas dans le vieux romantisme de l’empire de Charlemagne. Jean Favier souligne que pour cet empereur, l’empire ne constituait guère qu’une sorte de décoration personnelle. Au plan institutionnel, il a fait place, on le sait, dès le Traité de Verdun en 843, à la séparation de trois entités qui sont à l’origine des trois principales nations d’Europe continentale : la France, la Germanie et l’Italie. Le Saint Empire n’a jamais exercé aucune souveraineté européenne et les juristes du Roi de France ont, dès le XIIIème siècle, légitimé celui-ci comme « Empereur en son royaume ». Même après la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 et leur arrivée sur le Danube, la tentative visionnaire du roi de Bohème Georges Podiébrad, de réunir tous les Etats chrétiens pour résister à la pression ottomane, a échoué complètement à cause de l’hostilité de la France et … du Pape !

Ultérieurement, comme l’a montré Marc Fumaroli, l’Europe du XVIème au XVIIIème s’est progressivement constituée en une véritable union intellectuelle, qui s’est appelée « République des lettres » au sens romain du mot. Parie de l’Italie, particulièrement vivante aux Pays-Bas, cette République des Arts et des Lettres s’est progressivement étendue à la France, à l’Angleterre, à l’Espagne, au Saint-Empire germanique, à la Scandinavie, à la Bohème, à la Hongrie, à la Pologne, en un mot à toute l’aire géographique de l’Union européenne à vingt-cinq. Cette communauté des meilleurs esprits a alors transcendé la fragmentation politique, puis les cassures religieuses de l’Europe. Pendant ces trois siècles, qu’ils soient de nationalité française, allemande ou autre, tous les penseurs, artistes et savants ont conscience d’être européens. Pour Jean-Jacques Rousseau, « il n’y a que des Européens, ils ont tous le même goût, les mêmes passions, le même mode de vie ». Et pour Voltaire, l’Europe « était une espèce de grande république partagée en plusieurs Etats, les uns monarchiques, les autres mixtes ; ceux-ci aristocratiques, ceux-là populaires, mais tous correspondant les uns avec les autres ; tous ayant un même fond de religion, quoique divisés en plusieurs sectes ; tous ayant les mêmes principes de droit public et de politique inconnus dans les autres parties du monde ».

C’est aussi l’Europe qui, pendant cette période des XVIème – XVIIIème siècles, a tout simplement, comme le constate Madame Michelle Perrot, inventé la femme moderne et progressivement fait naître, pour la première fois dans l’Histoire, l’idée d’égalité des sexes, les droits civils précédant les droits politiques.

On en était là lorsque, rappelle Jean Tulard, au début de 1812, un millénaire après Charlemagne, Napoléon parvenait à faire de l’Europe son empire sous domination française. Mais celui-ci ne dura qu’un an. Il s’est effondré en 1813, avec la retraite de Russie. Non seulement cette Europe de Napoléon, qui reposait sur la force, n’a pas survécu à l’échec militaire, mais elle a préparé une montée des nationalismes, qui a finalement revêtu des formes explosives. C’est en effet cette Europe là qui a déclenché et conduit les deux seules guerres mondiales de l’histoire universelle, lesquelles, par comparaison avec le million de morts des guerres napoléoniennes, en ont fait huit millions pour la première guerre mondiale et pas moins de cinquante millions pour la deuxième. Il convient de s’en souvenir pour comprendre la miraculeuse conversion qui a suivi cette double tragédie.

C’est en effet par réaction aux horreurs de la seconde guerre mondiale que la deuxième spécificité de l’histoire européenne s’est fait jour, en 1950, lorsque Robert Schuman, au lieu de chercher à accabler les Allemands d’un nouveau « Vae victis », leur a tendu la main dans un geste de réconciliation et pour une coopération qui est le fondement de la construction européenne. Ainsi Schuman déclarait-il : « Il faut en finir avec la notion d’ennemi héréditaire et proposer à nos peuples de former une communauté qui sera le fondement, un jour, d’une patrie européenne ». Ce qui, selon René Rémond « est une initiative d’une audace inouïe, à laquelle je ne connais pas de précédent (…) ».

Parmi bien des regards croisés, cette vision historique a été particulièrement attestée par un Daniel Cohn-Bendit, à propos du rôle de l’amitié franco-allemande dans la construction européenne.

Et pour en terminer avec Schuman, on retiendra que, voici plus de quarante ans, il préparait déjà le grand élargissement que nous célébrons cette année : « Nous allons faire l’Europe », disait-il, « non seulement dans l’intérêt des peuples libres, mais aussi pour pouvoir y accueillir les peuples de l’Est qui, délivrés des sujétions qu’ils ont connues jusqu’à présent, nous demanderaient leur adhésion ».

Avant d’en venir à l’examen de cet événement majeur, il convient d’évoquer un dernier aspect de l’expérience acquise, depuis un demi-siècle, dans le cadre de la construction européenne. Il s’agit d’un sujet beaucoup moins connu, mais d’une grande portée virtuelle, que Robert Toulemon a traité sous le titre « De la construction européenne à la réforme des Nations-Unies ». Il résume lui-même sa réflexion comme suit :

« Qu’il s’agisse de la lutte contre le terrorisme et contre la prolifération des armes de destruction massive, deux menaces qui pourraient un jour n’en faire qu’une, de la prévention des génocides, de la sauvegarde des climats et de la diversité biologique, enfin de la satisfaction des besoins humains fondamentaux, l’Organisation des Nations Unies dans ses structures héritées du deuxième conflit mondial n’est manifestement pas en mesure de définir et moins encore d’imposer un ordre mondial moins anarchique, une politique de survie à l’échelle universelle. Pour y parvenir, l’Organisation devra surmonter le blocage résultant de souverainetés étatiques, pour la plupart impuissantes mais paralysantes. Elle devra expérimenter l’exercice en commun de la souveraineté, sans que cela apparaisse comme le déguisement d’une ou plusieurs hégémonies. Or il existe un continent qui, pour avoir subi les conséquences d’un nationalisme paroxystique et y avoir perdu son ancienne suprématie, a poussé plus loin que cela n’avait jamais été fait ni même imaginé, l’exercice en commun de la souveraineté. Cette expérience, l’expérience communautaire européenne, présente un intérêt qui dépasse les frontières du continent. Considérée dans le reste du monde avec parfois plus d’attention que dans ses propres frontières, cette expérience pourrait très utilement inspirer la profonde réforme des Nations Unies qui s’imposera tôt ou tard ».

II – LE GRAND ELARGISSEMENT ET LA QUESTION DES LIMITES DE L’UNION

Ce grand élargissement porte sur dix économies présentant de tels retards par rapport à la moyenne des quinze que leur intégration aurait été pour le moins insolite si les nouveaux pays membres n’avaient pas été issus de la même culture européenne. En effet, les soixante-dix millions d’habitants des dix représentent 25 % de la population des quinze, mais seulement 10 % de leur richesse. Cela explique la montée d’inquiétudes croisées : d’un côté, les nouveaux membres craignent qu’un manque de compétitivité ne les affaiblisse encore ; de l’autre, certains membres anciens sont hantés par la crainte des délocalisations. Selon un sondage récent , 88 % des Français estiment que les délocalisations constituent un phénomène grave.

Dans ces conditions, il est particulièrement important de prendre en compte l’impressionnante série de témoignages suggérant combien l’appartenance à l’Union a permis d’accélérer le renforcement structurel de nombreux pays membres. C’est d’abord celui de Raymond Barre, montrant comment l’Europe a contribué efficacement à l’adaptation de la France et au rattrapage de ses retards ; celui de Jacques Delors, soulignant que le jeu combiné de la concurrence et de la solidarité a permis à la Communauté de susciter un essor incomparable de l’Irlande, de l’Espagne, du Portugal et de la Grèce ; enfin, le témoignage de Pascal Lamy sur l’efficacité des politiques communes au profit des mêmes économies moins développées converge avec les études de Jean-Dominique Giuliani, montrant à quel point, sous l’angle économique, le grand élargissement est globalement conforme à l’intérêt commun des nouveaux et des anciens pays membres.

D’autre part, si, dépassant les considérations économiques, on aborde les aspects culturels et sociétaux, on constate qu’il ne s’agit nullement d’un élargissement artificiel mais, tout au contraire, d’une réunification cautérisant les blessures de l’histoire. D’ailleurs, les pays d’Europe Centrale sont ceux dont la conscience historique est, de loin, le facteur le plus déterminant de la pensée et de l’action politiques.

Cette conscience historique a été particulièrement soulignée par Madame Sandra Kalniete, ancienne ministre des Affaires étrangères de Lettonie, née dans un goulag ! : pour elle, c’est seulement le jour de la réunification de l’Europe, le 1er mai 2004, que « la page de la seconde guerre mondiale a pu être, enfin, définitivement tournée sur la carte géopolitique européenne ». Et cette Europe dont les Pays Baltes, notamment, sont désormais membres à part entière, est loin d’avoir pour unique vocation la prospérité économique : « il ne faut jamais oublier que la vocation de l’Europe n’est pas seulement d’être une source de bien-être ou un marché commun. L’Europe est d’abord un espace culturel où sont nées les valeurs fondamentales de la civilisation moderne ».

Dans l’ensemble des nouveaux pays membres, on est frappé de voir les progrès rapides de la démocratisation, l’apaisement des vieilles querelles ethniques, le meilleur traitement des minorités. Tous ces premiers succès sont, dans une large mesure, la conséquence de ce que, depuis dix siècles, ces pays ont appartenu à la seule Europe unie qui fut, celle – on l’a dit – de la spiritualité, des mœurs et de la culture. C’est ainsi que les nouveaux membres enrichissent l’Union européenne de quatorze Prix Nobel. Un autre exemple emblématique est donné par Bronislaw Geremek, ancien ministre des Affaires étrangères de Pologne. Il insiste, notamment, sur la réconciliation polono-allemande, qui paraissait quasi-impossible et qui s’est, dit-il, « opérée avec une stupéfiante rapidité ». La confiance que Geremek fait à la vertu pacificatrice de l’Union européenne est telle que le meilleur moyen, selon lui, de contribuer à la perspective d’un apaisement entre Israël et la Palestine serait de faire espérer à ces deux pays leur entrée possible dans l’Union européenne…

Cette audacieuse remarque a été présentée à l’Académie en mai dernier. A l’époque, nul n’imaginait le puissant mouvement populaire qui allait établir, fin 2004, la démocratie en Ukraine et attirer ce pays vers l’Union européenne. Qui plus est, seuls quelques observateurs particulièrement avertis, tel Thierry de Montbrial, plaçaient « la question turque » au premier rang de leurs préoccupations pour l’Europe, anticipant ce qui est devenu éclatant depuis lors. A la suite de la recommandation d’ouverture des négociations d’adhésion présentée par la Commission européenne le 6 octobre et son approbation par le Conseil européen du 17 décembre, il est clair, désormais, que cette question turque – extraordinaire ferment de discorde, non seulement entre les différents peuples, mais, en France, au sein des principales formations politiques – ne saurait manquer de prendre une large place auprès des deux événements historiques de 2004.

En effet, par delà les argumentaires croisés qui, chaque jour, défraient désormais la chronique, la question des limites de l’Union européenne met en cause à la fois les fondements culturels de l’Europe et son projet d’avenir, sans parler de son modèle social et familial.

Sur le premier point, Alain Besançon note que les frontières historiques de l’Europe correspondent partout à un même marqueur culturel, celui de l’art gothique – c’est-à-dire de la chrétienté d’Occident –, lesquelles coïncident avec celles de l’Europe des vingt-cinq. Quant à son projet d’avenir, la question, selon Jean-Claude Casanova, est de savoir si nous concevons l’Europe comme une identité politique enracinée ou comme un marché unique universel. Et qu’on ne vienne pas dire que, si la Turquie n’en était qu’un partenaire privilégié et non pas un membre de plein droit, cela renforcerait le fondamentalisme islamique ! Cet argument, ajoute-t-il, est un chantage qui revient à demander à l’Europe de régler le problème de l’évolution historique des musulmans par l’élargissement indéfini de l’Union européenne…

Les musulmans n’en ont d’ailleurs nullement envie. Considérant l’Europe vue du monde musulman, Antoine Sfeir note que la Turquie tient une place à part aux yeux de la communauté musulmane, laquelle, par ailleurs, comprend mal l’Union européenne étant donné que c’est l’Europe elle-même qui a, pour la première fois, institué des frontières d’Etat au sein de cette communauté musulmane, la Oumma. Enfin, l’Europe étant devenue areligieuse, elle ne paraît plus guère respectable. Moins respectable même, sous cet angle, que les Etats-Unis eux-mêmes…

Alors que les gouvernements se déclarent tous favorables à l’adhésion conditionnelle de la Turquie, une large part des populations y est opposée. En France, cette opposition est si vive que la première raison invoquée par bon nombre d’adversaires du projet de Constitution est précisément leur refus de la Turquie comme membre à part entière de l’Union. La question turque se révèle donc être une source d’interférences entre les problèmes de l’élargissement et ceux de la Constitution. Le résultat du référendum constitutionnel annoncé en France pour 2005 risque fort d’en être affecté. Jadis, on désignait l’Empire Ottoman comme « l’homme malade de l’Europe ». Certains se demandent si l’on ne pourrait pas craindre, désormais, que l’Europe ne risque de devenir « l’homme malade de la Turquie » ?

Mais, si importants que soient ces problèmes liés à l’élargissement et aux limites d’une Union européenne, qui comptera bientôt trente membres, voire plus, ils ne doivent pas nous faire oublier le défi majeur pour l’Europe que trois de nos communicants ont souligné : le premier, Jean-Claude Chesnais, est démographe ; le deuxième, Theodor Berchem, est président de l’université de Würzburg et professeur au Collège de France ; le troisième est une femme, une femme asiatique, Madame Tchen Yu-Chiou, alors ministre de la culture de Taïwan. Leurs regards croisés tirent l’alarme sur les dramatiques retards des pays d’Europe en matière de recherche et de développement. Il en ressort que la priorité des priorités pour l’Union consiste à se doter, enfin, de politiques volontaristes dans ce domaine. Et, n’eût été la gravité du sujet, ils auraient pu ajouter : en cessant de s’enivrer de grands mots creux, comme ceux du Conseil européen de Lisbonne qui, en mars 2000, osa donner pour objectif à l’Union de devenir, à l’horizon 2010, « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Moyennant quoi, à peu près rien n’a été fait depuis lors, contrairement à ce qui se passait pendant les « trente glorieuses », lorsque l’Europe rattrapait son retard en matière nucléaire, aéronautique et spatiale.

A l’époque où l’hyperpuissance américaine et l’immense surgissement des nouvelles puissances asiatiques viennent mettre au défi, comme jamais, les économies et les sociétés de la vieille Europe, la priorité des priorités, pour elle, est de reconstruire l’équivalent contemporain de la « République des lettres », c’est-à-dire un réseau d’excellence au niveau mondial en matière universitaire et de recherche scientifique. A cet égard, les propositions présentées par le Professeur Theodor Berchem sont particulièrement fortes : mobiliser « toutes les forces dans un effort européen commun » par ce que c’est le seul moyen de relever le nouveau défi américain. Tel est aussi le message final qui ressort de la réponse donnée par Jacques de Larosière à la question d’ensemble : « Comment l’Europe peut-elle rattraper l’économie américaine ? » La principale faiblesse de l’économie européenne est aujourd’hui liée, d’abord, au fait que, par rapport aux Etats-Unis, les pays européens consacrent en moyenne à l’enseignement supérieur moitié moins de ressources en pourcentage du PIB , en suite au manque d’ouverture des universités européennes sur le monde économique. C’est ainsi qu’il vient appuyer fortement la conclusion des trois précédents communicants en soulignant la priorité qu’il y a « à promouvoir, entre universités, centres de recherches, pouvoirs publics et entreprises, de véritables réseaux interactifs ».

III – LES ENJEUX DU TRAITE CONSTITUTIONNEL

Soit directement par référendum, soit indirectement par la voie parlementaire, la population sera appelée à se prononcer prochainement sur le Traité constitutionnel, mais pas toujours sur la question turque. Et cela, alors même que cette question turque, qui réveille tout un travail de mémoire historique et de sensibilité géographique, est évidemment plus concrète et plus passionnante que le texte constitutionnel, si remarquablement rédigé soit-il.

Dans ces conditions, il sera difficile, semble-t-il d’éviter que bon nombre d’adversaires de la candidature turque ne viennent se joindre aux adversaires du Traité. Autrement dit, parmi les différents regards qui se croisent sur ce sujet complexe, certains ne sont pas dépourvus de strabisme.

Or, ce qui est en cause avec le Traité constitutionnel, c’est une étape absolument décisive de la construction européenne, et cela pour trois raisons essentielles.

La première est tout simplement qu’en application du Traité, l’Union européenne ne serait plus seulement un espace économique doté d’instruments juridiques et politiques spécialisés, mais une véritable union politique fondée, comme on le voit dès aujourd’hui à travers les vicissitudes de la Commission Barroso, sur un renforcement des pouvoirs du Parlement.

La deuxième raison est que ce saut qualitatif se résume par l’emploi même du mot « constitution » qui était, hier encore, interdit, car politiquement incorrect…

La troisième raison est que, rassemblant désormais non plus seulement des Etats mais aussi les citoyens de ces Etats, l’Europe serait, notamment, dotée d’un président permanent du Conseil européen élu pour deux ans et demi renouvelables, président qui donnerait enfin un visage à l’Union.

Autrement dit, la ratification du Traité constitutionnel serait virtuellement porteuse, au plan politique, d’une mutation analogue à la création de l’euro en matière monétaire.

A l’instar de la Communauté européenne elle-même, la création de l’euro, monnaie entièrement nouvelle, issus de onze, puis de douze monnaies, est une innovation absolument unique, sans aucun précédent dans toute l’histoire monétaire. Comme nous l’a dit Jean-Claude Trichet, « L’euro est non seulement un symbole d’unité, mais aussi un emblème de la possible future souveraineté politique européenne, celle qui s’épanouirait dans une véritable fédération politique achevée, si telle était la volonté des peuples européens ».

Il est particulièrement intéressant de noter, sur ce point, l’opinion de Félix Rohatyn, ancien ambassadeur des Etats-Unis en France : « L’introduction de l’euro fut couronnée de succès. Accomplissement remarquable (…), l’introduction d’une monnaie unique avec sa propre banque centrale par douze démocraties modernes avancées était symbolique d’une nouvelle Europe (…) malgré un certain scepticisme en Amérique quant à la nouvelle devise, les débuts de l’euro ont justifié les attentes ». Cette opinion est fortement corroborée par Lord Simon of Highbury, qui a démissionné du gouvernement britannique lorsque celui-ci a refusé d’entrer dans la zone euro.

Sur un plan plus général, dès la première page du texte, le Traité définit les principes d’un véritable modèle européen : « L’Union œuvre pour le développement durable de l’Europe, fondé sur une croissance économique équilibrée, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi, au progrès social et à un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement (…). Elle promeut la justice et la protection sociales ».

Certains ont reproché au Traité d’être trop timide en ce qui concerne les politiques sociales. C’est un point qui a été relevé, notamment, par Romano Prodi, alors Président de la Commission européenne. De même, Madame Nicole Notat a souligné que « le modèle social est au cœur de l’identité européenne », et l’économiste belge Philippe de Woot a dégagé les traits essentiels de l’entreprise européenne socialement responsable.

Mais rien de cela n’accrédite pour autant, au plan européen, l’opinion de ceux qui, en France, accusent le Traité constitutionnel d’être un sous-produit de « l’ultra-libéralisme » américain. Le Traité constitue au contraire, selon le britannique John Monks, Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), « une réponse à la mondialisation américaine ». Ce type d’opinion est soutenu non seulement par les syndicats européens, mais par la quasi-totalité des partis sociaux-démocrates. Ainsi, Jorge Sampaio, Président de la République du Portugal et socialiste, déclare : « On y reconnaît le principe de cohésion sociale, économique et territoriale de l’Union. On y réitère la volonté d’approfondir les politiques communes pour garantir un avenir de prospérité, de sécurité et de justice ».

Il n’empêche qu’en France, depuis la fin de l’été 2004, certains dirigeants politiques de l’opposition préconisent un vote négatif au référendum prévu pour 2005, au nom de leur attachement au « modèle social français ». Ils pourront peut-être en influencer, voire en modifier le résultat, au point d’aboutir à un veto de la France. Cela créerait une inconnue majeure pour l’avenir de l’Europe. Mais, sur le fond des choses, ce veto serait vain. En effet, il n’aurait aucune chance de susciter, dans l’opinion des pays partenaires, un soutien à ce « modèle social français », dont le rapport Camdessus Le sursaut vers une nouvelle croissance pour la France vient de dénoncer l’échec indiscutable, tant en ce qui concerne ses ruineuses conséquences sur les finances publiques que ses responsabilités concernant les désastreux taux de chômage qu’il entretient.

A peine l’encre du deuxième Traité de Rome est-elle sèche que les gouvernements se préparent à décider d’ouvrir des négociations normalement destinées à déboucher sur l’adhésion de la Turquie. Ces deux décisions peuvent apparaître comme des avancées complémentaires à court terme : elles devraient bénéficier d’un double « oui », notamment en Allemagne, en Italie et en Espagne. Mais toute autre est la situation, en Grande-Bretagne d’abord, où le référendum annoncé par le gouvernement Blair risque fort d’aboutir à un « non ».

Quant à l’opinion française, qui ne perd jamais une occasion de se séparer sur les grandes questions de principes, elle est profondément divisée, tant sur le Traité que sur la question turque. En ce qui concerne le Traité constitutionnel, une large partie de la gauche vient renforcer les souverainistes dont les thèses ont été exposées par Philippe de Villiers et conduisent à un double « non ». Selon Virgilio Dastoli, les nouvelles orientations du fédéralisme s’accommodent du Traité, notamment au regard du principe de subsidiarité et de la doctrine sociale de l’Eglise. Concernant d’autre part la question turque, on ne trouve guère, en France, de trace de l’idéologie du « club chrétien ». C’est ainsi que, traitant de « L’Europe et Dieu », le catholique Jean Boissonnat a précisé qu’il ne regrette pas l’absence, dans le préambule du Traité, de toute référence à l’héritage chrétien. Il se satisfait de celle qui porte sur les « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe ». Pour le reste, ayant montré comment Dieu a fait l’Europe et l’Europe a défait Dieu, il est, selon lui, « dans la vocation du christianisme, de se déseuropéaniser s’il veut offrir un visage accueillant aux masses asiatiques qui ne le connaissent pas : si l’Europe n’est plus institutionnellement chrétienne, elle peut l’être davantage spirituellement ».

Autant la question du Traité déchire la gauche, autant la question de la Turquie divise la droite. Les adversaires de l’adhésion y puisent souvent leurs convictions sur ce que Jean-Claude Casanova appelle « l’heure de vérité pour l’Europe » : « deux visions de l’Europe s’affrontent : l’une est politique et historique (…), il s’agit de construire une patrie européenne avec des frontières claires issues d’une histoire commune. Pour l’autre vision, il s’agit d’étendre la démocratie et le marché, sans se préoccuper de l’histoire ou des frontières. Ces deux visions sont irréductibles l’une à l’autre ».

Par ailleurs, les adversaires de l’adhésion sont largement soutenus par des courants d’opinion spontanés, peu organisés, mais particulièrement vifs parmi les catégories défavorisées de la population, qui comptent, semble-t-il, de nombreux électeurs prêts à voter « non » au référendum constitutionnel pour exprimer leur rejet de la candidature turque.

Dès lors, on ne peut échapper à la question : que se passerait-il si le « non » l’emportait en France au référendum de 2005 ? Une réponse plausible, me semble-t-il, est celle d’un homme politique particulièrement respecté : Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Luxembourg, nommé Président de l’Eurogroupe. Voici cette réponse : « Un « non » de la France conduirait l’Europe dans une crise absolue où il n’y aurait plus aucun idéal européen à poursuivre. Ce serait l’immobilisme absolu ». A l’inverse, l’ambition affichée dès le préambule du Traité est de faire de l’Europe « un espace privilégié de l’espérance humaine ».

Mais quelle est la portée concrète de ce grand projet ? Deux regards croisés ont, pour terminer la série des séances de l’Académie sur l’Europe, proposé des réponses contrastées à cette question. Ils émanent respectivement d’Alain Lamassoure et du Chancelier Pierre Messmer.

Pour le parlementaire européen qui a joué un rôle particulièrement actif au sein de la Convention présidée par Valéry Giscard d’Estaing, le projet de Constitution qui en est issu présente un caractère littéralement révolutionnaire : il confère à l’Union une véritable puissance législatrice ; il la dote de dirigeants propres « clairement identifiés et, pour les plus importants, élus par les citoyens ». En effet, la nouvelle révolution européenne, si elle est ratifiée à l’unanimité comme elle l’a été adoptée, sera une révolution démocratique sans aucun précédent et caractérisée par une véritable irruption juridique des citoyens, une « déferlante démocratique ».

Traitant de « La nouvelle problématique de la construction européenne », le Chancelier Pierre Messmer est moins enthousiaste. Il estime, en premier lieu, que, si la ratification à l’unanimité du Traité devait échouer, ce ne serait pas « une catastrophe, l’Union ayant été créée et s’étant développée sans Constitution depuis sa naissance ». En revanche, l’adhésion éventuelle de la Turquie poserait, notamment, deux redoutables problèmes de frontières : elle donnerait pour voisins à l’Union européenne des pays « turbulents » tels que la Syrie, l’Irak et l’Iran ; d’autre part, elle favoriserait des candidatures telles que celles de la Géorgie, de l’Arménie … En matière de politique étrangère et de défense, M. Messmer ne pense pas que de nouvelles institutions européennes soient une condition nécessaire du rapprochement des positions et du renforcement des moyens d’action, mais qu’il faut au contraire compter sur les initiatives solidaires de certains grands pays.

Cela dit, il est d’autant plus important que, de toute son autorité en la matière, le Chancelier de l’Institut mette l’accent sur les grands projets qui devraient être ceux de l’Europe en matière de recherche scientifique et technique.