Le droit et la vie internationale

Séance du lundi 14 novembre 2016

par M. Gilbert Guillaume,
Président de l’Académie des Sciences Morales et Politiques

Monsieur le député,
Monsieur le Président de la section du contentieux du Conseil d’État,
Madame la Présidente de section honoraire,
Monsieur le directeur des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères et du développement international,
Mesdames et Messieurs les dirigeants d’établissements d’enseignement et de recherche,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Monsieur le Chancelier de l’Institut de France,
Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,
Chers amis,
Chers élèves de l’école de l’Alliance de Pavillon-sous-Bois,

À l’occasion du passage de la IVe à la Ve République, Raymond Aron décrivait la République comme immuable et changeante. Cette expression peut s’appliquer à toute institution, à commencer par la nôtre.
Immuables : la date de ce rendez-vous solennel de la mi-novembre, le cadre majestueux de la Coupole, l’ordonnancement de nos discours, nos uniformes, le rituel de notre installation.
Changeants : les visages de ceux qui donnent corps à cette permanence ; les présidents qui, chaque année, succèdent aux présidents ; les lauréats qui, chaque année, viennent inscrire leurs noms dans la liste des récipiendaires de leurs prix ; nos secrétaires perpétuels successifs.
En effet, si l’immortalité est promise à nos Académies, elle n’est pas offerte à chacun de nous.
Nous ont quitté cette année : notre confrère Jean Mesnard, membre titulaire de la section de philosophie, ainsi que Jean Auba, Boutros Boutros-Ghali et Philippe De Woot, correspondants de notre Compagnie.
Nous ont rejoints : Denis Kessler, élu membre titulaire au fauteuil laissé vacant par le décès de Michel Albert, et Wolfgang Schäuble, ministre de l’Économie de la République fédérale d’Allemagne, qui a succédé à Roland Mortier en qualité de membre associé étranger.
Six places de correspondant ont en outre été pourvues : dans la section de philosophie, ont été élus sir Roger Scruton, Peter Kemp et Maurizio Malaguti ; dans la section générale, Tomasz Orlowski, Dong Qiang et Angel Gurria.
Cette séance est, pour le Président, l’heure des bilans. En 2016 nos travaux hebdomadaires ont porté sur « La vie internationale et le droit ». J’y consacrerai l’essentiel de mon discours. Puis seront proclamés les prix que nous attribuons, tâche qui a mobilisé notre Compagnie tout au long de l’année. Mais beaucoup d’autres aspects de la vie de notre Académie ne seront pas évoqués aujourd’hui. J’en citerai cependant trois :
– le cycle de conférences mensuelles organisées par notre confrère Bertrand Collomb sur l’éthique du libéralisme ;
– l’achèvement du cycle de colloques organisés par notre confrère Jean Baechler, avec le soutien de la Fondation Del Duca, sur l’homme et la guerre, qui donnera lieu – à terme – à la publication d’une quinzaine de volumes aux Éditions Hermann ;
– l’avis rendu en juin par notre Académie contre l’appauvrissement du programme de sciences économiques et sociales en classe de seconde. À l’initiative de la section Économie politique, Statistique et Finances, et avec le soutien zélé de George de Menil, correspondant de cette section, notre Académie organisera, au cours du premier semestre de l’année 2017, deux colloques sur ce que devrait être un enseignement secondaire sérieux de cette matière.

 

L’Académie a choisi cette année de se pencher sur la vie internationale et le droit. Pourquoi avoir retenu ce sujet ? C’est que tant les relations internationales que le droit jouent un rôle majeur dans le monde d’aujourd’hui.
La multiplication des échanges, le développement des investissements, l’explosion des communications et les déplacements de population ont conduit à une interdépendance croissante des hommes dans une société mondialisée. L’expansion démographique et les progrès de l’industrialisation ont en outre créé pour notre planète des problèmes qui ne peuvent être résolus qu’au niveau mondial.
Par ailleurs, le droit et le juge jouent un rôle de plus en plus grand dans la plupart de nos sociétés.
Cette double évolution a bouleversé notre monde. Aussi l’Académie a-t-elle jugé utile de faire le point à cet égard, avec l’aide d’une trentaine d’orateurs d’origines diverses qu’elle a entendus et interrogés. Il me revient de faire aujourd’hui devant vous le bilan de ces auditions et de ces travaux

Le droit est avant tout une technique de maintien de la paix entre les personnes et les groupes humains. Il tente d’atteindre cet objectif d’une part en posant des normes et d’autre part en mettant sur pied des mécanismes destinés à en assurer le respect. Dans cette double perspective, l’Académie s’est interrogée sur l’efficacité du droit dans la solution des problèmes nés de la mondialisation.

La société internationale est avant tout composée d’États dont Alain Pellet n’a pu que constater devant nous « l’irréductible souveraineté ». Ce sont donc ces États qui ont en premier lieu réagi face à la mondialisation pour s’en protéger ou pour en tirer profit. Ils continuent à le faire. Il est cependant apparu rapidement que de nombreux problèmes ne pouvaient être résolus sans une action commune trouvant sa traduction dans des normes agréées.
Aussi ces normes se sont-elles multipliées et ce phénomène se poursuivra, car il a des causes profondes. En premier lieu, l’accroissement du nombre des acteurs de la vie internationale : 197 États, plus de 300 organisations internationales, sans compter les acteurs non-étatiques, tels que les entreprises multinationales et les organisations non-gouvernementales. En deuxième lieu, l’élargissement des relations internationales à des domaines nouveaux tels l’espace extra-atmosphérique ou la protection de l’environnement. En troisième lieu enfin, l’accélération de l’histoire qui implique la mise à jour permanente des normes, par exemple en ce qui concerne le cyberespace.
Cette multiplication des normes s’est accompagnée d’une diversification de celles-ci. Le droit international était traditionnellement le fruit de traités passés entre États. Il l’est demeuré et ces traités se sont multipliés. Ainsi la France qui concluait en moyenne quatre traités par an avant 1914 en signe à l’heure actuelle 200 chaque année. À côté des traités, la coutume jouait un certain rôle dans la vie internationale. Elle impliquait une pratique constante considérée par tous comme obligatoire. Elle se construit aujourd’hui de façon moins exigeante au point que certains ont pu parler de manière quelque peu abusive de coutumes instantanées.
À ces normes traditionnelles se sont ajoutées des formes nouvelles de droit. Les organisations internationales ont multiplié les règles s’imposant aux États ou aux entreprises. En outre, est né un droit incertain, la soft law, droit mou ou droit flou fait de recommandations, de standards et de directives qui ne créent pas par elles-mêmes d’obligations juridiques
Les divers acteurs ainsi identifiés ont-ils trouvé dans la boîte à outil du droit international ainsi diversifié les moyens nécessaires pour résoudre les problèmes nés de la mondialisation ? Nous tenterons de répondre à cette question en considérant successivement les activités des entreprises et le statut des personnes,puis le destin de notre planète.
Partant du domaine économique, on observera en premier lieu que la circulation des biens et des services a connu un développement considérable de 1985 à 2007. Le droit a dû faire face.
Créée en 1994, l’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, a joué un rôle décisif dans la réduction des obstacles tarifaires et règlementaires à la circulation des biens. Dans ce cadre et du fait de l’extraordinaire diminution du coût des transports, les produits industriels qui étaient autrefois fabriqués dans un pays, puis exportés dans un autre, sont aujourd’hui produits en moyenne dans cinq ou six pays. Pour Pascal Lamy, cette évolution rend vaine toute tentative de protection accrue des producteurs. Elle rend en revanche indispensable la protection des consommateurs à travers l’adoption de normes agréées. À son niveau l’Europe a bien progressé en ce domaine, mais beaucoup reste à faire dans les relations intercontinentales, par exemple en ce qui concerne la qualité des viandes ou la sécurité des jouets, voire la dimension des pare-chocs de voitures, sans parler de l’acceptabilité des organismes génétiquement modifiés (OGM).
La théorie économique nous enseigne toutefois que les lois du marché peuvent conduire à la constitution d’oligopoles et de monopoles. La mondialisation des échanges impliquait donc la mise sur pied de règles communes ayant pour objet d’éviter une telle évolution. Cette question fut exclue du champ d’action de l’OMC en 2003. Le droit de la concurrence fut ainsi laissé à la coopération des autorités nationales. Bruno Lasserre nous en a entretenus. Il nous a montré que cette coopération a été une réussite au niveau européen, mais n’a pas permis d’aboutir à des résultats pleinement satisfaisants au niveau mondial, en particulier pour ce qui est des aides d’État, telles celles que Boeing et Airbus s’accusent mutuellement d’avoir reçues.
La fiscalité offre un exemple encore plus frappant des nécessités et des difficultés de la coopération interétatique. Elle est en effet au cœur de la souveraineté. C’est ainsi qu’ont pu se constituer des paradis fiscaux et que les entreprises multinationales ont pu développer des stratégies d’optimisation fiscale en vue de localiser leurs bénéfices dans des juridictions autres que celles où elles exercent leurs activités. Ce dernier phénomène a pris une ampleur considérable puisque par exemple les sociétés américaines localisées offshore disposent actuellement d’environ 2100 milliards de dollars d’actifs partagés entre les Bermudes et les îles Caïmans. Sur l’initiative du G20, la lutte contre les paradis fiscaux et les abus de l’optimisation fiscale a été engagée au sein de l’OCDE. Selon Pascal Saint-Amans, elle a abouti dans une première étape à des recommandations de droit « mou ». Elle conduit maintenant à la préparation de nouvelles conventions internationales. S’il reste beaucoup à faire, beaucoup a déjà été fait.
Passant de la circulation des biens et services à celle des capitaux, on relèvera l’extraordinaire accroissement des flux financier internationaux dans les dernières décennies. Ces flux représentent aujourd’hui plus de 3000 milliards de dollars par jour. Dans ces conditions, les autorités nationales de régulation financière sont à elles seules dans l’incapacité de prévenir la survenance et la propagation des crises financières. La coopération s’impose, comme nous l’a montré Christian Schricke. Elle a été le fait d’un droit « mou » n’émanant pas des États eux-mêmes. Ainsi le comité de Bâle sur le contrôle bancaire composé des représentants des principales banques centrales a été amené, là encore sur l’impulsion du G20, à multiplier les standards recommandés. Les résultats atteints ont été variables : très avancés en ce qui concerne les standards prudentiels des banques, en cours d’élaboration pour ce qui est des produits dérivés et au stade du débat s’agissant de la finance de l’ombre, le shadow banking.
Le développement récent de l’univers numérique a, lui aussi, été stupéfiant. Songeons que Google enregistre plus de trois milliards de requêtes par jour et qu’un milliard et demi d’internautes possède un compte Facebook. Mais alors que l’univers financier demeure concurrentiel, l’univers numérique est dominé par les grandes plateformes, de sorte que le journal The Economist a pu dépeindre Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, sous les traits d’un empereur romain. Face à ces empires, les États ont tenté de réagir avec des résultats inégaux et Isabelle Falque-Pierrotin a souligné devant nous que la puissance publique ne pouvait agir en ce domaine que comme modérateur et protecteur. Le droit dur est en la matière difficile à imposer et le droit mou difficile à développer.

Passant des activités des entreprises au statut des personnes, il convient dès l’abord de rappeler que le XXIsiècle a déjà connu des mouvements migratoires de masse qui ne pourront que s’amplifier. A ces déplacements de population s’est ajoutée une mobilité croissante des salariés et des étudiants du fait du développement des entreprises multinationales et des échanges universitaires.
Cette évolution parfois mal contrôlée a créé des situations nouvelles en ce qui concerne le droit de la famille et celui de la nationalité. Mais dans l’un et l’autre cas, aucune coopération internationale n’a pu être mise sur pied et le droit est resté pour l’essentiel de compétence nationale, comme nous l’ont rappelé Hélène Gaudemet-Tallon et Paul Lagarde. De ce fait, les conflits de loi et de juridiction se sont multipliés dans le domaine familial. Quant à la nationalité, elle est devenue une simple commodité et a cessé le plus souvent de marque l’attachement du citoyen à la nation.
Dans le domaine pénal, la lutte contre le terrorisme international offre un meilleur exemple de coopération, ainsi que nous l’avons appris de Francis Delon. Il a certes été impossible de s’accorder au plan international sur une définition du terrorisme. Mais de multiples conventions sectorielles concernant par exemple le transport aérien et maritime ont fait obligation aux États de poursuivre ou d’extrader les auteurs de divers actes criminels se trouvant sur leur territoire. Le Conseil de Sécurité, de son côté, s’est attaqué au problème au lendemain du 11 septembre 2001. Nous y reviendrons

Poussant notre réflexion plus loin, nous avons constaté que le droit a non seulement tenté de relever les défis économiques et sociétaux nés de la mondialisation, mais encore ceux résultant pour notre planète de l’évolution de l’humanité.
Dans cette perspective nous ne traiterons pas du réchauffement climatique, car, si les États, lors de la COP 21, se sont fixé des objectifs communs, il reste à transcrire la volonté ainsi affichée en règles de droit. Un autre cas, celui de l’avenir des océans nous est apparu en l’état plus riche d’enseignements.
Les mers étaient depuis le XVIIe siècle des espaces libres ouverts aux marins de tous les pays. Les progrès techniques permettent aujourd’hui d’en exploiter les ressources minérales et halieutiques. Après vingt années de négociation, la convention des Nations Unies de 1982 a tiré les conséquences de cette évolution. Comme nous l’a rappelé Jean-Pierre Quéneudec, elle a consacré un droit nouveau garantissant en haute mer la liberté de navigation de toutes les nations et reconnaissant le droit des États côtiers à exploiter les ressources des océans jusqu’à 200 milles des côtes. De ce fait la France est aujourd’hui à la tête d’un espace maritime de plus de 10 millions de km2 dont les limites ont été pour l’essentiel négociées avec nos voisins dans les conditions que nous a précisées Jean-François Dobelle.
L’application de la convention sur le droit de la mer n’a pas été sans difficultés. Il a fallu organiser la lutte contre la pollution des océans et contre la surpêche. Des conflits territoriaux sont apparus. Mais un ordre nouveau n’en est pas moins été universellement accepté. Il n’est d’ailleurs pas figé et le dialogue se poursuit en vue de l’améliorer. C’est ainsi qu’une nouvelle convention sur la protection des ressources génétiques marines verra probablement le jour l’année prochaine.
Le statut des zones polaires qu’a traité devant nous Rolf Einar Fife doit également être salué comme un succès. Dès 1959, le traité de Washington a gelé les revendications territoriales sur l’Antarctique. Le continent a été démilitarisé et réservé à la recherche scientifique. Des conventions ultérieures y ont assuré la protection de l’environnement et la coopération internationale s’y développe harmonieusement.
L’Arctique est un océan en voie de dégel et pose de ce fait des problèmes différents abordés plus récemment. Les États de la région ont commencé à délimiter leurs zones d’action. Un conseil de l’Arctique a été créé qui s’est attaché à répondre aux questions concrètes résultant du réchauffement climatique.

Concluons cette première partie de notre réflexion. La mondialisation a permis à l’humanité de faire de grands pas vers un monde meilleur en faisant sortir des centaines de millions de personnes de la pauvreté. Mais elle a aussi fait des gagnants et des perdants au sein tant de la société internationale que de chacune des nations. Mal maîtrisée, elle a en outre provoqué des crises douloureuses et créé des risques planétaires.
Le droit offrait aux acteurs de la vie internationale une panoplie impressionnante de moyens permettant de faire face à ces difficultés, du droit conventionnel le plus « dur » aux standards les plus « mous ». Mais l’imagination des juristes et la ténacité des négociateurs ne peuvent tout faire. Encore faut-il que les décideurs, et tout particulièrement les États, soient prêts à s’accorder sur des solutions constructives. Ils le font parfois dans l’urgence, comme lors de la crise née des « subprimes ». En d’autres circonstances, ils le font sous la pression de la société civile ou de leurs partenaires. Ainsi la lutte contre la corruption a été engagée au plan international, d’après Nicola Bonucci, sous la pression insistante des États-Unis. Mais il est des cas dans lesquels la défense d’intérêts nationaux plus ou moins bien compris bloque tout accord. En pareille hypothèse, les droits nationaux entrent en conflit et la loi du plus fort risque de l’emporter. L’application extra-territoriale du droit américain en porte témoignage.
En tout état de cause édicter des normes, aussi satisfaisantes soient-elles, ne permet pas de résoudre tous les problèmes. Il faut parfois chercher ailleurs. Ainsi pour lutter contre le terrorisme, la coopération policière bilatérale est certainement plus efficace que les conventions multilatérales. Au surplus et surtout, il ne suffit pas de poser des règles. Encore faut-il les faire respecter.

Telle est en droit interne la mission du juge et du gendarme et leur rôle demeure déterminant pour assurer le respect du droit, comme Bernard Stirn nous l’a rappelé.
Un nouveau personnage, le juge international, est cependant entré en scène au cours du XXsiècle. Créée en 1920 en vue de trancher les différends entre États, la Cour permanente de Justice internationale fut longtemps seule dans le paysage judiciaire international. Son remplacement en 1945 par la Cour internationale de Justice a plus ou moins coïncidé avec le développement de nouvelles instances juridictionnelles sur un plan d’abord régional, puis mondial. En 1950 était créée à Strasbourg la Cour européenne des droits de l’homme, puis en 1957, à Luxembourg la Cour européenne de justice devenue aujourd’hui Cour de l’Union européenne.
Le processus s’est accéléré et mondialisé au cours des dernières décennies. La liste est maintenant longue : Cours interaméricaine et africaine des droits de l’homme, Tribunal international du droit de la mer, mécanismes de règlement des différends de l’OMC, institutions arbitrales permanentes, multiples juridictions pénales internationales ou à composante internationale constituées pour juger des personnes accusées d’avoir commis certains crimes dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Sierra Leone, au Cambodge, au Liban ou au Timor oriental, enfin Cour pénale internationale.
L’Académie a cherché à déterminer quelle est aujourd’hui l’efficacité de ce système dans la prévention et la solution des crises internationales. Elle a entendu à cet effet les juges français concernés, Ronny Abraham, Jean- Paul Costa, Jean-Claude Bonichot et Jean-Pierre Cot. Elle doit entendre prochainement notre confrère Bruno Cotte. Elle a enfin bénéficié de l’expérience arbitrale d’Emmanuel Gaillard.
Il serait fastidieux de tenter de résumer ici les questions que soulève le fonctionnement de la justice internationale et ses rapports avec la justice nationale. Nous nous bornerons à nous pencher sur la situation de deux juridictions qui font actuellement débat, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour pénale internationale.
La Cour de Strasbourg veille au respect de la Convention européenne des droits de l’homme et de ses 18 protocoles par les 47 États parties à ces instruments. Elle peut être saisie de recours individuels après épuisement des voies de recours internes. Ce mécanisme a contribué puissamment et continue à contribuer au respect des droits de l’homme en Europe de l’Atlantique à l’Oural (et même au-delà).
Il n’en a pas moins été victime de son succès. La Convention prévoyait initialement un mécanisme de filtrage des requêtes par une commission. Ce mécanisme avait fonctionné pendant plus de 20 ans de façon satisfaisante. Il fut abandonné en 1980 pour des raisons idéologiques. Il en résulta l’asphyxie de la Cour qui, à la fin de 2011, avait 150 000 affaires en instance. Il fallut créer une procédure simplifiée de rejet des requêtes manifestement irrecevables. En dépit de cette réforme, 64 000 dossiers étaient encore en souffrance au début de cette année. Une nouvelle réflexion s’impose.
La Cour a par ailleurs développé une jurisprudence dont son ancien président nous disait qu’elle était « téléologique, évolutive et pro victima ». Un tel dynamisme l’a parfois conduit à prendre des décisions audacieuses peu soucieuses des intérêts des États et des particularismes nationaux. Cette politique jurisprudentielle a provoqué des réactions d’hostilité de divers gouvernements et des décisions de rejet de certaines Cours suprêmes. Quelques jugements plus prudents, concernant par exemple le port du voile islamique, la présence des crucifix dans les écoles italiennes ou le rôle des rapporteurs publics au Conseil d’État français, doivent être salués. Espérons que cette évolution se poursuivra et que la marge nationale d’appréciation que la Cour reconnaît en principe aux États s’élargira, évitant ainsi une crise menaçante.
La Cour pénale internationale a connu d’autres problèmes. Créée en 1998 par le traité de Rome, elle a compétence pour connaitre de certains crimes graves commis sur le territoire des 124 États parties au traité ou par leurs ressortissants. Ne sont parties à ce traité ni les États Unis, ni la Russie, ni la Chine, ni l’Inde, ni Israël, ni la plupart des États arabes. Par ailleurs la Cour ne dispose pas de forces de police pour procéder à l’arrestation des prévenus. Elle doit s’en remettre aux États et l’expérience montre que, si ceux-ci consentent à lui livrer les vaincus de guerres civiles menées sur leur territoire, ils se montrent plus réticents lorsqu’il s’agit des vainqueurs. On a pu par suite s’interroger sur la pertinence, voire la légitimité d’une justice pénale internationale qui ne peut être qu’imparfaite et sélective. Mais elle existe et n’en marque pas moins un progrès dans la lutte contre l’impunité.
Le fonctionnement de la Cour appelle cependant certaines réserves. En près de quinze ans, celle-ci n’a en effet statué définitivement que dans cinq affaires en prononçant quatre condamnations et un acquittement. Cette lenteur trouve pour l’essentiel son origine dans les procédures adoptées conduisant à d’interminables audiences et à de multiples incidents de procédure. C’est ainsi que dans une affaire récemment jugée, la chambre compétente a rendu au cours du procès 409 décisions procédurales par écrit et 168 par oral. Dans ces conditions, les effectifs et les dépenses de la Cour, du Parquet et du Greffe ont explosé. Une réforme en profondeur des procédures devrait être envisagée.
Elle serait d’autant plus nécessaire que la Cour rencontre un autre problème du fait que n’ont été traduits devant elle que des ressortissants de pays africains. Ceux-ci ont par suite eu le sentiment d’être discriminés. Ils ont préféré organiser eux-mêmes le procès d’Hissène Habré au Sénégal qui s’est déroulé en quelques mois dans des conditions jugées par tous satisfaisantes. L’Afrique du sud, le Burundi et la Gambie viennent de dénoncer le traité de Rome. Face à ces réactions, le procureur devrait, me semble-t-il, songer à diversifier davantage ses champs géographiques d’enquête
Ces difficultés ne doivent cependant pas faire oublier les succès de la justice internationale. La Cour internationale de Justice a, depuis près de 100 ans, apporté dans la discrétion une solution à nombreux différends territoriaux porteurs de conflits armés. La Cour de l’Union européenne a largement contribué aux progrès de l’Union. L’arbitrage international a connu un développement spectaculaire.
La justice cependant a traditionnellement en main tantôt une balance, tantôt un glaive. Dans la vie internationale ce glaive demeure celui des nations. Celles-ci ont toutefois accepté en signant la Charte des Nations Unies de confier en certaines circonstances le glaive au Conseil de sécurité, pièce maîtresse de l’ordre international, dont nous ont entretenus Jean-Marc de la Sablière et Jean-David Levitte.
La Charte fait obligation aux États de renoncer dans leurs relations au recours à la force. En cas de menace à la paix ou de rupture de la paix au mépris de ces engagements, il appartient au Conseil de sécurité d’adopter les mesures nécessaires, y compris l’emploi de la force armée contre l’agresseur. Dans l’attente des décisions du Conseil, les États peuvent user de leur droit naturel de légitime défense. Mais selon la Charte ce droit n’est que temporaire et résiduel
L’échec de la Société des Nations avait conduit les auteurs de la Charte à confier pour l’essentiel la responsabilité de la sécurité collective aux grandes puissances vainqueurs de la seconde guerre mondiale devenues les cinq membres permanents du Conseil de sécurité disposant d’un droit de veto. L’efficacité de ce système dépendait de l’accord des cinq. On sait que la guerre froide en a largement bloqué le fonctionnement pendant plusieursdécennies. A suivi une période de coopération illustrée par la libération du Koweit en 1991 et la lutte contre le terrorisme après le 11 septembre 2001. Puis est venue une nouvelle période de refroidissement marquée par les interventions illégales des États-Unis en Irak en 2003 et de la Russie en Crimée en 2015.   Au total en 70 ans, 267 vetos ont été enregistrés, dont 125 émanant de l’URSS ou de la Russie et 83 des États-Unis.
Le bilan de cette histoire heurtée est cependant loin d’être négatif. Si le Conseil de sécurité n’a pu mettre sur pied une force militaire autonome capable de réagir face aux agressions, il n’en a pas moins réagi à de nombreuses reprises en autorisant en pareilles circonstances les États à user de la force en son nom et sous son contrôle. Il a en outre mis au point des régimes de sanctions à l’encontre des États fautifs. Il en existe 13 à l’heure actuelle. Il a enfin organisé des opérations de maintien de la paix, confiant à des Casques bleus le soin, après un cessez-le feu, de s’interposer entre les combattants. 120 000 hommes sont à l’heure actuelle déployés à ce titre de par le monde dans le cadre de 16 opérations dont par exemple Jean-Luc Florent nous a entretenus à propos de Chypre.
Ainsi, qu’il s’agisse de la justice internationale ou du maintien de la paix, le bilan n’est pas univoque. Il est largement positif au plan européen. Il est plus modeste au plan mondial.
C’est que les États demeurent, comme on l’a déjà dit, les acteurs essentiels de la vie internationale. Chacun d’entre eux définit sa politique étrangère et même sa politique juridique extérieure, comme nous l’a précisé François Alabrune. Les États entendent ainsi défendre et promouvoir les intérêts des populations dont ils ont la charge.
La mondialisation de l’économie, comme celle des migrations ou du terrorisme, ne leur permettent cependant plus d’agir isolément. Cette coopération est nécessaire au niveau mondial. Elle l’est encore plus dans le cadre européen. Mais les traumatismes nés d’évolutions rapides mal maîtrisées ont créé notamment sur notre continent des réactions de repli qui ne sont pas sans danger. Il convient d’y répondre. Le droit offre à cet égard tous les moyens requis. Reste à dégager les solutions souhaitables et à les faire adopter par les peuples et les gouvernements. Ce n’est pas là tâche facile, mais il y va de l’avenir de l’Europe, ce petit cap à l’extrémité occidentale de l’Asie. Il y va plus généralement de l’avenir de la planète terre et de l’humanité.