La légitimité de l’humain

séance du lundi 10 janvier 2011

par M. Rémi Brague

 

 

Chers confrères et consœurs, chers ami(e)s,

Permettez-moi de commencer en vous présentant mes meilleurs vœux pour la nouvelle année.
Le fait que j’inaugure ladite année ne correspond nullement à mes propres vœux. C’est en effet M. Jean-Claude Trichet qui aurait dû prendre la parole aujourd’hui dans cette série conçue par notre confrère et ami Jean Baechler. Mais M. Trichet est cloué à Francfort par le gros temps qui menace l’Euro. J’ai accepté, sinon de le remplacer, du moins de prendre la parole non pas le 24, date initialement prévue, mais aujourd’hui.

Conformément à la règle du jeu définie par M. Baechler, nous devons faire part de nos travaux personnels, de ce qui nous tient en haleine au moment où nous parlons. Nous ne nous livrons pas volontiers sur ce qui constitue non seulement un thème de recherche, mais souvent une inquiétude, voire un tourment.

En ce qui me concerne, j’ai pourtant choisi de parler d’un sujet qui, depuis plusieurs années, cause en moi une sourde angoisse et que je cherche à exprimer par le concept. La formule qui sert de titre à cet exposé est celle d’un domaine d’investigations ouvert depuis plusieurs années, et dont les résultats devront cristalliser en plusieurs autres endroits.

Je voudrais faire l’essai sur notre compagnie de mes premiers résultats. Celle-ci me semble tout indiquée pour y réagir. En effet, notre académie, comme toutes les sociétés de ce genre, comprend sa tâche en référence à un idéal que l’on résume sous le nom d’« humanisme ». Je n’entends pas par là les études classiques, dont je suis pourtant moi-même amateur, voire amoureux, et dont le recul est pour moi l’objet d’un profond regret. Je pense plutôt à ce qui donne à ces études leur valeur, depuis que Cicéron et Aulu-Gelle ont établi les formules latines de humaniora ou de studia humanitatis comme traduction du mot grec paideia. Je veux dire le souci de l’humain dans l’homme, la promotion, ou en tout cas la défense de ce qui rend l’homme véritablement humain.

Or, c’est cet humanisme premier, celui qui fonde et justifie les « humanités », qui me semble actuellement menacé.

Je commencerai par retracer rapidement quatre étapes du développement de l’idée humaniste. Puis je rappellerai comment ces étapes ont été successivement défaites, non sans m’attarder spécialement sur la dernière de celles-ci. Ensuite, je poserai la question de la légitimité de l’humain. Je terminerai par quelques considérations sur les moyens qui pourraient permettre de lui apporter une réponse.

 

Je distinguerai d’abord, en gros, quatre étapes dans le développement de l’idée humaniste. Elles communiquent les unes avec les autres, sans pour autant que celle qui précède entraîne avec nécessité celle qui la suit.

 

1) Dans la première étape, l’homme se comprend comme constituant une espèce qui se distingue des autres par certaines propriétés qu’il possède exclusivement. La décision inaugurale a peut-être laissé une trace dans le passage de représentations du divin qui mêlent l’humain à l’animal, comme c’est le cas en Egypte ancienne, à la religion purement anthropomorphique de la Grèce. C’est en tout cas à ce niveau, grec, que se situent les deux définitions classiques de l’humain, qui mettent en avant ses deux différences spécifiques : l’une, le logos —disons pour faire simple la raison —, « animal raisonnable », l’autre, la vie en cités, « animal politique ».

2) La seconde étape ajoute à la différence, qui ne comportait pas encore de jugement de valeur explicite, une dénivellation. L’homme apparaît meilleur que les autres espèces, soit parce qu’il réalise plus pleinement l’intention de la nature, soit parce qu’il bénéficie d’une proximité plus grande au divin. Ces avantages lui confèrent une dignité. L’idée est d’origine grecque autant que biblique ; elle traverse l’époque patristique et médiévale avant de trouver une formulation thématique au xve siècle italien.

3) La troisième étape commence au début du xviie siècle. La supériorité de l’homme n’est plus conférée par une instance supérieure; elle doit être le résultat d’une activité de l’homme lui-même. L’homme réalise sa supériorité en devenant le maître de la nature. Le projet d’un regnum hominis, lancé par Francis Bacon, puis repris par Descartes, traverse tous les temps modernes et trouve sa dernière floraison chez Fichte.

4) La quatrième étape est constituée par ce que l’on appelle « humanisme exclusif ». Elle se met en place au XIXe siècle. Ainsi, Marx interprète le mythe de Prométhée comme le refus de tout ce qui ne reconnaît pas la conscience humaine comme la divinité suprême, devant la face de laquelle il ne saurait y avoir aucune autre divinité. Et Auguste Comte nomme l’humanité d’une formule qui désignait jusqu’alors Dieu, « l’être suprême ». Cette étape est intéressante pour nous, car c’est pour désigner cette version forte que le mot « humanisme » fut forgé, d’abord en allemand, en août 1840 chez Arnold Ruge. Il passa en français, probablement chez Proudhon. Il apparut en même temps dans l’anglais victorien, où le mot est resté comme un synonyme poli d’athéisme.

Or donc, et c’est mon second point, les trois premières des étapes par lesquelles l’humanisme s’est graduellement porté à l’incandescence sont depuis peu l’objet d’une critique qui cherche à les détruire. La quatrième étape, l’humanisme exclusif, s’est maintenue, mais au prix de quelques métamorphoses. Nous aurons à le voir.

Je viens de parcourir les millénaires, évidemment à grandes enjambées. Je pourrai maintenant être encore plus rapide, car ce que les siècles avaient construit, il a suffi de quelques décennies pour le contester. Quant aux trois premières étapes, l’attaque s’est portée sur elles, en gros, dans l’ordre inverse de leur apparition.

Loin d’être « maître et possesseur de la nature », comme le voulait la troisième étape, l’homme n’a pas le droit de soumettre le reste du vivant, encore moins de l’exploiter. Il faut ici distinguer. Il y a d’une part des voix qui défendent un usage prudent et parcimonieux des ressources naturelles ; il en est d’autres, plus radicales, qui plaident pour une décroissance rapide, dans l’intérêt même de l’humanité ; il en est enfin qui rappellent que l’homme, abstraction faite du souci de sa propre survie à long terme, doit être aussi le « gardien de ses frères », les autres espèces vivantes. Tout ceci me semble, à tout le moins, respectable. Mais ces discours glissent aisément à une seconde étape. Selon celle-ci,

 

Loin d’être le meilleur des vivants sublunaires, comme le prétendait la seconde étape, l’homme est pire que les parasites ou les fauves, car il représente une menace globale pour la vie. D’aucuns rêvent d’un monde délivré de la présence de l’humanité. C’est le cas dans certaines chapelles de ce qu’on appelle l’« écologie profonde ». Ainsi, ce site Internet Vhement dont je dois la connaissance à un livre de notre consœur Chantal Delsol, et qui plaide pour une extinction volontaire de l’espèce humaine. Il est intéressant de constater que ce rêve est bien antérieur. La plus ancienne trace que j’aie pu en trouver est ce texte : « les arbres pousseront, verdiront, sans une main pour les casser et les briser ; les fleuves couleront dans des prairies émaillées, la nature sera libre, sans homme pour la contraindre, et cette race sera éteinte, car elle était maudite dès son enfance [1] ». Ces lignes sont du jeune Flaubert et datent de 1838, deux ans avant la naissance du mot « humanisme » en son sens le plus radical.

Loin de se distinguer des autres espèces par nature, par saut qualitatif, comme le supposait la première étape, l’homme ne diffère de celles-ci que par degré. Son langage, son organisation sociale, ne sont pas essentiellement autres que leurs préfigurations chez l’animal. La vulgarisation, relayée par les medias, s’empare de résultats scientifiques de ce genre et les interprète avec une joie mauvaise dans le sens d’une humiliation de l’homme. Comme exemple, prenons la constatation selon laquelle le singe et l’homme ont 95% de leur ADN en commun. On en tire une thèse idéologique : donc, l’homme n’est rien de plus qu’un singe qui a eu de la chance. Ce qui me semble intéressant ici, ce ne sont pas les données scientifiques, que je n’ai ni les moyens ni le désir de contester, mais les affects qu’elles suscitent.

 

J’ai réservé la quatrième étape pour la fin, et c’est à elle que je consacrerai une brève troisième partie.

Cette dernière étape n’a pas été contredite, ou ne l’a été que partiellement. L’humanisme exclusif continue à exclure la figure du divin par rapport à laquelle les deux étapes de l’humanisme qui l’avaient précédé s’étaient définies. Je veux parler bien entendu du Dieu de la Bible, en sa lecture juive comme en sa lecture chrétienne. En revanche, une fois sauté le verrou des religions bibliques, d’autres figures du divin jaillissent comme à plaisir. Nietzsche saluait cette possibilité du nom de Dionysos. Depuis lors, nous avons vu surgir des divinités encore plus inquiétantes, qui ne s’avouent pas nécessairement comme telles, et qui sont très diverses.

Elles ont pourtant un point commun, qui tient en un mot : « les dieux ont soif ». Car c’est une divinité perverse qui ressurgit, celle qui exige des sacrifices humains. On la croyait enterrée avec la Genèse, depuis que l’ange du Seigneur avait arrêté la main d’Abraham. Elle refait surface sous le nom de nation, de race, de progrès, etc. De façon plus soft, des auteurs bien intentionnés définissent le sacré comme ce pour quoi on peut mourir. J’y verrais pour ma part avant tout ce qui fait vivre.

Signalons que, parmi les masques que prend ce dieu pervers, il en est un auquel l’« écologie profonde », déjà mentionnée, demande explicitement qu’on sacrifie l’humanité. Elle lui donne très consciemment le nom d’une divinité grecque, Gaia, la Terre. Auguste Comte, qui, je l’ai rappelé, avait en sa maturité appelé l’humanité « être suprême », donna à la Terre, à la fin de sa vie, le nom de « grand fétiche ». Le terme est très intéressant, révélateur, même, de par les échos très explicites qu’il contient de la forme de religiosité la plus primitive.

 

Le ton critique, voire indigné, de mes remarques suppose que l’humain doit être défendu. Mais est-ce bien le cas ? Quels arguments avons-nous pour le faire ?

La question qui se trouve ainsi posée est celle de la légitimité de l’humain. Ce n’est pas une question nouvelle. Elle affleure dans les mythologies et les gnoses, au confluent de la philosophie et de la religion, sous un triple aspect : fallait-il créer une espèce aussi audacieuse, voire aussi méchante envers les autres, que ne l’est l’homme ? L’homme est-il vraiment à sa place sur cette terre, ou y est-il tombé ? Fallait-il que l’intellect qui est le propre de l’homme se trouvât dans la matière, produisant un mixte impur de chair et d’esprit ?

Jusqu’alors, l’existence de l’homme était un fait que l’on pouvait certes regretter, mais dont il fallait commencer par prendre acte, afin, peut-être de réussir à s’en accommoder au prix de quelques corrections. Or donc, la question a pris depuis le xxe siècle un aspect très concret et n’a plus rien, on me passera l’adjectif, d’une question académique.

Nous savons en effet que la disparition de l’humanité n’a, en soi, rien d’impossible. Elle pourrait être amenée par des facteurs extérieurs, par exemple la chute d’une grosse météorite. Elle pourrait aussi venir de l’intérieur de l’activité humaine. On nous invite depuis plusieurs décennies à envisager ces facteurs, ou plutôt à les examiner, puisqu’ils sont bel et bien parmi nous.

La question d’une guerre nucléaire dans laquelle les adversaires s’extermineraient mutuellement, entraînant avec eux le reste de l’humanité, cette question est posée depuis 1945.

Le risque d’une détérioration de l’environnement, brusque ou progressive, telle que la vie humaine deviendrait impossible, obsède les consciences depuis les années 1960.

Enfin, une troisième possibilité est apparue, plus discrètement, vers la même époque, c’est celle d’une extinction de l’espèce qui cesserait tout simplement de se reproduire. Notre confrère Pierre Chaunu avait été un des premiers à signaler le danger, au milieu des années 70 [2]. Il n’avait alors guère suscité que haussements d’épaules et ricanements apitoyés.

Je n’ai aucune espèce de compétence pour apprécier la probabilité de l’un ou l’autre de ces trois scénarios. Ce pourquoi je voudrais en rester au niveau des expériences de pensée. Et demander : à supposer que l’humanité disparaisse, serait-ce un mal ? Ne nous hâtons pas de couvrir la question par nos clameurs indignées. La question a été posée, et elle n’a pas reçu uniquement la réponse que nous attendrions spontanément.

C’est le cas chez un allemand du nom de Ulrich Horstmann. Ce professeur de littérature anglaise à l’Université de Giessen, mais qui a aussi étudié la philosophie, est intervenu d’une façon très originale dans le débat sur l’installation des fusées Pershing en Europe de l’Ouest, il y a donc déjà près de vingt ans. La plupart des gens plaidaient, soit pour le maintien de l’équilibre des forces en contrebalançant les SS 20 soviétiques, soit pour le désarmement unilatéral. Mais tous choisissaient comme critère la paix à maintenir, et cherchaient le meilleur moyen d’éviter un conflit. Horstmann, au contraire, saluait la probabilité, voire le caractère souhaitable, d’un affrontement nucléaire. Il conçoit en effet l’armement atomique comme le moyen qui pourrait permettre à la planète de se débarrasser du plus dangereux des vivants, à savoir… nous-mêmes [3]. Et il ne s’agissait pas là de satire ou d’humour noir, l’auteur ayant, dans ses écrits postérieurs, continué à défendre la même position le plus sérieusement du monde.

On n’a pas trop de mal à trouver des arguments moraux contre la guerre nucléaire. Elle relèverait en effet du meurtre, activité pour laquelle les moralistes ont en général peu d’estime. L’empoisonnement de l’environnement a lui aussi mauvaise presse, et pour de bonnes raisons. En revanche, nous n’avons guère d’arguments moraux qui justifieraient la poursuite de l’aventure humaine. Si le mal consiste à nuire à quelqu’un, on comprend qu’empoisonner l’air et l’eau d’autrui, et à plus forte raison le tuer, soit lui nuire. Mais à qui au juste fait tort celui qui refuse de se reproduire ? Certainement pas aux enfants qu’il n’a pas, et qui donc n’existent pas. Lèse-t-il les autres membres de la même génération, auxquels il laisse le soin d’engendrer les enfants dont le travail pourra l’entretenir ? Peut-être. Mais ne risque-t-on pas de justifier l’engendrement d’enfants par l’intérêt de leurs parents ? C’est le fameux argument : « et qui va payer nos retraites ? » Il suppose une logique grinçante qui est celle du bizuthage : puisque mes parents m’ont infligé la vie, à mon tour d’en faire baver d’autres… On a du mal à imaginer pire transgression de l’injonction de Kant : ne jamais traiter autrui seulement comme moyen, mais toujours aussi comme fin.

Ne pas se reproduire ne saurait donc être un mal. Mais il y a pire : et si c’était se reproduire qui en était un ? Si engendrer des enfants était en toute hypothèse une faute morale ? Il y a deux ans, un jeune philosophe sud-africain du nom de David Benatar (né en 1966) a publié chez un éditeur très respectable un livre où il argumente en faveur de cette thèse [4]. Nous ne pouvons pas être sûrs que l’être que nous appelons à la vie jouira d’un  bonheur tel qu’il puisse contrebalancer les peines que la vie entraîne nécessairement, à commencer—ou plutôt à finir—par la mort. Certes, l’idée est plus ancienne, on la trouve dès Schopenhauer, puis chez ceux qu’il a influencés, et qui sont légion dans l’Europe entière à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Mais il est remarquable qu’elle s’exprime désormais non plus dans les fulgurations d’essayistes comme Cioran, mais dans le ton dégrisé de la philosophie anglo-saxonne de style analytique.

 

En conclusion, ceci nous invite à porter un regard sur les décisions philosophiques qui ont mené à une telle situation. Elles sont au fondement de la philosophie pratique moderne depuis Hobbes.

Elle est intarissable là où il s’agit d’édicter les règles du vivre-ensemble des hommes. Et elle est même très efficace, dans ses styles les plus divers. Elle réussit de façon très plausible à expliquer qu’il est de l’intérêt des hommes qui forment la société politique, voire le genre humain dans son ensemble, de renoncer à la violence en faveur de la paix et de la justice.

En revanche, la pensée moderne est à court d’arguments pour justifier l’existence même des hommes. Cette pensée a cherché à bâtir sur son propre sol, en excluant tout ce qui transcende l’humain, nature ou Dieu. Elle se prive ainsi de tout point d’Archimède. Cette exclusion la rend incapable de porter un jugement sur la valeur même de l’humain.

Texte des débats ayant suivi la communication

 


[1] G. Flaubert, Mémoires d’un fou [1838], ch. 9 ; Œuvres Complètes, éd. B. Masson, Paris, Seuil, 1964,  t. 1, p. 234b.

[2] P. Chaunu, Le Refus de la vie. Analyse historique du présent, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; (avec G. Suffert) La Peste blanche, Paris, Gallimard, 1976.

[3] Ulrich Horstmann, Das Untier. Konturen einer Philosophie der Menschenflucht, Vienne, Medusa, 1983.

[4] D. Benatar, Better Never to Have Been. The Harm of Coming into Existence, Oxford, Oxford University Press, 2008.