Le groupe de travail « Robotique et IA » du projet Technologies Émergentes et Sagesse Collective (TESaCo) réalise un cycle d’auditions sur l’IA et la Robotique.
Conférence du lundi 27 novembre de Laurent Fabius, président du conseil constitutionnel et ancien premier ministre
Thème de la conférence : Réflexions sur certaines questions de gouvernance optimale en France, en Europe et dans le monde, y compris sous l’angle des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance
Hommage à Emmanuel Le Roy Ladurie
Emmanuel LE ROY LADURIE
Le président Jean-Claude Trichet a ouvert la séance par un hommage à Emmanuel Leroy Ladurie, en prononçant les mots suivants : « Emmanuel Le Roy Ladurie nous a quittés mercredi 22 novembre. Emmanuel Le Roy Ladurie avait été élu dans notre compagnie le 24 mai 1993, dans la section Histoire et Géographie, au fauteuil laissé vacant par le décès du géographe Maurice Le Lannou. Si son état de santé ne lui permettait plus, depuis plusieurs années de siéger parmi nous, l’ombre portée de son œuvre d’historien et l’ampleur de ses travaux, qui lui avait conféré une reconnaissance et un prestige à l’échelle internationale, continuaient à vivre et continueront, sans doute longtemps après sa mort.
Né le 19 juillet 1929 aux Moutiers-en-Cinglais, dans le Calvados, dans un paysage de bocage, qui est peut-être à l’origine de son intérêt pour le monde rural et pour ce « monde que nous avons perdu », évoqué au début de son œuvre maîtresse Montaillou, village occitan, Emmanuel Le Roy Ladurie est élevé dans le manoir familial de Villeray, acquis du temps des Lumières. Il arrive à Paris pour entrer en classes préparatoires, au lycée Henri IV où il nouera des liens durables d’une belle fécondité avec ses condisciples qui vont composer cette brillante génération d’historiens : Denis Richet, François Furet, Pierre Nora, Jacques Ozouf, Jacques Le Goff ou encore Maurice Agulhon. Son parcours sera ensuite impeccable. Reçu à l’École normale Supérieure de la rue d’Ulm en 1949, il obtient l’agrégation d’histoire en 1953. Il se voit attaché de recherche au CNRS (1955-1960), puis nommé à la faculté des lettres de Montpellier où il est assistant (1960), puis maître-assistant (1963), avant d’intégrer – repéré et protégé par Fernand Braudel – la VIe section de l’École pratique des hautes études à Paris. Il y devient, dès 1965, directeur d’études et y exercera son magistère jusqu’en 1999. Élu au Collège de France, avec le soutien de Georges Duby, Claude Lévi-Strauss, et toujours Fernand Braudel, il y occupe de 1973 à 1999 la chaire d’Histoire de la civilisation moderne. Sa carrière institutionnelle ne s’arrête pas là. En écho à son goût des archives et à l’exploration de sources variées qu’il a conduite au cours de ses travaux d’historien, il est nommé administrateur général de la Bibliothèque nationale en octobre 1987. Emmanuel Le Roy Ladurie tient la maison, malgré les grains et les tempêtes, notamment dans le contexte du transfert à la BNF, jusqu’en janvier 1994. Il doit céder la place à quelques mois de la fin de son mandat. C’est à cette époque qu’il rejoint notre compagnie, dont il assurera la présidence en 2003. Si Emmanuel Le Roy Ladurie a été l’un des animateurs majeurs de la féconde École des Annales, dans le sillage de son mentor Fernand Braudel et avec cette brillante génération d’historiens qui furent ses condisciples, il a aussi tracé sa voie de manière singulière avec un spectre de centres d’intérêt très large et un succès inédit auprès du grand public avec notamment son fameux Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, tiré de sa thèse de doctorat, Les paysans du Languedoc, qui paraîtra en 1975 chez Gallimard et se vendra à plus de 100 000 exemplaires. Il y retrace la vie d’un petit village du Languedoc à l’époque cathare à partir des notes de l’inquisiteur Jacques Fournier, évêque de Pamiers (1318-1325) et traduites en français par Jean Duvernoy. Il devient ainsi un spécialiste de l’anthropologie historique, qui permet de saisir les hommes du passé dans leur environnement. Chercheur éclectique, il s’intéresse aussi à la longue durée et son Histoire du climat depuis l’an mil, parue en 1967 fait entrer le champ de l’environnement dans les objets historiques. Le succès est encore au rendez-vous avec Le Carnaval de Romans (Gallimard, 1979), épisode oublié des guerres de Religion. Avec Le Siècle des Platter (Fayard, 1997-2006), il retrace la généalogie d’une bourgeoisie urbaine naissante, à travers les récits autobiographiques de trois générations d’hommes du XVIème siècle. Enfin, auteur de deux des cinq volumes d’une ample Histoire de France, (L’État royal (1987) et L’Ancien Régime (1991)) il dresse aussi un hommage à un mémorialiste hors pair dans son essai Saint-Simon ou le Système de la Cour (Fayard, 1997).
Avec la disparition de cet historien aux mille curiosités et à la plume aussi savante qu’accessible au plus grand nombre, c’est une époque qui disparaît, un monde que nous perdons. »
Synthèse de la séance
Longtemps, qui dirigeait le gouvernement, donc l’État, dominait la société. Ce n’est plus vrai : des forces nouvelles décisives sont apparues dans le domaine économique technologique, financier, médiatique. Même si la souveraineté nationale continue d’être notre clé de voûte, elle est désormais immergée dans l’international, tandis que le marché impose souvent sa loi. Gouvernement et gouvernance – ce que l’on appelait jadis « l’art de gouverner » – ne coïncide plus, ce qui pose problème, notamment dans un pays comme le nôtre où l’État a construit la Nation et où l’on attend beaucoup de lui. Quelle peut être la gouvernance dans ce contexte ?
Si l’on s’intéresse d’abord à la gouvernance française dans ses rapports avec notre Constitution, ce qui caractérise le texte fondateur de la Vème République est sa stabilité (65 ans). Cette stabilité est « adaptative » avec les 24 révisions qui ont déjà eu lieu depuis 1958. Toutefois, on constate un « malaise démocratique » qui est double. L’un vient de la « base » : la notion même de « représentation » est mise en cause et les Français ont de moins en moins confiance dans les institutions et les gouvernants, et souhaitent fréquemment le recours à une expression directe. Mais il faut lui ajouter un malaise démocratique du « sommet » avec des vocations politiques qui s’étiolent et une « qualité » parfois en question.
Quatre changements pourraient contribuer à améliorer notre gouvernance. Le premier serait une vraie décentralisation avec de vrais transferts de compétences aux élus locaux, accompagnés du pouvoir financier correspondant, qui serait accompagnée en parallèle d’une vraie déconcentration impliquant un renforcement de l’autorité des préfets. Le deuxième serait la simplification des lois et des règlements. Le troisième : une véritable égalité des chances à l’école, au collège et au lycée, ce qui suppose des efforts différenciés. Enfin, une place prépondérante – qui rejoindrait les préoccupations des Français – devrait être accordée à l’éducation et à la santé, et ce avant le domaine des finances et de l’économie. Il serait également nécessaire de consacrer davantage de temps à la phase de suivi et d’évaluation des décisions, phase essentielle pour une gouvernance efficace.
Sur le plan de la gouvernance internationale, les institutions construites au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, sont devenues souvent inadaptées et traduisent des rapports de force qui ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Plus largement, on constate une mise en cause, en temps de paix comme de guerre, des règles internationales et de leur application. Une réforme profonde s’impose, à commencer par la gouvernance de l’ONU.
Concernant la gouvernance européenne dont les orientations et les décisions exercent une influence de plus en plus importante sur la nôtre, il est important de garder à l’esprit qu’il ne peut exister d’Union Européenne efficace sans un ordre juridique européen ; ainsi que la stabilité, la crédibilité et l’influence qu’apporte à nos nations la dimension européenne.
L’un des rares succès dans le domaine international a été la COP 21 de décembre 2015, conclue par l’Accord de Paris, qui fixe comme objectif une augmentation maximum de la température à 2°C (voire 1,5°C si possible) d’ici la fin du siècle, par rapport à la fin du XIXème. Ce texte insiste sur le double mouvement indispensable de réduction des émissions fossiles et d’adaptation aux conséquences négatives de ces émissions. Il a fixé le cap et les moyens, et est devenu, malgré son côté non contraignant, la référence universelle. Ce résultat a été obtenu grâce à un art de la négociation qui a permis à trois planètes de s’aligner : celle des scientifiques, des sociétés civiles et des gouvernements. Comment se fait-il qu’un tel accord n’ait pas permis de régler la question climatique ? D’une part, alors que la réalité et les causes du réchauffement climatique sont désormais scientifiquement établies, des vérités alternatives, alimentées par les réseaux sociaux, se développent jusqu’aux plus hauts sommet de certains États. D’autre part, les retards à l’application de l’Accord de Paris dans la société civile tiennent à l’ampleur et à la complexité objectives des changements nécessaires. Il ne s’agit de rien de moins que de changer de mode de développement : au lieu d’une économie fondée sur l’utilisation illimitée des énergies fossiles, le nouveau modèle de développement doit être sobre, respectueux de la nature et fondé sur les énergies renouvelables. Les subventions aux énergies fossiles doivent être progressivement supprimées et des mécanismes de taxation du carbone établi, sans oublier un accompagnement par des mesures sociales. Enfin, certains freins aux mesures pro-climat proviennent aussi directement d’intérêts économiques et financiers menacés par la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire le charbon, le pétrole et le gaz. Comment la gouvernance internationale et nationale peut-elle faire prévaloir l’intérêt général sur la défense de certains intérêts puissants mais particuliers ? C’est là qu’intervient la responsabilité et la capacité d’agir des gouvernements, parfois aveuglés par « la tragédie des horizons » et la difficulté à privilégier les intérêts du temps long et des prochaines générations.
Conférence du lundi 20 novembre de Thierry de Montbrial, Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, président de l’Institut français des relations internationales
Thème de la conférence : Le problème de la gouvernance et l’avenir du système international – perspectives à l’automne 2023
Synthèse de la séance
L’idée de gouvernance, proche des notions de multilatéralisme ou même de droit international, est inséparable de celle de la paix. Si on pense les relations internationales comme un système dynamique, la notion de gouvernance s’identifie à celle du « contrôle » de la « trajectoire » dudit système. Les objectifs peuvent être généraux comme le règlement pacifique des conflits, ou spécifique comme la lutte contre le réchauffement climatique ou la prévention des pandémies. L’objectif essentiel de la gouvernance est celui de la stabilité structurelle, à l’instar de l’arms control pendant la guerre froide. Un moment propice pour fonder ou refonder une gouvernance légitime et efficace peut être au lendemain d’un grand drame, surtout quand un leader se détache.
Le XXème siècle politique fut court (1919- 1991) et se divise de part et d’autre de la Seconde Guerre mondiale. En raison du fait nucléaire, le « système international » a tendu à se stabiliser structurellement à partir des années 1960. La chute de l’URSS, qui marqua la fin du cycle commencé avec l’écroulement des empires allemand, austro-hongrois et ottoman, ne pouvait ouvrir qu’une ère prolongée de bouleversements du « système international », à commencer avec la décomposition de la Yougoslavie ; mais aussi l’Ukraine, le Caucase ou encore le Moyen-Orient, qui n’est jamais finalement sortie des turbulences depuis qu’il était qualifié d’ « homme malade » de l’Europe ; sans compter les régions de l’ancien « Tiers monde ». Aujourd’hui, la montée continue de l’islamisme politique est une autre réalité mondiale qui a largement débordé l’arc arabo-musulman, et atteint l’Asie, dont les Occidentaux n’ont peut-être jamais pris la pleine mesure, ne voulant y voir pendant longtemps que des questions de nationalisme ou de décolonisation, et entretenant l’illusion que tout pourrait se régler grâce à la supériorité de leurs « valeurs ». L’attaque du Hamas le 7 octobre a révélé une gigantesque faille dans la structure du « système international ».
Dans ce contexte où de nombreux signes d’un recul de la coopération nationale se manifestent tant les fossés s’élargissent et la complexité augmente, et où les divisions internes aux démocraties occidentales accroissent l’incertitude globale, la possibilité d’une déconstruction lente de l’Union européenne sous l’effet de ses propres contradictions et insuffisances, paraît possible, alors que son modèle culturel, économique et social est à bout de souffle. Afin d’éviter d’attendre une renaissance du projet européen après son effondrement, il est nécessaire de donner un sens non pas abstrait mais charnel à notre identité, de développer nos leviers de puissance et surtout d’élaborer une vision partagée des tâches à accomplir individuellement et collectivement.
La séance du 6 novembre 2023 était consacrée à une question d’actualité : intelligence artificielle et intelligence humaine à laquelle Daniel Andler (académicien, philosophe et mathématicien) s’est exprimé.
Synthèse de la séance
S’il fallait résumer d’un mot la différence entre intelligence humaine et intelligence artificielle, Daniel Andler choisirait « jugement ». Mais que faut-il entendre par intelligence artificielle ? L’idée en est proposée par Alan Turing, dans un article paru dans Mind en 1950 ; il montre qu’en élargissant les concepts de machine et de pensée, on conçoit qu’une machine pensante puisse n’être pas un oxymore, dès lors qu’il s’agit d’un ordinateur qui s’acquitte de tâches faisant appel chez l’homme à son intelligence. Au sens large, l’intelligence artificielle se confond presque avec l’informatique, du moins avec ses réalisations les plus complexes. Au sens strict, la machine doit être capable d’apprendre de manière autonome, d’aller au-delà des instructions de l’ingénieur qui l’a construite. Les fondateurs de l’intelligence artificielle ramènent la pensée au raisonnement, et partent des raisonnements de l’homme dans la solution à différents problèmes, pour les transmettre sous forme d’un algorithme à un ordinateur. Dès lors ils procèdent à une série de renoncements : à la compréhension — l’ordinateur n’est pas censé comprendre les symboles qu’il manipule ; à l’isomorphisme entre processus humains et algorithmes ; à la généralité, propriété de l’intelligence humaine capable de s’acquitter de toutes les tâches sans changer de régime, contrairement à l’intelligence artificielle qui se décline en mécanismes spécialisés ; à l’autonomie vis-à-vis des connaissances des experts humains, transmises à l’ordinateur sous forme de règles.
Cette première conception de l’intelligence artificielle, dite « symbolique », se heurte cependant à de graves limitations, et cède la place, au cours des années 1980, à une approche très différente, le « connexionnisme » (aujourd’hui appelé deep learning), qui conçoit l’intelligence non sur le modèle de la logique, mais sur celui de la perception. Les informations que traitent aussi bien l’appareil cognitif humain que la machine, par exemple pour percevoir ou se mouvoir, sont de nature « subpersonnelle » (c’est-à-dire inaccessibles à l’introspection, contrairement aux informations traitées au cours d’un raisonnement). Les machines capables de traiter ces informations sont constituées de réseaux de « neurones formels », inspirés des structures du cortex humain. Les rapports entre intelligence artificielle et sciences cognitives, qui se situent au niveau des pensées conscientes pour l’approche symbolique, se placent au niveau des interactions cérébrales pour la nouvelle approche. Les réseaux sont « dressés » à distinguer différents types de stimulus, en s’entraînant sur des répertoires d’exemples. Les performances étonnantes des derniers modèles de deep learning, en particulier ceux des modèles massifs de langage, dont le célèbre ChatGPT apparu il y a un an, dépendent non seulement de capacités de calcul astronomiques, mais aussi de la disponibilité de gigantesques répertoires d’exemples, procurés par internet et les téléphones portables.
Néanmoins, pour Daniel Andler, l’intelligence artificielle est loin de pouvoir résoudre tous les problèmes accessibles à l’intelligence humaine, et en ce sens n’est pas près de l’égaler, même si elle la surpasse dans beaucoup de cas. Mais ce qui lui manque peut-être à jamais, c’est une capacité essentielle : celle de prendre la mesure de la situation concrète d’un agent humain ou d’une société placés dans le contexte complexe de leur histoire.
Conférence du lundi 16 octobre de Jean-David Lévitte, Membre de l’Académie des sciences morales et politiques, ancien diplomate et ancien ambassadeur de France aux États-Unis
Thème de la conférence : La gouvernance politique et géostratégique mondiale optimale vue, en particulier mais pas exclusivement, sous l’angle de l’ONU
Introduction de la séance
Le Président ouvre la séance en rappelant que l’ensemble des écoles de la République ont observé une minute de silence ce jour à 14 heures en hommage aux professeurs assassinés dans l’exercice de leur profession. Il prononce, au nom du bureau et de l’ensemble de l’Académie, et dans l’esprit de la déclaration du Président de la République du 12 octobre, les mots suivants : “ L’Académie des Sciences Morales et Politiques exprime sa vive émotion devant les massacres barbares perpétrés en Israël qui ne peuvent qu’être condamnés et sanctionnés. Elle exprime également ses inquiétudes quant aux éventuelles répercussions de ces événements tragiques sur le territoire français. Elle tient à exprimer toute sa solidarité aux institutions académiques d’Israël avec lesquelles elle est en relation et apporte son soutien confraternel au grand rabbin de France Haïm Korsia. Elle rappelle son irréductible attachement au respect de la personne humaine, en particulier à la protection dont doivent toujours bénéficier les personnes civiles, à la liberté de conscience et de religion, à la recherche de solutions pacifiques et proportionnées des différends dans le cadre défini par le droit international.” Il demande ensuite à l’Académie d’observer une minute de silence.
Synthèse de la séance
Face aux tragédies actuelles, la question qui se pose est de savoir pourquoi les Nations Unies ne font pas davantage ? Si l’Assemblée générale de l’ONU peut faire figure de Parlement mondial, c’est le Conseil de Sécurité, par l’article 24 de la Charte, qui a la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales. Depuis 1945, trois périodes peuvent être distinguées : celle de la guerre froide ; l’ère de 1991 à 2001 ; puis celle d’une nouvelle guerre froide entre les États-Unis et cette fois-ci la Chine. Durant la décennie « optimale », le Conseil de Sécurité a pu jouer pleinement son rôle notamment dans l’instauration de la paix au Cambodge, dans la région des Grands Lacs africains et après l’attaque du 11 septembre 2001. C’est la coopération entre les principaux acteurs de la communauté internationale et l’entente parfaite entre les 15 ambassadeurs du Conseil de Sécurité qui ont permis son efficience. Cette période prit fin lorsque les États-Unis décidèrent de la guerre en Irak sans l’accord du Conseil de sécurité. Aujourd’hui, les pays émergents, s’ils approuvent la modernisation de leurs économies, refusent l’occidentalisation de l’ordre international et de leurs sociétés, comme l’atteste l’agression russe contre l’Ukraine et la répartition des votes lors du vote d’une résolution le 2 mars 2022 exigeant le retrait russe : 141 pays donnèrent certes une majorité à ce texte, mais 45 s’abstinrent, parmi lesquels la Chine, l’Inde, le Vietnam, l’Algérie, le Sénégal ou encore l’Afrique du Sud. C’est l’avènement du « Sud Global » pour qui la Chine est aujourd’hui le principal partenaire économique et financier.
Dans ce nouveau contexte géopolitique, quelle peut être la gouvernance mondiale optimale ? Une des questions les plus difficiles est celle de la durée : quand doit-on partir pour ne pas devenir avec le temps une partie du problème ? La guerre froide entre la Chine et les États-Unis structure désormais l’ensemble des relations internationales : que ce soit dans l’espace indopacifique, dans les organisations internationales comme le G7 ou le G20, de plus en plus cadre idéal du multi-alignement des BRICS. Les défis d’aujourd’hui exigent une coopération de tous les États, que ce soit celui du climat ou de la pauvreté. L’Union Européenne a un rôle majeur à jouer pour rallier les pays du Sud Global et proposer un chemin de coopération. Elle en a les moyens grâce notamment à son rôle dans l’aide au développement – qui s’élève à 40% du total mondial, à ses objectifs climatiques ambitieux avec la neutralité carbone recherchée dès 2050 et aux règles dont elle se dote pour gérer son marché qui fait d’elle « l’empire des normes ». Elle peut devenir une force majeure d’entraînement du système multilatéral si elle est capable de s’unir.
Conférence du lundi 9 octobre de Pascal Lamy, Président du Forum de Paris sur la paix et ancien directeur général de l’OMC
Thème de la conférence : La gouvernance mondiale. Le point de vue de l’ancien directeur général de l’organisation mondiale du commerce
Synthèse de la séance
La gouvernance peut prendre trois états : le solide national, le liquide européen et le gazeux mondial. Le déficit de gouvernance mondiale est aujourd’hui aussi flagrant que déprimant : jamais le monde n’a été aussi désorganisé, dangereux et fragmenté et la paix, bien public mondial n° 1, aussi menacée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Deux grandes catégories de causes expliquent ce constat alarmant : une cause structurelle, intrinsèque à l’ordre westphalien dans lequel nous vivons, et des causes qui tiennent aux dynamiques géopolitiques négatives depuis une quinzaine d’années.
Qu’attend-on d’une bonne gouvernance internationale ? Un équilibre satisfaisant entre des rivalités et une coopération indispensable. Cela nécessité 4 qualités : le leadership, la légitimité, l’efficience et la cohérence. Toutefois, il n’y a pas d’autorité sans hégémonie, susceptible de contestation ; la légitimité est affaiblie par la distance, et implique un sentiment d’appartenance à une communauté ; l’efficience et la cohérence rencontrent l’obstacle du maintien de la souveraineté des États. Pensée avec les attributs westphaliens, la gouvernance mondiale reste une utopie – ou une dystopie pour d’autres. En outre, ce système international basé sur la volonté d’États nations souverains s’affaisse lorsque les tensions entre ces États s’accentuent, comme c’est le cas aujourd’hui avec les tensions sino-américaines et la montée des tensions Nord-Sud. La question climatique durcit ces tensions tant il est vrai que c’est globalement le Nord qui est responsable du stock de carbone actuellement dans l’atmosphère et que c’est le Sud qui en subit en premier lieu les dommages. Il y a en outre, sous la houlette de la Chine, une sorte d’agrégation des tensions Est-Ouest et Nord-Sud, avec l’extension du groupe des BRICS à l’Iran par exemple. Même s’il faut se méfier de certains narratifs, tel que celui présentant l’Ouest contre le reste du monde, il convient de reconnaître l’obsolescence du système bâti par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, comme l’atteste aujourd’hui le décalage entre la composition du Conseil national de sécurité et la liste des puissances qui y ont un droit, ce qui ne peut être interprété que comme des injustices lorsque l’on est de l’autre côté de la barrière, mais le veto américain est un verrou à toutes tentatives d’infléchissement. Cette situation présente de grands dangers : économiques mais aussi politiques.
Trois perspectives peuvent être esquissées : une perspective néo, supra et para-westphalienne. Dans l’ordre westphalien, des améliorations sont possibles : rééquilibrer les poids respectifs des 193 États, améliorer les modes de décisions des organisations internationales, ou le recrutement des dirigeants. Concernant le supra westphalien, seules l’OMC – au moins entre 1994 et 2018, durant laquelle l’État qui perdait dans un contentieux ne pouvait s’opposer au consensus – et l’Union européenne, qui est une forme de supranationalité en terme juridique, incarnent ce type de système. Quant au para westphalien, qui postule que la souveraineté est l’obstacle fondamental à une meilleure gouvernance internationale et qu’il faut dès lors la contourner, c’est le concept qui est à la base du Forum de Paris sur la paix créé en 2018. Il part de l’idée, incarnée par le terme de polylatéralisme, que les acteurs de la vie internationale aujourd’hui sont loin de n’être que les États nations, mais également des multinationales, des ONG, des villes, de grandes institutions académiques, parfois beaucoup plus puissantes que les 2/3 des membres de l’Assemblée générale des Nations Unies et qu’il s’agit de construire une gouvernance internationale avec l’ensemble de ces acteurs. Le Forum de Paris sur la paix se donne pour mission d’incuber des propositions de coalition qui cherchent à apporter des solutions à divers problèmes, notamment celui climatique et du franchissement de la limite des 1,5°C. Le rêve des Pères fondateurs de l’Europe, que l’intégration des économies produise de l’intégration politique, s’est effondré. L’invasion russe en Ukraine a mis en lumière l’inexistence de l’Union européenne comme acteur géopolitique et que le règne de la force, c’est-à-dire la dissuasion nucléaire, et non celui de la loi, est ce qui nous protège d’une guerre mondiale.
Mgr Luc Ravel a été élu le 28 novembre 2022, au fauteuil n°3 de la section Morale et Sociologie (laissé vacant par le décès de Jean Cluzel). Il est installé à l’Académie ce lundi 2 octobre à partir de15 heures.
Monsieur Olivier Martin remettra à Mgr Luc Ravel sa croix pectorale.
Les intermèdes musicaux sont chantés par la chorale de l’Ecole Polytechnique,dirigée par Mr Patrice HOLINER accompagnée au piano par Mme Soraya VERDIER.
Conférence du lundi 25 septembre 2023 de Michel Pébereau, inspecteur général des finances honoraire, ancien PDG du groupe BNP Paribas
Thème de la conférence : Réflexions sur la nécessité de mieux gérer les finances publiques en France
Synthèse de la séance
Les problèmes de gestion de finances publiques ne sont pas nouveaux en France. Déficits et dettes sont presque aussi vieux que le Royaume de France. Ils débouchent sur les États généraux de 1789 et la banqueroute des 2/3 qui solde en 1796 les dettes de l’Ancien régime et de la révolution. Après plus d’un siècle de stabilité monétaire grâce au franc Germinal, les deux guerres mondiales bouleversent radicalement la situation des finances publiques : elles hissent la dette publique à plus de 150% du PIB, déclenchent une inflation et des dévaluations massives qui font perdre toute valeur à notre monnaie et à notre dette en franc. La mise en ordre du général De Gaulle en 1958 fait disparaître les déficits publics et ses deux successeurs limitent notre dette à 20% du PIB en 1980. Mais François Mitterrand installe un déficit structurel dont les relances keynésiennes augmenteront périodiquement l’ordre de grandeur et que plus personne n’essaiera de faire disparaître. Aujourd’hui, après près de 80 années de paix, notre dette dépasse 100% du PIB en 2020. Tous les pays ont des dettes publiques, mais celles des pays avancés sont plus élevées que les autres et le niveau et les perspectives de la nôtre sont parmi les plus préoccupants. Pour continuer à refinancer notre dette dans de bonnes conditions, il nous faut démontrer que nous pouvons et nous voulons la réduire. Cela suppose une révision générale des dépenses de chacune de nos administrations publiques qui prendra du temps. Or, nous avons une véritable addiction à la dépense publique.
Ces déficits et cette dette considérable qui s’élève à 111% en 2022 présentent de multiples inconvénients : un appauvrissement de l’État dont la situation patrimoniale se détériore, un coût annuel avec la charge que représentent les intérêts dont les taux sont en train de remonter – la charge de la dette va passer de 38,6 milliards en 2023 à 74,4 milliards en 2027 –, une iniquité vis-à-vis des générations futures qui auront à supporter les charges d’emprunt, une détérioration de la balance des paiements courants, et un affaiblissement de notre leadership européen.
L’origine de ces déficits structurels ne réside pas dans une insuffisance de prélèvements obligatoires mais dans le niveau de nos dépenses publiques, qui n’ont cessé d’augmenter depuis 1981. Avant même la crise du COVID, la France se trouvait plus de 8 points au-dessus de la moyenne de l’OCDE. En 2022, les dépenses publiques représentaient 58,3% du PIB. Chacune des grandes catégories de l’administration publique, la protection sociale, les collectivités locales et l’État contribue à cette dérive de nos dépenses publiques. La situation la plus criticable est celle de nos administrations de protection sociale : 33,3% du PIB est consacré à cette protection. C’est un choix de société qui permet de réduire plus que les autres les inégalités mais qui font s’élever les dépenses en 2019 à 763 milliards d’euros – la vieillesse et la maladie représentant 75% du total. L’un des chantiers les plus efficaces serait la réduction du mille-feuille des collectivités locales. Une réduction significative des effectifs d’agents publics démontrerait aux investisseurs la volonté de nos autorités de s’attaquer vraiment à notre problème structurel d’addiction à la dépense publique pour faire disparaître nos déficits.
Conférence du lundi 18 septembre 2023 de Jacques de Larosière, membre de l’Académie, Gouverneur Honoraire de la Banque de France, Directeur général honoraire du Fonds monétaire international, ancien président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement
Thème de la conférence : Réflexions sur les politiques monétaires menées ces dernières années au niveau mondial, sur leurs défauts et sur les améliorations nécessaires
Synthèse de la séance
Lorsque l’on interroge les populations, c’est l’inflation qui apparaît comme le plus grand danger, avant même le chômage. Il s’agit donc d’un sujet qui, bien que technique, est éminemment sociétal. Comment imaginer que la monnaie, définie par Montesquieu comme « l’étalon qui permet de donner sa valeur à toute chose », puisse changer de valeur à tout moment ? La stabilité de la monnaie relève des banques centrales depuis leur apparition à la fin du XVIIè siècle. Mais depuis la fin du régime de l’étalon-or, puis du système de Bretton-Woods mis à bas par les dépenses militaires des guerres de 1914 et du Vietnam, le monde a pris l’habitude de financer les dépenses publiques par la dette, de jouer des dévaluations pour gagner des parts de marché à l’exportation et est entré dans un régime de flottement des taux de change.
Depuis la crise financière de 2007-2008, la politique monétaire des grandes banques centrales a été constamment stimulatrice. Les taux d’intérêt directeurs ont été maintenus à zéro ou en dessous, ce qui présente l’incongruité de taxer les épargnants désireux de financer l’économie. Par ailleurs, la croissance de l’émission monétaire a continuellement dépassé celle de l’économie réelle. Depuis 20 ans, le financement dépasse les besoins économiques, ce qui aboutit inévitablement à l’apparition de l’inflation, comme l’exprimait déjà en 1568 Jean Bodin, mais aussi Milton Friedman. Cette politique monétaire continuellement stimulatrice a contribué à une croissance massive de l’endettement des pays avancés. Or si l’on veut prévenir l’inflation, il est indispensable de surveiller l’évolution du crédit. En revanche, ces taux d’intérêt zéro n’ont pas soutenu l’investissement productif à long terme, les agents économiques préférant rester liquides. Il est ainsi devenu plus intéressant pour une entreprise de s’endetter à bas coût pour racheter ses actions plutôt que d’investir à long terme. Les banques centrales, quant à elles, ont inondé l’économie avec la création monétaire – ce fut le « quantitative easing » après 2008 – sous prétexte que l’objectif d’inflation (« un peu moins de 2% ») n’était pas atteint.
Quelles sont les conséquences de cette situation monétaire débridée ? La croissance exponentielle de l’endettement a entraîné la vulnérabilité du système financier, le court-termisme a envahi le système et les entreprises dites « zombies » se sont multipliées. On les estime à plus de 16% de l’ensemble des pays avancés. Enfin, la financiarisation extrême a privilégié les 10% les plus à même d’en profiter, aggravant les inégalités sociales.
Si la rapidité d’intervention et la puissance de feu des banques centrales ont par deux fois évité l’effondrement du système financier, ces crises (en particulier celle de 2008 et celle de l’euro en 2010) ont été en même temps provoquées par l’excès d’endettement lui-même, fortement encouragé par l’action des banques centrales.
Les banques centrales ont failli dans l’engagement formel qu’elles avaient pris de limiter l’inflation à « un peu moins de 2% ». L’inflation a resurgi en 2021, avant même l’invasion de l’Ukraine, à plus de 10%. Il est vital de vaincre l’inflation qui est une taxe qui frappe les plus pauvres. Relever les taux d’intérêt pour lutter contre l’inflation est une sage décision mais les gouvernements vont devoir payer des taux positifs pour le service de leur dette et l’atterrissage en douceur n’est pas garanti. Toutefois avec des taux directeurs réels à zéro la politique monétaire actuelle est-elle suffisamment restrictive ? La lutte contre l’inflation des banques centrales est-elle crédible ? Malgré leur indépendance, oseront-elles se saisir vigoureusement du problème et affronter le risque de la hausse des taux ? Il est temps dans un monde gouverné par le cycle financier que les banques centrales s’occupent de la stabilité des systèmes financiers.
Ce prix biennal créé en 1977 est décerné « à l’auteur d’un ouvrage juridique de valeur ou à l’auteur d’une action ou d’une œuvre civique méritoire ».
Le jury
Le jury est composé des membres de la section Législation, Droit public et Jurisprudence.
Les lauréats
2019 – Benjamin Lloret pour sa thèse, La protection internationale des minorités. Le regard de la doctrine française de l’entre-deux-guerres, soutenue le 18 mai 2018 à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas.
2017 – Olivier Jouanjan pour son ouvrage Justifier l’injustifiable. L’ordre du discours juridique nazi, Paris (PUF), 2017.
2015 – Athanasia Petropoulou pour son ouvrage Liberté et sécurité. Les mesures antiterroristes et la Cour européenne des Droits de l’Homme, Paris (Pedone), 2014.
2013 – Michel Troper et Dominique Chagnollaud (sous la direction de), Traité international de droit constitutionnel. Théorie de la Constitution, Paris (Dalloz), 2012, 3 tomes.
2011 – Brunessen Bertrand, pour sa thèse de doctorat Le juge de l’Union européenne, juge administratif, soutenue le 19 juin 2010 (Paris II).
2009 – prix non attribué.
2007 – François Givord, Claude Giverdon et Pierre Capoulade pour leur ouvrage La copropriété, Paris (Dalloz), 2006.
2005 – Béhibro K. Guy Claude Kouakou pour sa thèse de doctorat en droit Le contentieux de la fonction publique internationale. Contribution à l’étude du régime juridique des commissions de recours et d’appel de l’agence intergouvernementale de la francophonie, soutenue le 15 juin 2004 à l’Université René Descartes-Paris V.
2003 – Claire Bouglé – Le Roux, pour sa thèse de doctorat La cour de cassation et le code pénal de 1810. Le principe de légalité à l’épreuve de la jurisprudence (1811 – 1863), soutenue le 5 janvier 2002 à l’Université de Rennes-I
2001 – Roger -A. Lhombreaud, Mémoires et destin , fin d’une adolescence en temps de guerre, Paris (XXIe siècle – Gutenberg), 2000.
1999 – Matthieu Reeb pour l’édition du Recueil des sentences du Tribunal arbitral du sport, Berne (Stæmpfli), 1998.