L’université française du XIXe au XXIe siècle

Séance du lundi 29 octobre 2001

par M. Jean-Claude Casanova

 

 

Dans le bref laps de temps imparti, je ne pourrai pas traiter le sujet choisi de façon approfondie et érudite. Je voudrais m’aventurer à énoncer sept thèses concernant l’histoire universitaire française. Elle est le produit d’une histoire plus générale, il faudrait donc essayer de démêler les relations entre cette histoire générale et cette histoire particulière.

Commençons par constater que l’intitulé choisi, « l’Université française du XIXe au XXIe siècle », ne saurait être utilisé pour un autre pays que la France, sinon par une métonymie excessive. On ne pourrait pas dire « l’Université américaine » ou « l’Université anglaise » ou « l’Université allemande ». Ces pays ont des universités et on doit parler des universités anglaises, allemandes ou américaines. En revanche, on pourra dire « l’Université française » parce que les universités françaises ont disparu en 1793 et n’ont été reconstituées formellement qu’en 1896. La France a rêvé d’une Université unique que le décret de 1806 a défini comme un « corps chargé exclusivement de l’enseignement et de l’éducation publique dans tout l’Empire ». Cette Université de 1806 est divisée en académies — une dizaine —, en cinq ordres de facultés — selon la classification ancienne : théologie, droit, médecine, sciences et lettres —, attribuant trois grades universitaires — le baccalauréat, la licence, le doctorat. Elle a duré pendant tout le XIXe siècle, et ce sentiment fort d’unité influence encore notre système. Dans cette université, les facultés sont distinctes par discipline, mais instruction leur est donnée à l’origine de n’avoir aucun rapport entre elles. Ainsi, dans le style inimitable de l’administration de 1808, le ministre écrit que : « Les facultés ne peuvent correspondre entre elles directement ni indirectement, mais seulement par la voie des inspecteurs. »

Pourquoi cette création de l’Université de France ex nihilo ? Les universités de l’Ancien Régime, y compris celle de Paris, héritière de la principale Université de l’Europe au XIIe siècle, n’étaient pas en excellent état. Les écoles de droit et de médecine végétaient au XVIIIe siècle. Les collèges de Jésuites avaient largement supplanté les facultés des Arts pour l’enseignement général, et menaient depuis presque deux cents ans une guerre incessante avec les Universités traditionnelles. À la fin du siècle des Lumières, deux catastrophes majeures s’étaient abattues sur l’enseignement français : d’une part, l’expulsion des Jésuites en 1764, c’est-à-dire du corps enseignant le plus savant, le plus pédagogue, le mieux organisé qui animait les meilleurs collèges du royaume  et, d’autre part, le 15 septembre 1793, la suppression, par la Révolution, des collèges, des universités et des corps universitaires. Or, les universités n’étaient rien d’autre que des corporations, c’est-à-dire des corps se cooptant, disposant d’un patrimoine pouvant grandir par dotations, héritages, bénéfices et droits.

Force est de constater que les universités de la monarchie administrée ne furent pas un succès. À l’exception des collèges de Jésuites, extérieurs aux universités proprement dites même s’ils cherchaient à s’y insérer en délivrant des grades, on ne trouve pas d’établissements de renommée. La Sorbonne du XVIIIe siècle n’est plus grand-chose, et il est bien difficile de citer un professeur célèbre. Si on cherche, on trouvera quelques théologiens, quelques médecins à Montpellier, des juristes de droit français — corps créé par Louis XIV —, mais aucun nom n’émerge qui puisse rivaliser avec la pléiade de ces savants étrangers de renommée mondiale que sont : Isaac Newton, professeur à Cambridge, James Watt, mécanicien à l’université de Glasgow, Adam Smith, enseignant la philosophie, l’économie et la morale dans cette même université ou Emmanuel Kant, professeur de philosophie dans la petite université allemande de Königsberg.

Ma première thèse sera donc celle-ci : à la fin du XVIIIe siècle, la force du génie intellectuel et scientifique français est incontestable, mais tout aussi incontestable la faiblesse des institutions destinées à développer la recherche et l’éducation.

Pourquoi ? Sans doute parce que l’administration d’État, l’Église gallicane ou janséniste — autant de spécificités françaises — ne se sont pas préoccupés de l’Université. Aux gloires conjointes de Louis XIV et de Louis XV, on ne peut ajouter aucun titre en matière universitaire. La dernière tentative de réforme de l’université de Paris, date d’Henri IV. Colbert s’y essaie encore mais renonce vite. A l’exception du corps des juristes de droit français voulu et créé par Louis XIV, on ne trouve pas d’initiative notable dans ce domaine. Il existe donc une indéniable faiblesse en matière d’institutions du savoir en France, au moment où elles se développent dans les pays réformés et se sécularisent dans les pays de la Contre-Réforme.

Quelles seront les décisions les plus importantes, prises sous l’impulsion de Napoléon dans les années 1802-1815 ? Disons, avec Cournot, que c’est essentiellement la constitution du lycée et la création du baccalauréat. Pour rompre avec le système des Écoles centrales de 1795, dont il faut attribuer, toujours selon Cournot, l’insuffisance à l’incurie du législateur, on crée, en 1802, le lycée. Autrement dit, on reconstitue l’ancien collège des Jésuites. Le baccalauréat est le grade qui couronne les études faites au lycée. Il est décerné par l’une ou l’autre faculté (lettre ou sciences), comme le stipule le texte de 1808, « à la suite d’examens et d’actes publics ».

Cela m’amène à énoncer une deuxième thèse. L’institution du baccalauréat crée une coupure factice entre l’enseignement supérieur et l’enseignement secondaire. Les conséquences de cette coupure seront considérables. En fait, les classes terminales du lycée français équivalent aux premières années de l’université ou du college dans le système britannique ou américain. Si on veut comparer le système français à celui des Anglo-Saxons au XIXe siècle et encore au XXe, il faut inclure les classes terminales des lycées français dans l’enseignement universitaire. Mais, surtout, quand, en France, on a séparé administrativement l’Université de l’enseignement secondaire, on n’a pas retiré à l’enseignement secondaire la préparation à un grade universitaire. On a privé du même coup l’Université de la liberté de choisir les étudiants qu’elle entendait recruter. Ainsi, l’institution du baccalauréat, en 1808, va singulariser notre Université par rapport à l’étranger.

Faisons un bond à la fin du XIXe siècle et décrivons les éléments constitutifs de l’Université française, toujours au singulier. Six pièces maîtresses la caractérisent : l’École normale supérieure, l’agrégation, les facultés professionnelles, les facultés des lettres et des sciences, le haut enseignement parisien, l’École polytechnique en tête des grandes écoles d’ingénieurs enfin. Ces six éléments se sont mis en place au cours du XIXe siècle.

L’École normale est créée en 1794. L’objectif est d’appeler « des citoyens de l’âge de 21 ans au moins, déjà instruits dans les sciences utiles, [ … ] pour leur apprendre l’art d’enseigner ». En fait, elle ne deviendra pas un vivier de pédagogues, mais une pépinière de savants — la principale avec l’École polytechnique. Un de ses premiers élèves sera Joseph Fourier, immense mathématicien, qui, huit mois après son admission, y devient professeur. À la fin du XIXe siècle, la plus grande illustration de l’École normale est Louis Pasteur, « bienfaiteur de l’humanité », comme il sera nommé à la fin de sa vie. Il en a été, tour à tour, élève, directeur de laboratoire, directeur des études scientifiques, et administrateur. Ainsi, l’Ecole normale, créée pour préparer des pédagogues, forme des savants et les grands administrateurs de l’Université.

Le deuxième pilier du système est l’agrégation. Dans l’ancienne Université de Paris, c’était une procédure de recrutement de suppléants, à laquelle on a donné un essor particulier quand furent expulsés les Jésuites. Mais le vrai concours d’agrégation pour l’enseignement secondaire naît d’un décret de 1808. Son statut est précisé le 24 août 1810. Il est organisé à Paris et a pour fonction de recruter l’ensemble des professeurs de l’enseignement secondaire. À l’époque, c’est un petit corps, qui se spécialisera progressivement, et évoluera avec l’organisation des enseignements menant au baccalauréat. Apparaîtront, tour à tour, l’agrégation de grammaire, après l’agrégation de lettres ou de rhétorique, les agrégations de langues vivantes, d’histoire, puis, après l’agrégation de sciences, celles de physique et de chimie, séparées de l’agrégation de mathématiques, et ainsi de suite. Les débats sur l’agrégation commencent avec elle : doit-elle être spécialisée ou générale, doit-elle reposer sur des examens pratiques et pédagogiques ou sur des connaissances théoriques ? Est-ce un concours ou un examen ? Doit-on juger des mérites intellectuels, moraux et personnels, ou exclusivement des mérites scientifiques ? Ne nous attardons pas sur ces débats, par ailleurs pertinents. Il nous faut souligner le point essentiel : l’agrégation est le système de recrutement du haut enseignement secondaire et il devient en même temps le système de recrutement de l’enseignement supérieur des lettres et des sciences (on est agrégé avant de devenir docteur). Une fois encore, une institution destinée à l’enseignement secondaire pourvoit en fait l’enseignement supérieur. C’est comme pour l’École normale supérieure : on crée une institution à des fins précises et elle remplit, en définitive, d’autres objectifs.

Troisième élément, les facultés professionnelles. Laissons de côté les facultés de théologie qui vont disparaître au début du XXe siècle, victimes d’une double méfiance : celle de l’Église à l’égard de l’Université et celle de la société civile à l’égard de la religion. Le droit et la médecine restent liés aux institutions de l’Ancien Régime pour l’excellente raison que la demande de la société en juristes et en médecins ne s’interrompt jamais et que, de ce fait, les coutumes, les habitudes persistent. Dans le cours du XIXe siècle, ces deux facultés continuent d’exister de façon ininterrompue. Mais ce sont de petites institutions. En 1864, il y a 3 400 étudiants en droit dans toute la France, dont 2 000 à Paris. Les grandes facultés de droit en province sont Toulouse, Strasbourg ou Montpellier. On délivre environ 750 licences en droit par an en moyenne sous le Second Empire, et 74 doctorats. Les chiffres ne sont pas plus élevés en médecine : environ 500 doctorats par an à la fin du Second Empire.

Quatrième pièce de l’ensemble : les facultés des lettres et les facultés des sciences. Si les facultés de droit et les facultés de médecine sont de petites institutions, celles des lettres et des sciences le sont encore plus. En 1860, sont délivrées 77 licences en lettres et 104 licences en sciences pour toute la France et 9 doctorats ès lettres et 10 doctorats ès sciences. Qu’est-ce à l’époque qu’une faculté des lettres et une faculté des sciences ? C’est l’institution chargée d’organiser le jury du baccalauréat et d’offrir, par ailleurs, quelques cours de licence et des conférences publiques pour le public éclairé dans les disciplines scientifiques ou littéraires. Prévost-Paradol — le demi-frère de Ludovic Halévy —, professeur de grec à l’université d’Aix-Marseille, raconte que son métier consiste à présider le jury du bac en juin, et à faire une dizaine de conférences mondaines sur la poésie grecque le reste de l’année.

Voilà pour les facultés. Mais où est véritablement enseignée la science ? Dans ce qu’on appelle le haut enseignement parisien qui constitue le cinquième élément du dispositif. Cette expression, de Cournot, désigne d’abord le Collège de France. À la Révolution, il comprend 19 chaires  en 1860, 30 chaires, ainsi réparties : huit chaires de langues, littératures et antiquités orientales ou slaves, cinq chaires de langues, littératures ou antiquités gréco-romaines, trois chaires de langue et littérature françaises, six chaires de mathématiques et de physique, quatre chaires de sciences naturelles, dont une de médecine illustrée par Magendie puis par Claude Bernard, enfin quatre chaires dans les sciences morales et politiques, incluant l’histoire. Au Collège de France, il faut ajouter le corps des conservateurs de la Bibliothèque impériale, les chaires du Muséum d’histoire naturelle, quelques chaires du Conservatoire des arts et métiers, considérées comme des chaires scientifiques. L’École pratique des hautes études est créée, en 1868, par Victor Duruy. Elle vise à compléter l’Université par une institution proprement scientifique conçue sur le modèle allemand. Les sujets d’enseignement y sont choisis en fonction de la classification des sciences, et le savoir est dispensé sous forme de séminaires.

Il faut évoquer, pour finir, les Écoles. Elles existaient déjà avant la Révolution : l’École des ponts et l’École des mines. Mais le rôle central appartient désormais à l’École polytechnique. Elle va jouer, comme l’École normale, un rôle essentiel pendant tout le XIXe siècle. Quelles sont ses finalités ? Certes, dès l’origine, Laplace, Lagrange, Monge la conçoivent pour fournir à la République des savants, et elle a pour mission de répandre la connaissance des sciences mathématiques, physiques et chimiques, mais elle doit avant tout former des élèves pour les écoles d’application civiles et militaires (les Mines, les Ponts et Chaussées, le Génie et l’Artillerie). En 1900, l’École polytechnique recrute pratiquement un quart des bacheliers scientifiques (entre 200 et 220 élèves pour environ 1000 bacheliers scientifiques). La sélection est forte mais elle n’est pas énorme. Ce système repose, en fait, sur une triple sélection : l’entrée au lycée, en fait, réservée à la bourgeoisie  l’accès à la classe de mathématiques élémentaires puis aux classes de mathématiques spéciales ; enfin, le concours d’entrée à l’École polytechnique, où sont enseignées les sciences physiques, mathématiques et chimiques avant une formation plus spécialisée dans les écoles d’application. L’École polytechnique ainsi dominante et pourvue en talents formera à la fois des savants, des ingénieurs cadres de l’industrie, des fonctionnaires et des militaires. Mais, comme pour l’École normale et pour l’agrégation, on a heureusement transformé pour partie une école militaire en grand foyer de savants français. Autrement dit, il ne s’est pas trouvé d’homme d’État ou de pensée politique pour créer des institutions universitaires dont le seul but aurait été de développer la science.

La troisième thèse que je voudrais proposer est donc la suivante : jusqu’à la IIIe République, dans l’ordre de la science et dans l’ordre de l’organisation institutionnelle en faveur de la science, aucune idée directrice ne mène l’Université française. La science survit et se développe grâce à deux institutions créées avec d’autres finalités : l’École normale supérieure et Polytechnique. La science s’est glissée dans ces Écoles par défaut, et le reste de la société en a bénéficié.

À ce point de l’analyse, il faut avoir à l’esprit les trois fonctions d’un système universitaire aujourd’hui. La première est le recrutement et la formation des élites nécessaires à la société. La deuxième est l’organisation et le développement de la recherche scientifique. La troisième est la formation intellectuelle et professionnelle de masses croissantes de la population. Ces trois fonctions apparaissent historiquement en Occident selon une chronologie dont je dirai qu’elle est approximativement celle-ci : XVIIIe siècle, formation des élites  XIXe siècle, formation des élites plus développement de la recherche scientifique  XXe siècle, formation des élites, développement de la recherche, université de masse.

L’Université française, comparée aux universités allemandes, se trouvera en retard à partir du XIXe siècle. Disons que la société française, au XVIIIe siècle, produit comme elle peut ses élites avec les collèges de Jésuites. Elle se sort, vaille que vaille, de la Révolution avec le lycée, le baccalauréat et ses Écoles. Mais elle n’organise pas la recherche scientifique. Ce que les universités allemandes entreprennent dès le XIXe siècle. En outre, l’Université française n’organise qu’avec un retard considérable, la formation de masse, contrairement à l’Université américaine qui s’y attelle, la première du monde, dès le milieu du XXe siècle.

Pourquoi le modèle allemand domine-t-il l’ordre universitaire à la fin du XIXe siècle ? Les universités allemandes se sont placées à la tête du mouvement scientifique pour plusieurs raisons. Elles avaient progressé pendant le XVIIIe siècle grâce à leur autonomie, à la diversité du corps politique, source de concurrence entre les différents États composant l’Allemagne, grâce à la sécularisation qu’avait favorisée la Réforme (malgré l’hostilité de Luther aux universités), et que favorisait aussi la Contre-Réforme — le paradoxe français étant d’avoir écarté à la fois la Réforme et la Contre-Réforme. L’Allemagne bénéficie ainsi de la concurrence entre les Jésuites et les universités protestantes, alors que la France n’a ni les unes, ni les autres.

Après 1813, l’Université allemande recueille les fruits du XVIIIe siècle, mais elle y ajoute, à cause du sursaut patriotique que provoquent les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, un grand dessein : le développement scientifique. Elle y adjoint le réformisme social. Les universités allemandes du XIXe siècle vont développer les sciences exactes et appliquées, et créer les sciences sociales, dans un but de réformisme en matière juridique, économique et sociale.

Tout au long du XIXe siècle, l’ensemble du système institutionnel d’origine médiévale est modifié en Allemagne par cette double exigence : faire avancer la science et faire progresser la réforme. On accroît rapidement le nombre des professeurs, environ un siècle avant la France. On accepte un financement mixte de l’Université. On développe ce qu’on appelle les séminaires, c’est-à-dire des foyers de recherche définis par un objet scientifique. On crée des laboratoires et on instaure un système de bourses. Par la combinaison de l’individualité et de l’autonomie des universités, par le mélange du financement public et des financements privés, on aboutit à un système à la fois concurrentiel et richement doté. Ajoutez à cela les traditions allemandes de la pérégrination estudiantine d’université en université et de la mobilité des professeurs, les universités étant concurrentes pour leur recrutement.

Ce modèle allemand est reconnu comme le grand modèle universitaire dès la fin du XIXe siècle. Il inspire la réforme des universités anglaises et la modernisation des universités américaines. En 1920, à Harvard, la majorité des professeurs sont docteurs d’une université allemande. Dès cette époque, le système allemand est devenu la référence première. Pour les Français aussi d’ailleurs. Victor Duruy (comme Ernest Renan) est un grand admirateur des universités allemandes. Il a compris que les Allemands mettaient des institutions nouvelles au service de la science, alors que la France avait de grands savants sans les institutions nécessaires pour les former, les aider et en multiplier le nombre.

Sa lettre de mission, en 1868, au doyen Adolphe Wurtz, est révélatrice. Victor Duruy lui demande d’aller visiter, mesurer et établir les plans des laboratoires dans toutes les universités allemandes. Wurtz quitte la France où on ne trouve que quatre laboratoires (un au Muséum, un à l’École normale, un à Marseille, un à Strasbourg). Dans chaque grande université allemande (Göttingen, Greiswald, Berlin, Leipzig, Prague, Vienne, Munich, Würzburg, Heidelberg), il dénombre trois laboratoires : un de physique, un de chimie et un de biologie et d’anatomie. Même les plus petites universités disposent de bâtiments de ce type. Wurtz publie, au moment où la guerre de 1870 éclate, un recueil de tous les plans des laboratoires des universités allemandes et recommande avec insistance la construction d’équipements analogues pour l’Université française. Notre défaite sera d’ailleurs imputée par Renan, et par beaucoup d’autres esprits, à la hauteur de l’esprit scientifique allemand et à l’excellence de l’organisation universitaire de notre adversaire.

Vient alors la grande période de reconstruction de la IIIe République. C’est sans doute, à ce jour, la plus belle période de l’histoire universitaire française. Elle mêle le patriotisme et le dévouement à la science. Pour la comprendre, il faut commencer par les hommes. Deux personnages essentiels sont Louis Liard et Octave Gréard. Les ministres jouent un moindre rôle que ces deux hommes, à l’exception de Jules Simon, disciple de Victor Cousin, et de Jules Ferry, disciple lointain d’Auguste Comte qui révérait le savants mais méprisait les professeurs. Louis Liard et Octave Gréard sont normaliens, tous les deux seront directeurs de l’enseignement supérieur, et ils deviendront l’un et l’autre vice-recteurs de Paris (le recteur étant le ministre). Ce sont eux qui réintroduisent en France les universités au pluriel.

Cette renaissance fut lente, malaisée et incomplète. En 1872, on autorise les doyens d’une même académie à se réunir entre eux — une fois par mois. En 1875, une grande loi sur la liberté de l’enseignement supérieur est votée — le rapporteur en est La Boulaye. Cette loi libérale donnera peu de résultats. Le parti universitaire, dans la France de 1875 à 1902, c’est l’ancien parti orléaniste, le parti libéral, les grands « opportunistes ». Les ombres tutélaires sont Guizot, Taine, Renan  les hommes décisifs sont une poignée de normaliens. Outre Gréard et Liard, il faut y ajouter les doyens successifs de la faculté des sciences de Paris, dont Appell.

En 1885, on organise les facultés. C’est-à-dire qu’on part du semblant de facultés autonomes qu’avait créé le système napoléonien, et on l’organise en donnant à chaque faculté un conseil, une assemblée, la personnalité civile, l’élection du doyen (le droit de proposition plus exactement). On autorise, timidement, en 1893, les facultés à constituer entre elles, par académie, le corps des facultés. À cette date, le terme Universités est encore interdit. En 1896, le pas est enfin franchi : les universités apparaissent dans la loi. Il aura fallu un siècle pour retrouver le pluriel.

Pourquoi ? Il est intéressant de se reporter aux débats parlementaires. Manifestement, la France politique de l’époque, du fait du poids idéologique de la Révolution et de la crainte des corporations, du fait de la mainmise de l’administration centrale ivre du pouvoir de réglementer, a peur des universités. Elle a peur que se constituent des ensembles autonomes distincts de cette fiction qu’on appelle en toute majesté : l’État. Cette crainte, alimentée par les souvenirs de la défaite et l’espoir de la revanche, est présente dans le monde administratif comme dans le monde parlementaire, à droite comme à gauche. C’est le grand échec de ce mouvement de réforme en dépit de ses réalisations : il crée les facultés, il leur permet de se rassembler dans des universités, il donne la personnalité civile à ces universités, il prévoit des financements privés. Liard, qui est un homme exceptionnel même s’il n’est pas un grand philosophe, favorise les financements privés. Il fait appel à Ernest Solvay, Basil Zaharov, Albert Kahn et à un certain nombre d’autres grandes fortunes pour contribuer au financement des recherches dans les disciplines proprement scientifiques. Mais il ne crée pas de vraies universités au sens propre du terme : autonomes, pluridisciplinaires et riches.

Qu’est-ce que l’université de Paris en 1907 ? Ce sont 32 chaires en lettres, 29 chaires en sciences, 33 chaires en droit, 34 chaires en médecine, et 12 chaires en pharmacie. Or, l’université de Paris, divisée en facultés distinctes, représente à peu près la moitié de l’enseignement supérieur français. Les universités françaises de 1900-1905 sont constituées d’environ 250 chaires pour grosso modo 30 000 étudiants. Voici le système français de la IIIe République. Avec de grands succès scientifiques attestés par la statistique des prix Nobel que vous pouvez lire dans le tableau ci-après. Sur ce tableau, la France est très honorablement présente au début du XXe siècle.

 

Tableau 1 : Prix Nobel de sciences 1901-2001
(physique, chimie, médecine-physiologie)
Pays 1901-1920 1921-1940 1941-1960 1961-1980 1981-2001 1901-2001
Grande-Bretagne 8 15 16 23 9 71
Allemagne 19 16 6 6 15 64
France 11 5* 6 4 26
Suède 3 3 2 3 5 16
Suisse 3 2 3 2 4 14
Pays-Bas 5 3 1 4 13
Danemark 2 2 1 2 2 9
Autriche 1 5 1 1 8
Italie 2 1 1 1 2 7
Belgique 1 1 3 5
Hongrie 1 1 2
Norvège 1 1
Finlande 1 1
Irlande 1 1
Espagne 1 1
Portugal 1 1
Tchécoslovaquie 1 1
Sous-total Europe 56 54 36 50 45 238
Etats-Unis 2 11 42 66 80 201
URSS-Russie 2 4 4 1 11
Canada 2 1 4 7
Japon 1 2 4 7
Argentine 1 1 2
Australie 1 1 1 3
Chine 2 2
Egypte 1 1
Afrique du Sud 1 1
Inde 1 1
Pakistan 1 1
TOTAL 60 68 88 126 136 478

 

Dressons un bilan : de 1872 au début du XXe siècle, la IIIe République a réussi la fédération des facultés en Universités, mais c’est une fédération très faible. En fait, le noyau dur du système universitaire reste la faculté et pas l’Université. D’autre part, l’autonomie des facultés et des universités est formelle. Le financement est presque entièrement assuré par l’État et par les droits d’inscription. Les statuts sont uniformes. La délivrance des grades est réglementée par le ministre et son administration. Tout ce qui est important est décidé par le système central. Néanmoins, de grandes constructions sont entreprises. À Paris, les principaux bâtiments de la nouvelle Université sont érigés et financés par la ville de Paris : la Sorbonne actuelle et la faculté de médecine du boulevard Saint-Germain. À un effort de financement non négligeable par le budget de l’État et à un très grand libéralisme intellectuel, s’ajoutent des règles confortant la liberté des professeurs. Liberté extrême, totale : nous fêtons cette année le centenaire du décret du 12 juillet 1901, décret du président de la République qui prévoit que : « Les membres des facultés et écoles assimilées sont tenus de résider dans la ville où siègent facultés et écoles dont ils font partie. » Décret qui n’a jamais été appliqué tant la liberté des professeurs est complète par rapport aux universités. Ils continuent de résider là où ils le souhaitent, donc plutôt à Paris qu’à Lille ou ailleurs en province, chose impensable en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Grande liberté intellectuelle, donc grand individualisme, mais aussi faiblesse institutionnelle qui s’explique pour deux raisons : on ne tranche pas le problème d’organisation interne de l’Université — faculté versus Université — et, d’autre part, on ne tranche pas non plus le problème de la centralisation administrative, et donc celui de la décentralisation, de l’hétérogénéité, de l’autonomie, de la concurrence. En fait, le système est timidement autonome et fondamentalement centralisé. L’individualisme anarchique des professeurs répond très exactement à cette centralisation.

D’où la quatrième thèse que je voudrais énoncer : le modèle français du début du XXe siècle est un compromis entre le libéralisme académique — liberté d’expression et de recherche —, l’uniformité institutionnelle des facultés, la faible autonomie et la faible existence des universités, et la centralisation administrative en termes de finances, de statuts, de personnel, de délivrance des grades et de définition des programmes d’enseignement.

Ce système perdure jusque vers 1960, avec une croissance démographique relativement faible. Il fonctionne d’une façon qui n’est pas satisfaisante sur le plan de la recherche scientifique. Le tableau des prix Nobel traduit l’affaissement français. Il montre, en revanche, la progressive montée des États-Unis, centre de la recherche scientifique mondiale à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, la force de l’Allemagne et de l’Angleterre et le dynamisme scientifique des trois pays qui viennent après la France — la Suisse, la Suède et les Pays-Bas. Ces trois petits pays arrivent, par une organisation universitaire efficace, à se doter, si on les regroupe deux par deux, d’une capacité scientifique supérieure à la nôtre. Je ne voudrais pas faire entrer des considérations générales sur le protestantisme, sur la dimension relative, sur l’ouverture au monde extérieur, parce que je ne crois pas que ce soient les facteurs centraux. Le facteur central me paraît être le système d’organisation choisi par la France qui réduit sa capacité au lieu de la dynamiser et de la développer.

 

Tableau 2 : L’Université française au début du XXe siècle
Population de la France en 1900 : 38 900 000 dont âgés de 20 ans : environ 900 000
0,7 % de cette population de 20 ans d’âge appartient à l’enseignement supérieur
Le nombre des étudiants (1901)
Total dans l’Université 29 901
Droit 10 152
Médecine et pharmacie 11 974
Sciences 3 910
Lettres 3 723
Dans les écoles d’ingénieurs (1901-1905) (Ponts, Mines, Centrale, Arts et métiers) 1 745
A l’Institut national agronomique (1901) 341 admis (dont 106 à l’INA)
À l’École normale supérieure 60 admis environ
À l’École polytechnique 230 admis environ
Les grades
Baccalauréat
Lettres 4 457
Mathématiques 1 190
Moderne 1 738
Licence
Lettres 453
Sciences 282
Droit 1 460
Doctorat
Lettres 26
Sciences 42
Droit 500
Médecine 1 152

 

Si vous vous reportez au tableau qui précède, vous constatez que l’Université française en 1900 regroupe environ 33 000 étudiants. Les universités françaises, disons plutôt le système français d’enseignement supérieur comprend aujourd’hui 2 100 000 étudiants. Si vous voulez bien comparer les données des tableaux 2 et 3, il est évident qu’il n’y a aucune commune mesure entre le système de 1900 et celui de 2000. Il n’était pas possible qu’un système conçu pour 30 à 35 000 étudiants puisse fonctionner de la même façon pour 2 100 000 étudiants.

À ce stade, il faut réfléchir un instant sur ce qui sera, à partir de 1945, le deuxième modèle important dans l’histoire universitaire, le modèle américain. Quelles sont ses caractéristiques ? Il a hérité du modèle allemand l’idée que les universités doivent poursuivre et élargir leur rôle scientifique. Cela se traduit, dès la fin du XIXe siècle, par un accroissement des moyens en hommes et en argent. Le capital dont dispose l’Université Harvard est de 20 milliards de dollars — le capital, seulement, d’une université américaine qui n’est pas la plus grande —, alors que la France dépense annuellement, pour l’ensemble de son système universitaire, un peu moins de 10 milliards de dollars. Naturellement, de son capital, Harvard ne tire que 3 ou 4 % de revenu, mais s’ajoutent les fonds fédéraux, les subventions locales ou privées, les droits d’inscription, etc. Il existe aux États-Unis une trentaine d’universités comme Harvard. En matière financière, l’Université française de la fin du XXe siècle n’est pas comparable à l’Université américaine.

 

Tableau 3 : L’enseignement supérieur français au début du XXIe siècle
Population de la France en 2000 : 60 406 018
40,9 % de la population de 20 ans d’âge appartient à l’enseignement supérieur
Le nombre des étudiants (2000-2001)
Total
2 111 148
Universités 1 405 393
Classes préparatoires aux grandes écoles 75 573
IUT et STS 355 624
Écoles d’ingénieurs hors universités 58 518
Écoles d’ingénieurs des universités 30 795
Écoles normales supérieures 3 159
Instituts universitaires de formation des maîtres 78 054
Les grades
Baccalauréat (2000)
Bac général 271 155
dont sciences 136 214 (dont 44,2 % de filles)
Bac technologique 152 778
Bac professionnel 96 617
TOTAL 516 550 (dont 53,9 % de filles)
Maîtrises (1999)
Droit et économie 34 914
Lettres 30 204
Sciences 26 526
Doctorats (1999)
Droit et économie 1 283
Lettres 2 344
Sciences 5 741
Médecine 3 962
Diplômés des Écoles d’ingénieurs (2000) 24 624
Diplômés des Écoles de commerce (2000) 18 342
Le corps enseignant des universités (1999-2000)
Total Droit Santé Sciences Lettres
Professeurs 17 536 2 292 4 762 6 555 3 917
Maîtres de conférences 30 053 4 232 3 213 4 171 18 437

 

Mais oublions ces comparaisons qui, évidemment, sont faussées par la différence de dimension, de richesse et de population entre les deux pays. Plus encore que l’Allemagne, les États-Unis ont développé la science, mais surtout, à partir de 1945, ils ont accompli presque sans douleur une extraordinaire mutation en passant à l’université de masse. En 1900, en France, 0,7 % des jeunes gens de 20 ans sont à l’Université. En 2000, 40 et quelques pour-cent. Mais ces 40 et quelques pour-cent d’une classe d’âge dans les universités s’y trouvent aux États-Unis en 1950. Le tournant décisif est le GI-Bill, par lequel le Congrès des Etats-Unis, à partir de l945, offre la possibilité, à tout ancien combattant, de faire des études supérieures. La souplesse du système universitaire américain lui permet de s’ouvrir, d’un seul coup, à la majorité d’une classe d’âge. Il s’ouvre évidemment en se diversifiant plus encore. Dès le milieu du XXe siècle, le modèle américain règne, car il remplit excellemment les trois fonctions qui sont dans le destin des universités : la sélection des élites, la recherche scientifique et la formation de masse.

 

Tableau 4 : Les universités américaines
Population totale des États-Unis
1900 75,9 millions
1999 272,9 millions

 

Faculties and degrees
1899-1900 2000-2001
Faculties (enseignants) 23 868 989 813*
Étudiants 238 000 15 361 000 (dont institutions
privées : 3 462 000)
Bachelor’s 27 410 1 194 000
Doctorates’s 382 45 000
Finances (millions de dollars)
1919-1920 1995-1996
Ressources propres des institutions 200 197 973
Gouvernement fédéral 13 23 939
États 62 45 693
Collectivités locales 5 608

 

L’Université française est soumise aux mêmes défis de la science et du nombre. Comment va-t-elle les résoudre ? La réponse française au premier défi, en raison de là faiblesse du système institutionnel, n’est pas de doter les universités, mais de créer des caisses centrales ou des grandes institutions qui, parallèlement aux universités, financeront directement, en leur propre sein, ou indirectement, dans les universités, la recherche. Ces caisses apparaissent dans les années 1910-1920. Barrès mène une campagne pour la recherche française équivalente à celle qu’il mène pour la restauration des églises. « La grande misère des laboratoires français », tel est le thème d’un appel qui mobilise la droite et la gauche après la guerre de 1914-1918. Mais tout cela aboutit à un système centralisé de financement et à des institutions nationales distinctes des Universités dans lesquelles il y aura confusion des décideurs et des opérateurs, des évaluateurs et des subventionnés. Le système américain et, à leur façon, les systèmes anglais et allemand séparent les institutions de financement et les institutions actives. Les deux rôles restent toujours distincts : l’État fédéral aux États-Unis n’a pas créé d’institutions de recherche, mais il donne des subventions en fonction des objectifs qu’il poursuit ou des mérites qu’il décèle. De même pour les États locaux, de même pour les grandes fondations. Le système allemand s’apparente à cela, ainsi que le système anglais. La France, elle, crée des grandes institutions centralisées (CNRS, INSERM, etc.). Pourquoi ? Sans doute parce que c’est dans son génie de toujours préférer la centralisation, mais aussi parce qu’elle paie le prix de la faiblesse institutionnelle du XIXe siècle. On comprend très bien que les administrateurs français de 1920 ou de 1950 hésitent à doter directement les universités, parce que les universités sont faibles dans leur capacité de gestion et de développement. Mais, en créant ce type de grandes institutions de recherche, on réduit la concurrence et les possibilités d’évaluation externe et de financements diversifiés qui caractérisent le système américain.

En ce qui concerne le nombre, la France va connaître les mêmes difficultés. Pour la première fois de leur histoire, à partir de 1960, les facultés des lettres grandissent brusquement, parce qu’il faut fournir des professeurs à l’enseignement secondaire qui a de plus en plus d’élèves. Or, la fragilité du système institutionnel français ne lui permet pas d’amortir le choc de l’accroissement démographique, et nous savons ce qui va se passer en 1968 et en 1983, avec les lois Edgar Faure et Alain Savary.

Que trouve-t-on à l’arrière-plan de ce processus ? Il y a d’abord une lutte de classes à l’intérieur de l’Université, entre les professeurs et les maîtres-assistants ou assistants, qui s’explique en raison même de la croissance qui oblige à créer des postes, chose faite au moindre coût. On multiplie les postes d’agrégés du secondaire dans le supérieur — ce sont les indices des maiÎtres-assistants — on en crée trois, quatre, cinq, six fois plus qu’il n’y a de professeurs. Bien évidemment, la classe B réclame les avantages et les prérogatives de la classe A. Et cette lutte absurde, qui ne se produit dans aucun des grands pays occidentaux, est organisée et avivée par le système français. Il y a, bien sûr, dans tous les pays des tensions entre ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus ou des prestiges. C’est dans la nature des choses. Mais, en général, les gestionnaires intelligents font en sorte de permettre aux gens du bas de progresser et, en tout cas, d’équilibrer la masse de ceux qui sont en haut par rapport à ceux qui sont en bas. Le système français va, au contraire, par le déséquilibre et la rigidité, inciter à la lutte. La crise universitaire de 1968 vient en partie de la brusque inquiétude, chez les assistants des facultés des lettres, de voir instaurer une sélection qui aboutirait à leur renvoi dans l’enseignement secondaire, autrement dit, pour eux, à une forme de déchéance.

Mais, si on cherche la cause fondamentale des difficultés universitaires de 1968 aux années 1990, c’est que, bien évidemment, cette croissance démographique ne peut pas se faire sans différenciation. Or, la France n’accepte la différenciation qu’avec une extrême difficulté. Le système universitaire, en l’an 2000, rassemble 2 100 000 étudiants. Ils sont 1 400 000 dans les universités stricto sensu où il n’y a pas, théoriquement, de sélection. En fait, on ne peut pas s’inscrire en DEUG de mathématiques si on n’a pas un bac scientifique et toutes les universités ne sont pas égales. Il existe néanmoins un bloc énorme, indifférencié et sans sélection ouverte. A côté cependant, dans une fraction importante du système universitaire règne une sélection de droit et de fait. Dans les classes préparatoires aux grandes écoles, la sélection est absolue — sa base légale m’a toujours échappé. Avec 350 000 élèves, les IUT et les sections de technicien supérieur pratiquent aussi la sélection. Les écoles d’ingénieurs font de même. L’Ecole normale supérieure, les Instituts universitaires de formation des maîtres sélectionnent également. Ajoutons à cela les facultés de médecine et les filières sélectives des universités. Vous constaterez que le système universitaire français, qui depuis quarante ans manifeste et clame contre la sélection, est sélectif à 50 %.

On peut même dire qu’il est plus intensément sélectif que le système américain. Parce que le système américain est une pyramide en haut de laquelle un petit nombre d’universités offre un nombre de places inférieur au nombre de candidats, mais dans lequel pratiquement 80 % des établissements américains admettent tous les candidats. Dans la pyramide universitaire américaine, tout citoyen de Californie peut s’inscrire dans une université californienne. Il ne pourra pas nécessairement s’inscrire à Berkeley, mais l’État de Californie s’est engagé à offrir à tous l’enseignement supérieur. C’est le principe de l’université de Californie — gigantesque université, mais université différenciée —, c’est-à-dire qu’on s’inscrit dans tel ou tel collège, dans telle ou telle université, et ainsi de suite. En réalité, le système américain, présenté comme sélectif en France, l’est infiniment moins que le système des grandes écoles ou que le système des grands concours administratifs : il est tout simplement souple et différencié.

En 2000, le système français, malgré son idéologie, s’est un peu différencié par rapport à 1900. Il existe un très grand nombre d’universités  elles sont de plus en plus différentes les unes de autres. Une grande partie de l’enseignement supérieur se situe dans le secondaire, dans les classes préparatoires et dans les sections de technicien spécialisé. Les classes de terminale correspondent encore, pour les meilleures d’entre elles, dans ce qu’on appelle les « bons lycées » aux premières années du collège américain. Les écoles d’ingénieur forment un système autonome et pratiquement cylindré. Les chiffres sont éloquents : il y a pratiquement 75 000 élèves dans les classes préparatoires, toutes catégories confondues, et un peu plus de 80 000 élèves dans les écoles d’ingénieur. C’est-à-dire que tout élève d’une classe préparatoire a une forte chance d’intégrer une école. Tout le monde des classes préparatoires trouvera une place dans ce système très différencié qui va de l’École polytechnique à telle autre école qu’il ne faut pas citer pour ne vexer personne.

Je formulerai maintenant mes dernières thèses.

Cinquième thèse : le système le plus favorable à la recherche scientifique est un système décentralisé de grandes universités s’appuyant sur des financements diversifiés. Un tel système est plus efficace qu’un système centralisé à financement étatique prédominant.

Sixième thèse : quand un système universitaire accepte la majorité d’une classe d’âge et doit remplir trois fonctions — sélection des élites, développement de la recherche, éducation supérieure de la population —, il est plus efficace s’il est différencié et décentralisé que s’il est indifférencié et centralisé.

Cela m’amène à ma conclusion. Pourquoi dans l’un et l’autre cas, en ce qui concerne le défi de la science et en ce qui concerne le défi du nombre d’étudiants, avons-nous craint la plasticité, la concurrence et la différenciation ?

Il est certain que la France a pris conscience de son retard scientifique, d’abord après la Première Guerre mondiale puis, plus nettement encore, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Quand on voit les admirables réussites obtenues dans des institutions comme le Commissariat à l’énergie atomique ou au CNRS, à l’INSERM, dans les universités, on voit bien que les savants français, les administrateurs français ont mesuré les retards et le risque de déclin en matière de science et en ont tiré les conséquences.

Pour le système de masse, en revanche, l’incapacité des universités françaises à organiser la croissance démographique en se différenciant, est surprenante. Qu’il y ait aujourd’hui une sélection à l’entrée d’un IUT pour une formation de secrétaire de direction, et qu’il n’y ait pas de sélection à l’entrée de la première année de philosophie ou de droit en université est inimaginable dans un autre pays. Cela tient essentiellement à cette idée abstraite que la sélection menace la démocratie, alors que c’est très exactement le contraire. Et à une autre idée selon laquelle des institutions identiques sont une plus grande garantie pour la démocratie, alors que, bien évidemment, la différenciation est une garantie supplémentaire. Il faut ajouter que la France ne dépense pas assez d’argent pour l’enseignement supérieur : en l’an 2000, l’effort budgétaire pour l’enseignement supérieur est de 74,1 milliards de francs. Moins que pour l’ensemble des contributions au chemin de fer.

Ma septième et dernière thèse me servira donc de conclusion. Une politique plus empirique, moins dogmatique, plus audacieuse, moins craintive des libertés et de la diversité aurait donné à la France de meilleurs résultats scientifiques et des formations à la fois plus harmonieuses et plus différenciées.

Toutes ces propositions devraient être bien sûr nuancées. Si je leur donne cette forme tranchée et simplifiée, c’est pour stimuler la discussion. En 1793, l’État s’est arrogé la responsabilité totale de la science et de l’enseignement supérieur. L’État, en France, en se considérant, a tendance à se prendre pour beaucoup. Si dans l’ordre de la science et des universités il veut bien se comparer, il devrait se prendre pour moins, et dans cet examen de conscience trouver avec l’humilité la voie de la réforme.