Séance du lundi 5 novembre 2001
par M. Félix Rohatyn
L’Académie des Sciences Morales et Politiques m’a fait l’honneur de m’inviter à parler de « L’état de la France, vu des Etats-Unis ». Il s’agit d’un sujet éminemment complexe. La France est un pays extrêmement compliqué. C’est aussi le cas des Etats-Unis. Sans être en mesure de m’exprimer au nom de mon pays, je peux simplement vous donner mes impressions personnelles après avoir été, pendant près de quatre ans, Ambassadeur des Etats-Unis en France.
J’ai vu la France pendant l’une des pires périodes de son histoire, à la fin des années 1930 et dans les premières phases du régime de Vichy. Je n’ai pas besoin de vous décrire les impressions que, jeune réfugié polonais, j’ai pu alors avoir la connaissance que vous en avez l’emporte sur toute présentation que je pourrais en faire. Toutefois, je crois important d’avoir vu le pire pour apprécier certains des aspects d’une France au meilleur de sa forme que j’ai vus pendant mon récent séjour ici.
A mon arrivée en France, en 1997, je pensais connaître relativement bien votre pays. J’y avais des parents et des amis j’avais, au fil des années, conseillé un certain nombre de sociétés et de responsables d’entreprise français j’étais associé-gérant d’une banque d’affaires dont la présence en France était notable je connaissais certains leaders politiques je connaissais Paris. Mais j’ai rapidement compris que je ne connaissais pas la France. A la question : où en est la France ? je répondais : quelle France ? la France de l’économie ? la France de la culture ? la France de la politique ? la France de Paris, ou la France plus large ? Et toutes les autres Frances, trop nombreuses à mentionner, et que j’ai progressivement découvertes ?
Vue des Etats-Unis, la France reflète souvent, jusqu’à un certain point, les Etats-Unis, tels que la France les voit. C’est donc par là que je vais brièvement ouvrir mon propos, avant d’aborder la question qu’il m’a été demandé d’analyser.
Depuis la chute du mur de Berlin en 1989, la puissance militaire, économique et politique des Etats-Unis a dominé le monde. Aux yeux de nombreux chefs de file des milieux politiques et intellectuels français, l’absence de danger soviétique a fait progressivement place à la menace de l’hégémonie américaine ou à une mondialisation d’inspiration américaine.
Le 11 septembre 2001, le monde unipolaire a vécu une mutation spectaculaire. Une menace nouvelle et, à certains égards, plus redoutable que l’Union soviétique s’est imposée au centre de la scène du monde : le terrorisme mondial a mutilé notre plus grande ville, assassiné aveuglément des milliers de new-yorkais de toutes races, de toutes religions et de toutes nationalités et mis notre capitale et nos responsables politiques en danger.
Les visions d’horreur montrées sur les écrans de télévision et la brutalité du crime ont suscité en France une explosion immédiate et généreuse de sympathie envers l’Amérique. Présent ici dans ce moment tragique, j’ai été très ému par les sentiments que m’ont exprimés non seulement nos amis et nos relations, mais aussi des inconnus qui me reconnaissaient dans la rue et ailleurs. Les dirigeants politiques de la droite et de la gauche ont exprimé leur soutien et Le Monde déclarera : « Nous sommes tous Américains ».
Vers la fin de ma mission comme Ambassadeur des Etats-Unis en France, j’en étais venu à éprouver un certain découragement devant l’état des rapports franco-américains. En dépit de la très forte popularité personnelle de Bill Clinton en France, j’avais le sentiment que nos chemins divergeaient et qu’en souhaitant un monde « multipolaire », la France désirait en réalité faire de la nouvelle Europe, non un partenaire de l’Amérique, mais une alternative à celle-ci.
Je crois que le bain de sang et les destructions sauvages dont mon pays a été victime vont redonner vie, en France comme dans le reste de l’Europe, une perspective selon laquelle, pour reprendre la formule de Jean-Marie Colombani, « Nous sommes tous Américains » mais aussi, comme l’avait dit John Kennedy, « Ich bin ein Berliner ». Il y a quelques mois encore, de tels points de vue auraient été difficilement concevables.
L’attitude française envers les Etats-Unis était très différente de celle que j’ai sentie pendant le séjour que j’ai effectué ici, de 1997 à 2001. Nos divergences politiques sur l’Iran, l’Irak et divers dossiers économiques étaient alors sérieuses, et la crainte de l’hégémonie américaine était permanente. Mais, j’avais le sentiment que, depuis l’élection du Président Bush, la France portait un nouveau regard, plus sévère, sur une Amérique qui avait changé. La France a apporté un ferme soutien à Bill Clinton personnellement et, par conséquent, à Al Gore. Contestés en Amérique, les résultats de notre dernière élection ont été ardemment récusés ici. L’action de la nouvelle administration est apparue fondamentalement distincte de celle de l’administration Clinton, dans les domaines relevant tant de la politique intérieure que des affaires étrangères. Il reste que l’étendue de l’opposition française à la politique de l’administration Bush frappait par son ampleur et provoquait, inévitablement, une réaction aux Etats-Unis. Après tout, les nations ressemblent, dans une certaine mesure, aux individus il leur est désagréable de ne pas être aimées.
Les griefs formulés par les Français à l’encontre des Etats-Unis formaient une liste longue et détaillée, en tête de laquelle figurait une opposition réfléchie au Président Bush. Les raisons invoquées allaient de l’inexpérience et de l’insensibilité prêtées à Bush à sa philosophie ultra-conservatrice, à sa tendance aux décisions unilatérales et à son opposition à certains traités en vigueur ou à l’état de proposition. A mon avis, cette opposition tenait avant tout au fait que George W. Bush n’est ni Bill Clinton, ni Al Gore.
Politiquement parlant, la France s’opposait à la défense anti-missiles soutenue par les Etats-Unis, ainsi qu’à la politique américaine envers l’Irak et à l’application de sanctions à Cuba, à la Lybie et à l’Iran le thème de l’ Initiative européenne de défense a créé des tensions franco-américaines la France se montra résolument hostile à la position américaine sur les questions d’environnement, sur le protocole de Kyoto et sur différents dossiers agricoles, tels celui des OGM sur des questions culturelles comme celle de la peine de mort, la France juge les Etats-Unis barbares et dotés d’un système électoral frauduleux. Sur des dossiers allant de l’avortement à la réglementation du port d’armes et aux nominations à la Cour suprême, Bush était perçu comme un réactionnaire. La liste était longue et difficile.
De notre côté de l’Atlantique, la France suscitait, elle aussi, une certaine animosité, mais qui était loin d’égaler, par son ampleur, celle des Français envers les Etats-Unis. Le veto mis par la Commission européenne à la fusion entre General Electric et Honeywell a été perçu comme une décision politique, en dépit du veto, de nature extrêmement similaire, que nous avons opposé à la fusion entre l’Air liquide et une firme britannique. Airbus continue d’apparaître comme une entreprise qui, subventionnée par l’Etat, cause de graves dommages à l’une des sociétés phare des Etats-Unis, Boeing, et nous voyons dans les menaces qui pèsent sur le système fiscal américain à l’exportation une atteinte majeure aux intérêts de notre pays. Nous n’approuvons pas la politique française en Irak, nous prenons ombrage des déclarations constantes sur l’hégémonie, la super-puissance et la mondialisation et il nous arrive de considérer avec méfiance l’attitude de votre pays envers la Russie et la Chine.
Mais, désormais, tout ceci va céder la place à notre combat commun contre le terrorisme mondial et à l’émotion que nous éprouvons devant les milliers de victimes innocentes de New York et de Washington. La vision que les Américains auront des rapports des Etats-Unis avec les autres pays se définira par le prisme de ce combat. Nous avons trouvé un encouragement extraordinaire dans la réaction, non seulement de nos alliés de l’OTAN, mais aussi de la Russie et de nombreux pays musulmans importants, dont l’impulsion est vitale dans cette entreprise. Cependant, des moments difficiles nous attendent, et les expressions spontanées de solidarité seront mises à l’épreuve par les pressions d’un éventuel conflit. La menace de l’Anthrax pèse lourdement sur New York, Washington et le reste de notre pays. Nous entrons dans une période extrêmement difficile et sombre. Les Américains seront extrêmement sensibles à l’évolution des événements et la France, comme elle l’a toujours fait en temps de crise, se tient fermement à nos côté jusqu’au bout. Le Président Jacques Chirac en a porté un émouvant témoignage, lors de la visite qu’il a effectuée sur le lieu de la tragédie, en affirmant : « Nous vous apportons la solidarité sans faille de la France et du peuple français. C’est une solidarité qui vient du cœur ». Ce message fort et clair, nous l’avons entendu.
La France est un pays moderne, extrêmement avancé, doté de technologies innovantes, d’une population hautement éduquée et cultivée, ainsi que d’infrastructures superbes, et qui a l’habitude de compter au nombre des dirigeants du monde libre. Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, du G8, de l’UE, de la Banque mondiale, du FMI et de l’OTAN, elle joue un rôle majeur dans toutes les principales institutions politiques, militaires et économiques du globe et est l’un de nos principaux alliés. C’est le cas dans la crise actuelle, comme toujours depuis 200 ans.
L’économie française est parfaitement concurrentielle à tous égards. Il reste que la mondialisation et le capitalisme moderne appellent des adaptations sociales que la droite politique comme la gauche ont du mal à appréhender en France. La difficulté résulte notamment de la thèse selon laquelle la mondialisation est une américanisation sous un autre nom, et que le capitalisme moderne suppose l’adoption des éléments structurels de la société américaine les plus critiqués en France. Les protestations grandissantes contre la mondialisation, dont nous avons vu un exemple récent à Gênes, renforcent ces idées. Vues d’Amérique, les pressions politiques créent un contexte économique plus défavorable en France et certaines des réalisations extrêmement positives de 1998 et de 1999 paraissent compromises. En dépit des réformes substantielles réalisées au cours des vingt dernières années, l’Etat continue à agir comme l’acteur économique et social essentiel, et l’on peut se demander si la France pourra maintenir beaucoup plus longtemps ses hauts niveaux de fiscalité et de réglementation. L’Allemagne du Chancelier Schroeder, par exemple, réalise des réformes plus importantes dans le domaine de la fiscalité et des retraites. La France se verra contestée dans son rôle de chef de file économique de l’Europe et, dans l’avenir, elle se heurtera à la concurrence croissante de ses partenaires européens.
Sur un plan général, vue des Etats-Unis, la France donne l’impression d’avoir fait un bond gigantesque dans le XXIe siècle, grâce au moteur de la France de l’économie. A mon sens, tôt ou tard, toutes les autres Frances vont suivre, certaines plus rapidement que d’autres.
Au cours des 20 dernières années, l’économie française est passée du contrôle quasi-total de l’Etat à une économie fondée, pour l’essentiel, sur le marché. Les entreprises industrielles et financières importantes qui avaient été nationalisées dans les années 1980 sont revenues au secteur privé. Dans certains cas, les entreprises concernées ont quitté leur statut en meilleur état qu’au moment de leur nationalisation. Les contrôles sur les prix, les capitaux et les devises ont pris fin et la France a mis à son actif, sur la scène mondiale, un bilan exceptionnel.
Cette performance, elle la doit au professionnalisme de ses chefs d’entreprise, qui ont créé des sociétés de classe mondiale, qui soutiennent aisément la concurrence de leurs homologues du monde entier, ainsi qu’aux réformes importantes auxquelles a donné lieu le rôle de l’Etat. L’une de mes premières initiatives, en tant qu’Ambassadeur des Etats-Unis, a consisté à créer un conseil de PDG américains et français, dont les réunions se sont tenues, depuis quatre ans, en présence des Présidents Chirac et Clinton et de M. Jospin, Premier Ministre. A l’évidence, ces responsables d’entreprise se comprennent, ils parlent la même langue, ils se sont adaptés à la mondialisation, ils maîtrisent les principes de la bonne gestion d’entreprise et ils connaissent les règles du jeu du capitalisme moderne et de la démocratie des actionnaires.
L’euro, dont la France a été l’un des principaux architectes, a joué un rôle positif. Il a entraîné une baisse des taux d’intérêt et des déficits qui a stimulé la croissance de l’économie, créé de plus grands marchés de capitaux et permis aux sociétés françaises de faire des investissements à grande échelle aux Etats-Unis. Des entreprises comme Vivendi, Alcatel, Suez et de nombreuses autres sociétés y ont procédé à d’importantes acquisitions et emploient désormais près de 500.000 Américains. Cette implantation aura, à brève ou longue échéance, un impact politique, car les membres du Congrès fédéral représentant des électeurs employés par des sociétés françaises ne cessent de voir leur nombre augmenter et voudront encourager l’accroissement des investissements français dans leurs circonscriptions.
Malgré cette évolution significative de l’économie française et de son secteur privé, la France conserve une attitude très ambiguë sur le fonctionnement du capitalisme moderne et de la mondialisation. Les économies de marché du XXIe siècle se traduisent inévitablement par une tendance à une diversification importante de la richesse et des revenus. Ce différentiel résulte à la fois des conséquences des niveaux d’éducation et de la prime accordée par le marché financier aux sociétés technologiquement avancées. Le diplômé du secondaire au service d’une entreprise sidérurgique n’atteindra probablement jamais l’aisance du diplômé d’université bénéficiant d’actions préférentielles et travaillant pour une entreprise de haute technologie. La France demeure mal à l’aise devant cette réalité et encourage le renforcement de l’égalité par la redistribution, à l’inverse de notre conception de la recherche de l’équité par l’élévation de la croissance, l’amélioration de la formation et l’élargissement de la participation à la propriété du capital.
Tandis que les entreprises françaises ont investi avec dynamisme aux Etats-Unis, les sociétés américaines se sont montrées plus réticentes, dans la dernière période, à accroître leurs investissements en France et dans le reste de l’Europe. A première vue, le fait est surprenant, du fait de la vigueur du dollar par rapport à l’euro et des excellents résultats de l’économie française. Cependant, il tient à certains facteurs qui méritent réflexion et sont avant tout politiques. La législation par laquelle la France réduit le potentiel de rentabilité suscite les critiques des responsables d’entreprise et des investisseurs américains. La semaine de 35 heures en fait partie. En l’an 2000, les Américains ont travaillé dans l’année près de 12 semaines et demie de plus que les travailleurs français et allemands. Les réactions aux plans de restructuration de Danone et de Marks-Spencer, ainsi que l’opposition des hommes politiques de droite et de gauche à l’action des fonds de pension américains renforcent les inquiétudes américaines. Du fait de leur fréquence et de leur impact, les grèves dont souffrent le public en général et qui semblent échapper à la maîtrise du gouvernement nuisent gravement à l’image de la France aux Etats-Unis.
Plus problématique, sur un plan général, est le succès mitigé avec lequel de nombreux pays européens – France incluse – mènent à bien les réformes de structure destinées à favoriser l’emploi et l’investissement et, notamment, la réforme fiscale, la réforme des régimes de retraite et les mesures pour favoriser la mobilité de la population active. L’Europe doit se doter d’un programme politique et économique plus clair et cohérent. L’incertitude ainsi générée explique en grande partie les importantes sorties nettes de capitaux d’Europe, ainsi que la faiblesse relative de l’euro qui en résulte et qui, de l’avis de nombreux responsables d’entreprise, ne reflète pas la réelle valeur économique de la monnaie européenne. Pour que les flux d’investissement à long terme s’équilibrent et renforcent l’euro, de nouvelles réformes s’imposent en France et dans le reste de la zone euro.
Le ralentissement économique aux Etats-Unis a déjà entraîné une baisse de la croissance en France et dans toute l’Europe. Ce fléchissement va maintenant s’accélérer, parallèlement à la récession qui commence à frapper notre économie à la suite de la tragédie du World Trade Center. Afin d’empêcher que ces reculs ne débouchent sur de graves récessions à long terme, les Etats-Unis, l’Europe et le Japon doivent coordonner leurs mesures pour redynamiser l’économie.
Les Etats-Unis vont exploiter toute la panoplie des outils fiscaux et monétaires dont ils disposent, en abaissant les taux d’intérêt et les impôts et en augmentant les dépenses publiques consacrées à la défense, aux infrastructures et à des objectifs sociaux. L’Europe doit être prête à agir en concertation avec nous pour activer le processus. A cette fin, il lui faudra peut-être assouplir temporairement les contraintes budgétaires du traité de Maastricht, afin d’éviter des hausses fiscales ou des réductions budgétaires contre-productives, au moment précis où l’inverse est souhaitable. En réponse aux craintes d’une inflation à long terme qu’exprimeront les gourous de l’économie devant un programme de ce type, je me bornerai à citer John Maynard Keynes disant : « A long terme, nous serons tous morts ».
A mon arrivée en France en 1997, l’euro s’annonçait comme le grand projet d’avenir européen, et la France comptait au nombre de ses heureux parents. J’ai été partisan de l’euro, je le suis resté aujourd’hui. La mise en circulation de l’euro en 2002 et son adoption par les citoyens des pays membres de la zone euro constitueront un test majeur pour la monnaie européenne. A mes yeux, l’euro a été, jusqu’à présent, une grande réussite, mais, en 1997, je pensais que l’intégration politique de l’Europe ne tarderait pas à suivre, ce qui n’était pas réaliste. L’euro peut assurer la discipline budgétaire il ne peut pas générer l’intégration européenne. Pour croire en l’euro, il faut croire en l’Europe.
Depuis le plan Marshall, les Etats-Unis ont soutenu l’idée de l’intégration politique et économique de l’Europe et nous en restons partisans. Ce sont des Français et des Américains, Jean Monnet et Robert Schuman, George Marshall et Dean Acheson, qui ont été les initiateurs de la construction européenne. Mais l’Europe d’aujourd’hui ne possède pas de grandes voix pour parler en son nom, des voix comme celles de Giscard d’Estaing, de Schmidt, de Delors, de Mitterrand et de Kohl. L’idée européenne, dont la France a été l’un des auteurs, est en passe de se transformer en une machine bureaucratique, symbolisée par la Commission de Bruxelles et guidée par des visions contradictoires en provenance de Paris, de Berlin et de Londres. Dans l’intégration et l’élargissement de l’Europe, l’action de la France a perdu de son dynamisme.
L’un des responsables politiques français les plus brillants m’a dit après Nice :« L’entreprise européenne est morte ». Je me refuse à y croire, tout en considérant que l’intégration européenne et l’intégration transatlantique sont des processus parallèles, qu’elles font l’une et l’autre partie de la mondialisation et que l’influence de la France dans le monde sera largement fonction du succès ou de l’échec de l’intégration européenne et de son rôle dans l’Europe de demain.
Nombreux sont ceux qui, des deux côtés de l’Atlantique, jugent synonymes intégration européenne et intégration transatlantique. Pour de nombreux autres, au contraire, intégration européenne signifie émancipation par rapport aux Etats-Unis. Actuellement, la plus grande force au service de l’intégration européenne est la poursuite de la croissance des investissements du secteur privé, pour lesquels il n’existe pas de frontières nationales. Les nouveaux Européens sont les chefs d’entreprise. Il en va de même pour l’intégration transatlantique. Pour encourager le mouvement vers une intégration économique accrue, il nous faut des institutions européennes et transatlantiques pour résoudre des problèmes comme ceux que posent l’établissement d’une réglementation commune sur l’anti-trust et la mise en place d’un système conjoint de réglementation et d’approbation dans les domaines alimentaire et pharmaceutique. Bien d’autres se posent. La crise actuelle se prête également à un effort vigoureux en faveur d’une intégration accrue des industries de défense transatlantiques.
La France politique évolue plus lentement que la France économique. Les Américains ont du mal à comprendre la « cohabitation ». Nous voyons dans celle-ci ou bien une forme de gouvernement de coalition ou une autre version de notre propre système bipartite, le pouvoir exécutif étant sous la coupe d’un parti et l’une des assemblées législatives, sous celle de l’autre. La « cohabitation » ne correspond, à l’évidence, à aucune de ces deux formules et est une source constante de perplexité pour nos diplomates. Il est heureux que les divergences entre le gouvernement français et le président de la République en politique étrangère soient minimes, si bien que la France a, en fait, parlé d’une seule voix pendant la période de ma mission dans votre pays.
Mais, sur les questions sociales et économiques intérieures, il est difficile de comprendre clairement l’orientation prise aujourd’hui par la France. Après avoir assuré avec beaucoup de succès, pendant quatre ans, une gestion pragmatique de l’économie française, la coalition gouvernementale semble avoir pris un virage plus idéologique vers la gauche dans la période préalable à l’élection présidentielle d’un autre côté, la droite politique ne présente pas une alternative véritablement « libérale ». La droite n’aime pas le marché et la gauche n’aime pas la richesse. Et ceci crée un problème pour la France.
La France que je préfère est celle des régions et des grandes agglomérations régionales, Lyon et Bordeaux, Toulouse et Strasbourg, Lille, Rennes, Nantes et de nombreuses autres. A mon avis, cette France-là est aussi celle qui s’adapte à la mondialisation et à la nouvelle Europe avec la plus grande confiance, et que l’hégémonie américaine menace le moins. Peu après mon arrivée en France, j’ai rendu à Raymond Barre, à Lyon, une visite qui m’a convaincu de l’importance de ces villes et de la nécessité pour les Etats-Unis d’y être représentés. Nous avons réouvert les consulats fermés et en avons ouvert de nouveaux, afin d’élargir nos contacts avec toute la France et de représenter plus efficacement nos intérêts dans ces régions. Cette initiative a été, je le crois, la meilleure que j’ai prise. Accueillie très favorablement en France, elle a reçu le soutien actif du Président Clinton. Je sais qu’elle bénéficie également de l’appui du Président Bush et du Secrétaire d’Etat Powell.
Avec leurs régions, leurs entreprises, leurs musées, leurs exploitations agricoles et leurs journaux, ces villes forment le cœur de la France et le socle de l’Europe. L’euro est un outil de décentralisation puissant et ces villes incarnent le dynamisme de l’Europe de demain. De plus, l’Europe trouve dans leurs maires ses soutiens politiques les plus forts. En outre, que nous ayons eu affaire à un maire socialiste ou conservateur, à Pierre Mauroy, Raymond Barre ou Alain Juppé, nous avons été accueillis à bras ouverts et avons établi des liens très solides. Cela a été le cas non seulement dans le domaine des affaires et du commerce, mais aussi dans celui de la culture. L’une de nos meilleures initiatives a été l’organisation d’échanges entre musées régionaux américains et français. Mis en place il y a trois ans par mon épouse et Mme Françoise Cachin et placés sous la présidence d’honneur de Mme Chirac, ces échanges associent 18 musées régionaux américains et français. La dernière en date et la plus réussie de leurs activités a été la tenue le mois dernier, au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, d’une exposition importante sur l’art américain du XXe siècle.
A Paris, certains médias et des intellectuels de droite et de gauche avaient pensé que la position dominante des Etats-Unis dans le monde menaçait l’influence que la France exerce dans la direction des affaires mondiales et mettait en danger, en fin de compte, les structures de la société française. Voici également un domaine où la France manifeste une forte ambiguïté. D’un côté, elle admire les réussites de ses grandes sociétés internationales et de leurs PDG. De l’autre, José Bové représente un certain type d’anti-mondialisation et d’anti-américanisme populistes français qui est admiré par certains. La France n’a rien à craindre, ni de la mondialisation, ni de l’hégémonie américaine. Pour elle, la nostalgie de la grandeur passée est la seule ennemie des succès de demain.
Et pourtant, alors que Bill Clinton et Tony Blair étaient à la recherche de ce qu’ils appelaient une « troisième voie » politique, une « voie européenne » émerge peut-être lentement des efforts d’intégration de l’Europe. Mon ami Dominique Moisi l’a définie comme une forme de capitalisme plus modérée, combinant la dynamique du « capitalisme populaire » américain et un niveau plus élevé de protection sociale et échappant à certains des abus spéculatifs de notre passé récent.
Le fort recul de la bourse américaine ne signifie pas l’échec du capitalisme. Il témoigne de la grande fragilité des économies modernes et de la nécessité d’un soutien gouvernemental et de systèmes de régulation solides. Certes, l’équilibre est difficile à réaliser, encore que la France et l’Europe soient manifestement capables de mettre à leur actif de hauts niveaux de vie et de grands résultats techniques en suivant une voie différente de celle de l’Amérique. Il appellera la France à accepter la philosophie du capitalisme moderne plus largement qu’elle ne semble prête à le faire actuellement. Mais, à mon avis, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération aura cet effet, le moment venu.
Notre alliance n’a pas à souffrir de nos divergences, qu’il nous faut, toutefois, nous efforcer de comprendre. Les réactions que nos deux pays ont l’un envers l’autre déterminent, dans une large mesure, nos rapports, et il est trop facile d’oublier deux siècles d’amitié et de soutien mutuel à la démocratie. Nous connaissons votre haine de la peine de mort ; nombre d’entre nous la partagent. Nous ne sommes pas des barbares et nous ne comprenons pas l’absence d’ « habeas corpus » dans votre système. Vous critiquez le nôtre en raison de la surpopulation de nos prisons, mais, désormais, la sécurité fait partie des dossiers prioritaires de votre ordre du jour politique et elle est difficile à assurer sans la volonté de sanctionner toute violation de la loi. Nous savons qu’à vos yeux notre culture, dans la présentation qu’en donne notre industrie des loisirs, est fréquemment assez affligeante. Nous sommes nombreux à partager votre avis. Mais « Loft Story » n’était pas une production américaine des millions de Français regardaient quotidiennement l’émission, dont la pauvreté était égale à celle de nombreux programmes américains. Nous savons que vous vous sentez menacés par la position que nous occupons dans le monde et que votre souhait d’un monde « multipolaire » reflète un désir d’une répartition plus égalitaire de la puissance et de l’influence mondiales. Mais nous avons parfois le sentiment que votre souci de « multipolarité » reflète en réalité le désir de voir non seulement l’Europe jouer un rôle accru, mais aussi l’Amérique s’affaiblir. Les uns et les autres, nous sommes compliqués, mais sans être aussi différents que vous ne le pensez.
Dans nos différences se reflètent la vision d’une culture ancienne, qui, après avoir dominé autrefois le monde, craint de se trouver démodée, et celle d’une superpuissance jeune, qui, il y a cent ans, en était encore à constituer son territoire. Nous sommes en concurrence, non seulement économiquement, mais aussi à un niveau plus profond, pour déterminer lequel de nos pays représente la forme la plus civilisée et humaine de la démocratie. C’est une concurrence qui devrait nous être utile à l’un et à l’autre, au lieu de nous diviser. Cependant, je manquerais à la plus élémentaire franchise à votre égard si je ne vous faisais pas part du souci que me causait, jusqu’à la tragédie du 11 septembre, l’orientation de nos rapports. Cet événement a brutalement rappelé à nos deux pays qu’ils ne sont, ni l’un ni l’autre, invulnérables, que l’unilatéralisme et l’hégémonie ne sont plus des thèmes de discussions sérieuses à notre égard. Après le 11 septembre, la première initiative du Congrès fédéral a consisté à régler les arriérés que nous devions aux Nations Unies.
Le choc infligé à notre économie et à notre système financier démontre clairement que la mondialisation a un côté négatif. Les difficultés économiques et financières créées par ce drame aux Etats-Unis ont eu des répercussions immédiates sur les économies et les marchés financiers du monde entier. La tragédie qui, par ses conséquences, a frappé les compagnies aériennes américaines a également frappé leurs homologues européennes Boeing, comme Airbus, General Electric, comme la SNECMA, vont en subir le contrecoup comme les nôtres, vos marchés boursiers ont chuté. Avec l’absorption du choc direct provoqué par la tragédie, la perte de confiance causée par celle-ci s’est également transmise au monde entier. Désormais, la peur, en tant que phénomène mondial, fait partie de la mondialisation, avec toutes les conséquences graves que cela implique. L’impôt de la terreur pèse malheureusement davantage que la taxe Tobin.
A mon avis, la crainte du terrorisme va susciter une nouvelle réflexion sur la mondialisation. Nos entreprises vont donner la priorité à la sécurité sur le commerce, et le prix de la sécurité sera élevé. Les voyages et les transports internationaux seront plus lents et coûteux le prix de l’assurance va monter et les pays vont renforcer leur contrôle dans tous les domaines, allant des transactions financières à la validation des médicaments. Le peuple américain va se tourner à nouveau vers les pouvoirs publics, en leur demandant de renforcer la sécurité, la protection sociale et la croissance économique. Nous allons rester fortement tributaires des marchés, mais le public exigera de l’Etat qu’il joue un rôle plus important, ce qui aura pour effet de modifier l’attitude des Etats-Unis envers les politiques sociales et économiques de l’Europe. Les Américains comprendront mieux la demande européenne d’une plus grande protection sociale de la part de l’Etat. Les modèles américain et européen montreront une plus grande convergence l’un vers l’autre.
Pour la majorité des Américains, la France demeure un phare elle reste la destination préférée de ceux d’entre eux qui voyagent pour la culture et l’éducation. Des millions d’Américains de tous âges et de tous milieux viennent voir les beautés de ce pays étonnant, en chérir la culture et l’histoire, en célébrer le mode de vie et étendre nos relations économiques. L’affinité de la France vis-à-vis des Etats-Unis a été renouvelée par les événements du onze septembre. La tragédie de New York a dramatiquement souligné que ce qui nous uni est beaucoup plus important que ce qui nous sépare. Ce n’est pas sacrifier à un cliché que de dire que la trame de nos rapports remonte à 200 ans et qu’elle se poursuivra dans un avenir lointain, tant que nous représenterons, les uns et les autres, la liberté et les droits de l’homme.
La réalité du monde actuel, c’est que nous seuls – Etats-Unis, France et Europe – pouvons être le pôle de stabilité du globe. La mondialisation ne modifie pas le fait que pratiquement rien d’important ne peut se faire sans les Etats-Unis, mais elle signifie aussi que, seuls, les Etats-Unis ne peuvent presque rien faire d’important. Nous n’avons d’autre choix que celui de notre partenariat. La crise présente nous le confirme.
L’écart grandissant entre riches et pauvres constitue, pour le monde d’aujourd’hui, le défi économique et social majeur. Il faut trouver le moyen d’élever le niveau de vie de la moitié de la population mondiale qui vit dans la pauvreté et la maladie. Le défi majeur à la sécurité est la lutte contre le terrorisme mondial chaque pays désireux de protéger ses citoyens et son mode de vie doit participer à cette lutte. Les deux questions sont liées et seuls l’Europe et les Etats-Unis peuvent, ensemble, espérer affronter le problème. La France, comme dans chaque mission importante, doit comme toujours jouer un rôle essentiel.
En conclusion, permettez-moi d’exprimer ma profonde gratitude à l’Académie des Sciences Morales et Politiques pour l’honneur qu’elle m’a fait en m’invitant à vous parler. La France a été mon tout premier refuge, dans les terribles années 1930. Je suis un Américain fervent, mais j’ai passé ici une grande part de ma jeunesse et y ai reçu ma première formation. De plus, ma vie personnelle et professionnelle a de nombreuses racines en France. Mes parents sont enterrés dans le sol français. En 1997, nous avons reçu chez vous, ma femme et moi, un accueil extraordinairement chaleureux et attentionné, de la part des responsables politiques et des chefs d’entreprise, des dirigeants culturels et des médias, à Paris et dans les régions. Nous avons retrouvé de vieux amis et nous nous en sommes fait de nouveaux, qui resteront toujours avec nous.
La meilleure définition que je puis donner de mes rapports avec la France est de dire que je pense à elle comme à ma seconde patrie, à mon second domicile. Ma venue ici, en tant qu’Ambassadeur des Etats-Unis, a constitué le couronnement de mon existence et m’a donné la possibilité d’être utile et de rembourser une part modeste de mon énorme dette de gratitude envers nos deux pays.
Je vous remercie.