Jean Monnet, un visionnaire pragmatique

Séance du lundi 6 octobre 2003

par M. Jean-Claude Casanova

 

Jean Monnet est encore assez proche de nous pour qu’on connaisse sa vie et qu’on mesure l’influence qu’il a exercée. Beaucoup, ici, l’ont rencontré et doivent se souvenir de sa silhouette de Français moyen, de ses yeux gris très pénétrants. On dispose de ses Mémoires et, déjà, de deux magistrales biographies, l’une plus historique d’Eric Roussel, l’autre, en anglais, plus philosophique, de François Duchêne qui fut longtemps son collaborateur. Je ne peux me targuer, pour en parler, que de l’intérêt profond que je porte au personnage, à sa dimension, à son originalité, à son action pour l’Europe, et à la période où il a vécu et agi, si décisive pour notre sort. Je l’ai rencontré deux fois avant d’assister à ses obsèques à Houjarray le 2 février 1977, en présence de Valéry Giscard D’Estaing et au transfert de ses cendres au Panthéon le 5 novembre 1988, sous l’égide de François Mitterrand. Celui-ci s’était bien gardé de participer au transfert des restes de l’abbé Grégoire dans cette église désaffectée. Le besoin de commémoration imposait peut-être, en 1989, cette cérémonie, mais François Mitterrand s’absenta, sans doute, parce qu’il savait, qu’à cause de son rôle décisif dans la constitution civile du clergé « l’évêque » Grégoire avait agi comme un fauteur de discorde. Ce que ne fit jamais Jean Monnet qui chercha toujours à unir les Français entre eux et avec les autres Européens. François Mitterrand, en revanche, présida personnellement la cérémonie consacrée à son compatriote charentais qui entra au Panthéon, un siècle après sa naissance, parce qu’il « incarnait – je cite Mitterrand – une grande idée et pouvait offrir à la jeunesse un grand exemple ».

Laissons les discours, la rhétorique et les cérémonies que d’ailleurs Jean Monnet n’aimait pas et procédons comme au cinéma, par une succession d’images destinées à faire comprendre la formation du personnage, son originalité profonde et le sens de ses réalisations.

 

Cognac, 1888

 

Il naît à Cognac le 9 novembre 1888. Son père Jean-Gabriel produit et vend du Cognac. Ce n’est ni Hennessy, ni Martell. Il dirige une compagnie solide regroupant depuis le début du XIXème siècle des producteurs indépendants qui l’ont appelé à leur tête en 1897.

Le père est républicain. La mère catholique, très catholique, comme ses deux filles. Dont l’une jouera un grand rôle dans les organisations de l’Eglise et sera même la seule femme auditrice au Concile de Vatican II.

Jacques Chardonne a tout dit sur le milieu : la terre, la lente distillation, le négoce. Un négoce international, ce qui est essentiel. A Cognac, au tournant du XIXème et du XXème siècles, ne règnent ni Barrès et le culte de la revanche, ni Méline et la fermeture des frontières.

Situons Jean Monnet dans sa génération. Il est plus jeune que Churchill (1874), qu’Adenauer (1876), que Paul Reynaud (1878) et que Franklin Roosevelt (1882). Il est à peu près le contemporain de Robert Schuman (1886), de John Foster Dulles (1888), de Charles De Gaulle et de Dwight Eisenhower (1890) ou de Dean Acheson (1893). Anthony Eden (1897) est nettement plus jeune que lui. Si on le compare aux Présidents français, il est plus âgé, de 23 ans, par rapport à Georges Pompidou, de 28 ans, par rapport à François Mitterrand et, de 38 ans, par rapport à Valéry Giscard D’Estaing.

 

Canada et Etats-Unis, 1906

 

Dans le monde français au XXième siècle, Monnet est un personnage atypique. Il n’est pas un brillant sujet. D’ailleurs, le terme « sujet » ne convient pas à son indépendance d’esprit, affirmée dès le plus jeune âge. Ni le terme «brillant », comme on l’entend en France. Il ne passera pas la seconde partie de son baccalauréat et si le Français est un monsieur décoré, qui sort d’une grande école et qui ne sait pas la géographie. Il ne sera ni décoré, ni titré, il prendra la vie pour école et partira pour Londres à l’âge de 17 ans. Il y vivra chez un négociant. La City, en 1904, est le centre commercial et financier du monde. Il y apprend l’anglais, puis se rend au Canada en 1906 pour conclure un accord commercial avec la Hudson Bay Company. Les trappeurs ne manqueront pas de Cognac. Avec cette grande compagnie et deux de ses principaux actionnaires, les banques Morgan et Lazard, il gardera des rapports toute sa vie. De Winnipeg, il se rend aux Etats-Unis et visite Chicago et New York. Déjà il acquiert le sens profond de la démocratie américaine « J’ignorais les tabous, j’étais inconscient de l’importance des fonctions officielles. J’étais forcé à penser, comme en Amérique, car quand il y a quelque chose à changer, chacun à le droit de le dire ». Le périple se poursuit : Scandinavie, Russie, Egypte (là pour soigner ses poumons et pas pour y vendre du Cognac).

Son autorité croît au sein de l’entreprise. « Mon père m’écoutait » dira-t-il. En 1911, pour conforter la firme, il associe la maison de son père à une maison anglaise. Pour imaginer ces voyages d’avant 1914, il suffit de penser à Paul Morand ou à Valéry Larbaud : grands hôtels, paquebots, trains luxueux, bagages de cuirs, vêtements anglais.

Monnet, ne lit pas de livres. Des journaux seulement. Il se nourrit aussi de conversations, car il se lie facilement. Il interroge tous ceux qu’il rencontre et écoute ses interlocuteurs. Quelle que soit leur position.

Ni école, ni université, ni lectures, ni Paris. Ce provincial cosmopolite a appris les affaires, l’anglais, le monde des échanges. Il s’est ainsi formé. Arrive la guerre.

 

Eté 1914, le 9 mai 1950

 

Il a été réformé. Il ne fera donc pas la guerre comme combattant.

Ouvrons une parenthèse. Il a l’âge de porter les armes et il ne les porte pas. Comme tous les Français, il verra ses compatriotes et ses parents périr au combat. Comme pour tous les hommes de cette génération, la guerre va imprégner son âme : je ne sais quelle sera désormais, dans ses activités, la part du remord d’avoir survécu et celle du besoin de servir.

Il obtient, par l’entremise de l’avocat de son père, un entretien avec René Viviani alors Président du Conseil. Son père sourit en le recommandant. Que pourra-t-il bien proposer au Président du Conseil, il n’a que 26 ans. C’est simple, ce sera : « la coordination de l’effort de guerre » car dit-il : « cela s’imposait à mon esprit parce que j’étais très jeune et non bien que je fusse très jeune ».

Deux traits majeurs apparaissent, liés entre eux : la clarté d’esprit, l’aptitude à persuader. Il sait et répète que la mobilisation industrielle des anglo-saxons est aussi importante pour nous Français, que le nombre des divisions anglaises sur le continent. Viviani vient d’apprendre la mort au front d’un proche. Il est ému. Il se laisse convaincre. Il adresse Monnet à Alexandre Millerand, homme intelligent lui aussi. Le jeune Monnet partira pour Londres en compagnie du contrôleur général Mauclair, directeur de l’Intendance, qui accepte les conseils d’un homme qui à la moitié de son âge et sans doute plus d’entregent. Monnet est devenu l’interprète, le guide et le mentor d’un haut gradé. Actif et directif, une seule idée le mène : « suivre le seul intérêt national ou les privilèges de la liberté économique serait contraire aux exigences d’une alliance militaire. » Donc, avant tout, coordonner et organiser. Pour aboutir à une organisation commune de la production et des échanges, il faut d’abord se préoccuper du transport des produits alimentaires et des matières premières. En 1915 à Londres, il devient donc le représentant de Stéphane Clémentel, Ministre du commerce, qu’il a aussi réussi à séduire. Pour créer le pool de transport du blé qui est nécessaire, il suggère des réquisitions du matériel de transport et des denrées. Pour augmenter l’efficacité de cette démarche, il obtient la création d’un Comité allié des transports maritimes. Après Clémentel, il rencontrera Georges Clemenceau, André Tardieu, Lord Balfour et ainsi cet homme de moins de trente ans sera reconnu d’emblée par tous comme un homme clairvoyant et indispensable.

De la guerre, il va retirer trois conclusions : le monde ancien est mort ; de nouvelles règles sont nécessaires pour la reconstruction, notamment financières et commerciales ; ces règles exigent des formes nouvelles de coopération internationales.

Il joue désormais dans la cour des grands. On peut le classer dans la catégorie des visionnaires pragmatiques. Il est donc plus proche d’Aristide Briand que de Raymond Poincaré, de John Maynard Keynes que des économistes orthodoxes qui croient que l’on peut revenir aux règles de 1900. Il sait que le sort de l’Europe ne pourra plus être séparé de celui des Etats-Unis et que désormais la finance, le commerce et la diplomatie s’entremêlent et qu’on ne peut plus séparer ces domaines tant pour la réflexion que pour l’action.

 

Genève, fin 1919

 

Après la guerre, il sera nommé Secrétaire général adjoint de la jeune Société des Nations. On ignore généralement que ce poste lui a été proposé après le refus d’Elie Halévy à qui on l’avait offert et qui avait préféré achever sa grande Histoire du peuple anglais. Le Secrétaire général de l’Organisation est Sir Eric Drummond (futur Comte de Perth), l’ancien private secretary de Grey et d’Asquith. Les deux hommes deviennent intimes et prendront en commun toutes leurs décisions.

Monnet quitte la SDN le 18 décembre 1923 : sans illusion. Voilà ce qu’il écrit dans ses Mémoires, en mesurant les causes de l’échec de cette organisation.

« Nous mettions de grands espoirs dans les développements de la SDN et les difficultés nous stimulaient. Plus tard seulement, je compris que nous avions sous-estimé ces difficultés, ou plutôt que nous n’avions pas creusé assez profond : leur racine commune était la souveraineté nationale qui empêchait, au Conseil, la manifestation de l’intérêt général. Sans doute, cet intérêt général, on en parlait dans toutes les réunions, mais on l’oubliait en route, chacun étant préoccupé surtout par les conséquences qu’une solution pouvait avoir pour lui – pour son pays. Le résultat est que personne ne cherchait vraiment à résoudre les problèmes, le principal souci étant de trouver les réponses qui respecteraient les intérêts de chacun des participants. C’est ainsi que l’organisation tout entière s’installa dans la routine de la coopération.

Il ne pouvait en être autrement dans une enceinte où s’exerçait la règle de l’unanimité. Ce droit semblait naturel aux hommes les mieux intentionnés. Une image parmi d’autres s’est fixée dans ma mémoire : c’est celle d’une séance du Conseil où on discutait de la répartition des matières premières dans le monde. Le représentant de l’Italie, le marquis Impériale, insistait pour que l’on prît une certaine décision. Comme à l’habitude, le représentant anglais, Lord Balfour, semblait dormir. Quand vint son tout, il se leva et dit simplement : « Le gouvernement de Sa Majesté est contre », puis il reprit sa somnolence. La question était réglée. Le plus souvent, les choses se passaient ainsi et pourtant on ne pouvait mettre en doute la bonne volonté de Balfour – ni celle de Bourgeois, lors même que je l’entendis déclarer à la Chambre : « Il n’est pas question de faire de la SDN un sur-Etat ni même une confédération. » Il y avait donc une limite à l’évolution des esprits. »

Etranger au nationalisme avant 1914, il le demeure après la fin de la guerre. Simplement sa conviction s’est enrichi d’une analyse politique approfondie : l’organisation internationale ne progressera que par la limitation croissante des souverainetés nationales.

Résister au nationalisme au lendemain de la guerre n’était ni aussi fréquent, ni aussi facile qu’on peut le croire aujourd’hui. Pour Jean Monnet, à cette époque, le vice du Traité de Versailles était d’être fondé sur la discrimination, alors que « l’égalité était absolument essentielle dans les rapports entre les peuples comme entre les hommes. » Citons le à nouveau et on verra par ce récit comment il s’oppose à Poincaré :

« Nous étions préoccupés par le problème des réparations allemandes qui nous paraissait mal posé. Avec Salter, Blackett et Cellier, directeur du Mouvement des fonds, je cherchais à donner une consistance réaliste au mot d’ordre : L’Allemagne paiera. « Elle paiera, oui, dis-je à Léon Bourgeois, mais pas éternellement un montant indéfini. Je suggère que l’on substitue au principe d’une dette politique illimitée celui d’une dette commerciale limitée au moyen d’un emprunt émis dans le monde entier, dont les Allemands auraient à payer les intérêts. Ainsi, nous sortirions du rapport de force franco-allemand, en transformant les réparations en un système d’obligations justes, mais raisonnables, qui pourraient être prises par les citoyens de n’importe quel pays. » Léon Bourgeois fut convaincu, ainsi que sa fidèle secrétaire, ce qui n’était pas sans importance. Mlle Millard était une personne que la nature n’avait favorisée que pour l’intelligence qu’elle avait exceptionnelle. Elle jouait dans l’ombre de Bourgeois un rôle actif et utile – un peu de cette osmose dont j’ai déjà parlé entre Wilson et House. Bourgeois avait de grandes vues généreuses, Mlle Millard les organisait, articulait l’action. Elle eut l’idée d’une réunion dans l’appartement de Bourgeois, près de la place Saint-Sulpice, où nous rejoindraient Millerand, déjà à moitié acquis, et Poincaré.

Quand Poincaré arriva, Bourgeois et Teulis, délégué belge à la Commission des réparations, lui dirent qu’ils voulaient le consulter sur le projet qu’ils me prièrent d’exposer, ce que je fis. « Si je vous comprends bien, messieurs, enchaîna Poincaré, cela équivaut à réduire le montant de la dette ? – Le réduire, non, mais le fixer. On ne peut pas parler de dette s’il n’y a pas de limite. Je dirais qu’on libère l’Allemagne d’une charge inconnue qui pèse sur elle. » À ce moment là, Poincaré se dressa, rouge de colère : « Cela, jamais, monsieur. La dette allemande est une affaire politique et j’entends m’en servir comme un moyen de pression. » Et, pour dramatiser la chose, il sortit de sa poche un extrait du traité de Versailles qu’il brandit sous nos yeux. »

Une autre anecdote dépeindra l’esprit du temps. Lord Balfour va être reçu par notre Académie. Il soumet son discours à Henri Bergson. L’homme d’Etat britannique avait l’intention de citer Beethoven. Voici ce que lui écrit Bergson : « Il y a comme une convention implicite de ne nommer aucun Allemand, quoique personne ne voudrait explicitement étendre cette règle à Beethoven. Pour celui-ci au moins, on peut faire une exception. Néanmoins, je ne sais s’il ne serait pas préférable de supprimer ces quelques mots. »

 

Shangai, 1933

 

Après la SDN, Monnet revient aux affaires et devient banquier. Il va jouer un rôle décisif dans la stabilisation monétaire de la Pologne et dans celle de la Roumanie comme dans la création de la BRI en 1930. Un réseau financier s’instaure entre l’Europe et les Etats-Unis, aussi est-il installé pour partie à Paris, Rue de Condé, pour partie à San Francisco.

En 1929, il a rencontré une très belle italienne, Sylvia de Bondini, plus jeune de vingt ans, mariée à un homme d’affaires. Ce sera le grand épisode romanesque de sa vie. On ne peut divorcer en Italie. Une fille leur est née. Le mari jaloux mobilise détectives privés et polices officielles. Il refuse toute séparation. Par ailleurs, les affaires vont mal en Europe et en Amérique. Pour vivre heureux, Monnet choisit la Chine. Après une étape à Moscou où Sylvia peut divorcer unilatéralement puis se remarier immédiatement. Le héros du capitalisme international bénéficie ainsi de la législation bolchevique.

A Shanghai, il crée la China Finance Development Corporation.

Le cercle de ses amitiés dans le monde s’est élargi : le futur grand éditorialiste Walter Lippman, trois lawers américains John Foster Dulles, John Mc Cloy, Henry Lewis Stimson, René Pleven, son collaborateur le plus proche, Pierre Quesnay, le premier directeur de la BRI que Monnet impose contre le docteur Schacht.

Il restera trois ans en Chine. Son diagnostic est immédiat. La Chine doit, devra importer massivement des capitaux, mais ceux-ci ne prospèreront qu’en bénéficiant d’alliances locales. Or le pays peut fournir des hommes d’affaires avisés, une main d’œuvre zélée et de l’épargne. Il faut combiner par une alchimie dynamique le capital occidental, la finance, l’épargne et le travail chinois. Les troubles viendront peut-être des révoltes paysannes, ou de l’instabilité politique et de la double influence néfaste du Japon impérialiste, et du Komintern. Monnet est du côté de la modernité capitaliste. Il ne s’extasie pas comme Malraux devant les Commissaires du peuple. Il doit pressentir que le communisme est une invention occidentale qui empêchera pendant quarante ans la Chine de se développer.

 

Washington, 1939 et 1939

 

Il rentre de Chine en 1936 et s’installe à New York, près de Central Park. Il crée à nouveau une banque. Il comprend que la guerre va éclater en Europe et l’annonce à Henry Stimson. Cet apôtre de la raison pacifique reste lucide même quand les passions criminelles grandissent.

En 1938, il se fait confier par Edouard Daladier et par Guy La Chambre, une mission pour faire construire et acheter une quantité massive d’avions (plus de 1 000) aux Etats-Unis. Il faut, pour aboutir, persuader les Américains de modifier leur législation car à cause des dettes de guerre, un contentieux persiste entre la France et l’Amérique. Il faut donc convaincre Washington de sortir de la neutralité et organiser le financement de toute l’opération.

Ses relations vont le servir, mais tout l’art de Monnet consiste à avoir les relations qu’il faut, au moment qu’il faut, pour résoudre les questions qu’il est important de résoudre. Sa méthode est au point : s’en tenir à l’essentiel, éviter les administrations et les fonctionnaires, aller là où il faut, voir qui il faut, n’éprouver ni vanité ni prétention, négliger les préséances, conclure des accords avec des gens de confiance. Il transpose à la politique les règles des affaires.

La guerre éclate, il a 51 ans. Son rôle politique devient désormais important. Tout ce que j’ai dit précédemment décrit son éducation, nous entrons maintenant dans l’âge des réalisations.

Le 4 avril 1939, se retrouvent pour déjeuner Paul Reynaud, Edouard Daladier, William Bullit (l’Ambassadeur des Etats-Unis à Paris) et Jean Monnet. Bullit souhaite que les Etats-Unis sortent de leur neutralité. Pour cela, il faut retourner l’opinion américaine et régler le contentieux financier existant avec la France. Voilà ce qu’il écrit à Roosevelt : « Monnet arrivera à Washington peu de temps après votre retour de Warm Spring, muni d’une lettre de Daladier. J’espère que vous pourrez le voir à la Maison Blanche seul ce soir là. Vous pouvez l’inviter à dîner ou après le dîner, cela n’a pas d’importance, car c’est un homme sans vanité. Vous allez le trouver comme d’habitude complètement honnête intellectuellement et entièrement discret. Je pense que vous devez le voir et explorer toutes les difficultés, sachant que vous pouvez parler avec lui sans la moindre réticence et qu’il n’y aura pas de fuites. N’ayez pas Henry la Morgue (Morgenthau) avec vous, il est capable de rendre publiques même les communications les plus confidentielles. »

Après cette rencontre, Roosevelt acceptera la formule Monnet. Pour discuter avec les Américains, dira Monnet, il faut être « aussi clair, aussi concis et aussi dur qu’eux. »

 

Londres, le 16 juin 1940

 

Venons en aux rapports entre De Gaulle et Monnet. On sait qu’ils ne furent pas toujours très bons. Monnet a été dénoncé, par De Gaulle, comme « l’inspirateur » d’une politique jugée trop atlantique et trop européenne. De surcroît, Monnet avait rejoint Giraud à Alger. Il faut dire qu’il considéra rapidement que Giraud, quoi qu’en aient pensé les Américains, serait incapable de regrouper les énergies françaises et de les diriger, et qu’il se rallia sans barguigner à De Gaulle. Comme Couve de Murville a commis le même pêché, on peut conclure qu’il ne s’agit pas, dans la dogmatique gaulliste, d’une faute capitale. D’ailleurs, De Gaulle confia à Monnet, dès la libération du territoire, le Commissariat du Plan, dont il fut à la fois l’inventeur et le premier maître d’œuvre.

Il reste que ces deux hommes, sans doute les plus exceptionnels Français du XXème siècle, sont aux antipodes l’un de l’autre. Ils ont d’ailleurs porté l’un sur l’autre des jugements nuancés. Voici, exprimé pendant la guerre, celui qui résume la pensée de Monnet : « De Gaulle est un mélange d’intelligence des choses qui force le respect et d’emportement hors du bon sens qui inquiète. »

C’est sans doute à Londres, dès leurs premières rencontres, que les deux hommes qui sont contemporains, se sont jaugés. La date décisive est celle du 16 juin 1940. Le jour où Churchill, pour éviter l’armistice franco-allemand, propose une Union franco-anglaise aboutissant à la fusion des deux pays, des deux empires et des deux marines. Keynes avait conçu une idée voisine : il fallait, à ses yeux, constituer immédiatement une communauté des ressources impériales de la France, du Royaume-Uni, de la Belgique, et des Pays-Bas. La proposition qu’adoptera le cabinet britannique avait été préparée par Monnet et Pleven. De Gaulle qui était à Londres, l’annonça à Paul Reynaud, en le pressant au téléphone d’accepter et repartit pour la France muni du document. Reynaud démissionna car le Conseil des Ministres rejeta la proposition dans laquelle il ne vit qu’une habile manœuvre pour s’emparer de la flotte et de l’Empire français.

Plusieurs années plus tard, l’opposition, sur ce sujet, entre De Gaulle et Monnet, éclata au grand jour. Dans une interview de De Gaulle publiée après sa mort, en 1970, Henri Amouroux a livré l’interprétation que De Gaulle donnait de cet événement : c’était une astuce destinée à conforter Reynaud et à empêcher l’armistice. Le Général, bien entendu, considérait comme chimérique ce projet de fusion, irréalisable à long terme.

Monnet et Pleven réagirent vivement à la publication des propos de De Gaulle. Pour eux, le projet était sérieux, prophétique, juste à long terme, et De Gaulle s’était engagé à le défendre, et, comme l’ont prouvé les écoutes téléphoniques, le défendit auprès de Reynaud. Au-delà de la controverse sur les faits, admirablement analysée dans la biographie de De Gaulle par Eric Roussel, on voit bien en quoi, philosophiquement et historiquement, les deux hommes divergent. De Gaulle pense à l’Histoire, donc au passé, à l’Europe continentale, au couple France-Allemagne. Il considère que la politique l’emporte sur l’économie et que les antagonismes persisteront dans le monde moderne. Jean Monnet, au contraire, pense à un avenir pacifique, il considère l’espace atlantique tout entier et privilégie les relations économiques entre les nations qui imposent l’accord et la coopération.

Le paradoxe est que leur désaccord philosophique est masqué par leur accord sur l’analyse de la situation. Pour Jean Monnet, comme pour De Gaulle, il faut continuer la guerre et la gagner, avec les Etats-Unis et l’Empire britannique. Churchill et Roosevelt pensent évidemment la même chose. Monnet souhaite donc que le gouvernement quitte la France pour s’installer à Alger. Comme cela ne se produit pas et que Reynaud renonce, Monnet revient à l’essentiel qui est la poursuite de la guerre. Très vite après juin 40, il partira pour les Etats-Unis pour participer à l’effort industriel et hâter l’entrée de Washington dans la bataille.

Ce n’est pas qu’il n’aime pas De Gaulle. Ils habitent deux planètes différentes. Mais De Gaulle est le seul à faire la politique qu’il souhaite : résistance à l’Allemagne, alliance avec les anglo-américains. Ils sont donc des alliés de fait sinon de doctrine et ce qui devait se dérouler par la suite en découla, et était nécessaire et prévisible.

En 1943, il fallait que Giraud et De Gaulle finissent par s’entendre puis que De Gaulle prenne la tête puisqu’il était le plus capable. En 1945, il fallait un plan pour relever l’économie française par une coopération effective et dynamique entre les travailleurs et les capitalistes. En 1947, il fallait le Plan Marshall. En 1950, il fallait lancer le plan Schuman pour résoudre le problème allemand et constituer l’Europe. En 1956, il fallait le Marché commun et Euratom pour réduire la dépendance énergétique de l’Europe. J’ajoute qu’en 1957, Monnet considère que « l’Algérie est un boulet dont il faut se débarrasser ». Aussi écrira-t-il à André Meyer, le 6 juin 1958, quand De Gaulle revient au pouvoir : nous aboutirons à un règlement libéral en Algérie, les institutions seront réformées mais le régime restera républicain et, pour l’Europe, ce qui a été fait sera poursuivi « dans le texte des traités et dans leur esprit ». Voilà ce que fut la ligne de Monnet. De Gaulle n’est pas vraiment hostile à cette ligne, il évolue parallèlement à sa façon, en insistant sur l’indépendance nationale et avec des péripéties polémiques dictées par son nationalisme latent. Entre 1946 et 1958, il se trouve en marge, mais les gaullistes font échouer la CED sans pouvoir empêcher le traité de Rome. Quand De Gaulle revient au pouvoir comme l’a prévu Monnet, il applique ce traité et voit sans doute juste quand il redoute l’entrée de l’Angleterre et s’oppose à elle. Leur rupture ne surviendra que dans les années 64 et 65 quand De Gaulle infléchira sa politique étrangère dans le sens que l’on sait. Après De Gaulle, les gaullistes de gouvernement sont devenus des partisans de l’Europe, de l’Alliance atlantique et de l’ONU.

 

Quai d’Orsay, le 9 mai 1950

 

C’est la déclaration de Robert Schuman au Quai d’Orsay le 9 mai 1950 que j’ai choisi comme dernière séquence. Monnet a inspiré cette déclaration qui a rendu possible l’intégration européenne et qui servira de matrice aux institutions qui n’ont cessé de se développer et de se renforcer à Bruxelles, depuis plus d’un demi-siècle.

Dans une note du 5 août 1943 (il était alors membre du Comité français de Libération nationale), il écrivait :

« Il n’y aura pas de paix en Europe si les Etats se reconstituent sur une base de souveraineté nationale avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de protection économique … Les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité que les conditions modernes rendent possible et par conséquent nécessaire. Il leur faut des marchés plus larges. Il faut également qu’ils n’utilisent pas une part importante de leurs ressources au maintien d’industries soi-disant « clefs » nécessitées par la défense nationale, rendues obligatoires par la forme des Etats « à souveraineté nationale » et protectionnistes tels que nous les avons connus avant 1939. Leurs prospérité et les développements sociaux indispensables sont impossibles, à moins que les Etats d’Europe se forment en une Fédération ou une « entité européenne » qui en fasse une unité économique commune ».

Tout était donc déjà dit : unifier pour pacifier et pour développer. Comme les gouvernements n’accepteront pas de but en blanc une fédération, il faut commencer par une intégration sectorielle limitée à quelques pays. Par son fonctionnement, elle rapprochera progressivement l’Europe de l’unité et s’étendra à toujours plus de secteurs et plus de pays.

C’est à Paul Reuter qu’il demande, en avril 1950, de rédiger un projet qui permette d’avancer dans ce sens, et de résoudre le problème franco-allemand en nouant avec l’Allemagne des liens nouveaux. La politique traditionnelle aurait consisté à retirer à l’Allemagne son industrie lourde soit en annexant une partie de l’Allemagne (donc en la divisant), soit en limitant sa souveraineté. Cette politique était chimérique en 1919, elle l’était autant en 1950.

Reuter mettra tout en forme. Il s’agit de fusionner les richesses allemandes et françaises, l’acier et le charbon, par dessus les frontières, pour « leur ôter leur prestige maléfique et les tourner, au contraire, en gage de paix » écrira-t-il dans ses Mémoires. Dans l’esprit de Monnet, le pool charbon-acier resterait ouvert à la participation des autres pays, à partir de la décision « de placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une autorité internationale ».

Le projet, préparé par un nombre très réduit d’hommes, chemine jusqu’à la déclaration finale. Il ne fut soumis, fait exceptionnel pour un grand texte politique, ni à l’administration du Quai d’Orsay, ni à celle du Ministère des Finances. Il n’y avait dans le secret que les amis et les collaborateurs de Monnet et Bernard Clappier qui dirigeait le Cabinet de Robert Schuman. Il s’agissait, en effet, d’aller vite, d’éviter les blocages et les marchandages. La négociation entre les pays devaient s’inspirer des mêmes principes : on partirait d’un projet complet que l’on soumettrait ensemble aux acteurs. On rédigea d’abord une note pour Robert Schuman, qui après sa lecture à Scy-Chazelles, près de Metz, déclara à Clappier, en descendant du train, le 1er mai : « J’ai lu le papier de Monnet. Eh bien, c’est oui ». On perfectionna le texte : on mit au point la notion de Haute autorité indépendante, ancêtre de la Commission. Puis, il fallut convaincre le gouvernement qui accepta le 8 mai. Vincent Auriol, Président de la République, acquiesça sans tout comprendre. Georges Bidault, Président du Conseil, soutint le texte sans enthousiasme. Il était plus atlantique qu’européen. René Mayer et René Pleven, deux amis de Monnet, membres du gouvernement, l’un Garde des Sceaux, l’autre Ministre de la Défense, défendirent éloquemment l’initiative. L’accord d’Adenauer fut obtenu également le 8 mai. L’Italien Sforza se rallia aussi. Massigli, Ambassadeur de France à Londres, s’inquiéta des possibles réactions britanniques. Ses réticences furent sans effet.

Le 9 mai à 18h30, dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, Robert Schuman déclara « La mise en commun des productions de charbon et d’acier assurera immédiatement l’établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre ».

Jean Monnet aura bien été de bout en bout « l’inspirateur » de cette décision politique majeure que l’on peut considérer comme l’acte de naissance de l’Union européenne mais aussi comme le premier acte d’émancipation de la politique étrangère de la France à l’égard de la tutelle britannique instaurée avec l’Entente cordiale

***

De ces huit séquences, tirons quelques traits majeurs.

Jean Monnet est anglophile. Sentiment aussi peu répandu en France que la francophilie en Angleterre. Mais dans son cas, l’anglophilie n’est pas alimentée par le protestantisme, comme elle l’est, en partie, pour Guizot, ni même par le libéralisme. Elle est essentiellement portée par le libre-échange, par le commerce et par la coopération, et aussi par cette camaraderie aristocratique propre à l’Angleterre. Chez Monnet, elle est englobée dans l’américanophilie. On passe de l’aristocratie libérale anglaise à la démocratie américaine, parce qu’un Français comme Monnet se trouve toujours plus à l’aise dans la démocratie que dans l’oligarchie.

Monnet est le contraire d’un esprit doctrinaire et spéculatif. Ce n’est pas un « intellectuel ». Il ne fréquente d’ailleurs pas d’intellectuels. La formule qu’on lui prête : « Si c’était à refaire, je commencerais par la culture » est non seulement apocryphe, mais, comme le remarque Eric Roussel, « invraisemblable ». Il diffère aussi des politiques français par son indifférence à l’égard de l’Administration et du culte de l’Etat. Il a toujours été mal vu par les diplomates. Il faut dire qu’il a eu plus d’influence et plus de discernement que la plupart d’entre eux.

Il sera suspecté de ne pas aimer la France. Comme Guizot, Jaurès, Caillaux et Briand. De la suspicion, on passe à l’insulte, conformément à une tradition qui vient en droite ligne de l’Action française et qui se perpétue. Car dans notre pays, on admire les hommes qui croient aimer la France et qui par leurs conseils ou leurs actes la mène à la ruine ou à la dérision.

C’est un pragmatique que domine une question. Quel rôle attribuer dans le monde à un pays obsédé par son passé et dont la position relative décline ? La réponse de Jean Monnet est simple. C’est celle d’une coopération européenne toujours plus étroite, permettant de constituer et d’élargir un cadre institutionnel, de rester étroitement lié au États-Unis, et d’amplifier, comme avec un levier, l’influence des vieilles nations.

Il faut citer en entier cette note, rédigée pour lui-même, le 18 août 1966, qui explicite sa vision.

« La liberté, c’est la civilisation. La civilisation, c’est : les règles plus les institutions. Et tout cela parce que c’est le développement de l’homme qui est l’objet essentiel de tous nos efforts, et non pas l’affirmation d’une patrie grande ou petite ».

  1. C’est un privilège que d’être né (homme).

  2. C’est un privilège que d’être né dans notre civilisation.

  3. Allons-nous limiter ces privilèges aux barrières nationales et lois qui nous protègent ?

  4. Ou bien allons-nous essayer d’étendre ce privilège aux autres ?

  5. Il nous faut maintenir notre civilisation qui est tant en avance sur le reste du monde.

  6. Il faut organiser notre civilisation et notre action commune vers la paix.

  7. Il faut organiser l’action commune de notre civilisation. Comment le faire, sinon en utilisant dans une action commune l’Europe et l’Amérique qui ont ensemble les plus grandes ressources du monde, ensemble partagent la même civilisation, et conduisent leurs affaires publiques de la même manière démocratique ?

  8. C’est cette organisation qui, tout en poursuivant un état de coexistence avec l’Est, créera l’ordre nouveau du monde et en même temps permettra l’aide et l’appui nécessaires et sans condition que notre civilisation qu’il faut préserver apportera au reste du monde. Ensemble ils le peuvent, séparés ils s’opposent.

  9. A l’origine, à la naissance, les hommes sont les mêmes. Ensuite, pris dans un cadre, des règles, chacun veut alors préserver les privilèges qu’il a acquis. Le cadre national sert cette vue momentanée. Nous ne nous rendons pas compte du privilège extraordinaire qui est le nôtre. Il nous faut l’entendre. Comment le faire autrement que par la liberté d’un côté, et l’effort commun de l’autre, pour faire participer graduellement les pays sous-développés à nos privilèges ? Comment le faire, sans s’unir, unir nos ressources, etc. ? »

Idéalisme universaliste et démocratique, donc, dans lequel l’âme peut se conforter mais aussi l’histoire nationale se dissoudre.

Est-ce un grand homme ? l’histoire aurait-elle été différente sans lui ? Il n’a pas l’ampleur historique décisive de Roosevelt ou de Churchill. Mais en ce qui concerne l’Europe, on peut avancer que sans lui, l’histoire aurait été plus plus hésitante, plus chaotique. En tout cas, nous lui devons l’idée que les Institutions communautaires sont essentielles. Elles doivent définir et mettre en pratique un intérêt général de l’Europe supérieur à celui des nations qui la composent. L’avenir dira si ces Institutions persisteront après l’élargissement.

Est-ce un génie politique ? Le terme génie convient aux arts pour désigner une supériorité manifeste, il convient moins en politique. Monnet est supérieur, dans cet ordre, par la lucidité, par le discernement, et par sa capacité à agir, efficacement et rapidement, dans un monde plus complexe et plus international qu’autrefois.

Une remarque profonde d’Alfred Sauvy permet, je crois, de définir Monnet. Sauvy dit qu’il n’y a en politique que deux idées, fondant deux idéaux. Ces idées s’opposent et sont complémentaires. Ce sont la pureté et la relation. D’une certaine façon, Rousseau serait le philosophe par excellence de la pureté, qui implique l’intégrité et la séparation. Montesquieu, celui de la relation qui implique l’ouverture, l’échange, la communication. Sans doute, peut-on décliner autrement cette opposition, en termes platoniciens ou dans l’allemand philosophique. En français ordinaire, disons que si on cède trop à la pureté, on va au nationalisme, à la discorde, et donc à la guerre. Mais si on cède à la relation, on va au cosmopolitisme et donc à la dilution, à la mondialisation, vers la tour de Babel. De Gaulle incline à la pureté. Monnet à la relation. Le grand homme politique serait celui qui réalise l’idéal de ces deux aspirations. D’autres diront quels noms il faut proposer.