Peut-on faire confiance aux historiens ?

Séance solennelle du 7 novembre 2005

par M. Jean Tulard

 

 

A Sainte-Hélène, Napoléon découvre la sagesse. S’interrogeant sur l’image que les historiens donneront de lui, il confie à Las Cases : « Il faut en convenir, les véritables vérités sont bien difficiles à obtenir pour l’historien. Heureusement que la plupart du temps, elles ne sont qu’un objet de curiosité sans réelle importance. »

C’est dire le peu d’intérêt attaché par Napoléon à l’histoire. Du moins en apparence. Pour lui, la vérité historique n’existe pas. Elle n’est le plus souvent, dit-il, qu’un mot. Je le cite : « Elle est impossible au moment même des évènements, dans la chaleur des passions, et si, plus tard, on trouve un accord, c’est que les intéressés et les contradicteurs ne sont plus. Qu’est alors la vérité historique ? Une fable convenue. »

Et de souligner l’absurdité de toute biographie : « J’ai donné un ordre, explique-t-il, mais qui a pu lire le fond de ma pensée, ma véritable intention ? Et pourtant chacun va se saisir de cet ordre, le mesurer à son échelle, le plier à son plan, à son système individuel. »

Napoléon n’a pas tort : il est impossible de pénétrer dans l’âme humaine. Orson Welles le rappellera dans son film Citizen Kane. L’enquêteur ne saura jamais ce que signifiait le dernier mot prononcé par le magnat de la presse, « Rosebud » et la grille de Xanadu se referme, comme elle s’est ouverte, sur l’écriteau « No trespassing », défense d’entrer, défense d’entrer dans la vie d’un homme.

On fera remarquer que celui-ci peut se livrer à travers ses mémoires. Mais n’écrivent leurs mémoires, à quelques exceptions près, que ceux qui ont quelque chose à cacher (Va-t-on faire confiance aux mémoires de Talleyrand et de Fouché ?). Ecrivent également leurs mémoires ceux qui s’admirent tous les matins dans leur glace et veulent faire partager cette admiration à leurs contemporains. Le choix est entre le mensonge ou l’hagiographie.

Revenons à Napoléon qui n’aimait pas les auteurs de mémoires tout en dictant les siens à Sainte-Hélène : « On me supposera des projets que je n’eus jamais. On se demandera si je visais à la monarchie universelle ou non. On raisonnera longuement pour savoir si mon autorité absolue et mes actes arbitraires dérivaient de mon caractère ou de mes calculs, si mes guerres constantes vinrent de mon goût ou si je n’y fus conduit qu’à mon corps défendant. Il en sortira », conclut l’Empereur, « la fable convenue qu’on appellera mon histoire. »

Ainsi, si l’on en croit Napoléon, tout ce qui s’écrit sur lui ne peut être que faux, au mieux, convenu. On comprendra l’accablement de votre président à la lecture de cette page du Mémorial. Certes il partage cet opprobre avec Thiers, Vandal, Madelin, Moussaye, Dunan, Castelot ou Max Gallo. Mais la consolation est bien maigre. Et se justifie ainsi la suppression par le Premier Consul en 1803 de la classe des Sciences morales et politiques peuplée d’historiens imposteurs.

Peut-on faire confiance aux historiens ? Faut-il brûler les livres d’histoire et supprimer une nouvelle fois l’Académie des sciences morales et politiques ? C’est autour de cette angoissante question que se sont développées les communications présentées cette année à notre Académie et que je dois vous résumer.

Il fallait interroger quelques grands témoins et tout d’abord l’austère Guizot qui ressuscita notre Académie. Notre confrère Gabriel de Broglie nous rassura. Non, la Classe des sciences morales et politiques n’avait pas été supprimée pour cause de scepticisme consulaire envers les historiens, mais en raison de son opposition idéologique au Consulat. La cause était plus honorable. Il ajouta que l’on pouvait faire confiance à Guizot comme historien en dépit de son idéalisme. Notre confrère fut un brillant avocat.

Suivit Prosper Mérimée. Une autre approche de l’histoire dont se chargea M. Xavier Darcos, le meilleur connaisseur de l’homme et de l’œuvre. Conclusion : le sceptique Mérimée croyait, lui aussi, en Clio.

Nous passâmes à Sacha Guitry. Qui, mieux que Jean Piat, aurait pu nous l’évoquer ? Guitry, c’est une autre histoire, légère, spirituelle, excitante, celle qui met en scène Bonaparte rencontrant, Napoléon sur les Champs-Elysées. Bonaparte demande à Napoléon : « Tu recommencerais ? » – « Oh ! non, pas pour un empire ! » répond Napoléon.

Charles de Gaulle a toujours eu une passion pour l’histoire, est venu nous rappeler le professeur Alain Larcan. Il a enseigné l’histoire avant de d’y entrer de plain pied ; il a tiré sa légitimité de son action historique. On ne trouve trace nulle part dans ses écrits du scepticisme hélénien de Napoléon.

Et que dire de Chateaubriand dont notre correspondant Jean-Paul Clément, qui le connaît si bien, a souligné comment, face à Napoléon, Chateaubriand entendit sortir du mythe pour entrer dans l’histoire. « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourager sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. »

Restait à apprendre du sociologue Pareto le bon usage aujourd’hui de l’histoire. C’est l’excellente leçon proposée par le professeur Bernard Valade.

Tous les champs sont-ils ouverts à l’historien ? Non, a répondu magistralement notre confrère Jean Baechler à propos de l’histoire universelle. Et pourtant il a laissé, non sans humour, une issue : « Je ne vois qu’une justification raisonnable, en dehors des satisfactions que l’on peut trouver dans les efforts consacrés à l’impossible, c’est donner, en échouant, l’occasion à d’autres plus heureusement dotés, d’échouer moins, voire de réussir mieux. »

La réponse est positive pour l’histoire de la médecine, selon le docteur Jean-François Lemaire, orfèvre en la matière, pour le climat, dont notre confrère Emmanuel Le Roy Ladurie est le spécialiste incontesté, et pour la gastronomie, selon le docteur Jean Vitaux qui nous fit venir l’eau à la bouche. Chaque fois des mythes ont été écornés, des blessures de guerre du maréchal Oudinot, dont le docteur Lemaire a mis en lumière la très relative gravité, à l’éponge de vinaigre tendue au Christ, geste nullement de dérision, comme l’a montré le docteur Vitaux, mais normal, le vinaigre entrant dans la boisson du légionnaire comme stimulant et désinfectant.

Quant aux rapports de l’historien avec le journaliste, le premier peut-il ignorer le second ? Le Journaliste ne fait-il pas aussi œuvre d’historien ? Tel fut le thème de la remarquable communication de M. Henri Pigeat. L’histoire a-t-elle pu échapper aux médias ? Intervenant à son tour, M. Jean-Louis Servan-Schreiber rappelle : « L’historie vue s’imprime davantage en nous que l’histoire lue, car les images deviennent souvenir plus facilement que les mots. Or l’histoire vue est toujours une histoire déformée. »

Et pourtant on peut tourner des films historiques et faire mentir le fameux adage : « documentaire-documenteur ». C’est ce qu’a démontré le cinéaste Jean Chérasse, normalien et agrégé d’histoire, à partir d’extraits de ses propres films, extraits qui ont séduit notre compagnie. Il est vrai qu’il se plaçait sous le patronage de Lumière et non de Méliès. Trop d’erreurs ont condamné la fiction historique. Qui ne se souvient dans une évocation des orgies de la Tour de Nesle, de Marguerite de Valois portant un slip Petit-Bateau délicieusement coquin mais fâcheusement anachronique ? Sans parle de cette version hollywoodienne de Quentin Durward où le héros se rend d’un pas ferme vers le château de Plessis-les-Tours. Sur l’écran paraît Chenonceaux, construit bien plus tard, et un sous-titre précise à l’intention de l’Américain moyen « Château de Chambord ». Deux erreurs en un seul plan, c’est beaucoup.

Avec quel brio Madame Françoise Chandernagor, de l’Académie Goncourt, nous a initiés aux charmes du roman historique (menacé des mêmes périls que le film de fiction), un genre auquel elle a donné deux chefs d’œuvre, L’Allée du Roi et La Chambre. Le nom de Dumas fut à peine prononcé, peut-être parce que le père des Trois Mousquetaires, ne fut pas, hélas !, de l’Institut. Il est vrai qu’il considérait que l’on pouvait violer Clio, ce qui est fâcheux, mais « à condition de lui faire de beaux enfants », ce qui est excusable.

Quant au roman tout court, M. Robert Kopp, correspondant de notre Académie, va nous montrer qu’il constitue une source importante pour l’histoire au présent.

Enfin, Mme Martine de Boisdeffre nous a montré le chemin de la vérité : les Archives nationales, dont elle nous a conté l’histoire et décrit l’organisation, avec toute la passion qu’on lui connaît.

Il ya toutefois plus d’ombres au tableau que ne pourraient le faire croire ces résumés de communications. A un auteur qui lui affirmait avoir écrit un livre objectif, Sacha Guitry lui répondit : « A condition qu’il ne soit pas signé. » Comme toujours, il avait raison. Il y a la Jeanne d’Arc DE Michelet, le Louis XIV DE Lavisse. Toute biographie est subjective. L’historien est incapable de s’effacer, de poser sur son sujet le regard froid du libertin sur sa proie, qu’il n’aime ni ne hait. L’objectivité ? Une illusion. L’histoire est écrite par les vainqueurs. Elle est le reflet de convictions. Bossuet voit dans la Providence le ressort de l’histoire ; pour une génération qui suivit la seconde guerre mondiale, c’est la lutte des classes qui en était le moteur. Ajoutons que l’historien doit subir la concurrence de l’homme politique qui, faute de prise sur l’événement actuel, refait ceux du passé. La liste des hommes politiques qui courtisent Clio est longue.

M. Jean des Cars a souligné avec force les malveillances des historiens à l’égard d’un Second Empire particulièrement calomnié. Il n’est pas bon d’avoir la littérature contre soi, en l’occurrence Hugo et Zola, et nous rejoignons ici la démonstration de M. Kopp sur le roman. Les grands hommes ont bien compris le poids de la littérature dans l’image qu’ils entendaient laisser à la postérité : Louis XIV eut Racine et Boileau, Napoléon la génération romantique qui suivit son règne, De Gaulle Mauriac et Malraux, François Mitterrand Marguerite Duras et Françoise Sagan (On a les écrivains qu’on peut…).

L’Ancien Régime ne fut pas mieux traité, confirme notre confrère Dupâquier. Un destin se joue dans les manuels d’histoire à l’usage des écoles ou des lycées. Pensons au petit Lavisse.

Préjugés ou même falsifications ne sont pas propres à la France. Notre confrère Alain Besançon l’a mis en lumière pour l’histoire russe qu’il connaît à merveille. Il eût pu ajouter comment, après sa chute, le nom de Beria disparut de l’Encyclopédie soviétique, remplacé par Behring (détroit de) de la même longueur. On peut faire disparaître un homme d’Etat en l’oubliant (volontairement) dans un dictionnaire. Immense pouvoir qui est surtout celui de l’éditeur.

L’historien – et c’est surtout sa faiblesse – écrit pour être lu. Ce n’est pas une image enregistreuse du passé et indifférente à son sort. Et pour être lu, il faut trouver un éditeur. Certes, il y a Internet, mais Internet, c’est le fugace, l’impalpable, rien de comparable au livre. L’historien dépend donc de l’éditeur, tel fut le thème évoqué par M. Denis Maraval, directeur des collections historiques chez Fayard. Il fut écouté avec respect et crainte.

Partiaux, tributaires du choix de l’éditeur qui peut condamner à l’oubli certains sujets, certaines périodes ou une civilisation entière, les livres d’histoire sont de surcroît menacés par l’obsolescence, nous a brillamment expliqué M. François Monnier, directeur de la Revue administrative. Il n’y a pas d’histoire définitive. L’histoire n’est qu’un capital de connaissances qui se déprécie, s’érode sous l’effet du temps, au bout d’x années. Vieillissement dû à l’innovation, en histoire comme en économie. Le livre d’histoire est une denrée périssable. Il ne peut espérer une durée de vie que de 30 à 40 ans. Sans douta a-t-on évoqué, lors du débat, Thucydide et Fustel de Coulanges, mais il ne sont plus, a-t-on fait remarquer, que des classique poussiéreux. Du moins la voie est-elle ainsi ouverte à de nouveaux historiens.

Et à une nouvelle histoire ? Notre confrère Jean-Claude Casanova nous a passionnés en évoquant l’histoire avec des si. Et si Jeanne d’Arc avait pris Paris ? Et si Napaoléon n’avait pas été battu à Waterloo ? Et si Pétain avait quitté Vichy en novembre 1942 ? Une autre histoire commence alors, comme lorsque le professeur d’histoire, dans Les Enfants du Bon Dieu d’Antoine Blondin oublie de faire signer les traités de Westphalie en 1648 : tout s’enchaîne en Europe d’une façon différente et permet d’éviter plusieurs guerres. Si… Encore que. Qui ne se souvient du Voyageur imprudent de Barjavel ? Le héros, qui déteste Napoléon et dispose d’une machine à remonter le temps, décide d’aller tuer Bonaparte au siège de Toulon pour éviter les hécatombes qui suivront. Si Bonaparte était mort au siège de Toulon… A Toulon, notre personnage aperçoit Bonaparte, facilement reconnaissable. Il tire sur lui, mais un soldat s’interpose et c’est ce soldat qui est tué. Or c’était l’ancêtre de notre héros. Celui-ci n’existe plus faute de géniteurs et Bonaparte pourra connaître la carrière que l’on sait. Dans Napoléon apocryphe de Geoffroy, Napoléon triomphe en Russie, fait la conquête de l’Inde puis de la Chine. Maître du monde, il rentre en France en mai 1821. Comme il traverse l’Atlantique, sur la route de Chine, il aperçoit un îlot rocheux. Il demande son nom. « Sainte-Hélène », répond le capitaine et, soudain, ce 5 mai 1821, Napoléon est pris d’un malaise cardiaque. Tout repart à zéro.

Il n’a pas été possible, faute de temps, d’évoquer un problème nouveau : celui du juge se substituant à l’historien pour dire la vérité historique. Celle-ci ne s’affirmera bientôt plus dans les bibliothèques mais dans les prétoires. Et voilà l’historien relevant désormais de la procédure judiciaire.

Fin de l’histoire ? Nous attendons la réponse de notre confrère Bernard Bourgeois qui clôturera ce cycle, sous l’égide de la philosophie de l’histoire de Hegel.

Mais déjà Volney, l’un des pères de l’Institut, dans ses Leçons sur l’histoire, prononcées à l’éphémère Ecole Normale de l’an III, condamnait cette prétendue science et, bien que parfait thermidorien et idéologue, rejoignait Napoléon : « Plus j’ai analysé l’influence journalière qu’exerce l’histoire sur les actions et les opinions des hommes, plus je me suis convaincu qu’elle était l’une des sources les plus fécondes de leurs préjugés et de leurs erreurs. »

Comment, dans ces conditions, ne pas rêver d’un monde sans histoire ? A peine un événement aurait-il lieu qu’il serait aussitôt effacé des mémoires. On ne vivrait plus que dans le présent. La maladie d’Alzheimer nous frapperait tous en sorte qu’au devoir de mémoire se substituerait l’obligation d’oubli. Nous, Parisiens, passerions devant la colonne Vendôme sans savoir ce qu’elle représente. Les noms des rues et des places (Général Leclerc, Jean Jaurès, Wagram…) ne nous diraient plus rien. Les livres d’histoire seraient proscrits des librairies.

Utopie ? Mais pensons aux fellahs égyptiens en 1797 qui vivaient à l’ombre de monuments en ruines dont la signification leur échappait puisqu’ils ne pouvaient en déchiffrer les inscriptions. Le passé était aboli ; ils ignoraient Ramsès et Aménophis. Paisiblement, ils se contentaient d’attendre les crues du Nil.

Paisiblement, car l’absence de passé signifie l’absence de mauvaise conscience, l’absence de polémiques, l’absence d’esprit de revanche. C’est l’histoire qui crée les guerres. Tous les dictateurs, tous les conquérants y font référence. L’histoire justifie tout : massacre, viols et pillages. Excité par le souvenir du passé, on rend à l’ennemi la monnaie de sa pièce. Tel fut le terrible engrenage des conflits franco-allemands.

Supprimons l’histoire et la paix s’établit dans le monde sans avoir besoin de l’ONU ou de futurs prix Nobel. Mais est-ce aussi simple ?

Tout ne s’explique pas par le passé, mais plutôt par la nature humaine. Que ce soient des remarques de Napoléon, le plus illustre des conquérants, qui nous conduisent à de telles constatations, aurait de surcroît de quoi inquiéter.

Que serait un monde sans histoire ? Un monde où l’on s’ennuierait, et quel meilleur dérivatif à l’ennui que l’événement. Les fellahs de 1797 n’ont vécu tranquilles qu’un temps très court. L’histoire débarqua rapidement à Alexandrie avec le général Bonaparte à la tête d’une pléiade de membres de l’Institut, dont des historiens. Ramsès et Aménophis ressuscitèrent.

On n’échappe pas à Clio, muse menteuse, volage et trop souvent violée, mais finalement si charmante, bien plus charmante que ses sœurs, Melpomène, Erato et les autres. Il y a plus d’agrément à lire une biographie, même volontairement noire, de Lucrèce Borgia qu’à déchiffrer une fiction inspirée par le Nouveau Roman. L’émotion est la même, que l’on découvre une nouvelle planète ou que l’on détache une liasse de lettres inédites.
Qu’elle soit un art ou une science, qu’on la déclare quantitative ou narrative, qu’on la veuille philosophique ou érudite, qu’importe : l’histoire est la meilleure source de l’émotion et du plaisir.

Chers confrères, mesdames et messieurs, malgré critiques ou réserves, continuez à faire semblant de faire confiance aux historiens !