Séance du lundi 24 avril 2006
par M. Yves Repiquet
Monsieur le Président,
Monsieur le Président André Damien, Monsieur le Bâtonnier, vous le Pape de la déontologie de l’avocat et de son histoire, vous qui savez tant de choses, pas seulement sur les avocats, vous savez les dire avec humour, avec malice, avec talent,
Monsieur le Chancelier, Monsieur le Chancelier Honoraire, Monsieur le Secrétaire Perpétuel,
Être invité par vous est un honneur que je ressens à la dimension du vertige qui m’habite au moment de prendre la parole, devant vous, sur l’avocat de demain.
Parler de l’avocat, c’est évoquer une permanence dans l’histoire des hommes.
Envisager ce qu’il sera demain c’est poser le regard sur sa nécessaire adaptation à l’évolution du monde, d’un monde aux exigences métalliques et glacées, et se demander si ce qui en fait son caractère vaudra, demain, de le demeurer.
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Acteur reconnu d’un système judiciaire réformé,
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Sentinelle vigilante des droits fondamentaux,
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Stratège imaginatif, maître du fruit de recherches assurées par des technologies nouvelles et performantes,
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Conseil compétent et tourné vers le monde des affaires internationales,
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Spécialiste exerçant dans des cabinets structurés aux modes de gestion adaptés à la nécessaire rentabilité et à une publicité appropriée,
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Défenseur déterminé,
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Professionnel lié par un secret absolu, respectueux de la distance à l’égard des personnes et des choses, toujours indépendant.
Voilà les grands traits de l’esquisse de l’avocat de demain que je me propose de vous soumettre.
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Les citoyens n’ont plus confiance en leur Justice. L’ont-ils jamais eue ?
En montrant à l’opinion la façon dont des innocents ont pu être moralement broyés, emprisonnés, perdus de réputation, l’affaire dite d’Outreau a ébranlé notre édifice judiciaire. La Justice, souvent perçue comme l’accident qui n’arrive qu’aux autres, a brusquement changé de latitude. Et voici qu’en 2006 des millions de Français regardent, écoutent, lisent ce qui est publié sur notre système judiciaire. Ils veulent en comprendre les mécanismes !
L’avocat, dont certains ont pu dire qu’il ne servait à rien, dénonçant inconsciemment en cela l’autisme qui lui fut parfois opposé, l’avocat auquel l’on a recours dans l’épreuve, qui sera-t-il demain ?
N’est-ce pas être déjà au cœur du sujet qui nous réunit que de souligner à propos du rôle de l’avocat de demain ce qui, hier, était inenvisageable : l’assistance de magistrats par des avocats devant une commission d’enquête parlementaire, sous le regard de millions de justiciables virtuels ?
La scène n’était pas imaginable ! Le rôle de l’avocat encore moins.
Et pourtant, nous vîmes des magistrats dont la formation et la profession n’ont pu que les aguerrir face à tous types d’audition, des magistrats que l’exercice quotidien de leur charge a conduit à observer, lire, écouter des avocats ; nous les vîmes solliciter leur assistance, fussent-ils taisants, lors de leurs auditions par des Parlementaires à la recherche des causes des dysfonctionnements de notre système judiciaire, dans le but d’y porter remède.
Ne faut-il pas y voir un symbole — le symbole de la reconnaissance par ceux-là mêmes qui exercent l’action publique, ordonnent la détention ou la mise en liberté, confirment ou infirment une décision, condamnent ou relaxent — la reconnaissance de l’utilité, peut-être même de la nécessité de l’assistance de l’avocat dans sa permanence ?
C’est bien cette permanence qui fait qu’il sera demain encore fait appel à l’avocat aux côtés de celui qui doit affronter l’épreuve, quels qu’en soient la nature, les circonstances, le cadre juridictionnel ou non.
Si l’inflation législative est en soi solennellement dénoncée par les Présidents de nos deux Assemblées législatives eux-mêmes, elle l’est aussi par le Vice-Président du Conseil d’Etat et le Président du Conseil constitutionnel.
La clarté et la concision de notre droit écrit s’érodent, laissant place à l’accroissement de la jurisprudence comme source de droit au prix lourd de l’affaiblissement de la sécurité juridique et de la légitimité de l’auteur du droit.
Par ailleurs, l’on assiste, silencieux et interdits, à une pénalisation qui ne dit pas son nom mais qui avance et s’étend au fil des pouvoirs de sanction conférés aux autorités administratives.
Or, les administrations ne sont pas des juges.
Aujourd’hui, le Conseil de la concurrence, l’Autorité des Marchés Financiers, demain la Haute Autorité pour la Lutte contre la Discrimination et l’Exclusion.
Demain, la pratique du « testing », négation même du principe de loyauté. L’absence d’équivalent français de « testing » souligne l’inadaptation à notre droit et à notre culture de cette pratique.
La multiplication des sanctions administratives crée un double risque :
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celui d’atteinte aux droits fondamentaux sans contrôle des juges ;
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et celui de la double peine puisque l’infraction qui donne lieu à la saisine administrative peut également et parallèlement être poursuivie devant des juridictions correctionnelles.
Qui, sinon l’avocat, défenseur par nature des libertés, observateur par profession de tout dévoiement aux principes fondateurs de l’équilibre sur lequel repose une société démocratique, qui, sinon l’avocat, sera en mesure de dénoncer les atteintes qui y sont portées ?
L’avocat de demain, guetteur attentif, utilisera sa liberté de parole pour continuer d’être ce pourquoi il est fait : un combattant.
L’avocat de demain aura à lutter pour veiller à ce que soit laissé à la justice ce qui lui revient.
Les délais nécessaires aux décisions définitives des juridictions étatiques ou arbitrales et à leur exécution ont conduit à la recherche d’autres modes de solutions des litiges.
Les plus hauts magistrats incitent aujourd’hui à recourir à la médiation.
L’avocat, demain y jouera un rôle essentiel comme défenseur des intérêts d’une partie et comme médiateur.
Comme défenseur, ses conseils seront déterminants, son approche radicalement différente de celle d’un contentieux classique sera adaptée à la recherche de ce point cardinal équidistant de la défense d’intérêts, de la pacification de relations conflictuelles et de l’efficacité de la solution puisque celle-ci sera née de la libre expression du consentement des parties.
Fort de son expérience, de sa formation, de son indépendance, l’avocat de demain sera aussi médiateur.
Mais la société d’aujourd’hui incite à la recherche de responsabilités.
Dans cet esprit s’est développée outre-Atlantique la « class-action », que l’on traduira par action de groupe, procès collectif pour lequel des demandeurs se rassemblent.
Pour réunir et défendre des intérêts atomisés, un cabinet d’avocats doit mettre en oeuvre d’importants moyens.
Dans son principe, l’action collective peut être considérée comme un progrès : il s’agit en effet de permettre une réparation du dommage, aussi faible soit-il, subi par tout individu qui se trouve désarmé de fait, en raison de la disproportion entre son préjudice et le coût d’une action individuelle.
C’est donc un moyen qui permet à la victime d’un préjudice d’en demander réparation alors que le bilan « coût/avantage » de la procédure l’en dissuaderait.
L’action collective pourra aussi constituer un progrès si elle permet d’éviter un recours à une procédure pénale et si elle ne donne lieu qu’à des dommages et intérêts de réparation. En revanche, si elle aboutit à une condamnation à des dommages et intérêts dits punitifs, serait alors élargi le champ d’une pénalisation innommée.
Il reste pour l’avocat de demain à résoudre dans ce type d’action deux problèmes : l’un déontologique, l’autre pratique. La réunion des victimes qui passera nécessairement par un appel public dans le cadre d’une action collective devra être encadrée.
Il appartiendra aux Ordres d’y veiller, comme à veiller à ce que les avocats ne se transforment pas en chasseur de primes.
Au plan pratique, les avocats devront réussir à mettre en place une organisation matérielle efficace : quand plusieurs milliers de demandeurs dans toutes les régions de France confient leur dossier à un cabinet, la gestion de la procédure change de visage.
Au-delà, quelles que soient les procédures ; clarté, concision, brièveté sont les trois critères auxquels devront répondre les écritures et les plaidoiries dans une salle d’audience, ou plus vraisemblablement au civil, en visio-conférence. Une partie essentielle de la plaidoirie consistera à répondre aux questions des magistrats qui auront, au préalable, pris connaissance du dossier. L’avocat de demain plaidera probablement le plus souvent devant une caméra.
Les nouvelles technologies modifieront la procédure comme cela a déjà commencé d’être fait.
Les logiciels qui permettront de supprimer les risques d’erreurs, ou de dépassement de délais, de traquer les nullités de procédures, se substitueront au cerveau humain pour réserver à l’avocat de demain ce qu’il apportera en réflexion, en créativité, en stratégie.
Plus qu’un technicien du droit, l’avocat de demain sera un stratège.
Quant au pénal, plus concis, plus bref, l’avocat sera toujours ce défenseur qui livre un combat toujours recommencé.
« La seule querelle qui vaille est celle de l’homme ».
Mais au pénal aussi le rôle de l’avocat évoluera au nom de l’efficacité. Il devra savoir négocier avec le Ministère Public et l’avocat des victimes, comme le prévoit aujourd’hui la procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, sorte de « plaider coupable » à la française.
Depuis des temps immémoriaux, le mot avocat a une signification – L’histoire montre l’intemporalité de la profession.
Est-ce à dire qu’il n’y aura pas d’évolution significative et que l’avocat d’hier, comme celui du temps présent, sera, l’avocat de demain ?
Non. D’abord, parce que la conception territoriale qui a enfermé l’exercice professionnel de l’avocat dans un champ clos — le plus souvent celui de son pays — a volé en éclat avec la création de l’Europe puis avec la mondialisation.
Ensuite, parce que l’accroissement, non maîtrisé, du nombre d’avocats va nécessairement conduire à une réflexion sur l’encadrement de la profession.
Enfin, le développement des moyens de communication, l’émergence d’activités nouvelles comme les missions et charges qui en sont la conséquence, modifient substantiellement la conception même que l’on peut avoir de la définition de l’avocat.
D’abord, la territorialité qui est liée.
Hier, l’avocat ne pouvait être que national parce qu’il y avait la double barrière du droit et de la langue. Les barrières existent encore aujourd’hui mais, au fil des réformes, des stages et des conventions de correspondance entre cabinets étrangers, elles se sont entr’ouvertes. Demain, elles seront complètement levées, parce que le droit s’est mondialisé, ce qui a changé complètement la donne et que le combat entre le droit romano-germanique et la common law appartient au passé, comme les vielles lunes au calendrier Julien.
Il faut être lucide et exigeant, la règle de droit doit être claire concise et lisible.
Mais les hommes, les idées, les marchés ne s’arrêtent pas aux frontières.
La liberté des échanges, la sécurité qui doit y être attachée, commandent des solutions simples, pratiques, pragmatiques.
On attend donc des hommes de droit qu’ils soient des passeurs de fleuve, comme ils sont passeurs d’homme lorsqu’ils défendent sa liberté.
Alors peu importe que demain l’avocat soit français, allemand ou américain, mais il importe, en revanche qu’il soit avocat, et cela, il ne peut l’être que s’il est attaché à un Ordre garant de sa déontologie.
Aborder le problème de l’avocat de demain, c’est poser la question du nombre raisonnable.
La profession d’avocat en France est restée à effectif stable jusqu’à il y a quinze ans. Mais, depuis, sa population connaît une croissance significative, source d’inquiétude pour certains. Dans un premier temps, on a pu considérer qu’il y avait là, la combinaison d’un effet de rattrapage et la mise en adéquation avec les besoins du marché.
Rattrapage parce que si en un siècle la population de notre pays a été multipliée par trois, le nombre d’avocats est resté à peu près constant.
Mise en adéquation avec le marché, parce qu’à côté des missions traditionnelles, de nombreuses missions résultant de tous les marchés émergents étaient apparues.
La croissance et le rythme s’amplifient.
Il va donc falloir que se mette en place un système d’autorégulation d’autant plus difficile à gérer que l’accès à la profession, dès lors que les conditions de diplôme et d’expérience sont satisfaites, est libre.
La profession est libérale et indépendante et ne veut pas connaître de numerus clausus.
Si donc elle veut éviter de s’asphyxier elle-même, il faut qu’elle apprenne à gérer ses flux, dans son intérêt comme dans celui du public et que, demain encore, elle respecte une déontologie claire, appliquée sans faiblesse, par son Ordre.
Les matières d’hier ne seront pas celles de demain. Imaginer un avocat au Conseil de Prud’hommes, au Tribunal de commerce, ou même fiscaliste, était, il y a un demi siècle, impensable.
La profession a-t-elle perdu son âme en traversant le boulevard du Palais ou en entrant chez les comptables du Trésor ?
Comme hier, l’avocat de demain dédiera sa vie et son enthousiasme à ce que Paul Vialar qualifiait : « d’aride métier qui demande tant de ténacité, tant de forces, métier qui n’est fait ni pour les faibles ni pour les rêveurs ».
Faut-il s’alarmer des possibilités d’activités nouvelles ?
L’avocat en entreprise. C’est une situation connue au-delà des frontières et déjà dans l’espace européen. Nous n’échapperons donc pas à une transposition. Le terme n’est pas fixé, le débat est commencé et n’est pas clos. Il faut l’aborder avec sérénité et à la lumière de l’expérience des autres. Il faut surtout distinguer la confidentialité du secret professionnel.
L’une est une protection que peut utiliser celui qui l’invoque comme il peut y renoncer dans son intérêt ; l’autre est absolu, général, illimité dans le temps, nul ne pouvant vous en délier même dans son intérêt ; c’est ce qui en fait sa force et sa portée.
Y aura-t-il demain un secret professionnel à deux vitesses, l’un fort, l’autre faible, un secret pour les choses et l’argent, un secret pour les hommes ?
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L’avocat de demain, sera t-il un dénonciateur ?
C’est probablement la question la plus aigüe que posent les directives européennes de prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme.
Le secret imposé à l’avocat n’est, par effet de symétrie, que le pendant à l’obligation faite à tout fonctionnaire de dénoncer au Ministère Public l’infraction portée à sa connaissance.
C’est cette symétrie qui assure l’équilibre fondateur d’une société démocratique, équilibre créé puis entretenu au fil de multiples décennies.
Voici qu’au nom de la transparence et de la lutte contre la délinquance économique, l’obligation faite aux banques de déclarer leurs soupçons sur l’origine des fonds de leurs clients sera demain étendue aux avocats.
Il est vrai que l’activité juridictionnelle de l’avocat n’entre pas dans le champ de cette obligation de dénonciation.
Il est vrai aussi que, seule l’activité de rédaction de certains actes est concernée.
Mais il reste que demain un avocat devra dénoncer.
Cela signifie deux choses :
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La première, la multiplication des types d’activités de l’avocat dans certains pays d’Europe est à l’origine de tels textes ;
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La seconde, l’image de l’avocat à qui l’on pouvait tout confier sera demain, dans certains cas seulement, — mais un cristal fêlé a-t-il encore une valeur ? – tenu de dénoncer son propre client et, plus grave, à son insu, ce qui porte définitivement atteinte à ce lien de confiance si fort qu’il ne repose sur aucun écrit entre le client et son avocat.
Il appartiendra à l’avocat de demain d’être le défenseur de ce lien de confiance ; il appartiendra aux Ordres, premiers destinataires des « déclarations de soupçons » de mener ce combat, en démontrant que les avocats, en France tout au moins, ne sont pas utilisables aux fins de blanchiment et qu’ils n’ont donc pas à être des dénonciateurs de leurs clients.
L’avocat de demain, sans l’Ordre, ne sera rien ou alors il perdra cette voix singulière, qui est la sienne, et qui fait qu’elle est écoutée même lorsqu’on refuse de l’entendre.
L’Ordre garde la profession du danger de se voir réduire à une simple prestation de service.
Dignité, conscience, indépendance, probité, humanité. Le serment de l’avocat va-t-il perdre de sa force parce que le monde bouge et la profession évolue ?
L’Ordre existe et demeure.
A la différence d’un organe de représentation nationale, l’Ordre marche à côté de chaque avocat pour lui permettre de porter sa parole, de dire la vérité de son client, d’assurer sa mission.
L’Ordre est discipline, c’est-à-dire garant de la loyauté et de la responsabilité de l’avocat.
L’Ordre est aussi conseil de l’avocat quand il l’aide à identifier un conflit d’intérêts et à le prévenir.
C’est bien en cela, vous l’avez compris qu’il sert l’intérêt du public.
A vous Messieurs qui m’avez fait l’honneur de m’inviter à évoquer en cet instant ce que pourrait être l’avocat de demain, qu’il me soit permis d’exprimer ma croyance en son avenir.
L’avocat n’appartient pas à une époque, celle révolue et figée dans le musée d’une gloire passée que symboliseraient des robes mortes.
Comme il n’a cessé de le faire à travers les âges, l’avocat saura s’adapter.
Sa compétence devra répondre aux exigences sans cesse renouvelées et accrues de l’évolution du droit, de son internationalisation comme de l’économie toujours en mouvement.
Il y faudra toujours en supplément ce lien entre l’individu et l’avocat, entre le groupe multinational et l’avocat, entre l’avocat et le magistrat, entre les avocats eux-mêmes.
Cette relation de confiance repose sur une éthique, une déontologie, une discipline dont seront demain encore garants les Ordres d’Avocats.
Cette confiance, c’est aussi l’équilibre délicat entre l’engagement du combattant et la nécessaire distance avec le client, équilibre entre force de conviction et recul envers celui que l’on conseille ou défend, son dossier, ses peurs, ses abattements, ses enthousiasmes, ses tentations.
Voyez-vous, Messieurs, tout cela porte un nom et c’est ce qui fonde ma croyance dans la place de l’avocat de demain : l’indépendance.