Colloque du 30 janvier 2007
organisé par l’Académie
accueilli par la Fondation Singer-Polignac
Session I – Eclairages et Fantasmes
Intervention de M. Marcel Boiteux
La défense de l’environnement dans la perspective de la mondialisation ? Vaste sujet !
1. Que notre environnement doive être défendu, ce n’est certainement pas là un fantasme.
Quand l’humanité était moins nombreuse, ne serait-ce qu’au début du siècle dernier, se posaient déjà des problèmes d’environnement. Mais c’était des problèmes limités aux environnements des cités et des usines. Aux alentours des grands combinats industriels, l’atmosphère n’était guère gratifiante ; et, dans nos villes, si les ordures domestiques étaient déjà convenablement ramassées, on les retrouvait ensuite plus ou moins bien stockées dans des décharges peu amènes, infestant des banlieues ingrates et peu fréquentées.
Aux siècles précédents, la pollution est encore plus proche du pollueur, avec ce contraste saisissant que l’on trouve encore aujourd’hui dans certaines villes du magreb, contraste entre des patios idylliques et rafraîchissants et, devant la porte, dehors, une rue sale, torride et parfois malodorante. Sans parler des quartiers artisanaux, et notamment celui des tanneurs, où régnaient des odeurs pestilentielles.
Ainsi, au fil de l’évolution séculaire de nos activités et de nos moeurs, les problèmes d’environnement ont-ils changé de dimension : problèmes de voisinage autrefois, quand la maison jette ses déchets dans la rue ; problème des cités et des banlieues ouvrières ensuite, quand ce sont les collectivités urbaines ou les sites d’activité industrielle qui sont pollués. Aujourd’hui, avec le gaz carbonique pour l’effet de serre, avec des gaz particuliers – tel le fréon – pour le trou d’ozone, la dimension de certaines pollutions est devenue planétaire.
2. Le problème du ramassage des ordures ménagères et du tout-à-l’égout a été résolu dans le cadre municipal, sous l’autorité d’un maire.
Celui de la qualité de l’air au-dessus des grandes agglomérations a pu être pris en charge par des autorités régionales.
Mais les pollutions dont la dimension est mondiale échappent aujourd’hui à toute autorité opérant à la même échelle : à défaut de gouvernement, il n’existe pas – pas encore en tout cas – d’autorité mondiale jouissant des pouvoirs suffisants pour assumer la responsabilité de ce qui est planétaire dans notre environnement.
3. Il faut reconnaître toutefois, à la décharge de l’humanité, que le problème est récent. Il tient à l’explosion démographique des deux derniers siècles.
Au début du XIXème siècle, quand Napoléon devient empereur, l’effectif de la population mondiale est de l’ordre du milliard d’individus. Au début du XXème, quand s’affrontent les empires coloniaux avant la Grande-guerre, le nombre des humains atteint déjà un milliard et demi, soit un accroissement de 50 % en cent ans.
Au début du vingt et unième siècle, l’Europe est enfin remise de ses guerres intestines, et les colonies des uns et des autres ont repris leur liberté pour le meilleur ou pour le pire ; mais nous sommes six milliards. Le quadruplement en un siècle ! Pour l’avenir plus lointain, les démographes nous rassurent : la croissance a cessé d’être exponentielle pour prendre la forme dite logistique, et les effectifs de l’humanité devraient plafonner aux alentours de neuf milliards d’individus.
Il n’en reste pas moins qu’en deux siècles et demi seulement, les humains – qui grouillent déjà sur les zones plus ou moins tempérées de la planète, tel un nuage de criquets en Afrique – auront vu leur nombre multiplié par neuf.
Neuf milliards de pauvres, la Terre pourrait peut-être le supporter. Mais si, sans rien changer dans les mœurs, ces pauvres s’enrichissent, tout est perdu : la Terre est trop petite.
4. Imaginons que le diamètre de la Terre ait été dix fois plus long, donc sa surface cent fois plus grande et l’atmosphère mille fois plus vaste : on ne se poserait pas le problème planétaire du développement durable. Il est vrai qu’à ces dimensions, notre planète n’eût plus été la Terre, avec les équilibres subtils qui y ont permis l’apparition et le développement de la vie. Mais, le globe restant à sa dimension, et notamment sa surface, l’hypothèse homologue serait que l’humanité, néanmoins parvenue au stade actuel de son développement économique, se trouve aujourd’hui cent fois moins nombreuse : soixante millions au lieu de six milliards. Alors, aucune des raretés et pollutions qui nous préoccupent aujourd’hui à l’échelle du globe ne serait encore perceptible.
Avec l’explosion démographique des deux derniers siècles, nous sommes donc bien confrontés à un problème nouveau, celui de la rareté de ce que la planète semblait nous dispenser largement autrefois : l’espace, l’air, l’eau, nombre de ressources minérales et biologiques…
5. Alors, fantasmes ou pas, l’humanité ne peut plus se contenter de vivre heureuse dans son patio terrestre en jetant ses déchets dehors. Car dehors, maintenant, c’est la Terre entière et c’est l’atmosphère de tous.
D’ores et déjà dans les pays développés, dont les rejets sont à la mesure même de leur développement, on sait traiter à peu près convenablement les déchets et pollutions qui ont un caractère local.
C’est beaucoup plus difficile à l’échelle du globe.
Un double problème, en effet, se pose à chaque pays sous l’angle de la mondialisation :
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1/ pour maîtriser ses pollutions locales, un pays comme la France alourdit ses coûts marchands et perd en compétitivité par rapport à un pays concurrent qui polluerait sans vergogne son propre environnement.
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2/ en réduisant sa contribution à la pollution mondiale, la France doit engager des dépenses qui affaiblissent sa compétitivité par rapport aux divers autres pays qui ne s’en soucient pas.
Ces deux problèmes, d’aspect similaire, appellent des réponses complètement différentes.
6. Si ses habitants le tolèrent, qu’un pays ne fasse rien pour réduire ses pollutions locales, ce qui allège d’autant ses prix de revient marchands, c’est son droit dès lors qu’il ne pollue pas les pays voisins. Cette caractéristique fait alors partie de ses avantages et désavantages comparatifs, tels ceux d’avoir du cuivre dans son sous-sol, du soleil sur ses palmiers ou de la drogue dans ses écoles. Peut-être cette négligence à l’égard de son environnement, bénéfique à courte vue, est-elle nuisible pour ses ressortissants et, le cas échéant, coûteuse dans le long terme. Mais la diversité est ce qu’elle est, dans la nature comme dans les comportements ; chaque contrée a ses avantages et ses inconvénients, et on ne peut obliger un pays à interdire l’accès de ses plages pour le mettre à égalité avec ceux qui n’en ont pas. On ne peut l’obliger non plus à dépolluer les cheminées de ses usines dès lors que les vents dominants n’envoient pas de fumées toxiques dans les pays voisins. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, de lui déléguer quelques brillants conférenciers pour attirer son attention sur l’intérêt qu’il aurait à mieux préserver son environnement, et d’organiser des colloques à cette fin.
7. Il en va tout différemment pour les pollutions qui affectent les pays voisins et, a fortiori, pour celles qui ont une dimension planétaire. Le cas des émissions de gaz carbonique et de l’accroissement de l’effet de serre est, à cet égard, tout à fait typique.
La France, avec la plupart des pays européens notamment, a décidé de se mobiliser pour mieux maîtriser les émissions de Co2 de ses ressortissants, afin de lutter contre le réchauffement de la planète. Il s’agit là d’une action typique de défense mondiale de l’environnement.
Mais la mondialisation de l’effet de serre n’est pas l’objet d’une décision politique comme l’ouverture des frontières ; c’est un fait naturel et on n’y peut rien. Que la France, entraînée aujourd’hui par M. Hulot – comme les troupes révolutionnaires par la Marseillaise de M. Leconte de Lisle –, que la France donc se lance dans l’action militante contre l’effet de serre, c’est sans doute très bien, mais c’est un coup d’épée dans l’eau si elle est seule.
Heureusement elle n’est pas seule. Mais les pays les plus polluants aujourd’hui ou demain ont officiellement refusé de s’associer à ce combat commun. Hors la Californie, qui a pris parti, les Etats-Unis restent en principe dans une position réservée. Quant à la Chine et l’Inde, qui menacent de devenir les principaux émetteurs de gaz carbonique à l’échelle du demi-siècle, elles ne veulent s’engager officiellement à rien, même si l’importance du problème n’y est pas niée.
Il est clair que si chaque pays attend pour se lancer que tous les autres s’y mettent, il ne se passera rien. Mais si certains s’engagent résolument, et pas les autres, les mécanismes de la mondialisation seront faussés. Pas la mondialisation de l’effet de serre, qui relève de la nature des choses, mais la mondialisation des échanges commerciaux, qui est une décision politique.
8. En termes ultra-simplifiés, le problème se présente comme suit : dans chaque pays, pour obtenir le maximum de réduction des émissions de gaz carbonique à dépense donnée, il faut soit créer une écotaxe, soit ouvrir un marché des droits à émettre où le total des droits mis en vente correspondra à la quantité réduite d’émissions annuelles de gaz carbonique que l’on va tolérer. Sur ce marché, le prix d’équilibre finira par se situer au niveau de l’écotaxe équivalente – soit 20 à 30 € la tonne, disons 25 €, pour l’effort de réduction actuellement engagé suite à « Kyoto ».
Tant que le pollueur concerné pourra réduire ses émission pour moins de 25 € par tonne, il le fera. Ensuite, soit au titre de la taxe, soit en se portant acheteur sur le marché des droits à polluer, il payera 25 € la tonne pour les émissions rémanentes. Et ce coût supplémentaire, dorénavant mis à sa charge, se répercutera de proche en proche sur le consommateur final. Ainsi celui-ci, au moment de choisir entre plusieurs achats, payera d’autant plus cher que son choix se portera sur un bien dont la chaîne de production comportait plus d’émissions de gaz carbonique. Tel est bien le but poursuivi, et « tout baigne ».
9. Le système est, dans son principe, très satisfaisant. Dans la pratique, on a certes réussi à inventer quelques complications inutiles et fâcheuses. Mais, au-delà des dispositifs de mise en oeuvre, apparaissent des problèmes graves qui sont liés, précisément, à la mondialisation qui nous occupe ce matin.
Car, charger les coûts à 25 € la tonne de gaz émis, ce n’est nullement négligeable. Le système n’est viable qu’à l’intérieur d’une zone où tous les pays adoptent la même pratique. En revanche, vis-à-vis de l’extérieur, la concurrence est totalement faussée, sauf à instaurer des droits de douane aux frontières de la zone pour taxer, à l’entrée, les émissions de gaz carbonique antérieures qui ne l’ont pas été dans les pays d’origine.
De nouveaux droits de douane ? Ce n’est pas dans l’air du temps et, lorsque l’idée a été émise, elle a fait un flop retentissant. Alors, faut-il attendre qu’à l’échelle de la planète tous les pays soient d’accord pour instaurer une taxation, ou un marché des droits d’émission ? Cela risque de durer longtemps…
10. D’où la solution bâtarde retenue en Europe. Les droits d’émission initiaux, puis les droits supplémentaires éventuels, n’ont pas été mis aux enchères ; ils ont été distribués gratuitement par la puissance publique, sous le contrôle de Bruxelles – avec toutes les anomalies et effets pervers qu’implique ce genre de distribution régalienne. Certes, les pollueurs continuent à avoir intérêt à échanger ces droits entre eux, ce qui assure l’optimisation des réductions d’émission à dépense totale égale. Mais, les dotations initiales d’émission n’ayant pas été achetées, leur valeur n’est pas automatiquement répercutée dans les prix de revient pour influencer les choix des consommateurs finaux, comme c’eut été le cas après taxation ou mise aux enchères des droits initiaux. On n’a donc fait que la moitié du chemin.
11. En revanche, le commerce international avec les pays récalcitrants est beaucoup moins faussé. Et, accessoirement, le gouvernement est privé de cette ressource nouvelle, tombée du ciel pollué, que lui aurait procuré une écotaxe ou la vente aux enchères des droits d’émission. Ce dont se féliciteront ceux qui craignaient que, faute d’avoir la sagesse de réduire les impôts à due concurrence, l’Etat préfèrat utiliser ces nouvelles ressources à payer de nouvelles subventions et de nouveaux fonctionnaires.
12. L’ennui, c’est que, dans ces conditions, la valeur de référence mondiale à retenir pour la tonne de gaz carbonique n’est pas claire du tout. Théoriquement, si les allocations souveraines des Etats étaient optimales, les cours qui s’établiraient à l’échelle mondiale sur les Bourses des droits d’émission seraient égaux, clairs et stables, 25 € par exemple. Tel n’est pas le cas, faute d’homogénéité des décisions prises à travers le monde.
Et pourtant, dès lors qu’une tonne économisée dans le Burkina Faso a le même impact sur l’effet de serre qu’une tonne économisée sur les autoroutes françaises ou dans la sidérurgie chinoise, sa valeur doit être la même sur toute la planète.
13. A défaut de parvenir à un accord mondial sur l’importance de la menace, et sur les dispositions concrètes à prendre dans tous les pays pour y faire face, ne pourrait-on au moins imaginer qu’une nouvelle conférence internationale se mette solennellement d’accord sur la valeur à attribuer à la tonne de gaz carbonique économisée, 25 € par exemple ? et sur ses perspectives d’évolution, telles qu’un accroissement d’un euro par an ? Chaque pays, ensuite, opérerait à son rythme et à sa manière : normes, taxes ou droits d’émission. On éviterait ainsi bien des gaspillages, l’objectif serait beaucoup plus clair pour tous les acteurs et, si droits de douane il devrait y avoir aux dépens des récalcitrants, tout le monde en comprendrait, cette fois, la nature et le montant.
14. Ce que je viens de dire longuement, trop longuement, sur le réchauffement climatique et l’effet de serre s’appliquerait aussi à bien d’autres atteintes à la biosphère dont les effets dépassent largement les frontières d’un pays, et qui appellent chacune une solution adaptée.
Evoquons, par exemple, les ressources halieutiques. Chaque pêcheur a un intérêt évident à développer des techniques toujours plus efficaces pour ramasser le maximum de poissons. Et que les meilleurs l’emportent… du moins tant que le volume de la pêche annuelle n’excède pas le renouvellement naturel des bans de poissons. Mais quand le progrès des techniques conduit ici ou là à entamer le capital halieutique des mers et des océans, il devient urgent de sonner l’alarme. Le développement de fermes marines, qui conduit à la fois à créer un nouveau capital halieutique, et à en limiter rationnellement l’exploitation, peut aider quelque peu à la solution. Mais, arrivé à un certain stade d’épuisement des ressources, on n’échappera pas à la nécessité de voir apparaître quelque part une autorité intergouvernementale, qui veillera au contingentement des pêches annuelles hors des eaux territoriales de chacun. La distribution des contingents pose, certes, des problèmes redoutables de partage entre les diverses catégories de pêcheurs, gros et petits, et entre toutes les nations limitrophes intéressées. Mais un jour viendra où il apparaîtra finalement que la seule manière convenable de s’en tirer, c’est, d’une part, de mettre aux enchères les contingents annuels de pêche, pour sélectionner les meilleurs opérateurs ; d’autre part, de répartir entre les différents pays impliqués, selon une clé convenable – et pas évidente du tout –, le produit des enchères annuelles.
15. C’est en cela que l’expérience du marché des droits d’émission du gaz carbonique est à la fois intéressante et significative. Elle préfigure ce que devra être la gestion des grandes raretés dont l’exploitation menace dorénavant l’environnement mondial. Et elle en illustre les difficultés. Certains pays ou groupe de pays seront d’accord pour intervenir, d’autres pas. L’intervention finira, explicitement ou non, par aboutir à la création d’un marché où se négocie le droit, contingenté, de profiter de cette rareté. Mais il faudra se mettre d’accord sur la meilleure manière d’utiliser le produit des enchères entre pays qui ont adhéré au système ; et il faudra s’organiser aussi, sans doute par des droits de douane, pour rétablir l’équité entre ceux qui refusent de jouer le jeu et ceux qui s’associent à cette défense-là de l’environnement.
16. Voilà bien du pain sur la planche pour les diplomates et les économistes, dans ces domaines où l’humanité se heurte soudainement aux limites de la planète.
Il faut s’en convaincre, sur cette Terre, sur notre Terre devenue trop petite, de nouvelles raretés sont apparues dont la gestion collective est l’un des principaux défis que les nouvelles générations vont devoir relever.