Séance du lundi 7 décembre 2009
par M. François d’Orcival
Monsieur le président,
Messieurs les secrétaires perpétuels,
Monsieur le chancelier de l’Institut,
Messieurs les Grands Rabbins,
Mesdames, messieurs,
Chers confrères et chers amis,
Permettez-moi d’abord de saluer Madame Colette Amouroux, son épouse, ainsi que les enfants d’Henri Amouroux, son fils, ses filles, ses petits-enfants, qui nous font l’honneur de leur présence, sans oublier son frère et ses sœurs à qui j’adresse mes pensées.
Le 10 juin 1982, la scène du théâtre de la Tête d’Or à Lyon est transformée en plateau de télévision, avec projecteurs, caméras, et animateur. On y joue pour la première fois une pièce intitulée « Et ça leur faisait très mal ? » Quatre personnages, un Allemand, un Russe, un Américain et un Français, débattent de la torture et de la cruauté qu’ils ont infligées à autrui, et qui furent justifiées, je cite : « par le devoir militaire, l’enchaînement révolutionnaire, la montée de tous les sadismes [1] »… L’émission qui sert de cadre à la pièce, Henri Amouroux, l’auteur, l’a appelée « Face au passé ».
Face au passé… Vingt-cinq ans plus tard, le mercredi 16 mai 2007, jour de l’investiture du sixième président de la Ve République, et cette fois sur un vrai plateau de télévision, celui de la chaîne LCI, Henri Amouroux commente, de sa voix douce et grave, l’hommage à la jeunesse de France que le nouveau chef de l’Etat préside au Bois de Boulogne, dans la clairière des suppliciés du 17 août 1944.
Son ami et confrère Pierre Messmer se tient droit au premier rang des témoins. Sur deux grands arbres est gravée l’inscription solennelle : « Passant, respecte ce chêne. Il porte les traces des balles qui ont tué nos martyrs », comme Malraux avait dit au plateau des Glières : « Passant va dire à la France que ceux qui sont tombés ici sont morts selon son cœur. »
Henri Amouroux n’a pas un papier ; il connaît par cœur les noms, les origines, les professions de chacun des martyrs ; il cite ceux que l’Histoire a omis et les circonstances de ce crime absurde à quelques jours d’une Libération que tout rend inévitable. Quand une lycéenne donne lecture de la lettre d’un autre jeune fusillé, Guy Môquet, Henri sait aussi tout de lui et des siens ; il revient sur ces temps de honte, de dénonciation et d’otages.
Il dit : « Soyez juste. Il y a les martyrs, il y a les résistants ; certains furent l’un et l’autre, d’autres non. N’oubliez pas les anonymes que l’on n’a pas retenus, quelle que soit leur famille de pensée, leur sacrifice fut grand, même s’il fut négligé. Eux aussi ont leur place dans l’épopée de la patrie. » Devant notre Académie, il avait expliqué [2] : « A partir du 21 août 1941, date de l’attentat au métro Barbès, des milliers de Français vont tomber sous les balles des pelotons d’exécution. Tous n’étaient pas communistes. Parmi les fusillés, des juifs en nombre, des gaullistes, des maquisards, des hommes qui ne se réclamaient d’aucun mouvement et beaucoup d’otages, tirés des prisons, ou, en juillet et août 1944, raflés dans les villages traversés par une armée allemande en déroute. »
Henri Amouroux appartenait à la génération qui avait vécu ce chemin de croix. Il aura consacré cinquante années de sa vie à en revivre chacune des stations.
Il a vingt ans le 1er juillet 1940. Vingt ans, quand le désastre est accompli, le peuple français en deuil de son honneur, son armée capturée, son gouvernement transféré à Vichy, le pays coupé en deux et occupé.
Son père s’est battu sur la Somme, durant l’autre guerre ; son grand père a été fait prisonnier à Sedan, en septembre 1870. Né à Périgueux, d’une famille périgourdine, il a fait ses études dans ce Sud Ouest familial, entre une guerre achevée et une autre qui menace. A dix-huit ans, le voici à Paris, où il est venu s’inscrire à l’Ecole supérieure de journalisme, ce journalisme dont il rêve depuis qu’il est enfant. Fondée en avril 1899, cette école de journalisme a vu défiler des maîtres aussi prestigieux qu’Anatole France, Péguy, Romain Rolland ; des politiques aussi célèbres que Poincaré, Doumergue, ou Doumer. Il suit les conférences de ses futurs confrères journalistes, Georges Hourdin, Georges Bourdon, Georges Combault…
Premier stage à l’agence de presse Opéra Mundi, créée par Paul Winkler, puis retour à Bordeaux où il est engagé, comme journaliste stagiaire, par La Petite Gironde, le plus ancien et le principal quotidien de la région. Henri y publiera une douzaine de séries historiques sur nos gloires nationales, Bonaparte, Chateaubriand, Victor Hugo, Ampère ; il est en bonne compagnie : André Maurois, Gérard Bauer, de l’académie Goncourt, le député Jean Montigny figurent parmi les grandes signatures du journal. A 21 ou 22 ans, on n’écrit pas l’éditorial.
A cet âge-là, à ce moment-là, on a d’autres idées en tête. Au 1er janvier 1942, il adhère au réseau Jade Amicol. Rattaché à l’Intelligence Service, ce réseau est né de la rencontre d’un colonel du 2e Bureau et d’un Père jésuite. Le nom choisi pour le désigner vient de la pierre précieuse et du nom de guerre de l’officier. Ce mouvement rassemble les plus gros effectifs de la Résistance dans la région, entre zone libre et zone occupée ; il comptera jusqu’à 1 200 membres. Parmi eux, un autre jeune homme, Hélie Denoix de Saint Marc, oncle de notre confrère, qui confiera : « On est très sérieux quand on a 17 ans ; le travail auquel je consentais était important et dangereux ; il demandait des précautions et une grande discrétion. » Henri fait donc partie de cette jeune cohorte de héros discrets qui ne s’étalent pas, et pourtant lui aussi porte des plis, des consignes, transporte des postes émetteurs clandestins.
Henri conservera dans son portefeuille, avec ses papiers d’identité, une autre carte d’identité aussi précieuse, celle de sa jeunesse, qui porte le n° 568 au titre de la Fédération régionale des réseaux des Forces françaises combattantes du Sud-ouest. Et la seule décoration qu’il acceptera jamais sera sa Croix de guerre 1939-1945, pour un fait d’armes contre l’ennemi, non loin de Royan, au cours duquel il est blessé.
A la Libération de Bordeaux, au mois d’août 1944, Henri est appelé par l’équipe de Jacques Lemoine, la plupart d’entre eux étant membres, comme lui, du réseau Jade Amicol, à participer à la création du nouveau quotidien, Sud Ouest. Il est nommé au secrétariat de rédaction, poste idéal pour apprendre son métier – car c’est là qu’on relit la copie, qu’on la corrige, qu’on la coupe, qu’on la titre pour la mettre en page. Dès lors, on sait tout faire. Il saura tout faire, de la chronique littéraire qu’il tient avec une régularité d’horloge pendant quinze ans, jusqu’à l’éditorial qu’il rédige en le commençant par la fin avant de le dérouler, d’un jet sans rature.
Mais c’est le reportage qui forme le journaliste. Il part bientôt comme reporter, ou correspondant de guerre. A l’époque, les grands régionaux publient aussi de grands reportages sur l’actualité du monde. Henri s’embarque pour Israël. C’est son premier voyage dans ce pays ; il en fera une douzaine, en tirera des dizaines d’articles, la matière de quatre livres — deux documents, deux romans. Nous sommes à Pâques 1951 ; sac au dos, accompagné par sa femme, il a choisi la 4e classe, au fond de la cale du paquebot Negba ; on y est six par cabine ; grâce à cette promiscuité, il en saura plus sur ces aventuriers du jeune Israël, ce pays tout neuf aussi vieux que la Bible.
Voilà, dit-il, « un voyage de journaliste, celui d’un journaliste qui n’aime ni les caravanes officielles, ni les grands hôtels, ni les cocktails », mais qui « recherche l’intimité et l’exactitude de la vie quotidienne [3] ». Déjà ce souci de la vie quotidienne, de la route tracée par un peuple. Il est l’invité d’une famille, d’un kibboutz ou d’un village ; il questionne aussi bien les jeunes Sabras, l’arme à la hanche, que le président du conseil, David Ben Gourion.
A la même époque, il traverse l’Indochine à trois reprises, avant et après Diên Bien Phu – il sera deux fois blessé. En préface à son livre reportage sur l’Indochine [4], il note : « Ni historien ni politicien, j’ai écrit ici un livre de journaliste. » Toujours le réflexe de rappeler son métier. Le style du reporter prépare celui de l’historien : il mêle dans une écriture fluide et sobre, — sujet, verbe, complément — le récit, le portrait, l’anecdote, le chiffre significatif, qu’il mettra, à grande échelle, au service de ses livres d’histoire, et qui en feront le succès que l’on sait.
Ce style lui vient du plaisir qu’il a pris à la lecture de l’Alexandre Dumas des « Trois mousquetaires », du Victor Hugo des « Choses vues », des Goncourt du « Journal », mais aussi et d’abord de son admiration pour le reporter modèle des années d’avant guerre, Albert Londres, né en 1884, mort en mer en 1932. En hommage à sa mémoire, il présidera le jury du Prix du reportage qui porte son nom, et il y mettra la ferveur d’un jeune journaliste. Flambeau qu’il transmettra après plus de vingt ans de présidence à ma consœur Josette Alia.
De ce modèle de journalisme, il disait, au micro de Canal Académie [5] : « Aujourd’hui, tout est commandé par la rapidité de l’information, c’est-à-dire fatalement par la légèreté de l’information. Albert Londres avait le grand avantage de pouvoir écrire long, de nouer des contacts avec les gens sur le paquebot, de rester sur place trois ou quatre mois – et non trois ou quatre jours – de prendre le temps de rédiger, de méditer, de réfléchir à son sujet. C’était la belle époque du reportage stylo bateau. On lui doit des reportages aussi variés que la Révolution russe, le tour de France cycliste, ou la République chinoise en folie… »
La suite de la carrière d’Henri Amouroux nous montrera l’empreinte de cette influence. Quand il parle d’Albert Londres, c’est un peu lui-même qu’il décrit. Dans la préface à ses Œuvres complètes, il insiste [6] : « Albert Londres avait le génie de découvrir, de voir et d’écrire de façon, selon sa formule, non point à être pour ou contre mais à porter la plume dans la plaie. »
S’il s’est rendu à peu près partout dans le monde et de « long en large [7] »,de la Russie soviétique au Canada, de la Chine au Brésil, en écrivant forcément vite et bref, Henri voudra également pouvoir écrire long et remonter le temps. C’est alors que, nommé secrétaire général de la rédaction de Sud Ouest à 39 ans, puis rédacteur en chef, le plus beau titre qui soit pour un journaliste, à 46 ans, il décide de prolonger son métier quotidien par celui, au long cours, de l’historien.
Sa rencontre avec l’éditeur Fayard est déterminante. Celui-ci publie, à la fin de 1958, son récit « J’ai vu vivre Israël [8] », dans lequel Henri révèle déjà la plénitude de ses talents. La collection d’Hachette sur « la vie quotidienne » connaît alors un grand succès ; n’y aurait-il pas, dans la même veine, un bon sujet ? Après réflexion, Henri Amouroux propose à Fayard une « Vie des Français sous l’Occupation », car personne ne l’a traitée, et il se met aussitôt au travail.
Ses recherches – personnelles, car c’est un soin qu’il ne confie à personne – archives, témoignages, documents, durent trois années, constituant le début d’une incroyable richesse documentaire. C’est ainsi qu’il présente ce qu’il appelle le « roman de la vie quotidienne, de la vie difficile de l’homme de la rue, du Français occupé ». L’ouvrage paraît en mai 1961. Henri ne se détachera plus de son sujet jusqu’au dernier de ses jours. Sa bibliographie, sa documentation, ne cesseront plus de l’accaparer entièrement : ses lecteurs lui enverront quelque onze mille pièces d’archives !
Ce premier succès dans la prestigieuse collection des grandes études historiques de Fayard, le conduit à publier, en 1966, un « 18 Juin 1940 », puis un album sur les Années 1940-1944, et un « Pétain avant Vichy ».
Cependant, le journaliste se trouve bientôt à un tournant de sa carrière. A Paris, le directeur de France Soir se tue dans un accident de voiture, en 1974 ; on l’appelle pour lui succéder. Cela ne se refuse pas ; il quitte Sud Ouest auquel il a donné trente années de son existence et arrive à France Soir où il s’adresse à la rédaction « comme Bonaparte à l’armée d’Italie », dira son ami et successeur Guy Letellier. Il est au journal à 7 heures du matin et ne le quitte qu’à 10 heures du soir.
Au même moment, il mûrit un imposant projet, celui d’une Grande histoire des Français sous l’Occupation : la reprise du succès de 1961 mais multiplié par dix ! Dix tomes de six cents pages, deux tomes par année de 1940 à 1945… Il estime qu’il lui faudra quinze ans pour mener à bien ce projet monumental. Robert Laffont prend le risque. Un formidable travail commence qui se poursuit de 1976 à 1993. Lorsque la collection « Bouquins » se propose de republier l’ensemble des titres, son perfectionnisme le conduit à remanier son texte (une nouvelle réédition a été imprimée l’an dernier !). Ce n’est pas tout : il complète encore sa Grande Histoire par deux volumes supplémentaires, « Pour en finir avec Vichy », en 1997 et en 2005. Mille pages de plus ! Il n’a pas levé la plume de son stylo un seul jour.
Il ne s’est accordé que deux récréations, si je puis dire, deux diversions : l’une, en 1982, lorsque le journaliste engagé qu’il est s’en donne à cœur joie pour fustiger le nouveau pouvoir dans un essai implacable – « Ce que vivent les roses » — qui paraît trois mois avant « Quand la rose se fanera » de son confrère et ami Alain Peyrefitte, qu’il estime et apprécie. L’autre récréation date du moment où, devenu co-directeur du Quotidien Rhône Alpes (il avait quitté France Soir), et ayant fait la connaissance de Raymond Barre, ancien premier ministre, député de Lyon, futur maire de la ville, il décide de lui consacrer une biographie qui fera date, « Monsieur Barre [9] ». Voilà, écrit-il, une personnalité « si visiblement, si abruptement différente des autres hommes politiques »…
La sympathie qui naît entre les deux hommes est bien plus que le produit des circonstances. Car il y a entre eux une authentique affinité ; Henri la découvre dans la pédagogie « barriste », fondée, note-t-il, « sur l’étude, l’intelligence et l’exploitation du temps » [10].
Comment mieux résumer sa manière de travailler ? Il est à sa table de travail à 6 heures et demie du matin ; écrit tous ses textes à la main, a installé son bureau, couvert de livres et de coupures de journaux, dans une pièce annexe de son appartement. Ses lieux familiers sont les Archives nationales (dont il présidera la société des Amis, avant de la céder à Marceau Long), le Centre d’étude et de documentation juive contemporaine, les salles de lecture de la Bibliothèque de l’Institut, et de celle du Sénat où il se rend à pied de son domicile, goûtant chaque fois avec le même plaisir le parfum des collections de journaux anciens, ces témoins instantanés de l’Histoire, dont il tourne les pages avec précaution tout en prenant fébrilement des notes.
Il habite au premier étage de l’immeuble du 5, rue Soufflot. Ses balcons y ont une vue directe sur l’Histoire. J’emprunte à Emmanuel Le Roy Ladurie, doyen de notre section Histoire et Géographie, le parcours qu’il a si souvent fait avec lui et qu’il rappelle dans la revue Commentaire [11] : « Henri appréciait et même connaissait par cœur l’extraordinaire diversité architecturale de cette place du Panthéon dont il était voisin, en même temps que l’unité d’un tel ensemble, façonné par les siècles. » La promenade les conduisait tous les deux du médiéval lycée Henri IV à l’église Saint Etienne du Mont, de style Renaissance, de la bibliothèque Sainte Geneviève, « chef d’œuvre esthétique », à la faculté de droit et à la mairie de l’arrondissement, dont l’architecture néo-classique date du siècle des Lumières…
Son agenda comporte deux rendez-vous que rien au monde ne lui ferait négliger : le lundi, la séance de notre Académie, où il a été élu très jeune, à 58 ans, au fauteuil de Jacques Chastenet – une Académie à laquelle il s’est entièrement et assidument dévoué, remettant leurs épées à Jean Cluzel, Jean Tulard, Jacques Dupâquier, Raymond Barre, décorant Claude Dulong-Sainteny…
Le second rendez-vous, le jeudi matin, est la conférence de rédaction du Figaro magazine où il apporte chaque semaine sa corbeille de sujets qui fait l’admiration des rédacteurs séniors et celle des jeunes rédactrices, séduits par sa curiosité universelle, sa jeunesse d’esprit, la chaleur humaine, l’affection qui émanent de lui. En même temps, il donne des chroniques au Figaro quotidien. C’est un confrère d’une rare courtoisie, disent ceux qui l’ont connu dans ce métier. Il exerce la même séduction auprès des comédiens de France Inter qui enregistrent ses drames historiques pour l’émission « Au fil de l’Histoire ».
Son caractère de patron de presse, une anecdote suffit à l’illustrer. Elle est rapportée par Alain Poher dans ses souvenirs [12]. Celui-ci était alors président de la République par intérim pour la seconde fois, à la suite du décès de Georges Pompidou, en 1974. L’élection présidentielle devait opposer au second tour Valéry Giscard d’Estaing à François Mitterrand. Les sondages les donnaient à égalité. Le moindre détail pouvait fausser le résultat. Or France Soir avait alors l’habitude de publier le samedi matin, veille du scrutin final, l’ultime estimation de vote. « Cela risquait de conduire à une situation confuse », dit Alain Poher. Comment l’empêcher ? Il reçut à déjeuner, le vendredi, les patrons de chaînes de radio et de télévision pour leur demander de ne pas faire état du sondage à 50-50. Et France Soir ? N’allait-il pas le publier ? Alain Poher adressa donc dans la soirée du même jour une lettre à Henri Amouroux, alors directeur du journal, lettre dans laquelle il lui demandait de surseoir à la publication de ce sondage.
« Amouroux monta sur ses grands chevaux, se souvint Alain Poher, me fit savoir qu’il était contre toute censure, qu’il n’avait pas d’ordre à recevoir, même du président de la République et qu’il ne voyait aucune raison pour obéir. » De longues discussions s’engagèrent, à la suite desquelles le président Poher écrivit une seconde lettre au directeur de France Soir : « J’insiste très vivement pour que vous vouliez bien renoncer (à la publication du sondage) quels que soient les inconvénients, que je reconnais, pour votre journal… » Comment Henri allait-il donc s’y prendre ?
Le lendemain, France Soir ne publia pas le sondage mais sa première page était barrée par un énorme titre : « France Soir accepte de ne pas publier son dernier sondage », et le journal reproduisait en grand la photocopie de la lettre manuscrite reçue du président par intérim… Une belle manière de retourner la situation ! Poher commenta : « Je dois avouer qu’Amouroux s’était montré, là encore, un fameux journaliste ! »
La foi qu’il a, chevillée au corps, dans son métier d’homme de presse, Henri éprouve la même quand il prend sa plume d’historien. Ces deux disciplines reposent chez lui sur les mêmes fondations : le travail, la persévérance, l’honnêteté, la bonne foi. Quand il dédicace un de ses ouvrages, il le signe : « un livre de bonne foi ».
Le journaliste et l’historien se complètent. Le premier raconte la vie au jour le jour, accumulant les faits et les citations à partir des mémoires, des journaux d’époque, ou des journaux intimes, multipliant les sources, croisant les points de vue, justifiant son récit par une profusion de détails replacés dans leur contexte. L’historien, lui, connaît la fin de l’histoire. Il doit se méfier des « biais », sortir du schématique et des vérités toutes faites, montrer que la vérité n’est jamais un bloc, que le ciel n’est pas bleu tous les jours, comme il le dit, que l’école manichéenne, si rassurante avec ses bons et ses méchants, si confortable puisqu’elle épouse la mode intellectuelle du jour, ne traduit jamais la réalité vécue qu’il faut aller chercher, avec infiniment de patience, dans le puits de la mémoire collective.
L’historien met en garde [13] contre le danger d’être « victime de ses propres choix » ; il répète que sa vocation est d’écrire l’Histoire, pas de la réécrire, d’aller aux origines pas de recopier, afin de comprendre l’enchainement des causes et des effets, de comprendre avant de juger. Il est trop facile de se laisser prendre à la réinterprétation de l’Histoire – trop dommage aussi.
Voyez le journaliste. A partir d’une information découverte en fouillant dans les archives et les journaux, il révèle, par exemple, que dans le petit village lorrain de Gandrange, 728 habitants, l’armée allemande qui l’occupe recherche les Juifs dès le début du mois de juin 1940 ; qu’à la date du 7 juillet, les biens juifs sont déjà recensés, ainsi que les châteaux et terrains appartenant à l’Etat français et aux Eglises. S’appuyant sur cette information passée ailleurs sous silence, l’historien se trouve alors en mesure de montrer ce que cela prépare : l’étoile jaune, le statut, la persécution des Juifs.
Le journaliste historien juge les dates indispensables à son récit. Elles sont, dit-il, comme les gonds d’une porte autour desquels tourne l’Histoire : les choses ne sont pas les mêmes avant et après l’invasion allemande du 22 juin 1941, ni avant et après l’agression japonaise du 7 décembre 1941. Il note [14] : « Paul Reynaud avait inventé la loi des deux ans, période au terme de laquelle, d’après lui, l’antagonisme opposant les deux fractions de l’opinion était suffisamment amorti pour que de nouvelles alliances politiques puissent être nouées. Et Paul Reynaud d’énumérer : deux ans entre la victoire du Cartel en 1924 et sa mise à mort par le Sénat ; deux ans entre un nouveau succès du Cartel en 1932 et l’insurrection du 6 février 1934 ; deux ans entre l’appel à Doumergue et le Front populaire…Deux ans aussi hélas entre avril 1938 et mai 1940…Il ne faut pas céder à la fascination du parallèle, dit Henri, il ne faut pas négliger l’importance du parallèle… » Nous en aurons bien d’autres exemples, et des plus actuels…
Il ne conçoit pas que l’on puisse raconter l’Histoire autrement que par des histoires, de même qu’un article de presse ne suscite l’intérêt qu’en rapportant une histoire. Il est capable de tenir une salle pendant une heure et demie, sans notes, avec une telle émotion dans le récit, qu’il lui arrive de ne pas pouvoir retenir une larme. Ne pas croire cependant que cela le prive de porter un jugement sur le fond. Son histoire ponctuée de dates et d’événements forme tout au contraire la trame d’une « épaisseur historique » dont ne rendent pas compte bien des histoires désincarnées. Il souligne [15] : « Sur Vichy, je tiens pour valable ce que Germaine de Staël, se souvenant de la Terreur, écrivait en 1810 : « Se permettre de mauvais moyens pour un but que l’on croit bon, c’est une maxime de conduite singulièrement vicieuse dans son principe. »
Dès le premier tome de sa « Grande Histoire [16] », il décrit les causes lointaines des haines qui ravageront un peuple et sur lesquelles il reviendra plus longuement par la suite : « C’est entre 1934 et 1939, à l’épreuve de l’affaire Stavisky, du 6 février 34, des grèves de 36, mais aussi de la guerre d’Espagne que se forgent les sentiments, les passions et les haines qui se donneront libre cours de 1940 à 1944. »
Introduisant le dernier tome de cette « Grande histoire », intitulé « La page n’est pas tournée », il explique sa pensée : « La page ne peut être tournée dès l’instant où, au nom du devoir d’éternelle mémoire, se produit un glissement, non de l’histoire telle qu’elle fut, mais du regard porté sur l’Histoire et du choix des priorités de son étude. » Sa passion, c’est bien « l’histoire telle qu’elle fut » ; sa détestation, l’histoire telle qu’on la fabrique pour les besoins de la cause.
Il ajoute : « La page n’est pas encore tournée. Le sera-t-elle un jour ? Je voudrais que le travail accompli, dans la mesure où il ne néglige aucun moment de la vie des Français, aucune étape de leur évolution, permette aux Français qui l’ont vécue, de retrouver la complexité de leur époque, et à ceux qui ne l’ont pas vécue de la découvrir. » Voilà bien la clé.
Pourtant, au terme d’une œuvre d’une telle richesse et d’une telle dimension, une question demeure : pourquoi s’être à ce point concentré sur 1940 et sur Vichy ? Serait-ce que rien d’autre ne l’intéresse ? Bien au contraire ! Sa vie de journaliste l’a montré, comme les sujets qu’il compose pour l’émission de radio « Au fil de l’histoire » — la Callas, les Windsor, le voyage du Général au Québec, bien d’autres encore…Tout l’intéresse. Et quand il songe à notre passé, à quoi pense-t-il ? A la Terreur, à la Sainte Chapelle, à la symbolique du petit village ocre et vert blotti autour de son église romane.
Alors, pourquoi ? Pourquoi toujours revenir à 1940 ? Parce que c’est, pour lui, le deuil fondateur et pas seulement un drame national. Aussi loin que l’on plonge dans son œuvre, cette idée est déjà présente. Ainsi, au retour de Diên Bien Phu, il écrira ceci : « Sur le plan intellectuel [17], notre défaite est aussi grave que celle de juin 1940. Nous avons mésestimé l’adversaire et perdu la guerre. » Il poursuit : « Diên Bien Phu fut le contraire d’un hasard. A le nier, nous irions vers d’autres désastres… » Et il prévient, avec cette exceptionnelle pertinence qui le caractérise : « Au siècle de la bombe atomique, les peuples paraissent à nouveau voués aux guerres de religion, à ces luttes totales qui engagent toute une population dans le combat. » De même, que retient-il de ses séjours à Jérusalem, à la fin des années cinquante ? Ceci : « Foi, volonté, patriotisme, voilà, au temps de la guerre atomique, les meilleurs atouts d’Israël [18]… ».
N’en serait-il pas de même pour nous aussi Français et Européens ? L’un de ses interlocuteurs juifs rencontrés là-bas lui explique pourquoi il est parti en terre d’Israël : « Pour fuir une vieille Europe et retrouver une jeune Europe, avec la certitude d’agrandir tous les horizons de ma vie. »
Agrandir les horizons de la vie d’une jeune Europe : c’est à cela qu’il sera resté fidèle. C’est d’une certaine manière le vœu qu’il forme pour ses petits-enfants, ses arrière-petits-enfants, en un mot, pour les générations à venir auxquelles il dédie ses livres. Que chacun puisse y lire une immense nostalgie de grandeur, une immense générosité pour son pays, avec des accents que l’on retrouve sous la plume du général de Gaulle, dans le dernier tome de ses Mémoires de Guerre : « Dans le drame national, le sang français coula des deux côtés. La patrie vit les meilleurs des siens mourir en la défendant. Avec honneur, avec amour, elle les berce en son chagrin. Hélas ! Certains de ses fils tombèrent dans le camp opposé. Elle approuve leur châtiment, mais pleure tout bas ces enfants morts. Voici que le temps fait son œuvre. Un jour, les larmes seront taries, les fureurs éteintes, les tombes effacées… »
Avoir foi en soi, même au fond de l’abime. Telle est encore la leçon de l’ultime chronique d’Henri publiée par notre confrère Jean Cluzel dans sa revue, chronique d’autant plus émouvante qu’elle a été écrite et corrigée la veille même de sa disparition [19].
Henri avait été exaspéré par une comédie vue à la télévision, « On a retrouvé la 7e compagnie » : « Ce que je vais écrire semblera peut-être vieux jeu, beaucoup trop bleu blanc rouge, mais cette interminable, grasse et franchouillarde caricature de l’armée française, de ses officiers, de ses soldats, m’a fait honte de la première à la dernière image… La défaite de 40 est l’un des plus grands drames de toute notre histoire. Nous en avons longtemps supporté, peut-être en supportons-nous encore, les conséquences. Peut-on la défigurer en la tournant en pantalonnade ? Je ne le crois pas. »
Pourquoi est-il donc si grave de défigurer, de caricaturer, ce désastre ? C’est Renan, cette fois, qui fournit la réponse : « En fait de souvenirs nationaux, disait-il, les deuils valent mieux que les triomphes ; car ils imposent des devoirs ; ils commandent l’effort en commun. »
Si, après avoir publié une vaste étude politique consacrée aux fins de règne du général de Gaulle, de François Mitterrand et de Jacques Chirac [20], Henri revient encore et toujours sur 1940 dans un roman dont il n’a pu écrire que le premier chapitre, la suite ayant été interrompue par son arrêt cardiaque, c’est pour entendre son personnage principal, officier lucide et désespéré, invoquer Carnot, Hoche, Marceau, Moreau, bref la jeunesse, la fougue, le coup d’œil « de ces jeunes généraux de la Révolution alors que les généraux autrichiens et russes étaient des hommes d’autrefois [21]… ». Nos généraux de 1940 n’étaient-ils pas devenus à leur tour aussi des « hommes d’autrefois » comme l’étaient les Autrichiens et les Russes de 1792 ?
En plein désastre, il faut toujours en appeler à la gloire et à l’exemple de ceux « qui ne se dérobent pas ». Telle est bien la philosophie de l’œuvre d’Henri Amouroux — ou comment la nuit prépare l’aurore.
Jean Cluzel se souvient d’une église découverte avec lui, quand son regard s’arrêta sur la porte du tabernacle, laquelle avait été brisée à l’époque des émeutes de 1905. A l’intérieur, dit notre confrère, « se trouvait l’image d’un pélican… C’est ce que Henri fut toute sa vie : un pélican ».
Un pélican — pour sa famille, pour ses amis, pour cette Académie… Ce pélican de la Nuit de mai de Musset, dont le buste domine le fauteuil qui fut le sien durant vingt-neuf ans dans notre salle des séances :
Lorsque le pélican, lassé d’un long voyage,
Dans les brouillards du soir, retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage,
En le voyant au loin s’abattre sur les eaux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante, abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte;
Pour toute nourriture, il apporte son cœur.
Le vendredi 3 août 2007, Henri téléphone à Patrick Liégibel, producteur de l’émission « Au fil de l’Histoire » :
« Vous ne savez pas ce qui m’arrive ? dit Henri. Je relis Charles de Foucauld… Et j’ai envie de vous le proposer comme sujet. Avouez qu’il était temps !
– Mais vous traiterez du voyou et pas seulement du saint ? demande Patrick Liégibel.
– C’est une si belle vie ! » dit Henri.
Deux jours plus tard, au matin du dimanche, dans sa maison de Normandie, un cri lui échappe, une douleur à la poitrine, le cœur flanche. Il appelle son épouse, et dit auprès d’elle cette prière :
« Mon Père, je m’abandonne à vous. »
C’est en allant à la rencontre de Ben Gourion, au temps de ses années de reporter, qu’il copia durant sa visite le psaume de David préféré du premier ministre, ce psaume 14 dans lequel il est écrit :
« Seigneur, qui demeurera dans votre Tabernacle ? Ou qui reposera sur votre Sainte Montagne ? Celui qui vit sans tache et pratique la justice ? Celui qui parle sincèrement selon la vérité qui est dans son cœur ; qui n’a point usé de tromperie dans ses paroles ; qui n’a point fait de mal à son prochain et qui n’a point écouté les calomnies contre ses frères. Quiconque pratique ces choses-là ne sera point ébranlé dans toute l’éternité. »
Ce psaume 14, permettez-moi d’en faire hommage à Henri Amouroux. Pour lui, ce devrait être un Gloria.
[1] « Et ça leur faisait très mal », Théâtre, Robert Laffont, 1983
[2] Séance du lundi 17 mars 2003
[3] « J’ai vu vivre Israël », Fayard, 1958
[4] « Croix sur l’Indochine », Domat, 1955
[5] Entretien avec Hélène Renard, mai 2005
[6] Œuvres complètes d’Albert Londres, Arléa, juin 1992
[7] Son livre « Le Monde de long en large », Domat, 1957
[8] « J’ai vu vivre Israël », Fayard, 1958
[9] 384 pages, Robert Laffont, février 1983
[10] 580 pages, Robert Laffont, novembre 1986
[11] « In memoriam, Portrait d’un Girondin », revue « Commentaire », hiver 2007
[12] « Trois fois président », par Alain Poher, Plon, octobre 1993
[13] Entretien à Canal Académie, mai 2005
[14] « Ce que vivent les roses », Robert Laffont, 1983
[15] « Les oublis de la mémoire, 1940 », Robert Laffont, 1997
[16] « Le peuple du désastre », Robert Laffont, 1976
[17] « Croix sur l’Indochine », Domat, 1955
[18] « J’ai vu vivre Israël », Fayard, 1958
[19] « Ne retrouvons pas la 7e compagnie », revue «Positions et Medias », septembre 2007
[20] « Trois fins de règne », Robert Laffont, 2007
[21] Manuscrit, sans titre, tapé par Hélène Renard, 2007