Séance solennelle du 14 novembre 2011
par M. Jean Baechler, Président de l’Académie
Monsieur le Chancelier,
Messieurs les Secrétaires perpétuels,
Mes chers Confrères,
Mesdames et Messieurs,
Il est de tradition dans notre compagnie, que le président de l’Académie des sciences morales et politiques saisisse l’occasion de sa rentrée solennelle, pour dresser le bilan de l’année écoulée sous son égide. J’aimerais en saisir l’occasion, pour avancer la justification de l’existence de l’Académie. Non pas qu’elle soit menacée ni même contestée, mais elle court le risque peut-être plus cruel d’être ignorée. On peut plaider que, si les académies n’existaient pas, il n’y aurait guère lieu de les créer telles quelles aujourd’hui. En effet, elles répondaient en leur temps, pour l’essentiel le XVIIe et le XVIIIe siècle, à des besoins et à des finalités, assumées et assurées de nos jours par des institutions différentes, des universités, des centres de recherche, des colloques, des conférences, des réseaux de communication.
Mais, même si elles ne servaient à rien, il faudrait conserver les académies pour leur antiquité même. La plus ancienne, l’académie pontificale, devenue celle des Lincei, date de 1603. La nôtre est la plus récente en France, mais elle a été fondée, malgré tout, en 1795. Il serait dépourvu de sens de décider aujourd’hui la construction de Versailles ou de Chantilly, mais il serait encore plus insensé de les détruire ou de ne pas les entretenir. En effet, ce ne sont pas seulement des reliques, ce sont avant tout des ancrages dans le passé et des réalités permettant aux générations successives de se réclamer d’un héritage commun. Or, le XXIe siècle est assuré de connaître des bouleversements profonds et des remises en cause radicales, sous la pression conjointe de deux développements distincts, l’unification des histoires humaines et la modernisation des sociétés. De même que la personnalité se dissout, si la mémorisation et la remémoration lui sont fermées, de même les sociétés humaines, qui ne peuvent exister et prospérer que si elles sont enracinées dans un passé toujours présent. Nos académies font partie de ce patrimoine depuis des siècles.
La justification par l’antiquité est plaidable, mais elle pourrait être un peu courte. Notre académie n’est à coup sûr pas un centre de recherche, car elle ne forme pas un corps de spécialistes attaché à l’exploration de questions distinctes et constitué en relais dans un réseau de centres voués à la même entreprise. Se pourrait-il qu’elle soit un club ? Le club est un produit du XIXe siècle pour l’essentiel, qui se réclame d’une filiation distincte et se propose une finalité différente. Alors que les académies sont des avatars modernes des universités médiévales, les clubs sont plutôt les avatars contemporains des salons modernes. Ils créent un espace social homogène, où se rencontrent des gens du même monde, qui ont plaisir et intérêt à se rencontrer, pour deviser agréablement, échanger des idées, nouer des relations, former des coteries, alimenter le snobisme… Notre compagnie ne répond pas à cette définition du club, car elle ne pratique pas l’art de la conversation comme son liant essentiel, mais bien plutôt celui de la discussion, qui ne se confond pas avec celui de l’argumentation entre chercheurs. S’ils ne conversent ni n’argumentent, de quoi discutent les académiciens et quelle peut bien-être l’utilité de leurs discussions ? J’aimerais apporter des éléments de réponse, en prenant appui sur ce qui s’est fait cette année et en essayant d’en tirer des enseignements en forme de justification.
Un premier constat est l’étonnante diversité des intérêts et des compétences réunis. Pour la révéler entièrement et en prendre toute la mesure, j’avais décidé, contrairement à des habitudes immémoriales et donc récentes, de ne pas imposer de thème à l’année et de faire intervenir exclusivement des académiciens titulaires, en procédant selon l’ordre inverse de l’ancienneté d’élection. Tous ont répondu avec un esprit d’ouverture et de disponibilité qui ne m’a pas étonné, mais comblé. Je serais très curieux de vérifier, s’il existe beaucoup d’enceintes dans le monde, où il soit possible d’entendre traiter avec science et conscience, hauteur et profondeur, rigueur et élégance, une gamme aussi variée de sujets que celle qui nous fut offerte cette année. Jugez-en par vous-mêmes :
- « La légitimité de l’humain » et « L’émergence d’un ordre juridique mondial » ;
- « La diplomatie aujourd’hui » et « Le vin et la condition humaine » ;
- « La religion de Flaubert » et « Les modes de scrutin » ;
- « La fin de vie et l’euthanasie » et « Rationalité, psychologie et économie » ;
- « L’intérêt général » et « L’actualité de Hegel » ;
- « L’élection et les pouvoirs du Président de la République depuis 1848 » et « Le droit au juge » ;
- « Qu’est-ce qu’un think-tank ? » et « Quand les premiers intellectuels appartenaient à l’Institut » ;
- « Qu’est-ce qu’une politique culturelle à l’étranger ? » et « Le droit entre espoir et réussite du juste » ;
- « Le hasard moral » et « Réflexions sur la sociologie » ;
- « La tentation du consensus » et « Administration et justice » ;
- « La surveillance de la compétitivité dans une union monétaire » et « Les fluctuations du climat dans la France septentrionale et centrale depuis le XVIIIe siècle » ;
- « Le goût d’entreprendre » et « La poursuite de la mondialisation : nécessité et contrainte » ;
- « L’actualité du Timée de Platon » et « Le nouveau système international » ;
- « Peut-on encore parler de progrès ? » et « Le débat intellectuel en Chine aujourd’hui » ;
- « Les animaux ont-ils des droits ? ».
Cette énumération sèche d’intitulés rend compte, peut-être, de l’extension de nos intérêts, mais elle ne rend pas justice, loin s’en faut, à la richesse des propos. Surtout, elle ne retient rien de ce qui suit les exposés, à savoir les questions adressées à l’orateur et les réponses improvisées par celui-ci. Les unes permettent de pousser plus avant l’examen du sujet, par l’entremise d’interrogations, d’objections, de contributions, de précisions. Les autres réservent une ouverture pour nuancer, compléter, développer. Les participants savent d’expérience que ces échanges impromptus sont souvent plus instructifs et enrichissants encore que les exposés eux-mêmes.
La diversité ne s’égare pas dans la dispersion. En effet, tous les efforts concourent à une même fin : explorer tous les aspects de la condition humaine dans la phase actuelle de son développement. Le titre de notre compagnie, « Académie des sciences morales et politiques », est trop restrictif et exprime mal ce dont elle s’occupe. « Académie des sciences de l’humain » me paraîtrait correspondre plus étroitement à la réalité. Il se peut qu’une innovation proposée par le bureau et entérinée par l’assemblée rende encore plus explicite et justifie encore davantage cette revendication. Il a été, en effet, décidé que, dès l’année prochaine, chacune des six sections qui composent l’Académie, aurait la charge de définir l’objet d’une séance et d’en assurer l’illustration. Cette initiative devrait permettre à la fois de concentrer les intérêts sur des questions plus pressantes et de couvrir tous les domaines de l’humain, en exploitant mieux les ressources et les compétences des sections spécialisées. Si l’expérience devait confirmer cet espoir, il serait possible d’accentuer encore la participation des sections à l’animation de l’Académie, en confiant à chacune la responsabilité de deux et, pourquoi pas, de trois séances dans l’année.
Le bureau a introduit une autre innovation, qu’il a convenu d’appeler « Les entretiens de l’Académie ». Il s’agit de mini-colloques, organisés, le lundi matin, à l’initiative entièrement libre d’un académicien, chargé d’en définir le thème et de faire appel à des compétences internes ou externes de son choix. De même que l’année académique est ainsi construite qu’elle réserve une trentaine de séances pour les communications, de même une trentaine d’entretiens au plus sont envisageables dans l’année. Or, à peine proposés et approuvés, sept entretiens ont été et seront organisés dès cette première année. Ici aussi, la diversité des intérêts et la versatilité des sujets sont éloquentes. Une nouvelle énumération devrait en persuader :
- un premier entretien a porté sur « Le projet de loi relative à la bioéthique » et a réuni des contributions savantes et fouillées sur : « La levée de l’anonymat du donneur de sperme » ; « L’identité humaine dans le projet de loi bioéthique » ; « Ne pas être privé par l’État de l’accès à ses origines : un droit fondamental de l’homme » ; « Recherches sur les cellules souches embryonnaires : le point de vue d’un biologiste » ; « Quel encadrement juridique pour les cellules de sang de cordon et de sang placentaire ? » ;
- un deuxième s’est attaché à « L’irrationalisme » et a donné lieu à trois communications sur « Positivisme et irrationalisme » ; « La révolution de l’information et l’irrationalisme » ; « Le rationnel, le non-rationnel et l’irrationalisme » ;
- le suivant a traité de « Vers une organisation mondiale de la finance ? » et a répondu à la question par « La crise actuelle : facteur de réforme du système financier mondial » ; « D’un non-système monétaire international à un ordre financier responsable » ; « Les aspects juridiques de l’émergence d’un ordre financier mondial » ;
- lui a succédé un entretien sur « Les pièges de la sécurité », examinés à cinq points de vue différents et convergents : « Sécurité et sûreté » ; « Sécurité et liberté » ; « Sécurité et dangerosité » ; « Sécurité et défense » ; « Sécurité et souveraineté » ;
- un cinquième entretien a cherché à préciser « Quelle place pour la France et pour l’Europe dans la division internationale du travail ? », en rassemblant des contributions sur « La division internationale du travail et les échanges internationaux » ; « Une analyse fine de la compétitivité des échanges » ; « Les expériences industrielles » ;
- deux entretiens sont encore prévus fin novembre et début décembre, l’un, en collaboration avec l’Académie des Sciences, sur « La disqualification des experts », et l’autre sur « Mondialisme et déclin ».
Il ne s’agit en aucun cas de conférences mondaines, mais de mises au point et de formulations de propositions denses et rigoureuses. En effet, la composition même de l’Académie, pour moitié des universitaires et pour l’autre moitié des acteurs de la vie politique, économique, administrative, diplomatique, nous fait obligation, dans le respect le plus strict d’une tradition pouvant se réclamer de la plus haute antiquité, de nous efforcer de conjoindre au mieux la réflexion et le souci du bien commun.
Je ne voudrais pas lasser votre attention, en vous mettant au fait de tous nos travaux. Mais je ne peux pas passer sous silence les groupes de travail, qui, en s’y consacrant sur un plus long terme, s’occupent de sujets aussi variés que « La formation en alternance » ; « L’apport de la physique contemporaine à la théorie de la connaissance » ; « La réforme du régime général des obligations » ; « La mondialisation et les mutations épistémologiques ». Je ne peux pas ignorer non plus deux grands chantiers conduits, avec l’appui de la fondation Del Duca et en collaboration avec des centres de recherche du Centre national de la recherche scientifique et de l’École des hautes études en sciences sociales. L’un a abouti cette année, qui portait sur « Les inégalités et le sentiment de justice » en France. L’autre devrait s’ouvrir l’année prochaine et se consacrer à l’étude des rapports réciproques entre la guerre et la société, d’un point de vue comparatiste incluant les diverses aires culturelles et les différentes époques et en conjoignant les apports de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire. Ces entreprises, à la fois plus centrées et plus ambitieuses, veulent prolonger une tradition de notre académie, en conduisant des enquêtes qui puissent marquer leur époque.
Toute cette production, abondante et régulière, demeure-t-elle confinée dans l’enceinte de l’Académie, à l’usage des seuls académiciens ? Il n’en est évidemment rien. Les communications hebdomadaires, suivies des questions et des réponses, sont enregistrées et diffusées par l’entremise de deux organes, d’une part le site propre de l’Académie sur Internet et, de l’autre, Canal Académie, le centre radiophonique de l’Institut. L’un et l’autre sont accessibles à tout un chacun et ouvrent à qui le désire leurs archives. Il en va de même pour les Entretiens. Mais il est apparu qu’il serait regrettable de se détourner entièrement de la publicité de nos travaux sur papier. De même que l’annonce s’est avérée controuvée, que l’ordinateur allait chasser le papier des bureaux, de même il est peu probable que l’électronique abolisse le livre et la revue. Dans un passé récent, l’Académie a renoncé à publier des « Annales » et décidé de les remplacer par la publication annuelle d’un volume collectif, rassemblant toutes les communications de l’année. Or, si les livres se vendent mal, sauf exceptions heureuses, les livres collectifs ne se vendent pas du tout, contrairement à ce que l’on constate dans les pays anglophones. C’est un fait, mal expliqué et réfractaire, semble-t-il, à toute réforme. Aussi bien, le bureau a-t-il proposé de créer un « Bulletin », à parution trimestrielle et consacré à la publication, sous son contrôle, de ses travaux, en partie du moins, et de ses activités. Mais, direz-vous, les revues ne se portent guère mieux que les livres. L’objection serait forte, si nous prétendions vendre le « Bulletin ». Mais il est apparu plus expédient et plus efficace d’en assurer le service gratuit à un millier de centres de diffusion de l’information et de guides d’opinion, dont il est espéré qu’ils s’en feront les échos. Le numéro zéro de ce bulletin paraît en ce mois de novembre. Il contient, entre autres, les actes des entretiens sur l’irrationalisme et sur l’organisation mondiale de la finance.
Mais pourquoi déployer tant d’efforts pour nous faire connaître et reconnaître ? Après tout, on peut plaider que notre compagnie trouve aussi sa raison d’être dans les activités de conseil, d’écriture, de consultation, de publication, de participation à des colloques et à des séminaires, d’enseignement, de recherche, d’animation de fondations, toutes activités qui nous occupent tous jusqu’aux âges les plus avancés. Il me souvient d’un propos de mon maître Raymond Aron, qui me confessait sur le tard, que l’Académie des Sciences morales et politiques était le seul endroit au monde où il se sentît jeune. Je confirme cette impression très étrange et très réelle. De fait, notre académie est une fontaine de jouvence avérée. Une preuve en est apportée par la liste des publications des membres. J’ai eu la curiosité de procéder à un sondage sur la production personnelle des académiciens, indépendante de leurs contributions à nos travaux. Une collecte élémentaire et sans aucune prétention à l’exhaustivité a révélé une bonne dizaine de livres depuis le début de l’année 2011 et des centaines d’articles, notes, préfaces, comptes rendus. J’ai renoncé à sonder les participations à des colloques, séminaires, conférences, tables rondes, groupes d’études. Toutes ces activités sont réelles et doivent impressionner tout observateur impartial, mais elles sont trop dispersées et discrètes, pour que le mérite en retombe sur l’Académie et qu’elles soient reconnues à l’extérieur comme des expressions remarquables de ses vertus de juvénilité. Aussi bien, les efforts de publicité engagés par le bureau ne sont pas destinés à se substituer à ce rayonnement diffus, mais veulent l’accompagner et le soutenir par des initiatives et des entreprises plus visibles et qui puissent être rapportées directement à l’institution.
La diversité des intérêts et l’intensité des travaux et des productions pourraient tenir lieu de justification de notre Académie, mais elles ne m’apparaissent pas suffisamment exclusives : des constats analogues pourraient être dressés par d’autres organisations dans les milieux les plus variés. Pour trouver une justification plus solidement ancrée dans l’exclusivité, il faut repérer des particularités de notre compagnie, qui la distinguent et en fassent un modèle. Rassurez-vous ! Je ne suis pas saisi par l’hybris et une enflure collective du Nous. Je me contente d’appliquer aux sciences morales et politiques les outils intellectuels du sociologue. L’Académie m’apparaît à certains égards comme un microcosme, permettant de saisir sur le vif et de tirer des enseignements sur deux développements macrocosmiques intéressant l’humanité entière. L’un et l’autre posent des problèmes cruciaux, qui engagent l’avenir. Je prétends que, sans en avoir déjà pris une pleine conscience, notre compagnie esquisse spontanément les formules de leurs solutions. L’un est la mondialisation, qui exige une reformulation radicale de l’humanisme. L’autre, moins apparent peut-être, est la spécialisation, qui demande l’invention de nouvelles formules généralistes. On peut observer à l’état naissant chez nous ce à quoi pourrait ressembler un humanisme généraliste, renouvelé à l’usage de temps inimaginablement nouveaux.
Comment transcrire la mondialisation dans le microcosme académique et y repérer un nouvel humanisme ? Un ethnographe attentif pourrait, me semble-t-il, repérer dans notre compagnie, en fonction de l’âge, de la formation, de la carrière et des inclinations, trois attitudes et réactions face à la mondialisation. Elles sont peu explicites et encore moins exclusives. Tous, je pense, tiennent qu’il s’agit d’un développement irréversible, dont il est impossible de prévoir sur quel monde nouveau il finira par déboucher. Mais le constat peut être pris de trois manières différentes. Pour les uns, peut-être insérés plus étroitement dans le cadre hexagonal, il s’agit sinon d’une catastrophe absolue, du moins d’un décrochage fâcheux par rapport à une situation antérieure bien plus satisfaisante. Une telle nostalgie prend presque irrésistiblement comme point de référence l’état et la position de l’Europe dans le monde dans la seconde moitié du XIXe siècle. De fait, on peut placer le bonheur des Européens en tant qu’Européens en cette période et souhaiter le sort heureux de Frédéric Mistral, né en 1830 et mort en 1914, juste avant la grande catastrophe et la fin effective de la gloire de l’Europe. Une telle position conduit à tenir que ce qui a été mis au point à travers les siècles en France et en Europe est un point de perfection à proposer à l’imitation du monde entier.
Pour d’autres, ce point de vue est respectable mais dépassé, car, par la force des choses, les mises au point européennes conservent sans doute leur valeur, mais celle-ci est particularisée par les résultats d’explorations culturelles conduites parallèlement sur d’autres continents. D’universels, les acquis européens sont devenus particuliers, mais ainsi font tous les héritages culturels, si bien que la mondialisation est perçue comme une addition et une juxtaposition d’ensembles culturels clos sur eux-mêmes. Il reste à l’avenir à décider si les relations entre ensembles seront belliqueuses et régies par les compétitions pour la suprématie ou bien si une coexistence pacifique peut être instaurée, qui reposerait moins sur la tolérance que sur l’indifférence.
Pour certains, enfin, une position plus subtile et délicate à défendre pourrait s’avérer plus proche de la vérité et plus probable. Elle consiste, en substance, à poser que, l’humanité étant une espèce une, sa nature lui impose un certain nombre d’universaux proprement humains, mais que le propre de l’humain est aussi dans la nécessité de transcrire l’universel dans des interprétations culturelles particulières, dont les plus extensives et les plus durables s’appellent des civilisations. Pour compliquer encore le modèle, il convient d’ajouter cette autre particularité humaine remarquable, que les degrés de liberté exploitables par chaque représentant de l’espèce sont si élevés, que pas deux individus ne sont rigoureusement identiques, si bien que chaque être humain peut se forger sa propre interprétation originale de son héritage culturel et de son appartenance à l’espèce humaine. Si l’on adopte ce point de vue, on devient attentif à des développements actuels, en les interprétant comme autant d’indices et de symptômes, les uns visant l’universel humain, les autres s’attachant à mettre en valeur les racines culturelles, et d’autres encore appliqués à exploiter toutes les ressources de l’individuation.
Comment l’Académie des Sciences morales et politiques s’inscrit-elle dans ce vaste débat ? Du fait même de sa composition hétérogène et de la diversité de ses intérêts, les questions portant sur le « où en sommes-nous aujourd’hui ? » sont constamment à son ordre du jour, comme il apparaît en particulier dans le jeu des questions et des réponses, où les positions personnelles s’expriment plus ouvertement, parfois à leur insu. Il en résulte une exploration spontanée et chaotique des réponses possibles. Or, c’est très exactement l’exploration chaotique et spontanée que l’on observe à l’échelle planétaire, pour peu que l’on réussisse à s’abstraire de l’actualité décrétée par les médias et à se corriger de la myopie de l’instantané. On peut plaider qu’un nouvel humanisme est en voie d’émergence à l’échelle de la planète. L’émergence est, comme toujours, balbutiante, incohérente, brouillée et limitée à des cercles minuscules, mais le pari n’est pas stupide, qui soutient que l’humanisme en gestation prendra appui sur la convergence harmonieuse de l’universel humain, de l’ancrage culturel et de l’individuation personnalisée.
Un second problème, à implications gravissimes, est adressé à l’humanité par la modernisation, qui ne devient en ce moment planétaire que par la rencontre contingente avec le développement distinct de la mondialisation. L’âge moderne est caractérisé par plusieurs traits liés, la démocratie, la science, le développement économique, l’individuation et ce que les sociologues appellent la différenciation. Ils entendent par là une tendance à distribuer les activités humaines en domaines distincts, avec la conséquence que, sous la pression de la concurrence et du souci de l’efficacité, les domaines et les activités sont de plus en plus spécialisés. Mais, à mesure que la spécialisation augmente, la vision de l’ensemble se brouille et finit par disparaître. À terme, le risque est de parvenir à une efficacité maximale, en ayant perdu la capacité de préciser à quoi elle peut bien servir. Or, les humains sont, par nature, des généralistes, car, en tant qu’espèce du règne vivant, il leur faut assurer leur survie et, en tant que fondateurs d’un règne humain distinct, ils doivent résoudre un problème de destination. La survie et la destination sont des objectifs totaux et généraux, que la spécialisation ne permet plus de percevoir ni de poursuivre. Un excès de spécialisation est contre-productif et contre-final, car il menace la survie de l’espèce et lui fait perdre le sens de ses fins.
Les conséquences commencent à en apparaître et ne peuvent que s’aggraver en ce siècle. Le domaine où les effets sont les plus apparents est celui de la science. Ce mode merveilleusement efficace de connaître est allé de succès en succès en se diversifiant en sciences appliquées à des secteurs du réel de plus en plus précis et menus. Dans les sciences du règne humain, qui ne sont pas si attardées que le soutiennent les chercheurs dans les règnes physique et vivant, la spécialisation a atteint déjà un degré tel que les personnages du philosophe qui domine les fondements de toute cognition à la manière de Kant et de Hegel, de l’historien qui embrasse tout un pan des histoires humaines à la façon de Mommsen ou de Marc Bloch, du sociologue qui saisit toutes les dimensions de l’humain à la suite de Durkheim, de Weber ou de Pareto, que tous ces personnages ont à peu près disparu depuis la seconde guerre mondiale. Ce n’est pas que l’espèce soit devenue plus débile ni ses représentants moins savants, mais le savoir accumulé est devenu tel qu’il abaisse les ambitions et émousse les courages.
Il n’est pas douteux que la spécialisation continuera à s’imposer. Mais, passé un certain seuil, elle devient contre-productive, ce qui doit alerter les utilitaristes. Les humanistes doivent y être attentifs aussi, car comment concevoir un humain accompli qui ne serait pas complètement humain ? Le problème est simple à énoncer. Nous nous enfonçons dans un monde de plus en plus spécialisé, où chacun ne peut plus être que le spécialiste d’un domaine en voie de rétrécissement. Dès lors que le problème est vécu comme un problème à résoudre, pour des raisons d’utilité ou d’humanité, il importe peu, trois solutions et trois seulement sont accessibles. On peut choisir d’échapper à la spécialisation, en se coupant de la modernité et en cherchant refuge dans un monde prémoderne, paramoderne, postmoderne. Cette solution peut s’avérer sensée et praticable au niveau individuel, à condition de sortir du monde et d’adopter un genre de vie monastique. Outre que cette issue ne vaut que pour une infime minorité, elle postule une entrée en religion pour des raisons positives de recherche de la béatitude, alors que la motivation par le dégoût du monde garantit l’échec. La probabilité en est rendue très élevée que la solution conduise tout droit à des adhésions idéologiques et à des extravagances irrationnelles, parareligieuses, parascientifiques, parapsychologiques, paramédicales et autres para, dont les expressions actuelles sont nombreuses et apparentes.
Une deuxième solution est beaucoup plus satisfaisante, mais presque impossible à pratiquer. Elle consiste à accepter pleinement et sans restriction la contrainte de la spécialisation, tout en s’initiant sinon à toutes les spécialités, du moins à une sélection représentative de spécialités et en s’efforçant à chaque fois d’en saisir adéquatement l’essentiel. La réussite de la solution est révélée par la capacité non pas à participer aux discussions entre spécialistes, ce qui est impossible, mais à suivre leurs discussions et à saisir la portée de leurs conclusions successives. C’est un bel idéal de culture générale, mais il est inaccessible et ne saurait tenter que quelques athlètes, décidés à consacrer leur vie à le viser dans la certitude de ne jamais l’atteindre.
La troisième solution est beaucoup plus praticable, qui se présente comme une version plus modeste et modérée de la deuxième. Elle consiste à s’inscrire comme spécialiste dans des cercles réunissant des spécialités variées et à se donner la capacité d’entretenir avec tous les spécialistes du cercle des discussions et des entretiens instructifs et réciproquement enrichissants. On conçoit un cercle social, qui mettrait en présence un banquier, un juriste, un diplomate, un historien, un entrepreneur, un philosophe, un juge, un sociologue, un homme politique, chacun hautement compétent dans sa spécialité et assez cultivé pour s’ouvrir aux autres spécialités. C’est très exactement ce que l’Académie réalise et réussit de semaine en semaine et d’année en année. L’énumération de ses travaux en a souligné la diversité et illustré par l’exemple cette troisième solution. La convivialité et l’esprit libéral qui y règnent, ne sont pas seulement des bénéfices heureux de l’éducation et de la civilité, mais encore des expressions inattendues de la réussite à conjoindre la spécialisation et le généralisme. Je n’encourrai pas le ridicule de prétendre que notre compagnie est le modèle et le guide de l’humanité en ce domaine. Mais je soutiens qu’elle expérimente déjà une solution, qui est ou sera indéfiniment réinventée de par le monde. Il est bon et satisfaisant, quand il est question de réforme, de commencer par soi-même dans son coin, modestement et sans attendre des ébranlements universels. L’Académie n’est ni un centre de recherche ni un club, mais un cercle généraliste de spécialistes, un état qui doit lui servir de justification.