Les frontières de l’Europe d’un point de vue historique

Séance du lundi 19 janvier 2004

par M. Alain Besançon

 

Nous sommes bien obligés de partir de l’empire romain. Cet empire rassemblait les territoires sur lesquels il était possible de constituer des cités, sur un modèle analogue à la cité romaine. Il était borné donc par les zones où la constitution de civitates n’était plus possible, soit parce qu’on touchait des empires qui gardaient le système de la monarchie orientale et suffisamment forts pour résister, comme les pays iraniens, soit par qu’on arrivait aux pays trop barbares pour pouvoir se constituer en cités, comme les pays germaniques, l’Ecosse, l’Afrique au-delà de l’Atlas.

L’empire romain s’était étendu sur plusieurs aires de civilisation hétérogènes, le Moyen Orient, l’Afrique et l’Occident. C’est de cette troisième aire, qu’est sortie l’Europe au sens où nous allons la décrire.

Entre la chute de l’empire romain d’Occident et ce début de coagulation qu’a réalisé l’empire franc, sont spontanément apparues des frontières floues qui séparaient les royaumes formés par les peuples envahisseurs. Ainsi dans la Gaule, nous voyons un pays franc qui va jusqu’à la Somme, le royaume de Syagrius, qui rassemble les pays de la Seine, le pays wisigothique au sud de la Loire qui déborde sur l’Aragon et la Castille, et, sous les Burgondes, les pays rhodaniens. Je suis convaincu que ces frontières sont profondément naturelles, qu’elles dessinent des entités très anciennes, formées avant l’établissement des pouvoirs étatiques, et que de nouveaux pouvoirs étatiques vont bientôt recouvrir et partiellement effacer.

Il y a deux approches différentes de la question des frontières de l’Europe : celle qui se détermine à partir de l’extérieur et qui exerce une poussée sur l’Europe et celle qui se détermine à partir de l’intérieur et qui exerce une poussée vers ce qui n’est pas l’Europe. Je suivrai cette seconde approche.

Une première figure européenne est dessinée par l’empire carolingien. Il constitue encore aujourd’hui le massif central de Europe. Il se forme indépendamment de l’autre empire, l’empire romain d’orient qui n’est pas tombé, avec sa frontière nette du côté arabe, sa périphérie barbare au nord, le pays slave vaguement organisé par les varègues qui a son centre à Kiev. L’empire carolingien a des limites du même genre. Nettes et belliqueuse en Catalogne et en Aragon, en face du même conquérant arabe, fluctuantes du côté des barbares de l’est et du nord, les Avars et les Hongrois de la plaine danubienne, les Saxons de la plaine allemande, les insaisissables pirates et marchands scandinaves.

Quand meurt Charlemagne, l’unité religieuse est depuis longtemps rétablie. La dissidence arienne a disparu. L’évêque de Rome a étendu son patriarcat sur tout l’Occident. Le monachisme qui, depuis l’Irlande essaimait son style ascétique, et anarchique sur une partie du continent s’est effacé devant la solide règle de Saint Benoît.

Or cette unité intérieure était concomitante d’un schisme dans l’Eglise universelle. Certes la foi demeurait la même, mais comme la distance de civilisation entre les deux moitiés de l’ancien empire romain ne faisait qu’augmenter, les expressions de cette même foi ne furent plus comprises de part et d’autre. Les différences, les malentendus furent considérés comme d’impardonnables hérésies. C’était le moyen de l’époque pour légitimer et donner un tour sublime aux motifs inavouables de rupture. Ainsi l’usage à Rome d’azymes pour la confection du pain eucharistique, fut considéré comme une atteinte gravissime à la foi. Le grand prétexte de la rupture fut l’introduction progressive dans le credo latin de l’insertion du filioque. L’Esprit saint procède du Père et du Fils. Cette interpolation avait été introduite au Vème siècle en Espagne pour mieux lutter contre l’arianisme. Elle avait été adoptée dans l’empire carolingien et, plus tard à Rome. Mais quand les missionnaires francs l’employèrent en Bulgarie, chasse gardée de Byzance, cette interpolation qui n’avait pas suscité de critique jusqu’alors, fut qualifiée par le patriarche Photius en 866 « d’apogée du mal ». L’unité chrétienne se refit provisoirement, mais le vase était fêlé. Il se rompit définitivement en 1066, et la prise en 1204 de Constantinople par les croisés rendit vaine toute tentative de recoller les morceaux.

C’est pourquoi le christianisme, mais dans sa version latine devint pour longtemps, si j’ose dire, le marqueur principal de l’appartenance à une Europe en formation. La frontière de l’Europe fut d’abord la frontière du catholicisme latin. Le premier nom de l’Europe (citée comme telle lors de la victoire de Poitiers sur les Sarrasins) a été la chrétienté.

Il faut donc voir comment elle s’est constituée.

 

Le christianisme en Occident avait été partiellement balayé par les invasions barbares. Il fut rétabli en Gaule par de grands évêques issus pour la plupart de l’aristocratie gallo-romaine et défenseur de leurs cités. L’évangélisation de l’Europe centrale commença à partir des missions irlandaise, puis anglaises. Dans la dépendance du siège romain, peut être le plus grand évangélisateur de l’histoire, Winfrith, sous le nom romain Boniface, parcourut la Hesse, la Bavière, la Thuringe. Ce furent encore des moines et des évêques anglais qui convertirent la Hollande, la Frise, occupèrent les sièges de Hambourg et Brême, donnèrent au Danemark ses premiers évêques, fondèrent des missions en Norvège, parvinrent en Islande et jusqu’au Groenland.

De son côté l’empire franc usait de méthodes plus rudes. Une atroce guerre de trente ans finit par l’écrasement et la conversion des Saxons. Le refus du baptême signifiait la mort. Il n’est pas exclu que le souvenir de ce style de conversion ait joué plus tard son rôle dans le passage à la réforme du nord de l’Allemagne. La greffe chrétienne avait quand même pris. Or ce fut la Saxe et non pas la Bavière qui prit la direction du regnum teutonicum, et ce qu’avaient subi les Saxons sous Charlemagne, ce furent les rois saxons qui l’appliquèrent aux tribus slaves qui tenaient le pays entre l’Elbe et l’Oder. Pour les seigneurs allemands c’était un Far East, hors la loi, ouvert au pillage, à l’exploitation agricole et à l’évangélisation. Ils établirent dans ces marches une ligne d’évêchés qui marquaient l’avancée du Drang nach Osten allemand, Havelberg, Brandebourg, Meissen. Le projet d’Othon était de constituer Magdebourg en siège métropolitain de tout l’orient slave.

Cependant la frontière l’Europe carolingienne (notre première Union européenne des I5) ne se confondit pas avec la frontière de l’Europe historique.

Elle en fut empêchée par l’émergence de la Pologne. Mieszko avait fédéré les tribus slaves entre Oder et Vistule, mais s’il voulait résister à la croisade allemande, il devenait urgent pour lui de devenir chrétien. Il se hâta donc d’épouser une princesse tchèque, déjà chrétienne, demanda le baptême, obtint du pape l’autorisation d’établir son propre réseau d’évêchés, et baptisa en masse toute la population dans les lacs et les rivières. Nous sommes en 966.

Dans le dernier tiers du Xème siècle se convertissent de la même façon des princes barbares qui convertissent aussi leur peuple, Harald à la dent bleue, roi du Danemark, en 965, Geza 1er de Hongrie et son fils saint Etienne en 985, Olaf de Norvège en 993 et Olaf de Suède en 1008. La dernière de ces conversions, et la plus orientale, se produisit tardivement en 1385. Le dernier bastion païen, la Lituanie, avait hérité de la horde mongole la moitié orientale de la Russie. Mais il devait affronter la croisade presque annuelle des chevaliers teutoniques et des chevaliers porte glaive. Comme d’habitude, le salut était dans la conversion, et celle-ci prit corps dans un mariage avec la fille du roi de Pologne. Ladislas Jagellon traduisit lui-même le Pater et plongea son peuple dans les lacs et les rivières.

Ce sont donc pour des motifs politiques que les princes païens passèrent et firent passer leur peuple à la religion nouvelle. La conversion mettait leur principauté à l’abri de la croisade, forme de guerre très redoutable, et leur permettait d’y participer à leur tour. Elle assurait l’unité spirituelle du royaume grâce à une organisation ecclésiastique régulière et uniforme. Ce clergé fournissait un outil de gouvernement, instruit du droit, apte à former le noyau d’une administration régulière. Elle renforçait la légitimité du souverain, puisque de simple chef, il devenait un roi et mobilisait autour de sa dignité tout le corps de doctrine qui depuis Constantin, depuis David, entourait la monarchie d’une qualité sacrée. Enfin et surtout il entrait sur un pied d’égalité formelle dans la famille européenne, pouvait épouser des princesses de sang royal pour sceller des traités solides et respectés. On voit ainsi que pour entrer dans ce qui deviendra l’Europe, des conditions devaient être réunies. Aujourd’hui, ce sont la démocratie, l’état de droit etc. Au moyen âge, c’est l’adhésion à la religion catholique romaine. L’Eglise est un peu l’ONU ou la commission européenne de ce temps.

Ainsi, nous voyons se dessiner en filigrane, la frontière intra-européenne, celle qui sépare l’Europe carolingienne (celle des I5, avec l’Angleterre, en symbiose avec la France et avec l’Espagne reconquise), de l’Europe des 25, qui regroupe les pays dont la conversion s’est effectuée par ses propres princes, en s’appuyant les uns les autres (comme ceux de Pologne et de Bohême) et en s’appuyant directement sur la papauté romaine.

C’est pourquoi la frontière orientale de l’Europe « totale » s’arrêta au royaume de polono-lithuanie. Les princes slavo-varègues de Kiev, avaient hésité un certain temps. Le mot russe pour Eglise est Tserkov, qui vient de l’allemand Kirche. Mais l’empereur de Byzance ayant eu besoin de leur alliance dans une certaine circonstance, il les fit tomber de son côté. Ce qui fut accompli par mariage du prince de Kiev avec une porphyrogénète et baptême collectif en 989. La frontière de ce côté fut donc celle du filioque. Elle devient plus tard celle de la Horde tatare, puis celle de la Moscovie, mais le filioque subsista comme symbole de la séparation et comme motif de la haine parfaite.

Nous sommes maintenant à la fin du moyen âge. Les frontières sont désormais fixées pour deux siècles. Elles sont encore religieuses. A l’est, donc l’orthodoxie. Au sud est, l’empire ottoman, a conquis l’empire byzantin et occupe la péninsule des balkans. Au sud la Méditerrannée, reste disputée. La partie orientale est un lac ottoman, mais encore contesté par Venise. La partie occidentale est infestée par la piraterie maghrébine. L’Italie du Sud, la Sicile, Malte sont reprises depuis longtemps, et en Espagne la reconquista vient de finir avec la prise de Grenade.

 

Cependant la frontière n’est plus seulement religieuse. Elle devient une frontière de civilisation et d’une civilisation qu’il n’est plus possible de caractériser par la seule religion. A partir de XIème siècles, disent les historiens, le territoire enclos devient le siège de multiples changements qu’on n’observe pas au-delà de ses limites. Ces innovations sont tantôt des facteurs d’unification, tantôt de divisions dont le type est spécifiquement européens, si bien qu’elles contribuent indirectement à l’unité de la civilisation européenne.

Dans les premières, il faut ranger les changements techniques et matériels. Ils se diffusent à partir d’une zone centrale qui va de l’Italie du Nord à la Flandre. Ce sont, je cite en désordre sans pouvoir les épuiser, les labours adaptés aux plaines humides du nord, la différenciation de l’outillage, les procédés architecturaux, la construction navale, les pratiques militaires, les inventions métallurgiques et textiles , etc ; je n’en finirai pas. Cela permit à l’Europe de se remplir. Dès le XIIIème siècle dans les plaines fertiles de Picardie, on note des densités de 40 habitants au kilomètre carré. Juste avant la grande peste, qui marque l’arrêt de la colonisation allemande et l’effondrement de la population française, l’Europe a atteint un plein démographique qu’elle ne dépassera pas avant la révolution agricole du XVIIIème siècle. A cette date, au sud et à l’est, en Afrique ou en Russie, s’étendent des aires comparativement vides.

Il existe encore des institutions qu’on peut qualifier de paneuropéennes. L’Eglise, bien sûr, et avec elle une langue supérieure de communication, le latin. Grâce au latin, l’héritage des lettres antiques est conservé vivant et reste à la base de l’éducation. Le maillage de la hiérarchie ecclésiastique est redoublé par les grands ordres, bénédictins, cisterciens (c’est dans un couvent cistercien de Prusse orientale que la Vodka a été mise au point), dominicains et franciscains. A partir de Bologne, de Paris, d’Oxford, de Cologne, le réseau des universités s’étend vers le nord et vers l’est tchèque, hongrois, polonais.

La société féodale est création de l’Europe seule. Son type pur se trouve en France, entre la Loire et la Meuse, mais son esprit se retrouve dans toute l’Europe, bien qu’affaibli à mesure que l’on va vers les marches allemandes et la Pologne. Elle repose sur le contrat vassalique. Il se forme une chaîne contractuelle qui en partant du plus vassal, remonte vers l’instance supérieure, vers le duc, vers le roi. Le vassal se met au service du suzerain et celui-ci lui concède les moyens matériels de ce service, ordinairement une terre en fief. La société féodale est donc une organisation volontaire d’hommes libres, liés entre eux par des obligations mutuelles, garanties par un serment. Ce système n’existe nulle part, ni en Russie, ni dans les pays musulmans, ni en Inde, ni en Chine. Il faut aller jusqu’au Japon pour observer quelque chose d’analogue. Il permet l’existence d’une noblesse, consciente de ses obligations morales, de ses manières supérieures fondées sur le sentiment intime de sa liberté.

Une expression très visible de l’unité européenne est l’art, et précisément l’art gothique. La frontière orientale de l’Europe peut se lire comme la ligne qui réunit les dernières églises gothiques. Cette ligne borde donc la Finlande, les pays baltes, la Pologne, la Hongrie, la Croatie, la Slovénie. C’est exactement la frontière de l’Europe des 25, celle qui va être officialisée en mai de cette année. Au delà, par une rupture nette, s’annonce l’art byzantin et musulman.

 

Le style des conflits qui divisent l’espace européen contribue à l’unité de l’Europe parce que on ne le rencontre pas ailleurs. Les deux principaux sont le conflit permanent entre l’Eglise et le pouvoir politique, et le conflit entre l’Empire et les états nationaux, qui se redouble par le conflit entre les états nationaux eux-mêmes. Il y eut un moment où l’Eglise fut sur le point d’être digérée par l’autorité impériale et par l’autorité des grands de la société féodale. On sait qu’elle s’en émancipa en partie à la suite d’un long conflit, ou la papauté trouva appui sur les ordres religieux. La réforme grégorienne aggrava la distance entre l’Eglise latine, autonome, et l’Eglise d’Orient, soumise au pouvoir impérial. D’autre part, comme l’a souvent souligné Baechler, l’originalité de l’empire romain d’occident fut de ne pas se reconstituer. L’autorité impériale ne tarda pas à se fragmenter en unités plus petites, déjà plus ou moins nationales, au sein desquelles se produisit une concentration du pouvoir au dessus de la chaîne féodale, et qui ne cessèrent de se faire la guerre.

Une autre particularité de l’Europe est l’intensité du conflit dogmatique. A la différence du monde orthodoxe où les Eglises s’appuyaient sur une base ethnique, l’Eglise latine étant transnationale ne pouvait garder son unité que par une attention continue à l’unité de sa doctrine. Cela entretenait dans les universités à la fois une vitalité intellectuelle intense et les occasions de disputes et de déchirement. L’Eglise put espérer un instant établir la paix autour de la synthèse particulièrement large et belle de S. Thomas d’Aquin. A peine l’Aquinate fut il mort, que la synthèse s’écroula et qu’avec Duns Scot, Guillaume d’Occam et bien d’autres, une révolution de pensée commença et ne s’arrêta plus.

Crise continue de l’empire, crise continue de l’Eglise, crise dogmatique finirent par s’additionner pour provoquer la grande rupture de la Réforme. Mais il faut bien voir que les deux moitiés désormais opposées de l’Europe en deviennent plus européennes que jamais. Le protestantisme réunit une problématique existentielle issue d’Augustin, une théologie post-thomiste, une religiosité individualiste, le triomphe final de l’Etat national sur l’idée impériale. Cependant le monde catholique conduit sa propre réforme selon des voies qui ne sont pas si différentes, et tout cela écarte encore le christianisme européen de son jumeau oriental. Le conflit religieux conduit le pouvoir politique et la société vers l’affirmation des principes de la laïcité qui étaient déjà en germe dans la théorie catholique de l’autonomie du spirituel et du temporel.

Le XVIIème siècle est le théâtre d’une révolution dans la pensée. La science galiléenne, puis newtonienne avance des propositions dont la vérité est indépendante de la philosophie et de la religion et doivent nécessairement être acceptées par les esprits rationnels. Sur cette base s’élèvent des philosophies non chrétiennes, et un début de révolution technologique. L’Europe est sur la terre la seule région où se produisent toutes ces grandes transformations. Il est temps de jeter un coup d’œil synthétique sur cette Europe de la fin du XVIIème siècle.

 

Elle ne se définit plus par l’idée de chrétienté, parce que le christianisme s’est divisé, parce qu’il a perdu son monopole intellectuel, parce que ses organes hiérarchiques ont perdu leur autorité. Le compromis constantinien qui légitimait l’Etat par l’Eglise et garantissait l’application par l’Etat des normes approuvées par l’Eglise, ce compromis n’existe plus en pays protestant et est battu en brèche en pays catholique. Cependant on reconnaît l’Europe par un paysage spécial, un paysage complexe, celui où se sont produites toutes les transformations qui en produisent une nouvelle définition.

Par rapport au monde musulman et au monde orthodoxe, l’Europe est une zone dynamique, dont la population augmente rapidement et dont la richesse et le niveau de vie ont radicalement décollé. Le paysage rural annonce la mise en valeur moderne du sol. La ville est un centre politique autonome, un creuset économique, un nouveau monde social de bourgeois, d’artisans, d’ouvriers, de professions libérales toujours plus nombreuses et différenciées. Les classes supérieures qualifient leurs mœurs, qui tendent à s’unifier, d’européennes. Un même art, classique, baroque, rococo, met partout sa marque. Ce sont maintenant les éléments matériels et sociaux plus que les éléments spirituels qui comptent dans la nouvelle description de l’Europe. Mais comme ces éléments sont inégalement répartis, il faut maintenant clairement distinguer dans cette Europe moderne, un centre et des périphéries. Le centre, se trouve dans cette bande qui relie le sud de l’Angleterre à l’Italie du Nord. Il ne coïncide pas exactement avec les centres politiques, mais la France, avec l’Angleterre et la Hollande constituent les pays modèles que la périphérie cherche à imiter dans leur puissance, leur prospérité et dans leurs moeurs. La périphérie comprend d’une part les pays ibériques, d’autre part les pays situés à l’est de l’Elbe. Dans ces derniers pays, le paysan est moins libre, parfois serf, les villes sont moins nombreuses, la société est moins complexe, les mœurs moins policées et le pouvoir politique plus dur.

Mais bien que dans les confins le paysage perde peu à peu ses traits européens, la frontière orientale de l’Europe reste celle de la fin du moyen âge. C’est-à-dire qu’elle passe toujours par la frontière qui sépare la Russie de la Suède et de la Pologne et par celle qui sépare l’empire Ottoman de la Pologne et du Saint Empire romain germanique. Les changement sont ailleurs : au sud, la méditerranée est devenue un lac européen. A l’ouest, l’Europe se prolonge au-delà de l’Océan par ses colonies qui sont peuplées et contrôlées étroitement par les métropoles.

 

Franchissons un siècle, et mettons nous par la pensée au lendemain des traités de Vienne. Le changement est considérable.

Les colonies américaines se sont émancipées. Voici l’Europe ramenée à son rivage océanique, mais les nouvelles nations conservent la civilisation matérielle et morale de l’Europe et les frontières ne sont pas du même type que celles qui demeurent à l’Est et au Sud.

C’est à l’est que se posent les problèmes qui aujourd’hui restent les nôtres, à savoir le problème turc et le problème russe.

Le monde turc a longtemps été à juste titre la hantise de l’Europe. N’oublions pas qu’au XIVème siècle, la Chine, la Russie, l’Egypte, le monde arabe, le monde persan et une partie du monde indien étaient gouvernés par des princes turco-mongols. Il faut ici faire une remarque. Bien que l’Europe dès cette époque fût matériellement, socialement et intellectuellement très supérieure au monde turc, ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle obtint sur lui la supériorité militaire. Une meilleure technique d’équitation, un meilleur emploi de l’arc, une meilleure tactique suffisaient pour que les chevaleries européennes se fissent régulièrement écraser. En I526 la presque totalité de la noblesse hongroise fut anéantie à la bataille de Mohacs et la Hongrie, vieux et puissant royaume européen passa pour un siècle et demi sous la domination ottomane. Il s’en fut de très peu qu’en 1529 l’Autriche ne subît le même sort. L’armée turque, la Horde, disposait d’une bonne artillerie et par leur technique d’entraînement les janissaires dépassaient en qualité et en modernité les meilleures troupes européennes. En I571 à Lépante, en 1683 encore sous les murs de Vienne, la fortune des armes balança dangereusement. Ensuite, ce fut le reflux, mais que ce soient les campagnes du Prince Eugène, les campagnes russes sous Pierre, sous Catherine, sous Alexandre II, la guerre turque ne fut jamais pour personne une petite affaire. Les Alliés en firent encore l’expérience pendant la grande guerre et les Grecs en 1922.

Outre une valeureuse armée, les Turcs disposèrent le plus souvent d’une excellente diplomatie. Elle a su mettre dans leur jeu la France contre le Saint Empire, le Saint Empire contre la Perse, l’Angleterre et la France contre la Russie, l’Allemagne contre l’Angleterre, enfin depuis cinquante ans les Etats-Unis contre la Russie soviétique. Cela explique la lenteur du recul turc au XVIIIème et au XIXème siècle. Jouant entre les puissances, le fameux homme malade réussit à conserver une partie des Balkans jusqu’au XXème siècle, et il conserve toujours les détroits. Constantinople, c’est à dire Istanbul, aujourd’hui purement turque, est plus peuplée que Paris ou Londres.

Bien qu’au cœur des dispositifs du concert européen, le monde turc n’a jamais été considéré comme européen. Il ne l’était pas par son histoire, puisqu’il était étranger à toutes les expériences que je viens d’énumérer. Il ne l’était pas par sa religion, ni par son droit, ni par ses mœurs. Un européen ne pouvait s’établir dans l’empire et y occuper une position importante, qu’à condition de se convertir à l’islam. Quand la Hongrie fut occupée, elle fut vidée d’une grande partie de ses habitants, les hommes devenant esclaves, les femmes entrant au harem.

Au XIXème siècle, particulièrement sous le sultanat d’Abdul-Medjid, l’empire essaya d’introduire des réformes. Elles visaient d’abord à rétablir la puissance de l’administration centrale et la puissance de l’armée, en empruntant quelques recettes européennes. Mais elles ne correspondaient nullement à un projet d’ensemble d’européanisation comparable à celui des empereurs petersbourgeois. La révolution jeune turc de 1908, nationaliste et autoritaire poursuivit cette réforme à but limité, ce qui n’empêcha pas l’effritement de l’empire, sa mise en tutelle économique, les défaites dans les Balkans et enfin la volatilisation finale de l’empire en 1918.

De cette épreuve sortit une nation. Atatürk, victorieux, ayant assuré l’indépendance de son pays, fut assez fort pour entreprendre, à la manière dure et despotique de Pierre le Grand, une européanisation profonde. Elle alla plus loin que le simple projet militaire. Certes l’armée, la Horde, fut établie garante de la réforme. Mais celle-ci toucha les institutions civiles, la justice, le droit, l’enseignement, l’écriture, la représentation parlementaire, enfin l’abolition du califat, la séparation officielle de l’Etat et de l’islam, c’est-à-dire la laïcisation. La nation turque, devenue homogène à l’exception de l’élément kurde par l’extermination ou l’expulsion des Arméniens et des Grecs, a donc le plan et la façade d’une nation européenne, de type jacobin. Peut on la qualifier d’européenne ? C’est affaire de définition. Si on regarde l’histoire, la notion d’une communauté d’expérience et de civilisation, certainement pas. Si on regarde les institutions et qu’on décide d’en faire le critère d’appartenance à l’Europe, la question se pose. Encore en faudra-t il en examiner le fonctionnement réel.

 

Le problème russe se présente autrement. Au XVIIème siècle cet empire, qui était déjà aussi étendu qu’aujourd’hui, était, aux yeux de l’Europe, beaucoup plus « barbare » et beaucoup moins connu que l’empire ottoman. Il était aussi moins redoutable : les faibles forces de la Suède et de la Pologne avaient suffi à le tenir en respect. La révolution pétrovienne ne visait au départ que des buts de puissance, à la façon turque. Mais si atroces que fussent ses procédés, ils entamèrent une révolution bien plus profonde. Elle était possible parce que le peuple russe était un peuple chrétien. Bien que l’Eglise « pravoslave » nourrît contre l’occident catholique et protestant une haine profonde, le fait qu’elle fût soumise et même asservie plus que jamais à un empereur résolument occidentaliste, contribua à abaisser la barrière. Cette ligne occidentaliste de « développement » de style européen, la volonté de « rattraper et dépasser » fut celle de tous les empereurs petersbourgeois, à l’exception peut être de Nicolas II. L’européanisation fut conduite selon deux lignes qui ne cessèrent de s’entrelacer. La première, la ligne pétrovienne, consista à mobiliser et à intensifier en vue du projet toutes les recettes de puissance de l’Etat russe. La paysannerie fut donc esclavagisée et la couche supérieure, cléricale et ou profane forcée jusqu’en 1761 de servir toute sa vie un Etat tout aussi despotique qu’au temps d’Ivan le terrible, mais plus ou moins rationalisé et tout à fait sécularisé. La seconde ligne, se développa surtout à la fin du XVIIIème siècle, quand Catherine comprit qu’il fallait que la classe de service devînt par ses manières, par son instruction, et par ses droits personnels, une véritable noblesse, sur le modèle suédois, prussien, et dans la mesure du possible, français. Pour atteindre ce but, elle remit aux seigneurs la propriété d’une grande partie des paysans esclaves, privatisation réussie des moyens de productions On peut dire que les deux lignes réussirent. Dans celle de Pierre, la Russie eut très vite une armée redoutable, et dans celle de Catherine elle eut, dès les débuts du XIXème siècle, une vraie civilisation. Certes, cette Russie civilisée n’était qu’un radeau flottant sur une mer de barbarie (je paraphrase Pouchkine), mais elle ne cessa de s’étoffer tout au long du XIXème siècle. Elle fut capable de produire une littérature, une musique, un art dont l’inspiration et les sources sont totalement européennes et qui furent reconnues comme telles dans toute l’Europe.

Ainsi, alors que l’empire ottoman ne cessa de reculer en Europe pendant deux siècles, l’empire russe ne cessa d’avancer. Sur la Suède il prit les pays baltes et la Finlande, sur la Pologne il prit l’Ukraine puis les deux tiers de la Pologne elle-même. Si elle avait tenu un an de plus en 1917, il eût obtenu, selon la promesse de la France, le reste de la Pologne, un grand bout d’Allemagne, la domination des Balkans, enfin Constantinople. Etant donné le formidable dynamisme démographique, économique et culturel qui était le sien il eût dominé l’Europe. Heureusement (ou malheureusement) Lénine vint.

Alors que la Turquie ne fut jamais considérée comme européenne, la Russie, qui pourtant sous Pierre le Grand ne l’était pas plus, fut assez facilement reçue dans le concert européen. Il n’y eut que le pape pour refuser jusqu’en 1815 au tsar russe le titre d’empereur. La raison principale était qu’à mesure que la Russie avançait vers l’ouest, la Prusse, l’Autriche avançaient vers l’est et que l’Angleterre se servait aussi largement dans le reste du monde. L’avancée russe fut donc acceptée.

En 1914 la Russie faisait donc partie du concert européen. Mais était elle tenue pour européenne ? La réponse est délicate. Toutes les productions da la culture russe l’étaient, ainsi que les manières et le style de vie de la classe supérieure. Il restait cependant deux obstacles. D’abord la religion qui n’a cessé de se faire plus exclusive, plus hautaine, plus orgueilleuse tout au long du XIXème siècle. Elle soutenait les mythologies slavophiles, l’idée d’un chemin séparé, la transfiguration de la Russie, le mépris de « l’Europe », comme elle disait. Elle imprégnait la littérature. Jamais la barrière du filioque n’a pris des proportions plus colossales et plus séparatrices qu’à la veille de la Grande Guerre. Ensuite le régime. Quel était le régime russe ? On peut dire qu’à la fin du règne de Catherine il prenait la figure d’un Ancien Régime à l’européenne, un peu dur et sommaire, d’allure prussienne plus que française, mais d’un type connu et reconnu. Or c’est justement à ce moment là que la Révolution française vint délégitimer tous les Anciens régimes d’Europe, et les contraignit à un alignement progressif sur le Nouveau Régime représentatif. Tous, sauf le Russe, qui resta tel quel jusqu’en 1905 et même 1917. L’Ancien Régime russe perdait sa légitimité même à aux yeux de sa noblesse et de l’intelligentsia, de plus en plus européanisés. On attendait donc sa chute.

Elle vint et ne se produisit pas comme on l’attendait. La frontière de l’Europe fit alors un bond vers l’est, par l’émancipation de la Pologne, des pays baltes, de la Finlande, de la Bessarabie. Le régime russe prit la tournure que l’on sait, la plus contraire aux mœurs de l’Europe. On le compara à tort au despotisme de la Moscovie, dont il avait repris certaines recettes mais à des fins utopiques, totalement subordonnées à l’idéologie totalitaire. La frontière séparant l’Europe de l’URSS devint quelque chose d’infranchissable, infiniment plus tranchée, gardée, policière que celle de l’ancien empire russe, qui pourtant faisait déjà exception aux normes européennes. Ce rideau de fer, à la faveur de la guerre, s’avança de nouveau vers l’Occident et sépara radicalement de l’Europe Varsovie, Budapest, Prague, Dresde. Il passa donc au cœur de l’Europe historique. Pendant quarante ans la frontière de l’Europe parut ramenée à celle du vieux noyau carolingien des empereurs othoniens.

Pendant plus de quarante ans l’Europe soviétisée a été purgée de ses élites, abrutie, broyée dans toutes ses structures, isolée, en partie russifiée. Elle ressort de captivité depuis dix ans dans un très mauvais état. Appauvrie, mutilée par l’arrêt de son développement, incertaine en toutes choses sauf d’une : de son indéfectible appartenance à l’Europe. Plus que jamais pour elle, la grande frontière est celle qui la sépare de la Russie et elle tâche de la consolider par tous les moyens. On se rend mal compte ici de la fête que fut pour la Pologne l’adhésion à l’Otan. Reprendre pied dans l’Europe, c’est le programme commun de la région. On comprend qu’elle compte tellement sur la puissance américaine. D’influence russe dans la culture, dans la pensée, dans les arts, il n’est plus question.

Et la Russie ? Elle sort ruinée du communisme. Elle a subi une saignée démographique unique au monde. Il y a moins de Russes qu’en 1917, et ils ne font plus assez d’enfants. Sa puissance économique est passée derrière celle de l’Espagne. Tous les agrandissements réalisés depuis Pierre le Grand, voire depuis Alexis Mikhailovitch, sont annulés.

Ce n’est donc pas sa surpuissance qui rend problématique une intégration éventuelle à l’Europe et donc une extension des frontières de celle-ci non pas jusqu’à l’Oural, qui n’a jamais été une frontière, mais jusqu’à la Chine et au Pacifique. Mais c’est plutôt la volonté russe elle-même. Son régime est ce qu’il est, et les Russes sincèrement occidentalistes, car il y a beaucoup, sont partagés entre le rire et les larmes quand la presse étrangère le décrit comme une emergent democracy. Quant à l’Eglise orthodoxe, elle est mise à profit par ce pouvoir pour nourrir le nationalisme le plus extrême et le plus hostile à tout rapprochement avec la latinité.

Concluons donc tristement : l’Europe s’arrête là où elle s’arrêtait au XVIIème siècle, c’est à dire quand elle rencontre une autre civilisation, un régime d’une autre nature et une religion qui ne veut pas d’elle.

Texte des débats ayant suivi la communication

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