Grand prix de l’Académie 2000

attribué à Alexandre Soljenitsyne pour l’ensemble de son œuvre

 

“Ce mensonge général, imposé, obligatoire, est l’aspect le plus terrible de l’existence des hommes de votre pays. C’est une chose pire que toutes les infortunes matérielles, pire que l’absence de toute liberté civique. Et tout cet arsenal de mensonges (…) est le tribut payé à l’idéologie : tout ce qui se passe doit être relié à cette idéologie morte (…). C’est elle qui est responsable de tout ce sang versé, du sang de soixante-dix millions d’hommes”.

(Alexandre Soljenitsyne, Lettre aux dirigeants de l’Union Soviétique, 1974)

 

Alexandre Soljenitsyne est un des héros de la lutte pour la vérité du siècle qui s’achève. L’auteur d’Une journée dans la vie d’Ivan Denissovich et de l’Archipel du Goulag a contribué à l’effondrement du système soviétique en en démasquant aux yeux de tous les atrocités.

Historien, il rend le même culte à la vérité, retraçant, dans son cycle de romans historiques Roue Rouge, l’histoire véritable du XXe siècle russe.

 

Cérémonie de remise du Grand Prix de l’Académie 2000 à M. Alexandre Soljenitsyne
(le 13 décembre 2000 à l’Ambassade de France à Moscou)

 

Une délégation de l’Académie, menée par M. Roland Drago, Président, et comprenant MM. Thierry de Montbrial, Jean Cluzel et Alain Besançon, s’est rendue à Moscou du 12 au 15 décembre 2000.

 

De gauche à droite, Thierry de Montbrial, Alain Besançon, Alexandre Soljenitsyne, Jean Cluzel, Roland Drago

 

Le but de ce voyage était de remettre le Grand Prix 2000 de l’Académie à M. Alexandre Soljenitsyne. La cérémonie s’est déroulée dans les locaux de l’ambassade de France à Moscou, le mercredi 13 décembre à 11 heures, en présence de journalistes de la presse écrite et audio-visuelle russe et française. M. Roland Drago a ouvert la cérémonie par un discours présentant l’Académie et son Grand Prix. M. Alain Besançon a ensuite prononcé, en russe, un discours dans lequel étaient rappelés les mérites insignes du lauréat. Enfin, M. Alexandre Soljenitsyne a remercié, de façon circonstanciée, l’Académie de son geste.

 

à propos du Grand Prix

 


Allocution de M. Roland Drago, Président de l’Académie
Discours de M. Alain Besançon, membre de l’Académie
Réponse de M. Alexandre Soljenitsyne (en français)
Réponse de M. Alexandre Soljenitsyne (en anglais)

 

 

Allocution de M. Roland Drago, Président de l’Académie

 

Maître,

L’Académie des Sciences morales et politiques remet chaque année son Grand Prix à une personnalité française ou étrangère dont la personne et l’œuvre ont marqué l’histoire de l’humanité.

Notre Académie est une des cinq Académies qui constituent l’Institut de France. Son domaine d’activité correspond à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui les sciences sociales et elle comprend cinquante membres dans six sections correspondant à ses domaines d’activité : philosophie ; morale et sociologie ; législation, droit public et jurisprudence ; économie politique, statistique et finances ; histoire et géographie ; section générale.

La délégation venue à Moscou pour vous honorer comprend son Bureau composé depuis toujours par son président, son vice-président et son secrétaire perpétuel. Son vice-président est M. Thierry de Montbrial, fondateur et directeur de l’Institut français des relations internationales et professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers. Les publications de cet Institut, spécialisé dans les problèmes diplomatiques et dans ceux de l’économie internationale, sont nombreuses et réputées. Son directeur est lui-même l’auteur de nombreux ouvrages consacrés principalement à l’économie théorique ainsi qu’aux problèmes de l’économie mondiale.

Notre secrétaire perpétuel est M. Jean Cluzel, membre du Sénat de la République française pendant près de trente années. Il est un spécialiste connu des problèmes de télécommunication, de la radio, de la télévision et du cinéma ainsi que de l’administration et des finances locales.

Son président, qui vous parle, est professeur de droit constitutionnel et de droit administratif à l’Université de Paris II. En outre, je suis, depuis 1975, secrétaire général de l’Académie internationale de droit comparé et, à ce titre, j’ai participé à de nombreuses rencontres avec des juristes russes, notamment ceux de l’Académie des sciences et je suis heureux de retrouver demain certains d’entre eux.

Le Bureau a souhaité que se joigne à lui notre confrère Alain Besançon qui a été rapporteur du Grand Prix et prendra la parole dans un instant. M. Besançon est écrivain et historien. Il est professeur à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de l’Université de Paris et a publié un grand nombre d’ouvrages sur les questions internationales et notamment sur la Russie.

Maître, nous avons souhaité vous donner publiquement ces informations sur notre Académie puisque, par cette attribution du Grand Prix, vous êtes maintenant plus proche de nous.

Ce prix vous a été décerné par notre délibération du 26 juin 2000 car nous avons estimé que le XXème siècle qui se terminait avait été dominé par une personnalité telle que la vôtre autant par votre œuvre littéraire que par votre action déterminante dans l’évolution de la Russie et, finalement, du monde.

Votre œuvre lorsqu’elle a été connue et votre action ont éclairé les quarante dernières années de ce siècle dans votre pays et dans l’ensemble du monde. Celui-ci n’est plus le même grâce à votre courage et au prestige qui a été acquis par votre génie. Il y a trente ans, le prix Nobel vous avait déjà honoré, dans des circonstances tragiques. La France qui vous admire tant se devait de vous dire aujourd’hui sa reconnaissance.

Dans un instant, je vous remettrai donc ce prix qui est le signe de cette reconnaissance. Auparavant, M. Alain Besançon prononcera, en langue russe, votre éloge.

 

 

Discours de M. Alain Besançon, membre de l’Académie

 

Très respecté Alexandre Issaievitch, le Grand prix, que l’Académie des sciences morales et politique a décidé à l’unanimité de vous conférer, n’apporte qu’une modeste étincelle à votre gloire. Mais il convenait que ce prix vous soit donné pour l’honneur de notre Compagnie. Nous voulons en effet signifier publiquement que nous avons admiré le combat historique que vous avez mené et que vous avez gagné. Nous témoignons que nous l’avons suivi avec passion. Et si nous conférons ce prix aujourd’hui et non pas hier — quand cela aurait eu sans doute plus de retentissement — c’est que nous pensons que, dans le moment difficile que traverse votre pays, il n’est pas inutile de couronner l’athlète valeureux que vous êtes, dans la confiance que nous gardons que ce même combat pour la vérité et la liberté, qui ne finit jamais et qui recommence toujours, vous inspirera jusqu’au bout.

En cette matière notre Compagnie n’a pas à rougir, puisque, à peine constituée, elle a été supprimée parce que son esprit indépendant avait inquiété le pouvoir d’alors. C’est à cause de cette amitié pour la liberté et le droit qu’elle a admis dans ses rangs le grand André Sakharov. Vous étiez associé avec lui pour la même cause. Vous voici associé par nous dans le même hommage.

Votre marque dans l’histoire est profonde. Elle s’inscrit dans trois grands chapitres différents mais intimement liés.

Le premier est celui d’un protestataire intrépide et d’un militant politique avisé. Quand les “organes” se sont emparés de vous et vous ont jeté sans motif dans l’univers concentrationnaire, vous êtes entré dans une crise de conscience qui vous a transformé. Mais vous ne vous êtes pas contenté de rejeter le communisme, ses pompes et ses œuvres. Vous avez engagé le combat, le combat à mains nues de David contre Goliath. Vous avez allié au courage et à l’énergie extraordinaires un sens politique non moins étonnant. Quand vous avez estimé, après 1956, que l’étau pouvait se desserrer, vous avez engagé une partie compliquée avec Khrouchtchev et avec la censure, opérant pas à pas, avec prudence, évaluant, jour après jour, le rapport des forces — et il y a eu des jours où vous pensiez que vous pouviez l’emporter. Une journée dans la vie d’Ivan Denissovilch, tableau volontairement édulcoré de la réalité des camps, la censure l’avait laissé passer. Elle n’avait pas prévu que ce serait une bombe qui rendrait votre nom célèbre dans le monde entier et qui fissurerait le système. Cependant, Goliath restait debout et il fallut attendre encore près de trente ans pour qu’il s’abatte. Vous avez raconté cet épisode dans ce livre merveilleux de malice et d’ironie qu’est Le chêne et le veau. Toutefois, vous aviez mis dans votre fronde une pierre terrible, où l’horreur totalitaire du léninisme était désormais exposée dans son entier. Ces livres étaient rédigés et dactylographiés dans les conditions de la pauvreté la plus dure et de la clandestinité la plus stricte. Je suis fier que quelques Français vous aient aidé à passer vos manuscrits. L’Archipel du Goulag parut donc en Occident. Ce fut cette fois un tremblement de terre. Vous fûtes banni. Les États-Unis vous accueillirent et, pendant vingt ans, dans la tranquillité du Vermont, vous avez continué votre œuvre.

Et voici le deuxième chapitre de vos grandes actions. Vous avec donc fait connaître la réalité du régime léniniste. À vrai dire, malgré le secret, cette réalité avait toujours filtré. Mais ou bien la formidable puissance de propagande du régime, ou bien la sympathie répandue en Occident pour la cause du communisme, ou encore la difficulté de croire qu’une chose aussi invraisemblable que celle que montraient les documents et les témoignages existait vraiment troublaient la perception claire de la véritable situation et l’établissement d’un consentement général sur la matérialité du fait. Même le discours de Khrouchtchev de 1956 n’avait ouvert qu’une brèche étroite dans la muraille du mensonge. L’Archipel du Goulag, ce puissant bélier, à cause de sa force littéraire, de son ampleur passionnée et irréfutable, agrandit considérablement cette brèche. La vérité concrète de l’utopie léniniste au pouvoir, connue intellectuellement par peu de monde, fut rendue sensible au cœur de millions de lecteurs et eut, en Occident, une force de conversion.

Mais ce n’est pas assez de décrire, il faut encore comprendre. Or, dans votre Lettre aux dirigeants de l’Union soviétique, qui est de 1974, et que je tiens pour votre chef-d’œuvre, vous avez porté — je crois le premier — le diagnostic décisif. Je vous cite : “Ce mensonge général, imposé, obligatoire est l’aspect le plus terrible de l’existence des hommes de votre pays. C’est une chose pire que toutes les infortunes matérielles, pire que l’absence de toute liberté civique. Et tout cet arsenal de mensonges est le tribut payé à l’idéologie : tout ce qui se passe doit être relié à cette idéologie morte C’est elle qui est responsable de tout ce sang versé, du sang de soixante-six millions d’hommes“. Vous avez tenu ferme à cette intuition : que l’essence de ce régime, invariable depuis le 7 novembre 1917, n’est pas l’étatisation, ni la bureaucratie, ni la nouvelle classe, ni la dictature d’un homme, ni même le parti, ni généralement une structure sociale et politique, mais une “croyance” d’un certain type, qui, de votre temps, n’était même plus une croyance, mais un langage vide et obligatoire, l’idéologie. Quand elle s’est évanouie tout à fait, tout s’est écroulé, comme vous l’aviez prévu et préparé. C’est en cela que vous n’avez pas été seulement “un moment de la conscience humaine”, mais un acteur capital de l’histoire.

Troisième chapitre, l’historien. Nous vivons dans un siècle où l’histoire, ce qui s’est vraiment passé, est non seulement comme toujours difficile à établir, mais où elle a subi des falsifications volontaires de toutes sortes, mais jamais plus que dans la Russie soviétique, parce que le pouvoir avait vivement conscience que celui qui se rend maître du passé, se rend maître aussi du présent. Romancier, dans la ligne de Tolstoï, vous avez voulu, dans le gigantesque projet de la Roue rouge, rétablir l’histoire véritable de la Russie au XXe siècle. Vous avez voulu aussi dégager le meilleur esprit du peuple russe dans le récit si émouvant, tolstoïen lui aussi, de l’humble paysanne chrétienne Matriona, qui avait su garder l’esprit intact et le cœur pur. Votre interprétation historique, comme il est normal, a suscité des critiques et des réserves, des commentaires, qu’il n’est pas dans notre intention de discuter aujourd’hui. Sachez pourtant que notre Académie n’est pas indifférente à ces débats. Elle a compté, parmi ses membres, au moins deux grands historiens de la Russie : Anatole Leroy-Beaulieu et Alfred Rambaud, dont l’ouvrage, traduit en russe, ne vous est pas inconnu.

Il y a enfin un quatrième chapitre en cours ; ce sont, au retour de votre long exil, vos actions, vos interventions et vos livres dans la patrie retrouvée. Ce chapitre n’est pas clos, et notre Académie ne peut ni ne veut porter sur lui un jugement. Au moins peut elle témoigner de son expérience. Dissoute au moment où la France s’élançait à la conquête de l’Europe, elle fut reformée quand la France, ayant renoncé à ses rêves de puissance, s’efforçait de construire des institutions libres. Elle a toujours considéré que ce chemin modeste valait mieux pour la France, l’Europe et le monde que les illusions de gloire ou la domination sur des peuples qui ne la souhaitaient pas, ni ne la supportaient. Il y aurait peut-être un parallèle à faire entre la France d’après la crise révolutionnaire et impériale et la Russie d’aujourd’hui. Nous espérons que la Russie connaîtra aussi, avec un bon gouvernement, le bonheur de la liberté et du droit. Nous comptons qu’un des plus grands homme de ce siècle l’aide, à sa manière, à vouloir ce bonheur et à l’établir. Telle est, cher et profondément respecté Alexandre Issaiévitch, la raison du Grand prix que vous décerne avec joie l’Académie des Sciences morales et politiques.

 

 

Réponse de M. Alexandre Soljenitsyne (en français)

 

Il y a cinq siècles, l’humanisme s’est laissé entraîner par un projet séduisant : emprunter au christianisme ses lumineuses idées, son sens du bien, sa sympathie à l’égard des opprimés et des miséreux, son affirmation de la libre volonté de chaque être humain, mais… en essayant de se passer du Créateur de l’Univers.

Et le dessein semblait avoir réussi. Un siècle après l’autre, l’humanisme s’est imposé dans le monde comme un mouvement humain et magnanime et, dans certains cas, il a réussi à adoucir le mal et les cruautés de l’histoire.

Cependant, au XXe siècle, des chaudières bourrées de cruautés extrêmes ont par deux fois explosé : les Première et Seconde Guerres mondiales. Il ne restait plus alors à l’humanisme que deux possibilités : soit reconnaître son impuissance et baisser les bras, soit s’élever, par de nouveaux efforts, jusqu’à un nouveau palier. Et au milieu du XXe siècle, l’humanisme nous est apparu sous un contour nouveau — le globalisme prometteur : il est temps pour nous, n’est-ce pas, il est grand temps d’établir sur toute la planète un seul ordre relationnel (comme si cela pouvait se faire !). Hisser les autres peuples jusqu’au niveau de l’ensemble de l’humanité. Donner à toute la population de notre planète la possibilité de se sentir des citoyens égaux du monde.

Créer un gouvernement mondial formé de personnes d’une haute intellectualité qui vont mettre toute leur attention et toute leur lucidité à dépister les besoins des hommes jusque dans les coins les plus reculés de la terre, chez le moindre peuple. Il a pu sembler, durant un temps très court, que ce mythe d’un gouvernement mondial allait se réaliser, on en parlait déjà avec certitude. C’est à ce moment-là qu’a été créée l’Organisation des Nations unies.

Or, dans les décennies qui ont suivi, durant la seconde moitié du siècle, se sont fait entendre des coups de gong menaçants nous avertissant que notre planète est plus petite, plus exiguë que nous ne le supposions. Et bien moins résignée à accepter le poison que déverse l’activité humaine.

Nous avons tous en mémoire la fameuse conférence écologique de Rio de Janeiro et d’autres conférences analogues dont, ces toutes dernières semaines, celle sur le réchauffement de la planète. Tous les peuples du monde — en chœur, en chœur ! — ont supplié les Etats-Unis et les autres pays avancés : modérez donc le rythme effréné de votre production ! Il devient insupportable pour nous tous sur cette terre. Les Etats-Unis représentent 5 % de la population mondiale, mais consomment jusqu’à 40 % des matières premières et sources d’énergie, et apportent 50 % de toute la pollution du globe. Mais la réponse a été catégorique : NON ! Ou des compromis insignifiants, incapables de résoudre le problème.

La fraction privilégiée de l’humanité s’est tellement adonnée à la consommation, en volume comme en diversité, qu’elle en est devenue l’esclave : se limiter, est-ce possible ? À quoi bon ? L’autolimitation volontaire est de ces qualités qu’il est le plus difficile d’acquérir, que ce soit pour le particulier, les partis, les Etats, les corporations. La vraie signification de la liberté a été perdue : l’exercice suprême de la liberté consiste à se restreindre dans tous les aspects de l’expansion et de l’accumulation. “Le progrès pour tous” : voilà une formule qui est en train de disparaître du langage commun. Si des concessions sont nécessaires ici ou là, pourquoi les exiger de nous qui sommes les peuples les mieux adaptés et les plus efficaces, le milliard d’hommes cousus d’or ? De fait, la statistique montre que le fossé entre les pays avancés et ceux qui accusent du retard non seulement ne diminue pas, mais ne cesse de se creuser. Une loi cruelle s’est imposée : celui qui a pris une fois du retard s’y trouve condamné. S’il faut donc réduire l’industrie sur la terre, ne serait-il pas naturel de commencer par le tiers-monde ? (Ses frontières ne sont pas très nettement délimitées ; des pays isolés sur leur propre lancée arrivent bien à s’en dégager, mais cela n’infirme pas le tableau général.) Le tiers-monde n’a qu’à garder par-devers lui ses matières premières et sa main-d’œuvre. Pour mener à bien ce programme, aucune force politique ou militaire n’est d’ailleurs nécessaire, les puissants leviers financiers et économiques suffisent, les banques, les firmes multinationales. Telle a été la transformation de l’humanisme prometteur en humanisme directif.

Une telle transformation était-elle insolite pour l’humanisme ? Souvenons-nous que son développement a connu une époque où, après d’Holbach, Helvetius, Diderot, fut proclamée et acceptée par de nombreux adeptes la théorie de “l’égoïsme rationnel”. Si l’on parle sans fioritures, il s’ensuivait que le plus sûr moyen de faire du bien aux autres était d’obéir strictement à ses propres intérêts égoïstes. En Russie, les esprits éclairés du XIXe siècle enseignaient de même. Et, jusque dans la presse russe d’aujourd’hui, je rencontre l’expression “l’intérêt égoïste éclairé”. Comprenez : “Bien qu’égoïste, éclairé !”

Aussi l’humanisme rationaliste, cet anthropocentrisme opiniâtre et séculier, ne pouvait-il échapper à une crise inéluctable.

Et quel bon air cela nous a-t-il apporté ? Un totalitarisme économique, directif et universel ! Comment est-ce possible ? De surcroît, engendré par les pays les plus démocratiques qui soient !

Faisons un retour sur les années 20-30. Les meilleurs esprits en Europe étaient pleins d’admiration pour le totalitarisme communiste. Ils ne lui ménageaient pas leurs louanges, ils se mettaient avec joie à son service en lui prêtant leurs noms, leurs signatures, en participant à ses conférences. Comment cela a-t-il pu arriver ? Ces sages n’avaient-ils pas la possibilité de voir clair dans l’agressive propagande bolchevique ? À cette époque, je m’en souviens, les bolcheviques annonçaient littéralement : “Nous, les communistes, sommes les seuls vrais humanistes !”

Non, ces éminentes intelligences n’étaient pas si aveugles, mais elles se pâmaient en entendant résonner les idées communistes, car elles sentaient, elles avaient conscience de leur parenté génétique avec elles. C’est du siècle des Lumières que partent les racines communes du libéralisme, du socialisme et du communisme. C’est pourquoi, dans tous les pays, les socialistes n’ont montré aucune fermeté face aux communistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères idéologiques, ou si ce n’est des cousins germains, du moins au second degré. Pour ces mêmes raisons, les libéraux se sont toujours montrés pusillanimes face au communisme : leurs racines idéologiques séculières étaient communes.

On a beaucoup discuté sur le point de savoir si la politique devait ou non être morale. Généralement, on estime que c’est impossible. On oublie que, dans une perspective à long terme, seule une politique qui tient compte de l’éthique donne de bons fruits. Bien sûr, transposer directement des critères éthiques d’un individu à un grand parti, à des nations, ne peut se faire de façon adéquate, mais on ne doit pas non plus le négliger.

Sinon… On a estimé possible de commencer à écarter l’Organisation des Nations unies, considérée comme un obstacle ; dans certaines situations difficiles, de se passer du Conseil de sécurité ; voire d’ignorer complètement l’ONU : à quoi sert-elle quand nous avons une excellente machine de guerre internationale ? Et avec son aide, on se permet — oh ! uniquement dans un but humanitaire — de bombarder trois mois durant un pays européen avec ses millions d’habitants, de priver des grandes villes et des régions entières d’électricité, vitale de nos jours, et de détruire sans aucune hésitation les séculaires ponts européens sur le Danube. Etait-ce pour épargner la déportation à une partie de la population tout en condamnant à cette même déportation l’autre partie ? Etait-ce pour guérir une nation déclarée malade, ou pour lui arracher à jamais une province convoitée ?
C’est sous ces noirs auspices que nous entrons dans le XXIe siècle.

Que dire de la Russie d’aujourd’hui ? Ici, la politique est plus encore qu’ailleurs éloignée de la morale. Le destin de la Russie en ce siècle a été particulièrement tragique. Après soixante-dix ans d’oppression totalitaire, le peuple a été soumis à l’ouragan destructeur d’un pillage qui a détruit sa vie économique et sapé ses forces spirituelles. On n’a pas donné le temps à notre peuple assommé, de part en part blessé, de se relever, en premier lieu parce qu’on a étouffé toutes les tentatives d’auto-administration, toute initiative, toute velléité de faire entendre sa voix et d’avoir les mains libres pour bâtir son propre destin. Tout cela a été remplacé par une foule — plus nombreuse encore qu’à l’époque soviétique — de fonctionnaires qui dansent sur nos têtes. Notre classe politique actuelle n’est pas d’un niveau moral élevé, et son niveau intellectuel ne vaut guère mieux. Elle est dominée de façon monstrueuse par les membres non repentis de la nomenclature qui, toute leur vie, avaient maudit le capitalisme pour subitement le glorifier, par d’anciens chefs rapaces du Komsomol, par des aventuriers de la politique et, dans une certaine mesure, par des personnes peu préparées à ce nouveau métier.

De la Russie actuelle, on pense couramment qu’elle s’enfonce dans le tiers-monde. Des voix sinistres disent que c’est désormais sans retour. Je ne le pense pas. Je crois en la santé de l’esprit en Russie, qui, tout laminé qu’il soit, lui donnera les forces pour se relever de son évanouissement. J’ai du reste toujours cru que les potentialités de l’esprit l’emportent sur les conditions d’existence et qu’elles sont capables de les dominer.

Je pense que cette propriété de l’esprit aidera aussi l’Occident et la France à dominer la crise profonde qui s’annonce.

 

 

Réponse de M. Alexandre Soljenitsyne (en anglais)

 

Five centuries ago, humanism allowed itself to be drawn into a tempting project, to borrow from Christianity its feeling for good, its sympathy for the downtrodden and miserable, its affirmation of the free will of every individual…but attempting at the same time to leave out the Creater of the Universe.

At first the project seemed to succeed. Century after century, humanism imposed itself on the world as a humane and magnanimous movement, in certain cases even managing to soften somewhat the evil and cruelties of history.

Nevertheless, twice during the 20th century, cauldrons of extreme cruelty exploded into World War I and World War II. Now humanism had only two choices left : either submit and drop its hands, or raise itself, thanks to renewed efforts, to a higher level. And in mid-twentieth century, humanism appeared to us in its new form as an auspicious and promising globalism. Wasn‘t it high time to establish one single world order (as if such a thing were possible!), raise other peoples to the level of humanity as a whole, make it possible for all the world‘s peoples to feel themselves to be equal world citizens?

Create a world government made up of persons of high intellectuality who would devote all their efforts and clarity of mind to tracking down the needs of human beings, reaching into the most remote corners of the earth and extending to all peoples, large or small. And it seemed for a very short while as if this myth of a world government would become a reality. It was already looked upon as a certainty. It was at this time that the United Nations was created.

Nevertheless, in the decades which followed, during the second half of the century, we have heard the menacing tones of a gong telling us that our planet is smaller and more cramped than we thought —and also less resigned than we thought to tolerating the poisonous emissions resulting from human activity!
We can all remember the famous ecologic conference at Rio de Janeiro and other similar conferences, including, in recent weeks, the Conference on Earth Warming. . All the peoples of the world in one voice have made the following plea to the United States of America and the other more advanced countries : „Moderate your frantic rhythm of production, which is becoming intolerable for all inhabitants of this planet.“ The United States, with 5% of the world‘s population, consumes up to 40% of its raw materials and energy and is responsible for 50% of the world‘s pollution. But this plea was met by a categoric „No!“, or else by trivial compromises inadequate to solve the problem.

The privileged fraction of humanity has become so devoted to consuming–in terms of both quantity and variety—that it has become a slave of consumerism, asking itself whether self-limitation were possible and to what good.

Voluntary self-limitation is among the qualities most difficult to acquire, whether by individuals, parties, governments or corporations. The real meaning of liberty has become lost. The supreme exercise of liberty resides in self-restraint in all aspects of expansion and accumulation. „Progress for all.“ is a formula which is gradually disappearing from the common language. The billion or so human beings who are rolling in riches ask: „If concessions have to be made here and there, why ask them of us, the best adapted and most efficient of peoples ,?“ As a matter of fact, statistics show that the gap between the advanced countries and those who have fallen behind is not only narrowing but constantly widening. A cruel law has imposed itself: Once a country has fallen behind it cannot catch up. „If industry on a world scale must be throttled down, why not begin with the third world“? Moreover, the line separasting „developed“ from „undeveloped“ countries is not clear cut. While countries here and there which have managed the takeoff may be able to save themselves , the overall picture is still valid. The „third world“ has only to keep its natural resources and manpower to itself. Furthermore, in order to carry this programme to a successful conclusion, , no political or military force is required. The powerful financial and economic levers of control such as the banks and multinational companies are enough by themselves. Such has been the transformation of a humanism of promise into a humanism by directional control.

In the history of humanism, does such a transformation constitute an exception to the rule? It should not be forgotten that after Holbach, Helvetius and Diderot, humanism experienced a period of development during which many of its followers expounded the theory of „rational egoism“. Leaving all flourishes aside, this amounted to saying that the surest way to do good to others was to serve strictly one‘s own selfish interests. The same was taught by the enlightened minds of Russia in the 19th century. Even in the Russian press of today I come across the expression „enlightened self-interest“. (i.e., although selfish, nevertheless „enlightened“!). Furthermore, rationalistic humanism, that obstinate and secular form of anthropocentrism, could not avoid an ineluctable crisis. And what a fine wind this has brought us: an authoritative and universal economic totalitarianism How is such a thing possible? And to crown it all, generated by the most democratic countries on the face of the earth.

Let‘s go back a moment to the 1920s and 1930s. The best minds of Europe were full of admiration for communist totalitarianism. They were unstinting in their praise for it, joyfully put themselves at its service, lent it their names, their signatures and attended its meetings. How could that have happened? Shouldn‘t these wise men have been able to see through the aggressive wave of bolshevik propaganda? During that period, as I well remember, the bolsheviks were loudly proclaiming: „We communists are the only true humanists.“ No, these eminent intellectuals were not blind, but carried away by the mere sound of communist ideas since they felt and were aware of their common genetic ties to them. The common roots of liberalism, socialism and communism go back to the century of enlightenment.. That is why, in all countries without exception, the socialists have failed to show any firmness in dealing with the communists.. .With good reason, they have looked upon them as „first cousins“ – or at least, as „second cousins“. The liberals, for the same reason, have always shown themselves weak-kneed in facing communism. They also have common ideological and secular roots.

There has been much talk about whether or not politics should be moralistic. Generally, this is thought to be impossible People are inclined to forget that, in the long run, only a form of politics which takes ethics into account can have good results. Although it is of course not possible to transpose ethical criteria in an adequate way from an individual to a large political party or to nations, neither should this factor be neglected. Without dire results. Some have thought it possible to eliminate the United Nations, considered it to be an obstacle, and, in certain difficult situations, to do without the Security Council; even to completely ignore the UN. What use is it when we have an excellent international war machine? And with the help of the latter we permit ourselves — of course with a solely humanitarian aim in mind — to bomb a European country with its millions of inhabitants for three months, to deprive large cities and entire regions of electricity, vital in our day, and to destroy without hesitation the centuries-old bridges across the Danube. Was this in order to save a portion of the population from deportation, at the same time condemning the other portion to the same fate? Was it to cure a nation declared to be sick, or to tear away from it forever a coveted province? It is under this black cloud that we enter the 21st century.

What is there to say about Russia today? Politics here are further removed from morality than elsewhere.. The destiny of Russia in this century has been particularly tragic. After seventy years of totalitarian oppression , our people were subjected to the destructive tempest of a pillage which destroyed its economic life and sapped its spiritual strength. Our people, knocked out and wounded from head to foot, was not given the time to raise itself up–in the first place because every attempt made by it to achieve self-government, every initiative, every vague desire to have its voice heard and to free its hands in order to build its own future was nipped in the bud. All this was replaced by a swarm of bureaucrats — even more numerous than during the Soviet period — who are dancing on our heads. The level of morality of our political class at present is not high, nor is its intellectual level much better. This class is dominated in a monstruous way by unrepentant members of the old nomenclatura — people who had been damning capitalism all their lives, now suddenly to turn around and extol it–by rapacious former heads of the Komsomol, by political adventurers and, to some extent, by persons ill-prepared for this new profession.

It is commonly held that Russia is descending to the level of a „third world“ country. Sinister voices can be heard saying that from now on there is no road back. I don‘t agree. I believe in the spiritual health of Russia which, undermined as the country may be, will give it the strength to recover from its wounds. Also, I have always believed that the human spirit has the potential to overcome adverse material conditions. I believe that this quality of the spirit will also help the Western World and France to prevail in the coming crisis.