« En finir avec le règne de l’illusion financière » Jacques de Larosière

Conférence de Jacques de Larosière à la Soirée Monétaire du 20 janvier 2023 organisée par  « Entretien Européen – Open World »

Pourquoi ai-je voulu écrire ce livre ?

Nous savons tous que notre monde s’est beaucoup endetté depuis des décennies et que ce qu’on appelle la « financiarisation [1]» a atteint des proportions jamais observées auparavant, du moins en temps de paix.

Mais quelle est la gravité de ce phénomène ? Quelles sont ses conséquences sur la solidité de notre système financier, sur le fonctionnement de notre économie et sur l’avenir même de nos sociétés ?

Depuis longtemps je me posais ces questions. Elles me semblaient d’autant plus importantes que nos élites dirigeantes apparaissent davantage tentées de recourir à l’endettement que de réfléchir aux conséquences de leur penchant.

Et plus j’avançais dans cette recherche, plus je découvrais des phénomènes inquiétants, plus dangereux que je ne l’avais imaginé au départ.

Je vais tenter de vous communiquer ces découvertes et de vous faire partager mes inquiétudes.

Je procéderai en trois étapes :

  1. Quelle est l’ampleur du phénomène de la financiarisation ?
  2. Quelles sont les conséquences les plus importantes de cette dépendance croissante à la finance ?
  3. Comment en sortir ?

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I- Quelle est l’ampleur du phénomène ?

1) Une approche nouvelle: celle du bilan global de l’économie mondiale.

Jacques de Larosière – Conférence Open World du 20 janvier 2023

Plutôt que de ne regarder l’économie mondiale que sous l’angle du Produit Intérieur Brut (PIB), une approche complémentaire m’a paru opportune : celle de bilan financier global de notre planète.

Alors que l’approche PIB – indispensable – mesure chaque année l’évolution de la production (c’est une approche axée sur les « flux »), la perspective du bilan (telle que nous l’appliquons couramment aux sociétés) a l’avantage de cerner l’évolution des actifs et des passifs des économies nationales en englobant dans le calcul les ménages, les sociétés financières et non financières ainsi que les États.

Le cabinet McKinsey a développé, à cet égard, une méthodologie remarquable. Elle permet d’agréger au plan mondial les analyses réalisées à l’échelle des principales nations pour aboutir à un « bilan global ».

Cette analyse, dont je me suis inspiré, m’a permis de mieux comprendre et d’évaluer la portée du phénomène de la financiarisation et de l’étudier sur une période de vingt ans. L’avantage de cette méthode est de permettre le rapprochement des données PIB (la production réelle) de celles concernant l’évolution des actifs (la « richesse ») et des passifs (« l’endettement »).

2) Quels sont les enseignements que l’on peut tirer de cette incursion dans le bilan global de notre monde ?

a) La dette globale a atteint aujourd’hui le record historique de 300 trillions de dollars (c’est-à-dire 300 000 Milliards).

Cela représente 360% du PIB mondial et n’a jamais été observé auparavant en temps de paix (ce calcul est fondé sur les valeurs contractuelles mais non sur les valeurs de marchés qui sont largement supérieures).

D’autre part, la qualité de cette dette s’est beaucoup détériorée depuis dix ans : les cotations médiocres représentent environ 50% du total du marché (alors que le pourcentage de ces entreprises était traditionnellement de 25% du marché en Europe). Il est évident qu’une pareille détérioration de la qualité des sociétés endettées favorise les défauts et l’apparition des crises financières.

Il faut ajouter que la dette publique a explosé depuis 2000 (elle est passée de 70% du PIB en 2007 à 130% en 2020, soit un quasi doublement en 20 ans).

b) Le bilan global s’est massivement gonflé : il a triplé depuis vingt ans et représente aujourd’hui le record historique de 18 fois le PIB mondial.

La richesse nette telle qu’évaluée par les marchés a augmenté beaucoup plus vite que le PIB et que les revenus. C’est là une rupture importante avec les antécédents historiques.

Avant 2000, la valeur des actifs évoluait généralement en harmonie avec le PIB. Or, depuis 2000, ce lien ne se vérifie plus : la croissance économique a été modeste depuis 20 ans, alors que les valorisations figurant au bilan ont bondi.

c) Les conséquences de la financiarisation extrême

McKinsey a calculé que 77% de la croissance de la valeur nette du bilan de 2000 à 2020 proviennent de la hausse des prix et des valorisations et seulement 23% de la création de ressources.

On conçoit donc que dans un environnement où les valeurs d’actifs – financiers et immobiliers – bondissent face à une économie réelle en faible croissance, plusieurs phénomènes inquiétants se produisent.

  • Le système favorise l’endettement (mais pas l’investissement productif)
  • Les inégalités sociales se renforcent: puisque la hausse des valorisations d’actifs concerne, en général, 10% de la population, on comprend que :
  • aux US : les 10% les plus aisés détiennent 71% du total et que les 50% les moins riches ne détiennent que 1,5% du total. Les chiffres sont respectivement de 60% et 5% pour la France).
  • Les investissements productifs diminuent :

Ils sont passés (en stocks) de 15% du PIB à 11,5% de 2000 à 2019. Pendant vingt ans l’endettement a dépassé significativement l’investissement.

On a calculé qu’il a fallu, en moyenne, mettre en jeu 4 dollars de financements (dette et assimilés) pour créer 1 dollar d’investissement net durant cette période. L’économie productive est donc beaucoup plus consommatrice de financements qu’auparavant.

  • Les détenteurs d’actifs financiers jouent sur les différences de valeurs de marché et non sur détention longue d’obligations destinées à augmenter la capacité productive.

II- La politique monétaire, très accommodante, a permis à cette financiarisation de s’épanouir

C’est là un point essentiel. Les banques centrales ont pratiqué une politique très généreuse depuis longtemps.

  • Elles ont maintenu les taux d’intérêts très bas: en fait, quand on les défalque de l’inflation, les taux directeurs (ceux fixés par les banques centrales) sont restés négatifs, en termes réels, depuis 20 ans. Du jamais vu…
  • La politique dite « l’aisance quantitative » a conduit les banques centrales à acquérir des quantités croissantes d’obligations (notamment celles émises par les États pour financer leur déficit budgétaire).

Ces achats de titres par les banques centrales ont pris des proportions massives. Ils sont passés – en stocks sur PIB – pour la Fed de 20 % du PIB en 2008 à 42% en 2022 et de 16% en 2008 à 74% en 2022 pour la BCE.

Or il faut bien comprendre que plus une banque centrale achète des actifs financiers sur le marché plus leur valeur augmente et plus leur taux d’intérêt diminue.

Cette politique continue de création de liquidités par les banques centrales a eu des effets délétères :

  • Elle a favorisé la détention de placements courts au détriment d’obligations productives à long terme. C’est la « trappe à liquidité » que craignait Keynes. Quand on supprime toute rémunération sur les actifs financiers (taux zéro), plus la tentation des épargnants est de choisir des placements liquides (comptes en banque, billets…) : ces actifs ne sont, certes pas mieux rémunérés que les titres longs, mais, au moins, ils présentent l’avantage de ne courir aucun risque et de pouvoir être mobilisés à tout moment. La part liquide des placements financiers des ménages européens n’a cessé d’augmenter depuis dix ans.
  • Cette politique de taux bas a puissamment favorisé la tendance à l’endettement. Une grande partie de la hausse des prix de l’immobilier s’explique par la ruée sur les crédits hypothécaires à taux très faible : le résultant en a été l’emballement des prix et non celui de la construction.

On peut donc légitimement se poser la question : pourquoi les banques centrales n’ont-elles pas mieux surveillé la hausse du crédit et ont-elles laissé les taux réels inférieurs à zéro pour de longues périodes ?[2]

Mon livre donne une réponse à ce qui apparait comme une énigme. Elle est simple : l’environnement inflationniste était faible jusqu’en 2021. Le vieillissement des populations – qui freine la demande – ainsi que la globalisation (qui a laissé entrer dans le monde avancé les produits en provenance des pays émergents comportant de très faibles coûts de main d’œuvre) expliquent la faiblesse de l’inflation observée dans les années 2000 à 2020. L’inflation d’équilibre – celle qui permet d’éviter à la fois la déflation et l’hyperinflation – se situait, en fait, autour de 1% par an pendant cette période. Mais au lieu de laisser le champ libre à cette inflation d’équilibre, les banquiers centraux ont voulu, à tout prix, atteindre 2% d’inflation. Or cet objectif était à la fois arbitraire et en contradiction avec les données réelles du marché.

On a voulu, néanmoins, forcer les choses pour atteindre 2% et, ce faisant, on a créé une surliquidité qui a fini, en 2021, par se traduire par la forte inflation actuelle qui atteint 10% par an et qui est aggravée par la hausse des prix de l’énergie et des matières premières.

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Alors, peut-on, doit-on – se poser la question : Pourquoi les banques centrales ont-elles négligé de surveiller la montée du crédit et choisi une stimulation monétaire continue ?

Je vois trois raisons essentielles :

  • On a négligé le rapport entre création monétaire et inflation. L’inflation est un phénomène monétaire : si l’on crée trop de liquidités face à une production et une croissance faibles, on aura, un jour de l’inflation (c’est l’équation quantitative de la monnaie décrite en 1558 par Jean Bodin et qui n’a jamais été démentie).
  • On a accordé une valeur quasi religieuse au chiffre de 2% comme objectif d’inflation alors qu’il était arbitraire et n’assurait en rien l’optimum économique.
  • Les banques centrales ont voulu devenir « populaires » en se concentrant sur les objectifs écologiques et sociaux au détriment des impératifs de la stabilité monétaire.

III- J’en viens maintenant à une dernière question « comment en sortir » ?

Vous trouverez dans mon livre des recettes de bon sens que je vais résumer et qui découlent de la nécessité de corriger les faiblesses et les erreurs constatées.

Je résume mes préconisations :

  • Il faut s’occuper de la stabilité monétaire et arrêter de considérer que la monnaie est un une matière première dont on peut augmenter la quantité par simple décision des banques centrales pour faciliter le financement des budgets et de l’économie. La monnaie n’est pas l’équivalent de biens réels. Elle doit être protégée des risques d’instabilité.
  • Il faut rémunérer l’épargne et non la taxer avec des taux négatifs.

On n’a jamais vu une période de prospérité économique se réaliser avec des taux d’intérêt réels négatifs.

Il faut mettre l’accent sur la croissance réelle du PIB, sur les gains de productivité et sur une rémunération salariale adéquate.

Pour permettre cette croissance du PIB et donc du revenu national, il faut :

  • Privilégier la durée du travail
  • Alléger les dépenses publiques qui « plombent » la fiscalité des entreprises et empêchent celles-ci d’être compétitives, ce qui pousse à la désindustrialisation dramatique qu’a connue notre pays.
  • Rééquilibrer notre système de retraites qui est le plus coûteux du monde, en décidant de faire ce que tous les autres pays ont fait, c’est-à-dire de porter au minimum à 65 ans l’âge légal du départ à la retraite.
  • Favoriser le long terme plutôt que le court terme, ce qui suppose aussi un retour à la rémunération de l’épargne.
  • Eliminer des dépenses publiques discutables génératrices de déficits budgétaires au profit de la recherche, de la formation, de l’éducation…

Nous sommes confrontés à une mutation professionnelle et intellectuelle de grande ampleur : il faut s’y préparer et favoriser le capital humain.

  • Il ne faut pas croire aux vertus d’un paradigme qui a subrepticement glissé vers l’encouragement aux valorisations d’actifs financiers plutôt qu’à la rémunération du travail, à la formation et à la production.

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Nos élites dirigeantes ont présidé depuis des décennies à :

  • La destruction du tiers de notre industrie [3]
  • Au chômage des jeunes (autour de 20% de la population active alors qu’il est de 7% en Allemagne)
  • Au record de la dépense publique (54%[4] du PIB contre une moyenne européenne de 45%).
  • La peur des réformes structurelles.
  • Ces résultats s’expliquent en grande partie par une dépendance extrême à la dette et à l’incapacité à entreprendre des réformes structurelles.

Mais la transformation écologique ne pourra pas s’effectuer sur ces bases car elle suppose un recours massif à l’épargne. Il nous faudra donc une épargne longue pour financer les investissements productifs de l’avenir. Cette réorientation d’une épargne importante est possible. D’autres l’ont réalisée. Elle suppose vision et volonté…

Jacques de Larosière

Paris, le 28 septembre 2022

[1]Ce mot se réfère à l’importance croissante que revêt, depuis une cinquantaine d’années, la finance internationale – et donc l’endettement qu’elle comporte – dans le développement du cycle économique. Le cycle est devenu essentiellement financier.

 

[2] En 2021, un quart des obligations de la zone euro comportait des taux négatifs.

 

[3] De 1998 à 2018 notre industrie manufacturière est passée de 15 à 10% du PIB alors qu’en Allemagne le chiffre est resté à 24%. Entre 1975 et 2000, la France a perdu 2,5 Millions d’emplois dans l’industrie manufacturière alors que progressaient les effectifs du secteur public.

 

[4] Sous le Général de Gaulle, les dépenses publiques représentaient 35% du PIB au lieu de 54% aujourd’hui.

   		   	

Un commentaire sur « « En finir avec le règne de l’illusion financière » Jacques de Larosière »

  • Excellent article, bien documenté ; une seule petite faiblesse (à mon sens) : l’auteur se focalise au sujet des retraites sur un âge (ici, 65 ans) : il se met donc dans une optique stricte de répartition (système actuel).
    Deux observations donc :
    – la durée de cotisations entraîne mécaniquement un allongement du départ en retraite (act : 42/63.5 pr 62 légaux et minimum) ; un allongement progressif (x : 43 en 2030, et 44 en 2040 ; voire 45 en 2050 ? Il faudra d’abord tirer des bilans) ; il convient de laisser (à mon sens) l’équilibre actuel (62/42) avec activation progressive de la surcote (ex : 1.5 % par TRIM manquant à 64 ans, 1% à 66 et 1.5% plafonnés à/c de 68, voire 2% à/c de 70 ?) > on incite au lieu de contraindre. Libre à chacun de partir plus tôt, avec une décote (modérée ; ex : 1%).
    – il n’évoque pas et c’est étonnant, un système « mixte » : 80% répartition et 20% capitalisation ; une partie des cotisations employeurs -qui doivent baisser en volume, par contraction des dépenses publiques et retour à 30/35% du PIB en effet) sont versées aux salariés (les salaires augmentent), qui reverse ensuite tout ou partie (60% mini ou 80 % ?), à la CDC ou à un fonds d’État « verrouillé » et sûr. Rémunération ? 3 à 5 % l’an à calculer et à proposer (4% semblent bien, mais ? C’est à calculer, « honnêtement » avec les partenaires sociaux…).

    Voilà ; merci pour ces réflexions et analyses sur la très dangereuse « financiarisation » actuelle et ce capitalisme financiarisé et débridé, qui a perdu la tête »…Il convient de revenir à la réalité et un État souverain dans ses décisions monétaires, budgétaires et financières, me semble-t-il.
    Faire de la politique, en somme et rétablir l’équilibre et la bonne santé des finances publiques, règle de base oubliée par les gouvernants amateurs.

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