Michel de Jaeghere a déposé l’ouvrage suivant en séance du 10 mars 2025 :
Jusqu’au bout de la nuit : Les vies de Jacques Benoist-Méchin d’Eric Roussel (Éditions Perrin, 6 mars 2025)
Texte prononcé en séance
Je souhaite déposer sur le bureau de l’Académie le livre de notre confrère Eric Roussel, Jusqu’au bout de la nuit, les vies de Jacques Benoist-Méchin.
« Les vies de Jacques Benoist Méchin » : jamais sous-titre n’a paru plus approprié à une biographie, car en lisant Eric Roussel, on se frotte les yeux devant le destin du personnage dont il retrace le parcours : compositeur de musique, traducteur, journaliste, historien de l’Allemagne, ministre du maréchal Pétain, ambassadeur, condamné à mort, détenu, biographe, spécialiste du monde arabe, grand reporter à Match ou conseiller de l’ombre, mémorialiste et écrivain : on se demande effectivement comment une seule vie a pu contenir tant d’aventures et d’engagements apparemment contradictoires.
Pour le grand public des années 60 et 70, Jacques Benoist Méchin était le plus flamboyant des historiens. D’Alexandre le grand à Frédéric de Hohenstaufen, il avait poursuivi « le rêve le plus long de l’histoire » en faisant revivre les grandes figures qui avaient tenté de marier l’Orient et l’Occident : les amours de Cléopâtre et de Marc Antoine, comme la campagne de Julien l’Apostat en Perse, l’aventure de Bonaparte en Egypte ou celle du colonel Lawrence au Proche-Orient.
On chuchotait certes que l’homme avait eu, autrefois, des engagements compromettants, qu’il avait eu partie liée au gouvernement de Vichy.
On admirait en lui l’écrivain qui avait renouvelé le genre, délaissé par l’Université, de la biographie. Benoist-Méchin avait fait de chacune des siennes une œuvre littéraire à part entière. Par sa capacité à associer ampleur de vues, érudition parfaite, documentation foisonnante, sens de l’image, du rythme et de la formule, il semblait renouer avec la manière de Guizot, de Michelet ou de Renan. Du Figaro au Monde et bientôt jusque sur le plateau d’Apostrophes (1979), chacun de ses livres faisait l’objet d’un concert de louanges.
Vendus à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, ils figuraient dans la bibliothèque du général De Gaulle, de Georges Pompidou, de Valéry Giscard d’Estaing, de François Mitterrand.
Après sa mort, en 1983, la publication de ses Mémoires politiques (De la Défaite au désastre, 1984) et plus encore, celle de son autobiographie (A l’épreuve du temps, 1989 et 1993) rafraichirent les mémoires sur ce qu’avait été son rôle sous l’occupation. Passionnément germanophile, fasciné dès 1934 par Hitler, spectateur enthousiaste des Jeux Olympiques de 1936 à Berlin, historien admiratif du redressement de l’armée allemande sous la République de Weimar, il ne s’était pas seulement engagé en 1941 dans la collaboration, il en avait été l’acteur et le doctrinaire :
Secrétaire d’Etat aux relations franco-allemandes sous l’amiral Darlan puis Pierre Laval jusqu’en septembre 1942, il n’avait pas conçu celle-ci, à l’instar du maréchal Pétain, comme un moyen de gagner du temps en attendant la fin de la guerre et la signature d’un traité de paix, non plus qu’à l’image de Pierre Laval, comme l’instrument d’un maquignonnage permanent avec l’occupant, visant à grappiller des avantages sous la forme du donnant-donnant, mais bien plutôt comme un projet politique à long terme, proche des conceptions de Pierre Drieu La Rochelle, et consistant à promouvoir un changement radical d’alliance, un alignement sur la politique allemande et un engagement de la France aux côtés de l’Allemagne qui lui permettrait de s’imposer comme un brillant second dans l’Europe nouvelle façonnée par Hitler.
L’homme n’avait pas le tempérament d’un extrémiste. Il ne s’était livré à aucun acte déshonorant, il n’avait tiré nul profit matériel des circonstances, il était resté étranger à tout règlement de compte, à tout discours de haine. N’empêche : aveugle à la nature criminelle du nazisme, indifférent à la persécution des Juifs, il avait incarné, au sein du monde composite de Vichy, une tendance résolument favorable aux desseins de l’occupant. Il avait été condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi à la Libération.
Gracié par Vincent Auriol, il avait purgé dix années de réclusion avant d’obtenir son élargissement.
Eric Roussel avait, jeune journaliste, eu avec lui au soir de sa vie plusieurs entretiens à l’occasion de la sortie de sa biographie de Frédéric de Hohenstauffen en 1980. Il avait écrit en 1983 sa nécrologie pour le journal le Monde. Il fut choisi après sa mort pour être l’éditeur de son autobiographie posthume, A l’épreuve du temps.
Il lui consacre aujourd’hui un livre fascinant. On y découvre entre deux guerres un jeune Benoist-Méchin fréquentant Marcel Proust, Valéry Larbaud, Romain Rolland, Jean Cocteau, Darius Milhaud, Jean Renoir, Hemingway, Scott Fitzgerald ; recommandé par Lucien Herr, le mentor de Péguy, amant d’Adrienne Monnier, ami de Louise Weiss, traducteur de James Joyce ; hésitant entre la littérature et la composition musicale au point de donner en concert salle Gaveau l’une de ses créations ; devenant ensuite l’agent de William Randolph Hearst, le modèle de Citizen Kane, chargé de lui trouver en Europe des cathédrales à démonter pierre par pierre pour décorer le parc de sa propriété californienne.
Le livre d’Eric Roussel retrace la naissance de son amour pour l’Allemagne, de ses illusions pacifistes, de sa fascination pour les régimes autoritaires et la figure du chef, prélude à ses égarements.
On le suit à Vichy dans les couloirs de lieux de pouvoirs en faux semblants, et jusqu’au Berghof où il participe à une négociation entre l’amiral Darlan et Hitler le jour même de la fuite de Rudolf Hess en Angleterre.
On assiste à la prison de Clairvaux, à sa reconversion définitive en historien à la faveur de la vie monacale que les circonstances lui imposent et dont il confesse qu’elle lui apporte un équilibre et un bonheur tel qu’il est tenté, lorsqu’il apprend qu’il vient d’être gracié par René Coty après 10 ans d’emprisonnement, de demander deux mois de prolongation pour achever son grand livre sur la défaite : Soixante jours qui ébranlèrent l’Occident.
« Je trouve que c’est un très grand privilège à notre époque, dira-t-il que d’avoir dix ans devant soi sans souci de logement, sans impôt, sans problème de sécurité sociale, sans téléphone, sans visites intempestives … Si jamais je devenais chef d’Etat un jour, mes amis qui auraient besoin de travailler et d’avoir du temps pour travailler, je les mettrais en prison par faveur spéciale. »
On le voit, une fois libéré, devenir le spécialiste passionné du monde arabe, biographe d’Atatürk et d’Ibn Séoud, prélude à une carrière de diplomate officieux auprès de Nasser, du roi Faycal d’Arabie, de Boumediene ou du roi Hassan II.
On le regarde avec un peu de stupeur s’engageant, au nom de ce nouvel amour, pour la décolonisation et tenant des discours tiers-mondistes dignes de Frantz Fanon sans plus d’égard pour les intérêts français qu’il n’en avait eu pendant l’occupation, comme si décidément la fibre nationale lui était étrangère.
Au fil du livre, les anecdotes les plus savoureuses se succèdent :
A Vichy le maréchal Pétain lui confie en 1942 le projet d’aménager une place et un arc de triomphe à la Défense (François Mitterrand s’en est il souvenu ? il avait pu avoir, à Vichy, vent de la conversation).
A Paris, en 1943, Benoist-Méchin assiste avec Drieu La Rochelle à un diner à l’ambassade d’Allemagne où ivre de fatigue et de désespoir, Céline proclame devant Otto Abetz épouvanté à l’idée que ses propos soient rapportés par des serveurs qui sont autant de mouchards de la Gestapo, qu’Hitler est mort et qu’il a été remplacé à l’initiative des Juifs par un sosie qui s’ingénie à entrainer l’Allemagne dans la défaite, tandis que mèche sur le front, moustache postiche, le peintre Gen Paul contrefait le Führer en poussant des cris gutturaux. .
En prison à Clairvaux aux côtés de Maurras qui lit pieusement un gros missel à la chapelle, Benoist Méchin s’aperçoit bientôt que le chef de l’Action Française a remplacé son livre de messe par le très matérialiste de natura Rerum de Lucrèce dont, tandis que se déroule l’office, il lit avec délices les vers.
Et les épisodes extraordinaires s’enchainent : au Caire où Benoist Méchin assiste à la destruction de l’aviation égyptienne par l’armée israélienne à l’orée de la guerre des six jours; au Maroc où il échappe par miracle à une tuerie, lors d’une tentative de coup d’Etat contre Hassan II ; en Libye où Kadhafi le convoque dans le désert pour lui annoncer qu’il veut faire de lui son historiographe officiel.
Nanti d’une riche documentation, souvent inédite, Eric Roussel mène avec une parfaite maitrise ce récit trépidant. Il a fait sien le programme de son modèle : « rendre captivante une œuvre sérieuse ».
Il se tient surtout à la meilleure distance : reconnaissant à Benoist-Méchin une envergure d’esprit et une sincérité indiscutables, il ne cherche pas à masquer l’ampleur de ses aveuglements. Son livre est au contraire une enquête autour de ce mystère : comment un homme d’une telle largeur de vues a-t-il pu se tromper si absolument ? Son livre est une extraordinaire traversée du siècle à travers les ambigüités d’un personnage qui a vécu au premier plan un nombre ahurissant de ses évènements, en même temps qu’une interrogation sur ce qui peut faire dériver un intellectuel raffiné vers des conclusions aberrantes.
D’une histoire pleine de ténèbres, il est surtout parvenu à tirer un récit éblouissant.
Michel de Jaeghere

